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Titre: Angèle
Auteur: Gréville, Henry [Alice-Marie-Céleste Durand-Gréville, née Fleury] (1842-1902)
Date de la première publication: 1883
Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: Plon, 1883 (septième édition)
Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 28 janvier 2009
Date de la dernière mise à jour: 28 janvier 2009
Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 248

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ANGÈLE

PAR

HENRY GRÉVILLE

Septième Édition

PARIS
E. PLON et Cie IMPRIMEURS-ÉDITEURS
10, RUE GARANCIÈRE


1883




I

La grande rue de Beaumont était pleine de poussière, de soleil et de silence.

Personne sur le seuil des maisons de pierre grise, uniformément construites sur le même modèle, suivant une ligne tirée au cordeau. Au-dessus du rez-de-chaussée s'élevait un premier étage aux fenêtres garnies de petits carreaux verdâtres, doublés pour l'oeil du curieux de rideaux de mousseline blanche à fleurs, plus impénétrables que les triples voiles d'Isis.

Madame Lagarde tricotait paisiblement un bas qui n'en finissait plus, tant la jambe en était longue; dérogeant aux usages des gens comme il faut du pays, elle avait gardé à sa maison l'ancienne porte coupée en deux dans le sens de la hauteur, dont la partie inférieure, fermée au loquet, protégeait la salle contre les invasions probables des chiens, des poules, des oies, voire même des agneaux égarés. La partie supérieure, formant volet, restait ouverte et suppléait d'une manière très-efficace au jour insuffisant que donnait l'unique fenêtre de la grande pièce du rez-de-chaussée.

--Voici la poste qui arrive, dit à demi-voix madame Lagarde au moment où la petite diligence jaune, traînée par un seul cheval qui emportait parfois jusqu'à huit personnes, malgré sa maigreur apocalyptique, passa devant sa fenêtre avec un bruit de ferraille distinct, mais modeste, comme il convient à un équipage qui fait le service public, payé par le gouvernement. La vieille dame retomba dans son silence ordinaire, coupé seulement par le cliquetis régulier des aiguilles dans le bas de laine; les facteurs, un à un, entrèrent dans le bureau de poste, d'où ils ressortirent bientôt, le lourd sac plein de journaux et de lettres pendu en bandoulière, le gros bâton d'épine à la main.

--Mélanie, cria madame Lagarde, va donc voir à la poste s'il n'y a pas de lettres pour moi.

--Eh! mon Dieu, pourquoi voulez-vous qu'il y ait des lettres pour vous? fit Mélanie en apparaissant sur le seuil de la cuisine qui donnait du côté opposé sur un petit jardin plein de lavande et de romarin. Vous avez eu une lettre de votre fils, il y a quinze jours, et vous savez bien que personne d'autre ne vous écrit. Et puis, ce n'est pas votre jour de journal.

--Va à la poste tout de même, insista madame Lagarde, en faisant un accent circonflexe avec ses sourcils blancs; s'il n'y a rien, cela te promènera.

Mélanie traversa la rue et disparut dans la porte du bureau de poste. L'instant d'après elle reparut une lettre à la main. Sa surprise était si grande qu'elle revint en courant et présenta à sa maîtresse par la fenêtre ouverte la large enveloppe cachetée de cire rouge.

Madame Lagarde ne parut pas moins étonnée que sa servante; c'était un petit caprice despotique de femme désoeuvrée qui l'avait portée à envoyer à la poste.

Ainsi que Mélanie l'avait dit, hormis les communications mensuelles de son fils, elle ne recevait pas une lettre en deux ans.

--Qui est-ce qui peut bien vous écrire, madame? demanda Mélanie en se plantant devant sa maîtresse.

--Je ne sais pas, fit madame Lagarde en assujettissant ses lunettes et en décachetant l'enveloppe avec une sorte de respect.

Elle ouvrit la feuille de papier et la parcourut des yeux, puis son visage changea d'expression, et elle pâlit par degrés, comme si la vie se retirait d'elle.

--Qu'avez-vous, ma bonne dame? s'écria Mélanie tout effrayée.

Avec cette confiance naturelle des serviteurs pour qui leurs maîtres n'ont pas de secret, elle étendait la main vers la lettre. Madame Lagarde retint le papier dans sa main.

--Attends, dit-elle; je n'ai pas bien compris.

Elle ôta ses lunettes et les essuya avec soin, puis relut le papier depuis la première ligne jusqu'à la dernière avec un soin extrême. Lorsqu'elle eut terminé, elle regarda gravement Mélanie, et lui dit:

--Il est arrivé un grand malheur.

--Pas à votre fils, toujours, dit Mélanie d'un air furibond, comme si elle voulait se quereller avec la destinée.

--Si, Mélanie, à mon fils, et le malheur doit être grand en vérité, puisqu'il n'ose pas me l'apprendre lui-même.

--Qui est-ce qui vous écrit alors? fit Mélanie avec humeur.

--Le notaire, répondit madame Lagarde. Il m'annonce que mon fils, ayant fait de mauvaises affaires, s'expatrie pour un certain temps...

--Eh bien! et sa femme, qu'en fait-il, grommela Mélanie, et sa fille?

--Le notaire n'en dit rien, répondit la vieille femme; je pense bien que Georges m'écrira demain; il n'a pas osé me porter le premier coup, mais je suppose qu'il ne va pas me laisser dans l'incertitude.

Madame Lagarde ôta ses lunettes, inutiles pour tricoter, les remit dans leur étui et reprit son bas de laine; Mélanie se tint debout devant elle, et elles restèrent toutes deux silencieuses.

--Madame, fit la servante au bout d'un moment, qu'est-ce que c'est que des mauvaises affaires?

--C'est bien des choses, ma pauvre fille, répondit la vieille dame avec un soupir. Va dans le jardin cueillir une laitue pour notre souper.

Mélanie obéit et referma derrière elle la porte de la salle. Madame Lagarde laissa tomber son tricot sur ses genoux, et deux larmes roulèrent lentement sur ses joués fraîches comme des pommes d'hiver bien conservées. Mélanie rentra dans la cuisine où on l'entendait aller et venir, mais madame Lagarde ne sortit pas de sa méditation.

Tout à coup, dans l'air paisible se fit entendre un roulement lointain. Les chiens assis au soleil dans la rue déserte levèrent le nez d'un air inquisiteur; une calèche antique, traînée par deux chevaux poussifs, tourna le coin de la route, non sans accrocher un peu une borne placée là par la prudence de la commune. Cet édifice branlant s'arrêta devant le bureau de poste, où le cocher entra pour demander un renseignement. Il en ressortît aussitôt, et à l'inexprimable surprise de madame Lagarde, il prit ses chevaux par la bride, leur fit traverser la rue et s'arrêta devant la porte de la vieille dame.

Une femme coiffée de travers d'un chapeau fané à plumes ébouriffées et d'un manteau prétentieux descendit péniblement de dessous la capote du véhicule.

--C'est ici madame Lagarde? demanda-t-elle en fourrant sa tête dans la salle par la partie supérieure de la porte.

--Oui, madame, répondit en se levant la vieille femme stupéfaite.

--Attendez! fit l'étrangère en retournant à la calèche. Elle revint aussitôt, rapportant dans ses bras une petite fille de trois ans environ, belle comme le jour, et endormie de ce doux sommeil de l'enfance que rien ne trouble.

--Qu'est-ce que c'est que cela? s'écria Mélanie qui apparut le visage bouleversé.

--Cela, dit la femme, c'est la petite de M. Georges Lagarde. Nous en avons assez de la garder pour rien: mon mari me conseillait de la remettre à l'assistance publique, mais je me suis dit: Ma foi, tant pis, risquons le paquet. Je m'en vais la porter à sa grand'mère; elle payera peut-être bien le voyage. La voilà.

En parlant ainsi, elle déposa la petite endormie dans les bras de Mélanie qui se trouvait plus près d'elle. La vieille servante avait eu envie de reculer; elle accepta néanmoins le fardeau et regarda sa maîtresse avec une question dans les yeux.

--C'est donc Angèle? dit madame Lagarde tout bas en regardant la petite fille, avec un mélange de curiosité, de tendresse et presque de crainte.

--Qu'est-ce que nous allons en faire? grommela Mélanie en cherchant des yeux un endroit où elle pût déposer l'enfant sans la réveiller.

La grand'mère, qui contemplait Angèle depuis un instant, enleva adroitement l'enfant des bras de la servante et s'assit avec elle dans le grand fauteuil, sa place ordinaire.

--Nous l'aimerons, dit-elle pendant que son vieux visage s'éclairait d'une douce lueur.




II

Pendant que la petite dormait, la femme au chapeau à plumes s'était attablée devant un déjeuner copieux, et, tout en mettant les morceaux doubles, elle répondait aux questions de madame Lagarde.

--Comment se faisait-il qu'Angèle eût été remise à des mains étrangères?

C'était bien simple, sa mère n'aimait pas les enfants qui font du bruit et mettent une maison sens dessus dessous; Angèle à peine revenue de nourrice avait été confiée pour tous les jours aux soins de la femme à plumes. Qui était celle-ci? une voisine pas très-riche,--cela se voyait, --pas très-bien élevée,--cela se voyait aussi,--et elle l'avait gardée pendant que la jeune madame Georges s'occupait de son ménage un peu, de sa toilette beaucoup, de ses plaisirs passionnément. La petite n'était pas méchante, on ne pouvait pas dire cela. Mais comment se faisait-il que le père consentit à vivre séparé de son enfant?

Angèle couchait dans son petit lit près de ses parents, et son père n'avait jamais su qu'elle passait ses journées ailleurs que sous son toit.

--Eh bien, et madame Georges Lagarde, où était-elle? La femme à plumes fit un geste qui dispersait le souvenir de la mère d'Angèle aux quatre coins du ciel.

--Elle ne savait pas se tenir chez elle, conclut cette personne, bizarre à coup sûr, mais bien intentionnée. Que voulez-vous qu'on fasse d'une femme qui n'aime pas son intérieur?...

--Je ne comprends plus du tout, fit la vieille femme; vous dites que madame Georges est partie; depuis quand?

--Un mois, six semaines, répondit l'étrangère en s'appuyant sur le dossier de sa chaise de l'air enchanté d'une personne qui a bien déjeuné.

--Comment se fait-il que je ne l'aie pas su? demanda la vieille femme avec un frisson.

--Il n'y avait pas de danger que M. Georges parlât de sa femme autrement que pour en dire du bien; il l'aimait trop, et même quand elle l'a eu planté là, vous ne lui auriez pas tiré une plainte à son sujet. C'est comme ça que l'enfant s'est trouvée placée chez nous, car vous comprenez, cet homme, il était toujours dehors.

--Et maintenant? demanda madame Lagarde en rougissant comme si c'était elle qui eût failli à son devoir.

--Maintenant, le père est parti, personne ne sait où; le premier mois était fini, nous n'avions pas vu la couleur de son argent...

--Cela ne se peut pas, s'écria madame Lagarde avec véhémence; mon fils est un honnête homme et paye toujours ce qu'il doit.

--Pour dire la vérité, reprit la femme, j'ai bien dans l'idée qu'il avait dit à quelqu'un de nous payer, et qu'il avait laissé l'argent pour cela; mais ce quelqu'un-là aura mangé la grenouille, et vous comprenez bien, ce n'est pas notre faute à nous, et nous ne sommes pas assez riches pour perdre ce qui nous est dû. La preuve que nous avions confiance, c'est que je suis venue avec la petite, et c'est un long voyage, je vous assure... et cher: rien que la calèche pour venir de la ville ici coûte vingt francs: le coquin, il n'a jamais voulu venir à moins, ajouta-t-elle en secouant vigoureusement son index dans la direction où elle supposait que pouvait être le cocher.

--C'est le prix, dit madame Lagarde d'un air distrait, et, ajouta-t-elle aussitôt, le père est parti sans embrasser son enfant?

--Que si, qu'il l'a bien embrassée, mais il ne nous a pas dit qu'il s'en allait, ni à elle non plus, la pauvre mignonne.

Son regard se tourna vers le grand fauteuil où Angèle continuait de dormir paisiblement.

--Eh bien, dit-elle brusquement en se levant, je m'en retourne; je pense bien que vous n'allez pas refuser de me payer ma petite note; c'est mon mari qui l'a faite.

Ce dernier mot demandait grâce pour certaines particularités de la petite note. Dans toute autre circonstance, madame Lagarde n'eût point payé sans marchander; mais en ce moment elle était trop émue pour discuter quoi que ce fût. Elle paya, et la femme à plumes enfouit l'argent dans son porte-monnaie avec une satisfaction visible. Après quoi elle héla le cocher qui festoyait à l'auberge, remonta dans la calèche et disparut bientôt aux yeux des habitants de Beaumont, attirés sur leur porte par un événement aussi inusité. Quand la poussière des roues fut retombée dans le rayon de soleil qui enfilait la rue, quand les chiens cessant d'aboyer eurent repris leur sieste, madame Lagarde se tourna vers Mélanie et dit à son tour:

--Qu'est-ce que nous allons faire de cette enfant-là?




III

Au moment où les deux femmes se posaient cette question, Angèle s'éveilla et promena autour d'elle, en silence, le regard étonné et pensif de ses yeux bleus. Contrairement à l'habitude enfantine, si douce et si naturelle, elle ne dit pas: Maman. Pour cette enfant, la mère n'avait dû exister que bien peu, madame Lagarde n'eut plus tard que trop d'occasions de s'en apercevoir.

Se soulevant à l'aide des bras du fauteuil d'osier sur le large coussin qui le rembourrait, elle dressa sa petite tête blonde, ébouriffée; d'un geste rêveur, encore endormi, elle écarta les rubans de son chapeau, tombé sur ses épaules, et elle continua de promener son regard sur tout ce qui l'entourait.

Madame Lagarde s'était approchée, redoutant instinctivement une explosion de cris; elle s'arrêta stupéfaite, voyant que rien de semblable n'était à craindre.

--Où est la dame? dit Angèle d'une petite voix harmonieuse et vibrante comme une clochette de cristal.

Mélanie et sa maîtresse s'entre-regardèrent en hésitant.

--La dame? insista l'enfant d'un petit air entendu, comme quelqu'un qui tient à se faire comprendre.

--Elle est partie, dit Mélanie, se risquant à provoquer l'explosion redoutée.

--Ah! fit Angèle sans témoigner d'autre émotion.

Elle s'était assise dans le grand fauteuil et considérait les deux femmes avec une attention extraordinaire. La vue du pain et des assiettes restés sur la table éveilla en elle un autre ordre d'idées, et elle dit, tranquillement, sans impatience:

--J'ai faim.

Mélanie machinalement retourna à la cuisine et revint avec un petit pot de beurre dont elle se servit pour faire une tartine. Pendant ce temps, s'aidant des bras et des pieds, la petite fille était parvenue à descendre à terre, et elle se tenait devant sa grand'mère qu'elle regardait toujours avec la même attention, d'ailleurs bienveillante.

Madame Lagarde éprouvait en ce moment une émotion tout à fait indescriptible et que n'avait jamais soupçonnée son vieux coeur.

Bien souvent elle avait songé à sa petite-fille, et s'était fait une joie de la voir, comme toutes les grand'mères qui pensent à leurs petits-enfants.

Mais une petite-fille, c'est une enfant prévue, annoncée d'avance, qu'une mère ou un père triomphant apporte dans ses bras. Celle-ci entrait inopinément dans la vie de sa grand'mère comme une pierre entre dans un bassin, lancée par la fronde d'un enfant. Mélanie regarda sa maîtresse, pendant que la petite, qui avait pris sa tartine, mangeait sans cesser de les regarder attentivement, et les deux femmes virent dans les yeux l'une de l'autre qu'elles avaient eu la même idée: Si cette enfant n'était pas à nous?

La grand'mère fit un pas vers l'enfant, qui mordait de bon appétit dans le pain beurré.

--Comment t'appelles-tu? lui demanda-t-elle.

--Angèle Lagarde, répondit l'enfant sans cesser de manger.

La grand'mère regarda Mélanie, et hocha la tête d'un air satisfait.

--Quel âge as-tu?

--Trois ans bientôt.

--Où demeures-tu?

--Là-bas, fit la petite en agitant sa menotte dans la direction de la porte.

--A la ville ou à la campagne? insista Mélanie toujours soupçonneuse.

Angèle ouvrit de grands yeux et ne répondit pas; pour elle, ces deux mots ne représentaient pas d'idées distinctes. Son petit monde intérieur se divisait en deux catégories: Ici et là-bas.

--Où est ta maman? demanda Mélanie, reprenant l'interrogatoire pour son compte.

--Partie, fit l'enfant.

--Et ton papa?

--Parti.

--Qui est-ce qui s'occupe de toi?

--La dame.

--L'aimes-tu?

L'enfant secoua lentement la tête de gauche à droite, et regarda le pain resté sur la table.

--En veux-tu encore? fit madame Lagarde en suivant la direction de ses yeux.

--Je veux bien, fit la petite.

--Qu'est-ce que tu mangeais là-bas? demanda Mélanie.

--Du pain, très-blanc, plus blanc, mais il n'y avait pas de beurre dessus.

Mue par un sentiment de compassion, madame Lagarde posa sa vieille main ridée sur la petite tête blonde. L'enfant leva les yeux, sourit, et le bon regard fixé sur elle lui inspirant confiance, elle dit de sa voix délicieuse:

--Je vous aime bien.

Tous les sentiments endormis ou indistincts qui se remuaient confusément depuis une heure dans le coeur de la vieille dame, disparurent, noyés dans un flot de pitié. Elle ne vit plus que ce visage d'enfant sans famille et sans protection, elle n'entendit plus que la voix qui lui disait: Je vous aime bien, et elle se pencha vers Angèle pour l'embrasser. La petite avait fait la moitié du chemin, et ses lèvres fraîches touchèrent la vieille joue; ce fut le premier baiser échangé entre l'enfant et sa grand'mère.

Le minet de la maison, effarouché par ce grand événement d'une visite si imprévue, rôdait autour de la table; Angèle l'aperçut et lui passa la main sur le dos, avec une politesse mêlée d'un certain respect. Le chat reçut cette caresse avec une indifférence marquée. Les chats n'aiment pas à se compromettre avec les personnes qu'ils ne connaissent pas.

Angèle poussa un très-léger soupir de regret en voyant ses intentions ainsi méconnues et se tourna vers la porte par où entraient la lumière et la gaieté du jour. Mais la porte était fermée dans sa moitié inférieure, et elle soupira encore une fois.

--Veux-tu aller dans le jardin? suggéra tout à coup madame Lagarde.

Un jardin! Angèle ouvrit de grands yeux; qu'est-ce que cela pouvait bien être?

Mélanie prit la main de l'enfant, traversa avec elle la cuisine bien claire où reluisaient les ustensiles de cuisine, et la conduisit dans le jardinet, à cette heure du jour plein de grand soleil.

Les abeilles bruissaient affairées dans les touffes de thym en fleur qui bordaient les plates-bandes, et s'envolaient vers quelques ruches lointaines. Le jardinet, moitié ville, moitié campagne, se composait d'un carré de choux, de quelques plants de pois, et de deux ou trois corbeilles de fleurs rustiques, au milieu desquelles trônaient les lys, dans leurs splendeurs de juin.

--Oh! des fleurs! fit Angèle, et, s'arrachant à la main de Mélanie, elle courut se planter devant les tiges pyramidales des lys.

--Elle va tout nous massacrer! s'écria Mélanie en se précipitant pour la rattraper.

Sa maîtresse la retint du geste.

Angèle était restée en extase devant les fleurs magnifiques et les contemplait avec une vénération qui excluait toute envie d'y porter la main. Elle resta ainsi muette et absorbée assez longtemps pour que Mélanie revint avec le petit chapeau de paille qu'elle était allée chercher. Madame Lagarde le lui prit des mains et le posa doucement sur la tête de la petite fille, qui sortit alors de sa contemplation.

--C'est beau, dit-elle doucement.

--Oui, dit la grand'mère qui ne voulut pas perdre l'opportunité d'une première leçon, mais il ne faut pas y toucher.

Angèle avança son petit doigt lentement et avec précaution comme pour effleurer la tige qui se trouvait le plus près d'elle, mais elle le retira avant de l'avoir atteinte et regarda la vieille dame avec un indescriptible mélange de gaieté enfantine, de malice et de soumission.

--La fille est désobéissante, grommela Mélanie.

--Je ne crois pas, fit madame Lagarde, mais elle aime à jouer.

Angèle quitta les lys pour une touffe de lavande où il y avait presque autant d'abeilles que d'épis en fleur.

--Et des bêtes, s'écria-t-elle, c'est plein de bêtes! quel bonheur!

--Il ne faut pas toucher aux bêtes non plus. Angèle hocha la tête avec son petit air entendu.

--Je sais, fit-elle, c'est comme là-bas; il ne faut jamais toucher à rien.

Elle fit la revue du jardin toujours silencieuse, très attentive et plus grave que ne l'est d'ordinaire un enfant de cet âge. Après un coup d'oeil jeté sur l'enceinte bien close du petit jardin, madame Lagarde dit à sa servante:

--Je crois que nous pouvons la laisser seule.

Elles se retirèrent sans que la petite fille, perdue dans son émerveillement, y fît la moindre attention.




IV

La journée finit par s'écouler. Vers neuf heures du soir les deux femmes se retrouvèrent en tête-à-tête et se regardèrent comme au sortir d'un songe.

--Mais, madame, dit enfin Mélanie,--concentrant en cette question tous les doutes qu'avait fait naître en son esprit cette journée à jamais mémorable,--au bout du compte, rien ne prouve que cette enfant-là soit à M. Georges. Vous n'avez pas l'adresse de cette femme, et elle ne vous a pas dit son nom, vous ne pourrez jamais la retrouver, car vous ne savez pas d'où elle vient... A votre place, je n'aurais pas accepté l'enfant.

--Et qu'est-ce qu'on en aurait fait? demanda madame Lagarde d'un air sévère.

--Dame! je n'en sais rien, ces choses-là ne me regardent pas. Mais supposez que cette petite ne soit pas la vraie fille de M. Georges? qu'est-ce que vous ferez maintenant? Où mettrez-vous celle-là, si la vraie vient à vous arriver?

--Je n'en sais rien, fit la vieille dame en portant les deux mains à ses tempes échauffées par le rude labeur de son esprit accoutumé à vivre dans une si douce oisiveté; quand le mal viendra, il sera temps de le prendre. Tu me tournes l'esprit et le sang avec tes suppositions.

Mélanie ne répondit rien et fut se coucher en grommelant.

Le lendemain, madame Lagarde fut réveillée par l'irruption de sa vieille bonne dans sa chambre.

--Madame, qu'est-ce qu'il faut que je leur dise? tout le monde me demande ce que c'est que cette femme qui est venue hier et cette enfant qu'elle a amenée?

--Dis-leur que mon fils, partant pour un long voyage, m'a envoyé sa fille pour que j'en prenne soin.

--Et si ce n'est pas sa fille? fit Mélanie entichée de son idée, la première idée romanesque qui eût jamais pénétré dans son cerveau.

--Dis-leur tout ce que tu voudras, mais ne me romps pas la tête, fit madame Lagarde impatientée. As-tu vu la petite ce matin?

--Non, madame.

Madame Lagarde sauta à bas de son lit, passa rapidement un jupon, et courut à la chambre voisine; bien que la porte ne fût pas fermée et que personne n'eût pu entrer sans qu'elle s'en aperçût, elle avait une vague impression que l'enfant était partie, ou n'était jamais venue, et qu'elle allait trouver la chambre déserte... Non; un joyeux gazouillis discret d'enfant accoutumé à se faire à lui-même une petite causette tranquille, remplissait la grande pièce blanche et froide d'une joie intime et jeune, à laquelle les vieux murs semblaient peu accoutumés. Madame Lagarde risqua sa tête, puis le reste, et fut accueillie par un petit rire doux et satisfait.

--Bonjour, madame, dit Angèle avec plusieurs petits signes de tête; est-ce vous qui allez me lever? Mettez-moi par terre... Après un instant de réflexion, elle ajouta gravement:--S'il vous plaît.

La vieille dame se pencha vers l'enfant qui lui tendait ses petites mains frémissantes d'impatience et l'enleva dans ses bras. Au moment où elle la déposait sur le plancher de sapin, elle sentit les lèvres fraîches de la petite fille déposer un gros baiser sur sa joue.

Émue et surprise, la vieille femme rendit cette caresse et contempla avec un étonnement sans bornes cette toute petite fille qui s'habillait déjà toute seule avec une sorte de résignation joyeuse.

--Qui est-ce qui t'a appris à t'habiller toute seule? demanda-t-elle pendant qu'Angèle, assise par terre, tirait avec effort son petit bas sur ses mollets ronds.

L'enfant leva la tête et répondit gravement:

--Personne, c'est moi.

Madame Lagarde retomba dans ses méditations, pendant qu'Angèle continuait sa petite toilette, non sans quelque anicroche. Elle s'approcha de la vieille dame, pour que celle-ci fixât quelques agrafes, nouât quelques cordons, puis elle resta debout devant sa grand'mère en disant:

--Et de l'eau pour se débarbouiller?

Ramenée à ses devoirs par cette question, madame Lagarde emmena sa petite-fille dans sa chambre, où elle compléta sa toilette, puis elle la conduisit en bas pour la faire déjeuner, et remonta de plus en plus perplexe.

Qu'était cette enfant si étrange dans ses manières, si philosophe malgré son jeune âge, si peu habituée à ce qu'on lui vînt en aide, et, on était presque tenté de le dire, si résignée?

Était-ce vraiment la fille de son fils? A la pensée que ce pouvait être elle, le coeur de madame Lagarde se serra. Si c'était la fille de Georges, à quelle école la pauvre enfant avait-elle appris sa précoce science de la vie? Si non, par quel destin cette petite étrangère se trouvait-elle jetée au travers de la destinée d'un vieille femme inconnue de tout le monde, qui vivait depuis tant d'années perdue au fond d'un petit bourg de province? Qui avait pu renseigner des étrangers sur l'existence de madame Lagarde? Et si cette enfant était vraiment la fille de son fils, comment se faisait-il que rien n'eût averti sa grand'mère de sa venue? Combien elle se repentait maintenant de ne pas avoir plus étroitement interrogé cette étrangère! Et si ce n'était pas sa petite fille, comment se faisait-il qu'on eût choisi en toutes les femmes de France cette vieille femme pour lui apporter un enfant abandonné?

--Cela ne se peut pas, se dit-elle, répondant à l'obsession intérieure de la pensée. Mélanie rêve, cette petite est la fille de mon fils.

Sa pensée se tourna alors vers ce fils absent, mystérieusement disparu, auquel depuis la veille l'incroyable arrivée d'Angèle l'avait empêchée de penser.

Depuis les années d'enfance Georges ne s'était jamais montré un fils très-empressé, bien qu'il eût toujours été respectueux. Quelques années plus tôt, un dissentiment grave avait éclaté entre la mère et le fils, et les avait encore séparés davantage. C'était au sujet du mariage de Georges, Madame Lagarde n'avait jamais vu la bru que voulait lui donner son fils, mais rien qu'à la façon dont celui-ci avait annoncé ses projets, le vieux sang provincial et bourgeois de la bonne dame s'était révolté.

Mais Georges avait tenu bon, et le mariage s'était fait. Depuis, la vieille mère résignée avait appris la naissance de sa petite-fille.

Ces choses qui se passent si loin ne changent rien à la vie. Qu'allait devenir madame Lagarde s'il lui fallait sur ses vieux jours rapprendre ce dur métier de la maternité, tellement pénible que bien des mères reculent devant leur tâche et s'en reposent sur les autres?

--Avant tout, se dit-elle revenant au sentiment de sa personnalité, singulièrement lésée depuis la veille, il faudrait savoir si cette petite fille m'est vraiment quelque chose. Elle retourna à la cuisine et regarda ce qui s'étalait devant elle.

Le nez enfoncé dans sa tasse de lait, Angèle buvait avec délices, mais ses yeux toujours actifs ne perdaient pas de vue le chat pelotonné à l'autre bout de la table, qui regardait le pot de lait les yeux à demi fermés, pleins à la fois de crainte et de convoitise.

En voyant entrer la vieille dame, Angèle s'arrêta pour respirer et reposa sa tasse sur la table, bien qu'elle ne fût pas vide.

--Bonjour, madame, dit-elle de sa voix délicieuse. Après un instant de réflexion, elle reprit toute pensive:

--Comment vous appelez-vous?

Une indicible pitié saisit le coeur de la vieille femme, au moment où elle se penchait vers l'enfant pour lui donner le baiser que celle-ci réclamait du geste...

--Appelle-moi grand'mère, lui dit-elle.

Mélanie n'était pas là, sans quoi, bien sûr, elle eût levé les yeux et les bras au ciel. Madame Lagarde, effrayée de sa témérité, regarda autour d'elle et s'assura qu'elle était bien seule. Elle se pencha alors vers la petite fille qui la regardait d'un air heureux et satisfait, et, cédant à une impulsion irrésistible, elle l'embrassa à plusieurs reprises.

--M'aimeras-tu? lui dit-elle, avec un trouble qu'elle ne pouvait définir.

--Oh! oui, répondit la petite, vous êtes bonne, vous! Prenant la main de la vieille femme, elle l'entraîna d'un geste câlin vers le jardin, souriant dans la lueur du matin et encore baigné de rosée.

--Allons voir les fleurs, dit-elle.

Sa grand'mère la suivit docilement.




V

Angèle ne faisait pas grand bruit et ne dérangeait guère. C'était une petite fille discrète et silencieuse. On voyait qu'elle n'avait pas été accoutumée à la société des enfants, car elle ne la recherchait pas.

Pendant une dizaine de jours encore, elle s'amusa de ce qui l'entourait; le jardin, le chat, les insectes, les meubles de la maison nouveaux pour elle, l'absorbèrent longuement; puis, le temps s'étant mis à la pluie, une mélancolie soudaine s'abattit sur la pauvrette.

Appuyée sur la partie inférieure de la porte, ce qu'elle ne pouvait faire qu'en montant sur un petit escabeau, elle regardait tristement tomber la pluie, cette pluie des côtes, qui tombe pendant des journées entières sans forcer ni diminuer, comme si le ciel gris avait pris à tâche de punir les humains avec l'inflexibilité d'un pédagogue bourru.

Elle se rappelait peut-être les heures noires de son enfance; le père toujours absent, qui rentrait tard, fatigué, toujours silencieux et préoccupé; la mère gaie et coquette, bien mise, qui s'habillait lentement devant la glace en fredonnant un air; les brides du chapeau étaient l'objet d'un long travail; puis la jeune femme étirait ses gants sur ses poignets, jetait un dernier coup d'oeil à son élégante image, et souriait. Elle prenait ensuite par la main Angèle, qui, blottie dans un coin, sur son petit escabeau, regardait avec une admiration mêlée de crainte sa jolie maman, si jolie qu'elle eût bien voulu l'embrasser.

Mais la maman n'aimait pas beaucoup qu'on l'embrassât, cela chiffonnait sa robe. Alors Angèle se contentait de poser ses lèvres sur les volants de la belle robe neuve. Malheureusement un jour les petites lèvres roses avaient goûté à la confiture, et leur marque était restée sur les volants soyeux. La maman n'avait jamais pu comprendre d'où venait la tache; mais Angèle avait compris et n'avait plus embrassé même la robe.

La mère d'Angèle la conduisait alors chez cette femme empanachée qui l'avait apportée à Beaumont, dormant d'un si bon sommeil. Là c'était moins gai encore. Angèle prenait sa poupée dans ses bras et essayait de l'endormir.

Puis la mère était partie. Où? Angèle ne savait pas. Son père l'avait amenée chez la femme empanachée, et elle y était restée pour la nuit. Son père venait la voir cependant, mais souvent c'était le soir, lorsqu'elle tombait de sommeil. Il semblait à la petite que plus d'une fois son père l'avait portée lui-même dans son petit lit; il l'embrassait plusieurs fois, en la portant, avec tendresse; elle croyait bien se rappeler l'impression de la grande barbe soyeuse effleurant son visage... Mais cela aussi devait être un rêve, comme le chant de la nourrice.

Et puis, on l'avait mise dans une voiture, puis dans le chemin de fer, encore dans une voiture, où elle s'était endormie, et à la fin elle s'était réveillée dans cette maison singulière, où rien ne ressemblait à ce qu'elle avait connu, où dans le jardin il y avait des fleurs et des bêtes; mais depuis qu'il pleuvait, on n'allait plus dans le jardin... Est-ce qu'il allait pleuvoir toujours?

Angèle en était là de ses méditations, une après-midi encore plus sombre que les autres, lorsque son visage s'éclaira soudain.

Abritée par un large parapluie, qui débordait d'un mètre dans tous les sens au-dessus de sa personne exiguë, une petite fille d'une dizaine d'années passait devant la porte en faisant claquer ses sabots sur la route détrempée.

La petite fille qui passait était de fort bonne maison pour le pays; pour quiconque en eût douté, l'énormité de son parapluie en faisait foi. Les gens d'extraction vulgaire ne possèdent point de si énormes robinsons. Tel est le nom familier de ces objets, en souvenir de Robinson Crusoé.

La petite porteuse de parapluie sourit en regardant la figure rêveuse qu'Angèle appuyait sur ses petites mains, et Angèle sourit en réponse. Un instant après, en repassant, la grande fille sourit encore à la petite qui lui répondit d'un signe de tête amical.

Le lendemain, à la même heure, mais cette fois sans parapluie, car le ciel par hasard semblait témoigner des velléités de clémence, la fillette de dix ans dit bonjour à celle de trois ans; depuis, tous les jours Angèle, bien qu'elle ne sût pas l'heure, avertie par un instinct secret, quittait son occupation quelle qu'elle fût, et venait attendre le passage de son amie inconnue.

La grande fillette était la fille d'un père veuf, petit propriétaire, rentier, grand amateur de rosiers et capable, pour se procurer des écussons, de tout, même d'un vol; au demeurant le meilleur homme du monde.

Marianne Benoît tenait à elle toute seule la maison de son père; de temps à autre une femme de peine venait lui donner un coup de main et faire le plus difficile de l'ouvrage; mais Marianne n'eût permis à personne de l'aider dans les travaux journaliers de la maison: elle y mettait même un singulier amour-propre. Son père prenait volontiers un fusil sous le bras, en temps de chasse, et un livre, en temps ordinaire, car il aimait la lecture. Botaniste intrépide, et classificateur enragé, il se dispensait d'ailleurs des études techniques qui lui eussent rendu la vie trop pénible. Il se bornait à essayer d'acclimater dans son jardin les plantes récalcitrantes qu'il allait recueillir dans le ruisseau ou sur la lande.

Marianne avait donc beaucoup de temps à elle; elle allait à l'école, plutôt pour passer les heures de la journée que pour apprendre quelque chose, car depuis longtemps, quoique la plus jeune de toute la classe, elle savait tout ce que pouvait lui enseigner la pauvre vieille institutrice.

Tous les soirs, vers cinq heures, Marianne allait chez l'épicier chercher les menues provisions nécessaires pour le repas du soir; elle rentrait, son petit panier à la main, et s'occupait aussitôt des apprêts du souper. C'est dans une de ces courses qu'elle avait aperçu Angèle. Une question discrète à l'épicière l'avait mise au courant de tout ce que l'on savait dans le pays relativement à la petite fille, et elle s'était prise aussitôt d'un grand intérêt pour la pauvre enfant plus qu'orpheline. Depuis lors, elle sortit plus souvent, cherchant les occasions.

L'hiver s'écoula ainsi. Quand il faisait mauvais temps, la porte était tout à fait fermée, et alors faute de voir le joli petit visage triste, et les grands yeux mélancoliques, Marianne rentrait chez elle, moins gaie qu'au départ; Angèle tenait, sans qu'elle le sût, une grande place dans sa vie.




VI

Le printemps était venu, et même dans les villes les plus noires et les plus populeuses, on ne pouvait s'empêcher de sentir son influence. D'un bout à l'autre du pays cette joie des premiers beaux jours, que ressentent les plus moroses, pénétrait dans toutes les maisons.

C'est à ce moment-là qu'il arriva à un fermier qui demeurait à l'autre extrémité du bourg, à cinq cents mètres des dernières maisons, une aventure bien extraordinaire et qui fit jaser les bonnes gens de Beaumont.

Jean Béru revenait de voir ses orges; suivant son habitude, il marchait la tête baissée, les mains derrière le dos, ne pensant à pas grand'chose, probablement. Le soleil venait de se coucher, la nuit promettait d'être froide et le temps serait beau le lendemain; tout cela ne contrariait pas Jean Béru.

Le chemin qu'il suivait entre deux pièces de terre n'était pas bien large et venait des champs, conduisant à la ferme; hormis les gens de cette maison, il n'y passait jamais personne.

Jean Béru entendit marcher derrière lui, ce qui l'étonna, car il croyait tout le monde rentré; cependant il ne se retourna point, car il n'était pas curieux. Le pas se ralentit: c'était un pas léger, indécis, comme celui de quelqu'un qui ne sait trop s'il doit avancer ou reculer.

Une voix d'enfant grêle et tremblante s'éleva dans le grand silence des champs:

--Monsieur, vous n'auriez pas besoin d'un garçon de ferme?

Jean Béru se retourna brusquement. Devant lui se détachait, tout en noir sur le fond d'or du ciel, la silhouette d'un garçon de treize à quatorze ans. Il était vêtu d'une petite veste courte qui avait dû lui servir pour sa première communion, car les manches ne lui venaient pas à la moitié du bras; il portait un pantalon en toile bleue et blanche à petits carreaux et des souliers qui avaient fait beaucoup de chemin. Avec cela, un air honnête et décidé, qui contrastait avec le tremblement de sa voix craintive. Jean Béru resta fort étonné de la rencontre; d'ordinaire on ne loue pas les garçons de ferme en plein champ, vers sept heures du soir.

--D'où viens-tu? demanda-t-il d'un ton sévère à ce garçonnet, qui n'avait pourtant pas l'air d'un vagabond.

L'enfant nomma la ville la plus voisine.

--Comment se fait-il que tu cherches à te placer avant la Saint-Jean? dit le fermier, continuant son interrogatoire.

--Je n'ai plus de famille, dit l'enfant, et j'aime le travail des champs. Je suis un honnête garçon; prenez-moi pour mon pain, si je ne mérite pas mieux; je vous servirai fidèlement.

Jean Béru regarda plus attentivement encore ce petit garçon énergique et décidé, qui l'accostait ainsi avec tant de confiance.

--Qu'est-ce que ça peut bien être que cet enfant-là? se demandait-il en lui-même, tout en inspectant sa nouvelle connaissance.--Comment t'appelles-tu? dit-il tout haut.

--Prosper, répondit l'enfant.

--Prosper tout court? Le petit baissa la tête.

--Pauvre enfant! pensa le fermier. Après tout, c'est possible. Il a pourtant l'air d'avoir été bien élevé.

La prudence normande reprenant le dessus, maître Béru se dit qu'on ne loue pas les domestiques sur les routes le soir, et que ce petit pouvait être dangereux; il le regarda néanmoins encore une fois et se dit qu'en ce cas les apparences seraient bien trompeuses; malgré cela, il fit d'une grosse voix:

--Je n'ai besoin de personne.

Ce n'était pas vrai. Quinze jours auparavant, Béru avait renvoyé un valet de ferme, ivrogne et paresseux, qui ne faisait pas de besogne pour le pain qu'il mangeait; les travaux étaient déjà commencés, la maison était pleine d'ouvrage, et parfois la maîtresse ne savait où donner de la tête. Mais comment accepter les services de quelqu'un qu'on ne connaît pas, alors qu'on est si bien trompé par les gens que l'on connaît?

Ce raisonnement n'était peut-être pas très-bon, mais il avait cela d'agréable pour le moment, qu'il permettait à Jean Béru de repousser la requête du garçonnet. Il reprit le chemin de la ferme en disant bonsoir,--car il faut être poli.

L'enfant était resté interdit sur le chemin, sa casquette à la main. Il regardait s'éloigner le fermier, et la solitude lui paraissait beaucoup plus vaste qu'avant sa rencontre. Une heure auparavant, il ne savait pas où il passerait la nuit; maintenant il ne le savait pas davantage: c'était la même chose, et c'était beaucoup plus cruel.

Le fermier se retourna: depuis qu'il avait donné satisfaction à la méfiance instinctive du paysan, il se reprochait quelque chose, il ne savait pas quoi. Est-ce que ce petit allait rester toute la nuit, debout, tête nue, au milieu de son champ? C'était du vagabondage, cela, et la commune ne souffrait pas les vagabonds.

Il revint sur ses pas.

--Où vas-tu coucher ce soir? demanda-t-il rudement au garçon toujours immobile.

L'enfant fit un geste vague de la main droite; il indiquait l'espace; et l'espace semblait énorme autour de lui. Le ciel s'était assombri; les quelques nuages qui flottaient là-haut, dorés tout à l'heure, étaient maintenant d'un noir profond; la nuit tombait vite, il allait faire bien froid.

--Où as-tu couché la nuit dernière? demanda Béni toujours rude.

L'enfant esquissa sans répondre un autre geste semblable au premier. Le fermier se sentit le coeur saisi par il ne savait quelle émotion singulière. Il songea soudain à ses propres petits qui l'attendaient pour souper devant la grande flambée qui faisait bouillir la marmite.

--As-tu mangé aujourd'hui? demanda-t-il.

--Non, dit l'enfant, hier.

Il se tenait droit sous le ciel, l'enfant qui n'avait pas mangé et ne semblait pas honteux de sa misère.

--Tu n'as donc personne qui s'occupe de toi? demanda-t-il inquiet et harcelé par quelque sentiment bizarre qu'il ne pouvait définir et qui lui faisait mal.

L'enfant regarda le ciel au-dessus de sa tête, où apparaissaient les premières étoiles, et dit:

--Personne.

La main du fermier s'abattit sur son épaule, et le poussa en avant.

--Marche, fit-il.

En quelques enjambées ils atteignirent la grande avenue de hêtres qui menait à la ferme. Là-dessous, tout semblait noir, les branchages qui s'entrelaçaient au-dessus de leurs têtes, et l'herbe du chemin, plus épaisse sur les talus. Dans les ornières l'eau réfléchissait un lambeau de ciel bleu qui perçait à travers la hêtraie... Tout au fond la lueur du grand feu de la cheminée faisait resplendir comme braise les fenêtres de la salle, et, par la porte entr'ouverte, on voyait aller et venir les ombres et les clartés capricieuses du foyer.

Jean Béru, poussant toujours devant lui l'enfant rencontré sur la route, entra dans la salle en disant: Bonsoir.

L'ombre double de ces deux corps attira l'attention de la mère Béru, qui allumait une lampe pour le repas.

--Qu'est-ce que tu nous amènes? demanda-t-elle tranquillement, confiante en son mari qui était un homme sage.

--Un enfant, à qui il faut donner pour cette huit le souper et le gîte, répondit Jean.

La fermière posa la lampe sur la table et dévisagea le nouveau venu.

--Ce n'est pas un enfant de paysan, dit-elle. D'où viens-tu, petit? comment se fait-il que tu sois seul dans les champs à cette heure du soir?

--Je connais le travail des champs, fit Prosper éludant ainsi une réponse directe; j'ai travaillé tout l'août dernier chez mon grand-père qui est cultivateur près de Coutances, à la ferme Saint-Joseph. Vous connaissez la ferme Saint-Joseph?

Personne chez Béru ne connaissait la ferme Saint-Joseph, et Coutances était très-loin; mais tout le monde prit un air entendu: le paysan normand quand il ignore quelque chose devient très-sérieux et feint de savoir.

L'enfant s'enhardit et continua d'une voix plus ferme et plus rassurée:

--Ils ont dit là-bas que je travaillais comme un journalier; je vous assure que je puis gagner ma vie...

--Assieds-toi et mange, dit Béru sans lâcher l'épaule qu'il tenait.

Il le dirigea vers le banc de châtaignier qui longeait la table où fumaient les petites soupières de terre brune pleines de soupe brûlante.

L'enfant obéit. Les garçons de ferme, robustes gaillards, sont méchants d'ordinaire avec les nouveaux venus; Prosper fut heureux qu'il ne s'en trouvât point à la ferme de Béru. La famille se composait de la mère, femme tranquille et sérieuse, qui ne riait guère, mais ne grondait qu'à bon escient; ensuite venaient une grande fille de quinze ans qui en paraissait dix-huit, puis une fillette de neuf ans, un garçon de cinq et un tout petit de trois, qui était le Benjamin de toute la maison.

Prosper regarda tout cela sans le voir; après les journées précédentes passées dans la solitude et la faim, ce repas de famille avait pour lui une douceur indicible.

Quand ce fut fini, au milieu du silence, car la présence du nouveau venu arrêtait encore les conversations déjà si rares chez les paysans normands, le père Béru dit à Prosper:

--Viens par ici, tu coucheras dans la grange.

Il traversa la cour et ouvrit une grande porte, l'enfant entra docilement.

--Bonsoir, dit Béru, en refermant la lourde porte de sapin.

L'enfant répéta: Bonsoir, mais le fermier était déjà loin.

Prosper s'avança à tâtons, trébucha bientôt contre quelques bottes de foin qui s'étaient écroulées du grand tas parfumé, empilé jusqu'au plafond, puis il se creusa un nid entre les masses d'herbes séchées et s'y endormit bientôt avec un sentiment de profonde quiétude. C'était un abri, et dans son idée, la famille Béru serait pour lui une famille.




VII

Le lendemain, Prosper fut réveillé de bonne heure par un tintement qui lui rappela d'abord un souvenir abhorré; mais à peine était-il sur son séant, les cheveux encore emmêlés de brins de foin, qu'il s'aperçut de son erreur: c'était l'angélus qui sonnait, l'angélus de cinq heures, fait pour les travailleurs matineux. Il se leva à la hâte, secoua ses habits et sortit de la grange. Une grande auge, pleine d'eau toujours renouvelée, se trouvait sous un petit conduit en bois venant des prés, qui amenait là l'eau d'une source. Prosper s'inclina sur l'auge, recueillit plein ses deux mains de l'eau limpide qui coulait à travers ses doigts et se lava à loisir les mains et le visage. Quand il se retourna, le père Béru, debout derrière lui, le regardait faire avec une certaine satisfaction. L'enfant tourna vers le fermier son visage encore ruisselant d'eau fraîche, et lui dit gravement:

--Qu'est-ce que vous allez me donner à faire? Le fermier fut étonné.

--Ce n'est qu'un petit gars, se dit-il en lui-même, mais il a l'air bien décidé; après tout, on peut tout essayer.--Sais-tu conduire un cheval à l'abreuvoir? demanda-t-il, et surtout dis-moi la vérité.

--Je dis toujours la vérité, fit Prosper un peu indigné; vous avez bien pu vous apercevoir que lorsque je ne veux pas raconter mes affaires, je ne dis rien du tout. Mettez-moi un cheval dans les mains, et vous verrez si je sais le conduire.

Béru resta rêveur; cette jeune assurance le confondait; en même temps il se disait que si la gendarmerie s'en mêlait, cela pourrait finir drôlement.

--Alors tu ne veux pas me dire qui tu es ni d'où tu viens? demanda-t-il avec intérêt.

--Ni à vous ni à personne, dit l'enfant avec fermeté. Si vous me croyez honnête, prenez-moi à votre service, et vous n'aurez pas à vous repentir. Si vous croyez que je suis un vagabond, vous ferez mieux de me renvoyer tout de suite.

En ce moment le tricorne d'un gendarme se montra par-dessus la barrière qui fermait la cour. Béru ne put résister au plaisir de tenter une expérience.

--Bonjour, monsieur Thomas, dit-il, vous voilà levé de bien bonne heure. Vous avez donc quelque chose de particulier à faire aujourd'hui?

--Oui, dit le gendarme avec dignité; nous allons loin d'ici, nous ne serons pas revenus avant la nuit.

--Une mauvaise affaire? insista Béru en regardant Prosper du coin de l'oeil.

--Des soupçons, maître Béru, des soupçons...

Il fit le salut militaire et s'en alla. Prosper n'avait pas bronché. Son visage, déjà mâle et encore enfantin, trahissait seulement une vive curiosité à l'endroit des soupçons du gendarme.

--Monte sur le cheval pie, dit tout à coup Béru en ouvrant la porte de l'écurie, et va-t'en l'abreuver avec l'autre. Es-tu capable de conduire deux chevaux, seulement?

--En avez-vous trois? fit bravement l'enfant.

--Oui, fit Béru étonné.

--Eh bien! donnez-les tous les trois, et vous allez voir ce que je peux en faire.

Béru ne témoignant pas d'opposition, Prosper entra dans l'écurie, passa le licou aux trois chevaux l'un après l'autre, demanda du regard au fermier lequel il fallait monter de préférence, sauta dessus et prit la bride des deux autres.

--Attends donc! cria Béru. Le diable d'enfant, il passerait de front avec trois chevaux par la porte de l'écurie, qui est à peine assez large pour deux!

Il prit une bride des mains de Prosper, passa devant avec un cheval, le guida à travers la cour, ouvrit la barrière, et lui rendit le licou qu'il tenait à la main.

--Toujours à droite, lui dit-il, tu ne seras pas longtemps avant de rencontrer la rivière.

Prosper prit le trot et disparut au détour de la route. Les sabots des trois lourds chevaux résonnaient en cadence sur le sol ferme et sonore. Le garçonnet goûtait en ce moment une ivresse indescriptible, que ne comprendront jamais ceux qui n'ont pas trotté sur une bête vigoureuse, à l'heure froide et fortifiante du lever du soleil. Prosper ne se sentait plus besoin d'asile ni de protection; il était utile, il montait un bon cheval, le soleil se levait, l'univers lui appartenait.

Il trouva bientôt, en effet, la rivière qui coulait rapide et peu profonde entre deux rives gazonnées.

Il poussa ses chevaux jusqu'au poitrail dans l'eau qui glissait vivement sur leur croupe lustrée et les regarda boire à longs traits. Toute la joie de la liberté, de la nature presque sauvage, se refléta sur la figure du jeune garçon.

--Et quand on pense, dit-il, qu'il y a des malheureux là-bas, entre quatre murs, qui se lèvent à l'heure qu'il est, pour décliner rosa, la rose, et apprendre des formules géométriques!

Il s'étira de toutes ses forces et promena autour de lui un regard vainqueur.

Le soleil s'était levé dans des teintes citron magnifiques, et pendant un moment il fit étinceler les gouttes de rosée suspendues à tous les objets; puis, presque aussitôt, il se voila sous une brume épaisse, pour ne plus reparaître que vers huit heures du matin, suivant la coutume du pays côtier.

Le paysage était à la fois doux et grandiose, avec de jolies prairies et des croupes arides couvertes de bruyères et d'ajoncs alors en fleur, qui formaient à la colline une éclatante cuirasse d'or. Tout au loin, entre deux cimes, la mer apparaissait grise et enveloppée de brume; mais quand le soleil se lèverait tantôt, on sentait que tout cela ruissellerait de lumière.

Les chevaux avaient bu. Prosper sortit de l'eau et gravit d'un trot alerte la petite rampe qui le ramenait à la route. Comme il allait atteindre la barrière de la ferme, il rencontra les gendarmes. Perchés sur leurs grands chevaux, ils s'en allaient du côté lointain où il y avait «des soupçons». Prosper les regarda avec une quiétude complète.

--Qu'est-ce que c'est que ce petit-là? demanda le brigadier.

--C'est le nouveau garçon de ferme au père Béru, répondit Thomas.

Les gendarmes s'éloignèrent lentement, et Prosper rentra dans la cour de la ferme.

On ne sait comment ni pourquoi, mais Béru s'était pris d'amitié pour lui en le voyant si brave. Il l'emmena dans un coin et lui dit:

--Donne-moi ta parole que tu n'as rien sur la conscience.

--Je vous jure, répondit l'enfant, que je n'ai jamais fait tort à homme ni à bête; j'aime la terre et les animaux, je vous servirai fidèlement et mieux qu'un plus grand que moi, si vous voulez me donner le pain et le gîte.

--Soit, dit Béru.

Il l'emmena dans la salle, lui tailla un gros morceau dans la miche de pain bis et dit à sa femme:

--C'est notre nouveau domestique.

L'enfant parut content, et rien de plus ne fut dit entre eux. L'été vint avec les rudes travaux de la fenaison et de la moisson; pour la force, Prosper ne valait pas un homme; mais pour le courage, il en valait deux. C'est ce que déclara Béru, le soir qu'on rentra la dernière gerbe. Les yeux de Prosper brillèrent de joie, mais il ne dit rien.

--Quel drôle de garçon! fit la fille aînée, on ne peut pas lui tirer une parole!

--La parole est d'argent, mais le silence est d'or, dit Prosper.

Tous s'entre-regardèrent surpris.

--À propos, sais-tu lire? demanda Béru. Est-ce drôle que depuis quatre mois qu'il est là, je n'aie jamais songé à le lui demander!

--Je sais lire et écrire, répondit Prosper avec un demi-sourire qui éclaira sa physionomie.

--Je parie que tu sais bien autre chose, dit Béru, soudain frappé de cette idée nouvelle.

--Dans le labourage, fit l'enfant, on n'a besoin que de cela.

On ne put jamais obtenir d'autre éclaircissement de lui.




VIII

Pendant ce temps-là, il y avait eu dans Beaumont deux personnes fort mécontentes de leur destin.

La première était Marianne. Dès les premiers beaux jours, elle s'était figurée revoir sa petite amie à la porte de la rue; mais la porte avait beau être ouverte, Angèle ne s'y montrait point. Peut-être avait-elle pris l'habitude de jouer dans le jardin? Habitude fâcheuse, car, en ce cas, on ne la verrait plus, et Marianne se sentait blessée dans ses aspirations de petite mère. Elle eut alors une idée.

Elle apporta, dans son jardin, d'abord une table légère, puis une chaise, qu'elle mit dessus; à l'aide d'un escabeau, elle parvint au haut de son échafaudage branlant, et de là plongea dans tous les jardins avoisinants jusqu'au bas du bourg... Angèle n'était pas dans le jardin de sa grand'mère. Cela faisait trois jours qu'on ne l'avait vue; très-préoccupée, Marianne rentra la table avec la chaise et se mit à raccommoder les bas de son père; mais tout le temps elle pensait à la petite étrangère.

La seconde personne «très-ennuyée», suivant l'expression du pays, était madame Lagarde elle-même.

Un matin de printemps, comme elle venait pour lever la petite fille qui continuait à dormir dans l'énorme lit de la chambre d'ami, elle la trouva plus silencieuse que de coutume; non qu'Angèle fût bavarde d'ordinaire, mais son silence même, grâce à ses yeux charmants, avait de petites câlineries très-séduisantes. Ce jour-là, elle ne dit rien, et se laissa habiller sans aucune de ces mignonnes grâces d'enfant qui donnent du charme aux détails les plus vulgaires de la vie. A déjeuner, la fillette restait muette devant sa tasse de lait; au lieu de manger son pain, elle l'émietta dans sa main, et demanda la permission de le porter aux oiseaux. La permission accordée, elle alla lentement à lai porte du jardin, lança les miettes à toute volée, puis resta immobile en attendant que les oiseaux vinssent. Ils ne vinrent pas, et Angèle rentra, désappointée, mais sans bouderie, et alla s'asseoir sur son petit banc, à sa place ordinaire. Tout le jour elle fut ainsi, sans se plaindre, mais sans paraître bien éveillée. Le lendemain, il en fut de même et elle refusa de manger. Madame Lagarde, un peu inquiète, se demandait ce que cela signifiait, car enfin on ne peut pas vivre sans manger, se disait-elle. Le troisième jour, non-seulement Angèle ne mangea pas, mais elle demanda à boire; ceci devenait grave, et en même temps les yeux de l'enfant se plombaient et ses petites joues perdaient leur bel incarnat.

--Je crains que cette petite ne soit malade, dit madame Lagarde à Mélanie, qui regardait Angèle d'un air plus bourru que jamais. Ne faudrait-il pas faire venir un médecin, ou bien l'emporter à la ville, ce qui serait encore plus sage?

--Comment voulez-vous l'emporter? gronda Mélanie; et pour faire venir un médecin, savez-vous que cela vous coûtera vingt francs? C'est une journée perdue pour lui, il la fait payer, cet homme!

Malgré cela, madame Lagarde écrivit le jour même au médecin, qui vint le surlendemain. Il examina l'enfant, l'ausculta et la retourna de tous côtés.

--Elle s'ennuie, dit-il, voilà toute sa maladie. Cette petite a du chagrin, c'est clair; il lui faudrait de la distraction.

Il écrivit une ordonnance et s'en alla.

--En voilà pour vingt francs, dit Mélanie en regardant l'ordonnance, et encore sans compter les médicaments.

--Lés vingt francs et les médicaments, cela m'est égal, dit sévèrement madame Lagarde; mais l'ennui, voilà qui est plus grave. Je vais demander à la maîtresse d'école si elle veut me prendre Angèle, quand ce ne serait que pour jouer.

L'institutrice refusa absolument de se charger de l'enfant, qui n'avait pas l'âge d'être admise, et qui ne pouvait lui donner que de l'embarras.

Les médicaments étaient venus. Angèle les prenait docilement, et cela ne servait à rien du tout. Elle mangeait aussi peu, buvait tout autant, et ne paraissait pas plus gaie. En même temps elle maigrissait, perdait ses forces. Un jour, vers six heures, on était déjà en septembre, et le soleil était bien bas sur l'horizon, Mélanie entra chez l'épicière et de son air gendarme lui demanda un flacon d'eau de fleur d'oranger.

--Cette petite, ajouta-t-elle comme commentaire, sera la mort de madame comme la mienne. Ne s'est-elle pas mis dans la tête de s'ennuyer, à présent! et elle va de plus en plus mal.

--Eh bien! votre médecin, fit l'épicière, qu'est-ce qu'il a dit?

--Il dit qu'il faut l'amuser. Je vous demande un peu si c'est deux vieilles gens comme madame et moi qui peuvent amuser cette moutarde? Je n'ai jamais eu la vocation de bonne d'enfants, et ce n'est pas sur mes vieux jours...

Le reste se perdit dans un grognement indistinct.

Marianne avait écouté cette conversation sans rien dire, comme c'était son habitude. Rentrée chez elle, elle interrogea son père.

--Est-ce qu'on peut être malade d'ennui? demanda-t-elle.

Il répondit gravement, d'un signe de tête affirmatif.

--Jusqu'à en mourir, dites, papa?

D'un air digne, M Benoît réitéra son signe affirmatif.

La fille resta toute rêveuse, et le lendemain, elle se réveilla de meilleure heure que de coutume. Est-ce que cette petite Angèle allait vraiment mourir d'ennui? Singulière maladie, pour une petite fille si petite! Et puis mourir, quand on pourrait si bien vivre! Marianne y pensa tout le jour.

Le lendemain matin, Angèle n'allait pas mieux. Madame Lagarde, profitant d'un joli soleil aussi engageant qu'un soleil de printemps, la porta dans ses bras au seuil du jardin, à l'endroit le plus chaud, où la lavande et le thym sentaient si bon en juillet dernier. Angèle était bien changée, depuis ce jour d'été, où, joyeuse et mutine, elle avait allongé son petit doigt vers les hautes tiges fleuries des lys blancs. Couchée sur un oreiller, enfoncée dans le grand fauteuil, elle promenait autour d'elle un regard morne.

Son petit coeur d'enfant s'était-il enfin brisé devant l'indifférence de tous ceux qu'il aurait voulu aimer? Était-elle déjà lasse de vivre, si petite? Sa grand'mère, penchée sur elle, se demandait comment faire pour retenir cette âme fragile qui voulait s'en aller. Aux regrets, à la pitié que lui inspirait l'enfant frêle et douce qu'elle avait sous les yeux, se mêlait la crainte de ce que dirait le père en revenant, s'il apprenait que son Angèle était morte.

Georges ne pouvait avoir oublié son enfant. Son silence provenait de quelque mystère qui finirait bien par se découvrir, et alors, que dirait-il?

Le chagrin et l'anxiété que l'incompréhensible absence de son fils causait à la vieille dame se joignaient sur son visage à l'inquiétude présente, lorsqu'elle entendit, derrière elle, une petite voix qui disait:

--Madame, voulez-vous que j'amuse votre petite-fille?

Marianne avait pris son courage à deux mains pour arriver jusque-là, car c'était une enfant timide et réservée, et la démarche lui avait coûté. Mais une irrésistible pitié la poussait vers Angèle. L'idée que la petite fille pouvait mourir, faute d'amusements appropriés à son âge, lui apparaissait comme une chose monstrueusement cruelle, une méchanceté gratuite de la destinée.

Madame Lagarde se retourna, surprise; Marianne lui était bien connue, et comme les autres habitants du bourg, la vieille dame éprouvait une sorte d'estime pour cette enfant qui, si jeune, tenait la maison de son père comme une femme expérimentée.

--Tu l'amuserais, toi? demanda-t-elle d'un air indécis.

--J'essayerai, répondit modestement la fillette.

Elle se tenait debout, les mains croisées devant elle; sa modestie n'excluait pas une certaine assurance, et elle regardait la vieille dame d'un air ouvert et franc.

--Qu'est-ce que tu feras? demanda madame Lagarde, un peu incrédule.

--Je ne sais pas, répondit Marianne en s'approchant d'Angèle, mais je trouverai bien quelque chose.

La grand'mère s'effaça pour laisser passer la nouvelle venue, qui se pencha sur le fauteuil où sommeillait l'enfant malade. Celle-ci ouvrit les yeux; en reconnaissant l'amie à qui elle n'avait jamais dit un mot, Angèle sourit faiblement. Marianne s'inclina tendrement sur elle, comme une mère sur son petit enfant, et posa sa joue fraîche contre la joue décolorée. Madame Lagarde contemplait en silence. Tout à coup elle se dirigea vers la maison.

--Je vais chercher les joujoux, dit-elle.

Angèle étendit sa petite main molle et sans vie, la main de Marianne vint au-devant, tiède et souple; madame Lagarde les trouva ainsi quand elle revint, les deux petites filles se souriaient sans rien dire.

--Veux-tu que nous nous amusions avec tes joujoux? demanda Marianne.

Sans rien dire, Angèle écarta de la main les objets trop familiers, compagnons de ses heures d'ennui, et l'expression douloureuse, chagrine, reparut sur son visage.

--Veux-tu que je te raconte une histoire? dit tout à coup Marianne, le visage illuminé par la joie de sa trouvaille.

--Oui! dit la petite fille, qui devint toute rose. Une histoire, qu'est-ce que c'est?

--Tu vas voir! fit sa nouvelle amie. Il était une fois une petite fille malade qui s'ennuyait... Sais-tu ce que c'est que de s'ennuyer?

--Oui, dit Angèle, c'est quand on est triste.

--Elle s'ennuyait beaucoup, parce qu'elle n'avait pas de petites amies; alors...

Madame Lagarde s'en alla doucement, laissant les deux enfants à la joie des contes et des histoires, joie nouvelle pour la petite fille, comme toutes les joies d'ailleurs.

A partir de ce jour, Angèle reprit soudain goût à la vie; le morceau de pain beurré qu'elles partageaient à l'heure du goûter paraissait meilleur aux deux enfants que n'importe quelle friandise.

Et lorsqu'elle n'était pas sage, on n'avait qu'à lui dire:

--Marianne ne viendra pas demain,--pour la voir redevenir aussitôt douce et soumise comme un agneau.




IX

A la Saint-Michel, les travaux des champs sont finis, et les gens de la campagne se donnent alors le loisir de quelques petites fêtes. Chez Béru, on fit la veillée le premier samedi d'octobre, c'est-à-dire qu'on se réunit pour boire et manger diverses victuailles qui ne trouveraient place dans aucun menu bourgeois de cérémonie.

Benoît et sa fille avaient été invités parmi d'autres personnages marquants. Marianne fut gaie et mangea de bon appétit. Mais son père fut bien étonné, le repas fini, de la voir s'approcher de madame Béru, la tirer par la manche, et lui parler à l'oreille. Bien plus étonné encore, lorsqu'il vit la fermière prendre délicatement du bout des doigts un petit morceau de boudin blanc resté dans le plat, l'envelopper dans du papier et le remettre à Marianne, qui le fourra dextrement dans sa poche.

--Qu'est-ce que cela veut dire? fit le père d'un ton sévère lorsque sa fille revint près de lui; je ne t'ai pas élevée pour être gourmande ni pour commettre des indiscrétions.

--Mon père, dit Marianne avec un regard suppliant, c'est pour Angèle; elle en avait tant envie, que je lui ai promis de lui rapporter quelque chose de la veillée.

--Singulière fantaisie qu'un morceau de boudin, fit le père Benoît, un peu radouci; cette petite te tourne la tête; ma parole, je crois que tu l'aimes mieux que moi!

--Oh! non, père, dit Marianne en prenant dans ses deux petites mains la grosse patte de Benoît, quelle différence! Vous êtes mon père, et elle, c'est ma petite fille.

D'autres que Benoît avaient entendu, et l'on se mit à rire. On avait déjà plaisanté dans le bourg sur l'adoption singulière faite, par cette fillette de douze ans, d'une enfant de six ans à peine. Après cette soirée, ce nom de «la petite fille de Marianne» fut souvent donné à Angèle.

Le père Benoît se montrait très-fier, parce que depuis deux ans ses rhumatismes avaient oublié de le visiter, il croyait son affaire réglée avec eux; peu de jours avant la Toussaint, il eut la preuve que, pour être négligé, il n'était pas oublié.

Marianne le crut beaucoup plus malade qu'il n'était et le supplia de faire venir le médecin; mais, outre qu'il avait pour la médecine et les médecins l'horreur instinctive des gens à demi civilisés, le père Benoît était économe et n'aimait pas à dépenser inutilement son argent.

--De la bonne flanelle bien chaude autour des genoux, dit-il, voilà tout ce qu'il me faut, et à toi toute seule, tu suffiras bien pour me la faire chauffer.

Marianne se trouva donc constituée infirmière; ce surcroît de besogne, ajouté à ses fonctions de ménagère, ne lui laissa plus un moment de liberté.

Deux jours s'étaient écoulés sans que Marianne trouvât une minute pour sortir; plus exigeant que jamais, son père ne voulait plus la perdre de vue. Un soir, cinq heures venaient de sonner au timbre fêlé de l'église; tout à coup la fillette entendit une main inhabile soulever infructueusement le loquet de la porte d'entrée.

Bien loin de se douter de la vérité, elle cria sans se déranger:

--Entrez donc!

--Je ne peux pas! répondit du dehors la voix cristalline d'Angèle.

Laissant aussitôt tomber les serviettes qu'elle faisait chauffer devant le foyer, Marianne courut à la porte et l'ouvrit.

Il faisait un temps abominable, une pluie mêlée de givre et de neige fouettait impitoyablement les maisons; Angèle, le visage rosé par la course et le vent, souriait sur le seuil et tendait les bras à son amie.

Celle-ci l'enleva vivement, referma la porte, et vint s'asseoir devant le feu, tenant toujours la petite serrée contre elle.

--Comment! c'est toi? dit-elle après l'avoir bien embrassée; comment as-tu fait pour venir?

--Mélanie était montée à sa chambre, grand'mère s'était endormie devant le feu, j'ai ouvert la porte tout doucement et je suis venue.

Angèle regarda sa grande amie, avec des yeux débordants de tendresse.

--Mais il fait nuit, dit Marianne avec reproche, si tu t'étais perdue?

--Je savais bien où tu demeures, répondit l'enfant, et puis je m'ennuyais trop de ne pas te voir.

Elles restèrent blotties un instant dans les bras l'une de l'autre, devant le feu qui ne jetait plus que des lueurs de braise.

--Marianne, cria de la pièce voisine la voix du père Benoît, mes serviettes! à quoi penses-tu donc?

--Me voici, père, répondit la fillette qui se leva vivement pour obéir.

--C'est ton père, dis? chuchota Angèle en tirant sur la jupe de Marianne.

--Oui, laisse-moi aller lui porter ce qu'il demande.

--Il est méchant? demanda la petite fille moitié effrayée, moitié confiante.

Marianne se mit à rire.

--Méchant! oh! non! un peu bourru quand il souffre, mais il est très-bon.

Tout en parlant, elle avait exposé les serviettes à la chaleur du foyer, et elle se dirigea vers la pièce voisine.

--Avec qui parlais-tu? demanda le père Benoît, la porte était restée entr'ouverte.

--Avec ma petite amie, répondit la fillette.

--Tu as donc des amies, à présent?

--C'est la petite Angèle, vous savez bien? Pauvre petite orpheline, il faut bien qu'on l'aime!

Marianne avait baissé la voix pour prononcer cette phrase, mais Angèle avait l'oreille fine et l'avait entendue.

--Fais-la-moi voir, dit le père Benoît, qui s'ennuyait et pour qui tout prétexte de distraction semblait bon.

Angèle appelée se tint sur le seuil, indécise, n'osant entrer.

--Approche donc, dit Benoît.

Elle obéit et se trouva sous la lumière de la lampe qui éclairait ses cheveux frisés et ses yeux bleus, si intelligents et si doux.

Le père Benoît la regarda un instant avec une attention singulière; puis il lui tendit la main et l'attira tout près de lai. Ses yeux allèrent de Marianne à la petite à plusieurs reprises; enfin il se pencha vers elle et l'embrassa deux fois.

--Tu ne sais pas, dit-il à sa fille, qui le regardait avec surprise, contente cependant de voir faire un tel accueil à sa petite chérie; elle ressemble trait pour trait à une soeur que tu as eue avant ta naissance, et que nous avons perdue toute petite; on dirait que c'est elle.

--Vous lui permettez de revenir, n'est-ce pas, papa? demanda Marianne.

--Oui, dit le père, souvent.

Il tomba dans une méditation profonde, si bien que les deux enfants se retirèrent sans qu'il s'en aperçût.




X

Un grand remue-ménage avait lieu pendant ce temps chez madame Lagarde. Endormie sur sa chaise, elle ne s'était pas aperçue du départ de l'enfant; mais au bout de cinq minutes, le froid qui venait par la porte mal fermée l'avait réveillée, et après avoir supprimé la cause de cet accident désagréable, elle s'était mise à chercher l'enfant autour d'elle. Ne la voyant pas, elle s'était figuré que Mélanie l'avait emmenée, et elle n'y avait plus pensé. Un quart d'heure après, Mélanie entra seule.

--Où est la petite? fut la question que les deux femmes échangèrent au même instant.

La scène qui s'ensuivit ne peut guère se décrire. Ces deux vieilles femmes, dont la vie n'était jamais troublée par aucun incident, perdirent complètement la tête, et se livrèrent à toutes les suppositions les plus insensées. Le plus simple eût été d'aller s'informer chez les voisins si l'on n'avait pas vu l'enfant; on n'y songea qu'après avoir épuisé les probabilités d'une longue liste de crimes et de malheurs également invraisemblables. Quand on s'y résolut, on n'apprit rien, le temps abominable retenait chacun chez soi, et personne n'avait vu l'enfant.

Au moment où Mélanie rentrait éplorée, pour s'entendre dire:

--C'est ta faute, tu n'as jamais aimé cette petite, et tu es responsable du malheur qui lui est arrivé! la voix d'Angèle répondit doucement:

--Me voici, grand'mère.

Comme on pouvait s'y attendre, le résultat du soulagement inexprimable des deux femmes fut une avalanche de reproches sur les deux petites filles qui se tenaient muettes et la tête baissée, n'ayant pas conscience d'en avoir tant mérité. Quand ce fut fini, Marianne se retira discrètement, mais le coeur gros, en jetant un regard de regrets sur sa petite amie.

--Tu ne m'aimes donc pas? dit madame Lagarde en foudroyant Angèle de ses yeux irrités.

--Si, grand'mère, je vous aime bien, mais j'aime bien aussi Marianne, fut tout ce que la vieille femme put obtenir en fait d'excuses.

Tout se pardonne cependant, mais on mit un verrou à la porte, et il s'écoula bien du temps avant qu'Angèle pût retourner chez son amie.

Cette nuit-là, un grand bateau à vapeur, qui revenait de New-York, dans la nuit épaisse, sous la neige et le givre, fut abordé par un autre navire resté inconnu.

Après la première minute de confusion, chacun se tâta et s'aperçut qu'il n'avait rien. Le capitaine seul, muet suivant son habitude, semblait préoccupé, et s'enferma dans sa cabine. Il remonta, au bout de quelques minutes, avec une petite caisse hermétiquement fermée qu'il jeta par-dessus le bord, à un moment où on ne le voyait pas. Peu de temps après, un matelot, la figure défaite, vint lui dire quelques mots à l'oreille. En même temps, un singulier mouvement d'oscillation se faisait sentir à bord; la machine marchait toujours néanmoins, et le navire avançait sous l'averse de givre.

Des cris perçants se firent entendre tout à coup, et tous les passagers se précipitèrent sur le pont dans une mêlée effroyable.

--Capitaine, nous coulons! s'écriait-on de toute part.

--Je n'y peux rien, dit le capitaine.

--Il faut mettre les canots à la mer.

--Ils y sont, répondit-il, embarquez en bon ordre.

Il y avait place dans les canots pour une soixantaine de personnes, et les passagers étaient au nombre de cent cinquante. Le tumulte et le désordre commencèrent l'oeuvre d'extermination.

Le navire inconnu avait continué sa route, et dans l'obscurité, depuis longtemps on ne voyait plus ses feux Georges Lagarde s'approcha du capitaine, qui, debout sur la passerelle, dirigeait l'embarquement autant que c'était possible au milieu de gens qui avaient perdu la tête.

--Nous sommes perdus, n'est-ce pas? dit-il.

Il reçut pour réponse un grognement qui devait signifier: oui.

--Ceux-là aussi bien que nous autres? continua Lagarde, en indiquant les embarcations trop pleines qui cherchaient à s'éloigner du navire.

Un second grognement fut la réponse.

--Allons, soupira Georges Lagarde, c'est fini; au moins j'ai pourvu à l'avenir de ma pauvre petite fille. Dieu veuille seulement qu'elle ne rencontre jamais sa mère. De tous les malheurs celui-là serait le pire.

La machine ne marchait plus, car les fourneaux étaient éteints par l'eau qui montait toujours. Au milieu de la tempête, dans l'effroyable roulis, ceux qui étaient restés à bord s'efforçaient de chercher des moyens de sauvetage; mais c'étaient des hommes, et ils ne faisaient pas grand bruit. Quelques mouvements plus violents que les autres annoncèrent que le navire allait sombrer. Les hommes présents se jetèrent à la mer. Le capitaine était resté sur la passerelle. A la lueur du fanal qui oscillait attaché au grand mât, il vit Georges Lagarde près de lui.

--Vous êtes un brave, vous, lui dit-il en lui tendant la main.

--On fait ce qu'on peut, répondit Lagarde, avec un faible sourire.

Ils ne prononcèrent plus une parole ni l'un ni l'autre jusqu'au moment où le navire se coucha complètement sur le côté et où ils furent trempés dans la mer et violemment jetés l'un contre l'autre; puis une grande vague passa, enlevant tout.

Angèle n'avait plus de père. Jamais madame Lagarde ne reçut de lettre de son fils.




XI

Jean Béru n'était pas un coureur de foires, cependant il s'y rendait quand c'était nécessaire.

Il alla à la foire de Saint-Martin, dans une localité assez éloignée, pour acheter un cheval et vendre son poulain. Il fut absent deux jours, et quand il revint, sa femme le trouva encore moins bavard que de coutume.

Il passa trois jours dans de profondes réflexions: peu accoutumé à penser, la méditation était pour lui tout un travail.

Le matin du quatrième jour, il alla trouver Prosper qui, assis par terre au grenier, triait des graines et les mettait en paquets pour les semailles prochaines.

--Tu ne veux pas me dire ton nom de famille? fit à brûle-pourpoint le fermier.

L'enfant le regarda surpris, mais, bientôt remis de son trouble, il secoua négativement la tête.

--Veux-tu que je te le dise?

--Si vous voulez, répondit Prosper, en se remettant au travail.

--Tu t'appelles Prosper Damase; tu t'es sauvé du collège, et tu as vagabondé cinq jours avant d'entrer à mon service; ta famille te fait chercher.

--Ma famille! s'écria l'enfant qui se leva avec tant de violence qu'il éparpilla autour de lui les graines en désordre. Je n'ai pas de famille, je n'ai pas d'amis, si ce n'est vous, qui avez été bon pour moi.

--Ta mère te fait pourtant réclamer insista le fermier d'un ton sévère.

--Ma mère! s'écria le garçon en regardant Béru avec colère; ma mère est morte depuis longtemps, et si mon pauvre père qui était si bon était mort en même temps qu'elle, et moi aussi, cela eût mieux valu pour tout le monde.

--Ton père est mort? demanda Béru touché de cette rage juvénile qui trahissait tant de colères intérieures.

--Il est mort, mais il s'était remarié, et depuis ce jour il n'y a plus eu pour moi à la maison que des chagrins et des injustices.

Il se tut, et fixa les yeux à terre pour cacher son chagrin.

--Mais pourquoi n'es-tu pas resté au collège? dit Béru. Le collège, ce n'est pas ta belle-mère; tu ne devais pas la voir plus de deux ou trois fois par an.

L'enfant resta muet; puis, levant les yeux bravement sur le paysan, il lui parla avec une entière franchise.

--J'aime la terre, dit-il; je ne suis pas plus bête qu'un autre, vous l'avez bien vu; mais je ne puis pas, non, je ne puis pas rester enfermé avec des livres, pendant que d'autres labourent la terre, ramassent les moissons et vivent au grand soleil. Cela m'étouffe. Quand je pense à la terre remuée, au ciel gris ou bleu, il faut que je m'en aille, que je marche, que je coure, et j'aime mieux coucher à la belle étoile qu'entre quatre murs, quand ces murs seraient ceux d'un palais.

Il s'arrêta; le fermier le regardait avec une expression singulière. Ce langage lui plaisait, à lui vieux paysan qui avait, dans le fond du sang, le dédain instinctif pour l'homme des villes, si caractéristique chez ceux qui habitent la campagne.

--Pourquoi n'as-tu pas demandé la permission? dit-il lentement.

L'enfant ferma les poings et fixa son regard obstinément devant lui.

--Je vous ai dit, fit-il, que j'avais été chez mon grand-père, et vous avez bien pu vous apercevoir que je n'avais pas menti, car je connais tout ce qui concerne les travaux de la terre aussi bien que si j'étais né paysan.

Béru appuya d'un signe de tête.

--Mon grand-père était propriétaire d'une belle ferme, et c'est là que j'ai été élevé tout petit. Ma mère était sa fille, et je crois bien que j'aimerai toujours plus le labourage que n'importe quoi à cause d'eux. Quand il vivait, je passais les vacances à la ferme; il est mort à la Noël dernière, ses fils ont hérité, ils n'ont pas besoin de moi, pas plus que je n'ai besoin d'eux, ajouta-t-il avec amertume. C'est pour cela qu'au lieu de rentrer au collège après Pâques, je me suis sauvé, cherchant à me placer comme domestique de ferme. Et maintenant vous pouvez bien me rendre à ma belle-mère, si vous voulez; mais je me sauverai à la prochaine occasion.

Il ne dit plus rien, et Béru, après l'avoir regardé un instant, sortit du grenier sans rien dire non plus.

Il ne chercha plus à avoir d'entretien avec Prosper; il avait reconnu dans ce garçon de quinze ans une fermeté de volonté propre à la race de ce pays, et qu'il était inutile de chercher à vaincre. Le dimanche suivant, il partit de grand matin, sans dire où il allait, et gagna au moyen de la poste la ville voisine, où il prit le chemin de fer pour se rendre au chef-lieu du département.




XII

Béru sonna à la porte d'une maison proprette, située dans une rue fort respectable, et fut reçu par une servante revêche, qui regarda avec un dédain non dissimulé la veste de droguet et les gros souliers du paysan. Les paysans méprisent les gens des villes; mais ceux-ci le leur rendent bien, et cela fait beaucoup de mauvais sentiments dépensés bien inutilement.

--Madame Damase? demanda Béru.

--Qu'est-ce qu'il vous faut? répondit la servante. L'orgueil du vieux paysan se révolta.

--Je viens vous tirer d'embarras peut-être, dit-il, vous n'avez pas besoin d'être si désagréable pour commencer. Je vous apporte des nouvelles de votre jeune monsieur.

La servante toisa le messager d'un air qui signifiait: Tu aurais bien pu rester chez toi.

Néanmoins elle alla prévenir sa maîtresse, et, revenant aussitôt, fit entrer Béru dans la salle à manger, le salon étant trop bon pour des gens de son espèce.

Madame Damase était une femme de trente ans à peine, maigre, blonde et sèche; on voyait que jamais de sa vie il n'avait pu lui entrer dans la tête de faire plaisir à quelqu'un.

Elle reçut le vieux fermier avec une mauvaise grâce achevée.

--Vous m'apportez des nouvelles de mon beau-fils? dit-elle.

--Cela dépend, dit le Normand madré, je vous en apporte et je ne vous en apporte pas.

Madame Damase regarda avec plus d'attention celui qui lui faisait un si singulier discours.

--Qu'est-ce que vous feriez de votre beau-fils si vous le retrouviez? demanda-t-il.

Madame Damase pinça les lèvres et répondit:

--Il rentrera au collège pour y terminer ses études. Mais si vous savez où il est et si vous ne voulez pas me le dire, vous vous mettrez devant la loi dans une mauvaise affaire.

--Je le sais bien, dit tranquillement Béru, mais voilà! il pourrait bien être décampé à l'heure qu'il est de l'endroit où il était hier, et alors cela ne nous avancerait ni l'un ni l'autre.

Madame Damase sentit poindre en elle une certaine considération pour le bonhomme qui lui parlait.

--Et d'abord, fit Béru d'un air paterne, c'est bien drôle que vous annonciez la disparition de votre beau-fils, six mois après qu'il a décampé.

--Pour cela ce n'est pas ma faute, répondit promptement madame Damase. On m'avait dit qu'il avait bien pu s'embarquer sur un navire qui est parti de Brest pour le Chili juste au moment où il a disparu, et j'ai attendu que le navire fût revenu sans lui pour recommencer d'autres recherches.

Tout en approuvant d'un signe de tête, le malin fermier fixa sur la veuve un regard qui signifiait clairement:

--Sans compter que s'il était mort des fièvres ou d'autres choses pendant le voyage ou là-bas, cela aurait joliment arrangé vos affaires!

--Voulez-vous me dire ou non l'endroit où se trouve cet enfant rebelle? demanda la belle-mère.

--Si je le savais... Le vieux fermier s'arrêta et reprit avec franchise: Si je savais que d'être repris par vous lui serve à quelque chose, je viendrais à votre aide de grand coeur, mais je porte intérêt à l'enfant. Savez-vous que c'est un petit gars résolu, et qui ne fait que ce qu'il veut? Vous lui remettriez la main dessus que cela ne vous servirait pas à grand chose, car il s'échapperait encore.

Les lèvres minces de madame Damase se serrèrent si fort l'une contre l'autre qu'elles devinrent toutes blanches.

--Quand les enfants persistent à s'échapper du collège et à se révolter contre leurs parents les parents ont une ressource, dit-elle, c'est la maison de correction.

--C'est bon, dit Béru en se levant, on verra à s'informer.

--Mais enfin, s'écria la veuve, finirez-vous par me dire ce que vous êtes venu faire ici, et comment vous vous appelez?

--Ce que je suis venu faire, répliqua le fermier, vous le voyez bien. Mon nom, Jean Béru, à la ferme de l'Oraille, près Beaumont. J'ai bien l'honneur de vous saluer.

Il disparut avec une rapidité dont on n'aurait jamais soupçonné ses gros souliers ferrés.

Béru avait repris le chemin de fer pour regagner sa demeure; mais, comme il se méfiait des trains express où il n'y a pas de troisièmes, il ne rentra chez lui que longtemps après la nuit close, et lorsque toute la ferme dormait d'un profond sommeil.

Il alluma une petite lanterne sourde et se rendit à la grange où Prosper continuait à dormir.

Le bruit de la porte tournant sur ses gonds ne réveilla point le jeune garçon, tant il dormait de bon coeur. Béru s'arrêta un instant pour le regarder.

--Un beau gars! pensa-t-il; ce serait grand dommage de l'envoyer moisir dans une maison de correction; il sera bien mieux au grand air et sous le soleil du bon Dieu.

Après une courte méditation, le fermier posa sa lanterne par terre et toucha le dormeur sur l'épaule.

--Prosper, dit-il à demi-voix.

Le jeune garçon s'éveilla brusquement, se mit sur son séant, et cria: Au feu!

--Non, dit tranquillement Béru, il ne s'agit pas de cela. Réveille-toi tout à fait et écoute-moi.

Prosper se leva de toute sa hauteur, s'étira et se rassit en face du fermier qui s'était installé sur une botte de foin pour lui parler plus commodément.

--Où m'as-tu dit qu'est la ferme de défunt ton grand-père?

--A Saint-Joseph, près Coutances, répondit promptement l'enfant.

--Qui as-tu là en fait de famille?

--Deux oncles, dont l'un doit faire son service militaire à l'heure qu'il est. L'autre, l'aîné, s'appelle Mathieu Bernard et fait valoir la terre.

--Est-ce un brave homme?

--Pour un brave homme, c'est un brave homme, répondit le jeune garçon, en ce sens qu'il est honnête et incapable de faire du mal à quiconque ne lui en fait pas; c'est un homme juste, mais c'est un homme dur.

--Tu ne l'aimes pas?

--Ce n'est point que je ne l'aime pas, mais il ne veut pas de bouches inutiles sur sa terre, et comme ses trois fils suffisent à l'ouvrage, il m'a renvoyé au collège, quand je lui demandais de me garder. C'est pour cela que je ne suis pas allé chez lui.

Jean Béru resta songeur. La petite lanterne éclairait bien mal la haute grange, encombrée de bottes de foin; les deux hommes se voyaient à peine, et pourtant se regardaient attentivement.

--Tu penses bien, dit tout à coup le fermier, que je ne suis pas venu te réveiller à cette heure de la nuit pour le plaisir de te faire des questions que j'aurais bien remises à demain. Voilà ce qu'il y a: il faut t'en aller d'ici, mon garçon.

Prosper tressaillit et fixa sur le fermier ses yeux effarés.

--Tu reviendras, je l'espère bien, et si je te renvoie aujourd'hui, c'est pour ton avantage. J'ai peut-être fait une bêtise, mais ce serait à refaire que je le ferais encore, car ce n'était que mon devoir. J'ai vu ta belle-mère.

--Vous ne lui avez pas dit où j'étais? s'écria Prosper en se levant.

--Si fait, car autrement je pourrais avoir des démêlés avec la justice, pour cacher un enfant que l'on recherche. Mais quand je te dis de t'en aller, cela prouve bien que je n'ai pas envie de te faire prendre. Tu vas donc t'en aller, au petit jour, pas bien loin d'ici; tu iras chez un mien cousin qui demeure du côté de Briquebec, et tu lui diras que je t'envoie à lui pour qu'il te garde quinze jours. D'ici là j'écrirai, et tu sauras ce que tu dois faire. Pour qu'il ait confiance en toi, tu lui remettras une livre de tabac fraudé, sans quoi il pourrait bien te mettre à la porte; mais avec le tabac fraudé, il n'y a pas de danger, ce sera comme qui dirait ton passe-port.

Jean Béru, tout en parlant, avait pris un paquet dans une cachette réservée entre les pierres de la muraille, et il le remit à Prosper.

--Voici quelque argent, ajouta-t-il en tirant des pièces de sa poche; tu peux le prendre, tu l'as bien gagné, et il ne te brûlera pas les doigts.

--Merci, dit simplement Prosper.

--Et maintenant, je t'engage à ne pas te rendormir, car à ton âge on dort dur, et tu perdrais l'avance que tu as jusqu'à présent sur ton estimable belle-mère.

Prosper, qui ajustait déjà ses vêtements, s'arrêta à cette parole.

--Vous l'avez vue? dit-il.

--Oui, répondit le fermier avec une grimace expressive, et je puis t'affirmer que, si j'étais capitaine et elle matelot, nous ne naviguerions pas beaucoup ensemble. Aussi, tu peux être tranquille, si jamais elle remet la main sur toi, ce ne sera pas ma faute.

Prosper avait l'esprit clair; il comprit sur-le-champ. Sans répliquer mot, il prit un petit mouchoir qui contenait ses hardes de rechange, présent de madame Béru et témoignage de sa satisfaction,--il y glissa le tabac fraudé et se disposa à partir. Sur le seuil, il s'arrêta.

--Cela me fait quelque chose de m'en aller d'ici, dit-il ému plus qu'il ne voulait le paraître; vous m'avez accueilli alors que je n'étais qu'un vagabond, et vous avez été bon pour moi, la maîtresse aussi, les demoiselles et le petit. Vous leur ferez bien mes amitiés.

--Ne compte pas là-dessus, répondit Béru avec son fin sourire. A cinq heures, je vais faire un grand vacarme, et déclarer à la gendarmerie que mon oiseau s'est envolé. Ils se débrouilleront ensuite comme ils pourront. Les amitiés seront pour quand tu reviendras. Au revoir, mon garçon.

Prosper mit sa main dans celle que lui tendait le brave fermier, et sortit dans la nuit encore épaisse. Sa silhouette à peine distincte se détacha un instant sur la vague blancheur de la cour, puis le bruit de la barrière qui revenait contre son montant, retenue par la main prudente du jeune garçon, apprit à Béru que son protégé avait franchi le seuil de sa demeure.

--Pauvre petit gars, dit-il, et bon ouvrier. Ce serait bien le diable si, avec l'envie qu'il en a, on ne parvenait pas à en faire un bon laboureur.




XIII

Au lever du soleil, Béru, ainsi qu'il l'avait promis, s'en vint mener grand bruit à la porte de la grange. Après avoir dûment tempêté, il se rendit à la gendarmerie, et demanda à parler en particulier à monsieur le brigadier. Il lui raconta en quelques mots comment il avait recueilli l'enfant qui n'avait rien d'un vagabond, et comment l'avant-veille il avait essayé de le sonder adroitement au sujet de sa famille d'après des soupçons qui lui étaient venus, au sujet d'une affiche qu'il avait lue à la Saint-Martin.

--Voyez un peu la malechance, monsieur le brigadier, dit-il: pendant que moi, comme un bon père de famille, je m'en allais voir sa belle-mère, il a eu vent de la chose et s'est sauvé!

Le brigadier hocha la tête d'un air avisé.

--M'est avis que la famille va venir.

--C'est probable, opina Béru.

--Qu'est-ce que vous leur direz?

--Je leur dirai, comme à vous, la vérité; ce n'est pas ma faute, si ce petit aime mieux s'en aller au diable que de voir la figure de sa belle-mère.

--Il n'ira pas bien loin, dit le brigadier, et il se fera pincer.

--C'est probable, répliqua le fermier, en étouffant l'éclair malicieux de son regard.

--Eh bien, reprit le gendarme, si nous avons des ordres, nous le chercherons. Vous avez honnêtement agi, maître Béru; cependant, quand vous l'avez pris chez vous, vous auriez peut-être dû exiger des informations.

--C'est bien ce que j'ai fait, répliqua poliment Béru, et il m'en a donné, et ce qu'il y a de plus joli, c'est qu'elles étaient exactes; c'est un petit gars bien honnête, allez!

--Tant mieux pour lui, fit sentencieusement le gendarme, cela lui servira dans la vie.

Trois jours s'écoulèrent sans que rien vint troubler la tranquillité de la ferme un instant bouleversée par le départ subit de Prosper.

Dans l'après-midi du quatrième jour, Béru vit arriver un homme grand et sec, porteur d'une bonne figure ouverte, qui fit dire au fermier en lui-même: En voilà un avec qui l'on pourra s'entendre.

Le nouveau venu entra délibérément dans la maison, souleva son chapeau avec politesse devant la maîtresse et dit simplement au fermier:

--Je suis l'oncle du petit.

--Je m'en doutais bien, dit Béru en lui indiquant un siège.

L'entretien fut long et embrouillé au commencement, ainsi qu'il arrive toujours entre Normands qui mesurent leur force. Béru prit enfin un grand parti.

--Parlons franc, dit-il, car nous perdons notre temps, et puisqu'il ne s'agit ici ni de vendre ni d'acheter, je ne sais pas trop à quoi nous nous amusons. Le père du petit lui a-t-il laissé du bien?

--Quelque petite chose, répondit Bernard. La belle-mère a eu l'usufruit.

--Elle est donc tutrice? demanda Béru.

--Avec moi, fit le nouveau venu, non sans un peu d'embarras.

--Comment! s'écria le fermier, et vous laissez cette méchante femme tourmenter à plaisir ce brave garçon? Vous n'avez donc pas d'enfant?

Bernard embarrassé regarda le bout de ses souliers, ce qui est un endroit très-commode pour y chercher des inspirations lorsqu'il s'agit de sortir d'un mauvais pas.

--Le petit m'avait bien demandé de le garder, dit-il en hésitant; mais la belle-mère est mauvaise, comme vous le disiez tout à l'heure; il ne serait guère convenable que l'enfant, ayant du bien, servît chez les autres, et au fin fond de l'affaire, je crois qu'elle préfère le garder au collège le plus longtemps possible, et le dégoûter du labourage, afin de manigancer ses petites affaires avec l'argent du père défunt. Pour moi, il m'est impossible d'avoir rien à faire avec elle, les querelles n'en finissent pas.

--Nous y voilà, dit Béru. Eh bien, l'enfant m'intéresse, et voyez-vous, monsieur Bernard, il ne faut pas compter sur autre chose: ce petit-là sera laboureur quoi qu'on fasse. Cela ne servira rien de l'en empêcher.

Bernard resta perplexe.

--Tout cela, c'est difficile!

--Non, insista Béru. Je m'en chargerais bien moi, si la belle-mère voulait payer pour l'entretien du garçon seulement la moitié de ce qu'il lui coûte au collège. Je lui apprendrais ce qu'il doit savoir, et il serait traité non plus comme un domestique, mais comme un des nôtres. Avec le reste de l'argent, puisque c'est un monsieur, et pas un paysan, l'instituteur ou le curé lui apprendrait bien tout ce qu'il doit savoir de plus que les gens du commun.

--Jamais la veuve ne consentira à ça, fit Bernard.

--Eh bien, dites-lui alors qu'elle cherche son gamin, rétorqua triomphalement Béru. Lorsqu'il a appris qu'elle était dans le cas de remettre la main sur lui, il a pris tant peur qu'il s'est sauvé sans donner d'adresse, vous pensez bien. Je l'ai dit tout de suite à la gendarmerie, mais ils ont autre chose à faire dans ce métier-là que de courir après les moutards qui s'enfuient du collège.

Bernard se mordit les lèvres; il n'aurait rien de cet homme qui avait su se mettre d'accord avec la gendarmerie.

--J'en parlerai à la veuve, dit-il. Pourtant il serait bon de savoir où est le petit.

--Vous comprenez bien, répondit placidement le fermier, que depuis dimanche soir il a dû faire du chemin. J'avais pourtant laissé mon adresse: si vous vous étiez dépêché, en cherchant bien, vous auriez peut-être remis la main dessus.

Il souriait d'un air narquois. Bernard ne put s'empêcher de rire.

--Elle est donc bien mauvaise, la veuve? insista Béru, qui en voulait à madame Damase.

--Vous l'avez vue, répondit Bernard, d'un ton qui signifiait: Vous devez être fixé.

Là-dessus on fit un copieux repas, car il n'est point de négociation dans ce pays béni qui ne réclame cet appoint, et l'on se sépara cordialement.




XIV

Le dimanche suivant, ce fut un notaire qui arriva.

Après de longs pourparlers, on tomba d'accord. Prosper serait autorisé à vivre à la ferme, à condition de continuer ses études. Avec les moyens qu'on pouvait se procurer dans le pays quand il aurait dix-huit ans, il reviendrait à la ville, pendant les hivers, afin d'y travailler plus sérieusement, et, dès le printemps, il retournerait près de Béru.

--Pour ça, fit le paysan, je n'y vois pas d'objection; car on s'ennuie pas mal chez nous en hiver, et il y a mieux à faire pour un garçon intelligent que de dormir la moitié du temps deux coudes sur la table.

--Savez-vous, maître Béru, dit le notaire en se levant lorsque tout fut conclu,--savez-vous que ce garçon-là sera riche un jour?

--Il ne m'avait pas dit ça, fit le fermier.

--Il ne le sait pas. Son père avait un grand-oncle, très-vieux, qui possède du côté de Mortagne une propriété magnifique; il a là au moins pour cent mille francs de terres. Le vieillard avait deux enfants; l'une est morte il y a trois ou quatre ans, sans enfants; l'autre, un beau garçon solide, qui allait se marier, s'est cassé le cou à la chasse il n'y a pas deux mois. Après la mort du vieillard, les biens reviendront à Prosper, héritier de son père défunt.

--C'est donc pour ça, fit Béru d'un air naïf, que la veuve s'est mise à faire rechercher son garçon? Je pensais bien aussi qu'elle devait y avoir intérêt.

--Évidemment, répondit le notaire. Quand pourra-t-on voir le jeune homme? Vous l'avez caché quelque part?

--Je ne l'ai point caché, fit le fermier. Il doit être quelque part dans le Cotentin, il avait eu connaissance, dans nos conversations, que j'y avais des amis... Je pense bien que lorsqu'il s'est sauvé, il a dû s'en aller par là. On peut écrire pour demander.

--Vous êtes un malin, vous! dit le notaire, qui ne put s'empêcher de rire. Quand écrirez-vous?

--Quand tout sera écrit et signé.

--C'est trop juste, répondit l'homme de loi, et il partit.

Béru et Prosper firent chez madame Damase une visite de convenance qui les ennuya fort, après quoi, tout se trouvant en bonne forme, ils revinrent chez eux le coeur content. Leur retour fut presque un triomphe. Les gendarmes étaient assis sur les bancs de bois qui longent la gendarmerie départementale, les commerçants se tenaient sur le seuil de leur porte, et l'essaim des facteurs ôta son chapeau à Jean Béru comme il passait.

--Te voilà citoyen de notre bourg, dit le fermier à son élève; maintenant tu vivras en paix avec les gendarmes, le garde champêtre, etc.; tu seras même bien avec les facteurs, pourvu que tu leur payes à boire de temps en temps.

Prosper sourit d'un air distrait; son regard parcourait la rue, où il était l'objet de l'universelle curiosité. Ses yeux s'arrêtèrent sur un groupe à l'écart, qui ne semblait pas s'occuper de lui.

Sur le seuil de la maison de Benoît, Marianne était fort occupée à essayer une paire de sabots neufs à Angèle. Les sabots étaient bien petits, mais les pieds de l'enfant l'étaient plus encore, et Marianne avait beau faire, sitôt qu'Angèle levait son pied, le sabot retombait.

D'un air malicieux la toute petite fille balançait son gros bas de laine, qui ne parvenait pas à remplir le sabot.

--Il faudra raccourcir les brides, dit Marianne qui riait aussi, car jamais on ne trouvera au monde une paire de sabots assez mignonne pour chausser ce pied-là.

Prosper regardait les fillettes, et ses yeux rencontrèrent ceux de Marianne.

Il la connaissait comme tous les autres enfants du bourg se connaissaient entre eux, pour échanger quelques mots, voire quelque brocart de temps à autre, mais il ne l'avait jamais regardée.

--Qu'est-ce que c'est, demanda-t-il à Béru, que cette petite fille qu'elle attife? C'est sa soeur?

--Non, répondit Béru, c'est sa petite fille, la petite Lagarde.

Très-étonné, Prosper n'osa pas demander d'explications, mais il se retourna deux ou trois fois, et les figures rieuses des deux enfants restèrent dans sa mémoire.




XV

Au printemps suivant, parmi les navires portés comme perdus faute de nouvelles, le bureau «Veritas» signala le Missouri; parmi les passagers, la liste portait le nom de Georges Lagarde. Ces choses-là n'arrivent guère à la connaissance que de ceux qui s'y intéressent. Il y avait à Paris deux personnes qui avaient intérêt à savoir ce qu'était devenu Georges Lagarde; cependant une seule apprit que celui-ci, selon toute probabilité, ne reviendrait jamais au monde des vivants.

Ce n'était pas sa femme: celle-ci, depuis le jour où, sans rien dire, elle avait quitté son mari et son enfant, elle s'était bien gardée de chercher à savoir de leurs nouvelles.

L'autre personne qui avait intérêt à connaître le destin de Lagarde était son meilleur ami, ou du moins l'homme qu'il avait considéré comme son meilleur ami.

Georges n'avait pas déserté sa fille, comme le pensaient quelques-uns; il l'avait serrée dans ses bras avant de partir, comme on embrasse l'être qui concentre en lui seul toutes les joies de la vie. S'il n'avait pas donné des renseignements sur ses intentions à la femme qui gardait Angèle, c'est qu'il avait en elle une médiocre confiance; de plus, il entretenait à l'égard du mari une méfiance absolue.

Mais il avait chargé son ami Cervin de visiter l'enfant et de payer régulièrement sa pension.

Pour cela, au moment de partir pour l'Amérique, il s'était dépouillé de tout l'argent disponible qu'il possédait, ne gardant pour lui que le strict nécessaire.

--Tu payeras ces gens-là mois par mois, avait-il dit: je suis sûr de les tenir en agissant ainsi; voici une somme suffisante pour subvenir à toutes les dépenses de ma fille pendant une année entière. D'ici là je serai revenu, j'y compte bien. Mais, s'il m'arrivait malheur, tu trouveras l'adresse de ma mère sur la lettre que voici, et que tu mettras à la poste quand tu sauras que j'ai quitté la France.

Cervin avait promis tout ce qu'on lui avait demandé, il avait même ajouté beaucoup de choses que l'on ne lui demandait pas. C'est avec des larmes dans la voix qu'il avait juré de veiller sur l'orpheline... autant vaut dire orpheline, avait-il ajouté, puisqu'elle n'a plus de mère.

Ce dernier mot avait fait froncer le sourcil à Georges Lagarde, qui s'était empressé de parler d'autre chose.

Il n'avait encore pu s'habituer à aucune allusion à ce sujet; il se persuadait de temps en temps qu'il avait oublié jusqu'au nom de sa femme.

--Je suis rassuré, pensait-il; si je puis l'oublier, les autres oublieront comme moi, et après tout Angèle ne porte que le nom de son père.

Pendant qu'il s'en allait bien tranquille sur la situation matérielle de son enfant, Cervin faisait ses réflexions.

Un millier de francs n'est pas en soi une somme bien importante; on peut se procurer cela par des moyens divers; mais quand ces mille francs peuvent être suivis de beaucoup d'autres, cela devient plus intéressant. En attendant, comme Cervin avait quelques dettes, il s'empressa d'affecter la moitié de la somme qui venait de lui être remise à la satisfaction momentanée d'un ou deux créanciers, puis il contempla d'un air satisfait le reste de l'argent, en se disant que d'ici un an, d'abord Lagarde ne serait pas revenu, puis lui, Cervin, aurait gagné dix fois de quoi remplacer l'emprunt qu'il venait de lui faire.

Il eut l'idée un instant d'aller porter quelque argent à la personne qui gardait la fille de son ami, mais les bonnes intentions suffisent le plus souvent aux gens de cette espèce. Il remit cette course désagréable à des temps meilleurs, et, lorsqu'il se présenta enfin chez la femme empanachée, celle-ci avait déménagé.

--Comment, déménagé! s'écria Cervin devenu tout pâle au moment où la concierge de cette honnête personne lu annonça cet événement imprévu. Qu'est-ce qu'elle a fait de l'enfant, alors?

--La petite à M. Lagarde? répondit la concierge, elle l'a emmenée un jour sans dire où elle allait, et vous comprenez bien, monsieur, nous ne sommes pas de la police, nous autres, pour faire des questions au monde. Si le père lui avait laissé l'enfant, c'est probablement qu'il avait confiance...

Cervin reçut cette pierre dans son jardin, et s'en alla penaud. Où cette femme pouvait-elle bien avoir emmené Angèle? L'idée ne lui vint pas un instant, que, par surcroît de précaution, Lagarde pouvait aussi bien avoir donné l'adresse de sa mère à d'autres qu'à lui. Par distraction ou négligence, il n'avait pas mis à la poste la lettre que Georges lui avait remise pour sa mère. Cervin se trouva tout à coup pris de frayeur. S'il envoyait cette lettre, si madame Lagarde était prise d'idée de lui demander des nouvelles de la petite fille? Et les fonds qu'on lui avait confiés et qu'il était hors d'état de rendre, si on allait le sommer d'en justifier l'emploi?

Cervin n'avait point l'esprit assez clair pour résister à tant d'embarras; la lettre était restée dans son portefeuille, il la mit un jour dans son tiroir et n'y pensa plus.

De temps en temps Cervin avait des remords; il alla même jusqu'à faire des démarches pour se procurer la nouvelle adresse de la femme qui avait gardé Angèle, mais quiconque ne s'est jamais lancé dans une tentative de ce genre ignore combien il est difficile à Paris de retrouver les gens qu'on cherche.

Cervin ne put donc rien savoir. Il se demanda, pendant quelque temps, comment il se tirerait d'affaire quand Lagarde reviendrait. Et même avant la situation ne laissait pas que d'être embarrassante, car celui-ci avait écrit déjà deux fois; mais avec de l'aplomb on se tire de tout.

--J'ai été voir ta fille, écrivit-il entre deux phrases indifférentes; elle était sortie, mais la concierge m'a dit qu'elle allait très-bien.

A ce renseignement sommaire, Lagarde répondit par une effusion de coeur, en priant son ami de retourner chez l'enfant; il s'étonnait aussi de n'avoir pas reçu de lettre de sa mère, en réponse à celle qu'il lui avait écrite au moment de son départ.

Cervin ne répondit pas; il avait achevé de manger l'argent destiné à Angèle, et sa conscience lui faisait des reproches.

Quelques mois après, Cervin reçut encore une lettre: cette fois Lagarde annonçait son retour en Europe. Je pars, disait-il, sur le Missouri; mais je ne sais pourquoi je n'ai pas envie d'emporter sur moi les fonds qu'à force de persévérance et de courage j'ai enfin repris à ceux qui voulaient m'en dépouiller. Je les laisse à mon banquier de New-York, avec mon testament.

--Je n ai pas de chance, soupira Cervin, en recevant cette lettre; il va me tomber sur le dos et me remercier comme il faut d'avoir si bien arrangé ses affaires!

En pareilles circonstances, Cervin, qui n'était pas méchant, mais seulement déplorablement faible, suivit l'exemple que lui avait donné la femme à plumes: il déménagea.

Mais on a beau déménager, même quand on habite un hôtel garni, on change de meubles et de plafonds, on ne change pas de conscience. La conscience de Cervin n'était pas un objet très-incommode; cependant elle le gênait un peu: pas assez pour lui inspirer une résolution bien arrêtée de réparer le mal qu'il avait fait ou laissé faire par sa négligence, mais assez pour lui faire passer des moments fort désagréables.

Depuis que le départ du Missouri avait été annoncé, Cervin se rendait tous les jours dans un petit café situé près de la gare Saint-Lazare, où il trouvait les journaux maritimes qui annoncent le mouvement des ports. Il lisait les noms des navires depuis le premier jusqu'au dernier, et recommençait parfois pour s'assurer qu'il ne s'était pas trompé. Quand au bout de trois semaines il vit que le Missouri n'était pas arrivé, il éprouva à la fois une grande angoisse et une sorte de soulagement.

Mais lorsque le nom de Georges fut publié parmi ceux des passagers du Missouri supposés perdus faute de nouvelles, Cervin se sentit pris de remords. C'est maintenant qu'il fallait à tout prix retrouver la petite fille, pour lui faire remettre le capital déposé par son père chez le banquier de New-York.

Cervin se mit en quatre, mais bien inutilement, et pour cause: le couple qui gardait Angèle jadis avait eu soin, avant de déménager, de ne pas payer les nombreux fournisseurs du quartier chez lesquels ils avaient des dettes; ceci expliquait tout l'intérêt qu'ils avaient eu à traiter leur disparition comme une oeuvre artistique pour laquelle on ne saurait prendre trop de soin.

Ils avaient parfaitement réussi.

Restait alors comme dernier recours la lettre à madame Lagarde, qui n'était jamais partie, et qui donnerait peut-être des renseignements. Sans doute, l'envoi tardif de cette lettre amènerait quelques désagréments au trop négligent Cervin, mais c'était dorénavant pour lui un devoir d'honneur, et il ne cherchait pas à s'y soustraire.

Il fit dans ses papiers des fouilles aussi consciencieuses qu'inutiles. C'est en vain qu'il mit sens dessus dessous une petite valise où il conservait, outre ses papiers de famille, des notes jaunies dont quelques-unes étaient acquittées. Il retourna toutes ses poches, exhuma des lettres indéchiffrables sur des papiers épais dont les angles se déchiraient quand on voulait les ouvrir; il alla jusqu'à palper les doublures infidèles de ses vieux paletots... la lettre de Lagarde n'apparut point.

Soudain il se rappela avec une netteté désespérante une petite scène qui s'était passée quelques mois auparavant: au moment où il quittait son domicile, par une soirée d'hiver assez froide, il avait pris pour allumer du feu tout un tas de vieux papiers restés sur le bureau; c'est là qu'était la lettre de Lagarde, il s'en souvenait maintenant. Il se rappelait avoir vu flamber dans l'âtre le coin d'une enveloppe épaisse, il se rappelait les angles du papier noirci par la flamme, qui se cornait en s'écartant sous l'influence de la chaleur.

--Si seulement je pouvais me rappeler l'adresse! se dit Cervin, en se prenant la tête à deux mains.

Il se creusa l'esprit pendant trois jours; à pied ou sur l'impériale des omnibus, il parcourut tous les recoins de sa mémoire.

Vingt fois il s'arrêta net en disant:

--C'est cela.

Vingt fois il reprit sa marche, désolé, dépaysé, abruti.

Tous les noms de la géographie y passèrent, y compris celui qu'il cherchait; mais le malheureux s'était mis en tête que le nom de cette localité finissait en vent! Généralement, quand on cherche, on a de ces idées fixes qui vous empêchent de trouver: Cervin ne fit pas exception à cette loi.

Il consulta l'annuaire des communes. Il y en a trente-six mille en France. Il les vit toutes défiler sous ses yeux, qui papillotaient de fatigue. Les noms en vent sont assez nombreux: pas un,--et pour cause,--n'éveilla en lui le souvenir qu'il cherchait. Enfin, de guerre lasse, il s'arrêta et se dit:

--J'y renonce.

Pendant des mois, il sentit des remords lui revenir de temps à autre; puis il n'y songea plus que par hasard. Lorsqu'il lisait dans les journaux le récit d'une disparition mystérieuse, ou celui d'une succession imprévue, il se disait:

--Si pourtant on pouvait retrouver cette petite fille! Il y a, à New-York, de l'argent qui s'amasse et qui ne sert à rien, tandis qu'elle est peut-être dans la misère...

Mais la fibre mélancolique n'était pas très-développée chez Cervin; il aimait les enfants vaguement, comme la plupart de ceux qui disent:--J'adore les enfants!--et qui n'ouvriraient pas leur parapluie pour en empêcher un d'être trempé jusqu'aux os un jour de pluie. Les réflexions qu'il faisait de temps en temps sur le compte d'Angèle prirent une tournure de plus en plus philosophique, et enfin il ne songea plus à cet incident, égaré au fond de sa mémoire, que comme à un passage de la vie où il avait eu bien du désagrément.




XVI

--Fais-moi monter sur la grande meule! criait Angèle en tendant ses bras graciles à Prosper, qui, debout sur le faite, achevait de tasser les bottes de foin.

Prosper sourit, se mit à plat ventre sur l'édifice fragile et essaya d'arriver jusqu'à l'enfant que Marianne soulevait aussi haut qu'elle pouvait,--mais, au moment où il allait la saisir, les bottes de foin mal tassées cédèrent sous l'effort, et tout un pan de la meule dégringola avec le jeune garçon autour des fillettes, qui se trouvèrent ensevelies dans l'herbe sèche et parfumée.

--Allons, bon! fit Béru, toujours des bêtises.

--Ne grondez pas, père Béru, on n'est jeune qu'une fois! dit philosophiquement Benoît, qui venait réchauffer ses rhumatismes au soleil de juillet.

--Nous allons réparer le dommage, cria Prosper, qui, remonté sur son château branlant, tassait avec une énergie nouvelle les bottes de foin que lui jetait Marianne.

Le soleil ne les gênait pas; ils n'avaient pas peur du hâle, ces vaillants enfants, qui se grisaient de parfums, de chaleur et de gaieté. Nu-tête, les cheveux au vent, poudrés par les grains échappés des graminées trop mûres, ils riaient et jasaient depuis le matin, sans songer que le travail peut fatiguer.

Marianne était grande, elle venait d'avoir quinze ans; elle était toujours fière et réservée, mais son éducation de fille unique d'un père veuf lui avait donné un petit aplomb de jeune femme. Plus que jamais Angèle était sa petite fille, car Marianne était maintenant une vraie petite mère. De taille moyenne, robuste et bien prise, elle paraissait de deux ou trois ans plus âgée qu'elle ne l'était en réalité.

La blondine aux yeux bleus n'était plus la toute petite potelée qui ne pouvait trouver dans tout le bourg des sabots assez petits pour la chausser; grande et forte pour son âge, elle promettait d'être une jeune fille mince et souple. Dans ce corps d'enfant de neuf ans, on pouvait deviner les élégances de l'avenir.

--C'est fini, Angèle, cria Prosper du haut de sa meule. C'est solide, cette fois; viens!

Angèle monta bravement à l'assaut, soutenue par Marianne; mais celle-ci avait beau se hausser sur la pointe des pieds, elle ne pouvait amener sa petite amie à portée de la main que lui tendait le jeune homme. Il fallut que le père Béru vînt à son secours, et d'une poussée vigoureuse envoyât l'enfant tomber dans les bras de Prosper.

Les grands chariots chargés de foin défilaient lentement dans la vaste prairie; au-dessus du mouvement joyeux, des chevaux attelés en file qui tiraient patiemment les lourdes machines, au-dessus du bataillon des faneuses, qui, rangées en bon ordre, retournaient l'herbe séchée du bout de leurs fourches de bois, de petits nuages blancs passaient joyeusement dans le ciel bleu, comme des tirailleurs précédant le gros d'une armée.

--Hardi, garçons! cria le père Béru, encore un coup de collier; ce que vous rentrerez aujourd'hui ne sera pas mouillé demain.

Angèle dégringola prestement du haut de la meule. Prosper la suivit, et se dirigea vers la partie du champ où le foin n'était pas encore tassé. Au passage, il s'arrêta près de Marianne, qui avait ramassé un petit panier, et qui semblait faire des préparatifs de départ.

--Vous vous en allez déjà, mademoiselle? dit-il avec un demi-sourire.

Marianne se retourna surprise.

--Pourquoi m'appelez-vous mademoiselle? dit-elle un peu troublée.

Prosper tourna autour de ses doigts un long brin d'herbe encore souple.

--Vous êtes une demoiselle, dit-il.

Marianne ne répondit rien, mais ses yeux s'emplirent soudain de larmes brûlantes, dont elle n'eût pu définir la cause. Prosper la regarda à la dérobée.

--Vous êtes une demoiselle, reprit-il, on ne peut plus se tutoyer, ni s'appeler par son nom...

--C'est très-ridicule, répondit la jeune fille en détournant la tête; qui donc vous a appris cela?

--Votre père disait, avant-hier, que vous n'êtes plus une fillette, j'ai pris cela pour moi, et je crois bien que c'est pour moi qu'il l'avait dit.

Marianne se baissa et cueillit une fleur de camomille oubliée par la faux. Prosper continuait à la regarder de temps à autre avec un peu de trouble.

--Au revoir, mademoiselle Marianne! dit-il en faisant mine de s'éloigner.

--Au revoir! répondit la jeune fille sans lever les yeux. Tout à coup il revint sur ses pas et s'arrêta devant elle. Ils étaient seuls dans cette partie du champ, les autres travailleurs étaient bien loin, séparés d'eux par deux charrettes qu'on chargeait activement; personne ne les regardait, excepté Angèle, qui seule, debout à quelque distance, se dessinait sur la haie verte qui servait de fond à tout le tableau.

--Si vous vouliez, Marianne, dit Prosper en mettant de côté sa politesse empruntée, nous nous dirions Prosper et Marianne pour tout de bon, et pour toujours.

La jeune fille détourna son visage empourpré, mais le jeune homme n'en vit pas moins la rougeur qui s'était répandue jusqu'à son cou.

--Il faut avoir quelqu'un à qui penser, dans la vie, continua-t-il; si vous vouliez penser à moi... je pense à vous tout le jour.

Marianne le regarda. Elle n'était pas très-jolie, mais ses traits respiraient la franchise et la bonté, et ses yeux bruns n'avaient jamais menti.

--Vous êtes riche, Prosper, dit-elle, ou du moins vous le serez, ce qui est la même chose: moi, je n'ai presque rien, juste de quoi vivre dans un bourg comme Beaumont.

--Est-ce que c'est pour l'argent qu'on s'aime? dit Prosper tout d'une haleine.

Lui aussi était franc et honnête; l'ardeur de son jeune sang prêtait à ses paroles un accent ému, bien fait pour convaincre. Est-ce que c'est pour autre chose que pour s'aimer qu'on se recherche et qu'on se marie?

Marianne ne répondit pas.

--Dites? insista Prosper, en se penchant pour voir son visage.

--Nous avons le temps, fit bravement Marianne en le regardant avec franchise. A votre âge, Prosper, on ne sait guère ce qu'on veut. Plus tard vous connaîtrez mieux ce que vous pensez vous-même.

--Croyez-vous que je ne le sache pas maintenant? demanda Prosper, en tirant sur le brin de camomille que tenait la jeune fille; elle résista doucement et recula d'une façon imperceptible.

--Vous le saurez encore mieux plus tard, dit-elle.

--Alors vous me défendez de penser à vous? insista Prosper, plaidant, comme on dit, le faux pour savoir le vrai.

--Non, répondit-elle, et elle s'enfuit en courant du côté où Angèle était restée immobile. D'abord la petite fille avait écouté attentivement la conversation des deux jeunes gens, puis elle avait peu à peu détourné la tête, et s'était mise à ramasser des poignées de foin éparses par-ci par-là sur le champ.

Lorsque Marianne arriva près d'elle, l'enfant la regarda avec une certaine tristesse.

--Rentrons vite à la maison, dit Marianne un peu essoufflée par sa course, un peu troublée par son entretien.

Elle avait pris la main d'Angèle, et elles partirent en courant, vers la maison du père Benoît, afin d'y préparer sans retard le repas de midi.

Lorsqu'elles eurent laissé le champ derrière elles, et qu'elles se furent enfoncées dans un de ces petits chemins où les roues des chariots creusent deux profondes ornières remplies parfois jusqu'au bord par l'eau des pluies de printemps, Angèle dit à sa grande amie:

--Tu te marieras avec Prosper, dis?

Marianne tressaillit: cette pénétration l'effrayait un peu; se pouvait-il que la fillette eût lu dans son âme, alors qu'elle-même avait si grand'peine à déchiffrer ce qui s'y passait?

--Pourquoi penses-tu cela? dit-elle en ralentissant sa marche.

--J'ai bien vu comme il te parlait, et puis il y a longtemps qu'il te regarde.

Marianne ne répondit pas et marcha plus lentement encore, comme si la fatigue de cheminer, jointe à celle de penser, avait été trop pour elle. Tout à coup elle sortit de sa rêverie.

--Dépêchons-nous, dit-elle.

Au même instant l'Angélus tinta.

Les sons égaux de la cloche frappée par le battant retentirent dans l'espace comme un appel, et toute la nature sembla s'arrêter pour écouter. Une fois encore, puis une troisième fois, et la cloche s'ébranla à toute volée, lançant dans l'air sonore la liberté pour tout ce qui, enfermé dans les maisons, attendait l'heure de midi.

Les enfants sortirent de l'école avec un bourdonnement d'abeilles, entrecoupé de cris joyeux. Angèle et son amie se trouvèrent au milieu d'eux, saluées par les exclamations de tout ce petit monde. Disant bonjour à droite et à gauche, elles se hâtèrent de regagner la demeure de Marianne, où elles entrèrent rapidement.

Angèle passait maintenant la plus grande partie de son temps auprès de son amie.

Madame Lagarde se faisait vieille, et le bruit la troublait. Depuis la venue de sa petite-fille, elle avait vieilli singulièrement et très-vite.

Était-ce l'inconcevable disparition de son fils qui avait ainsi soudainement brisé ce corps jusque-là robuste et cet esprit encore actif? Elle avait probablement trop pensé à l'absent; elle s'était trop demandé pourquoi il l'avait quittée sans un mot d'affection; peut-être en avait-elle ressenti au fond de son vieux coeur, qu'elle croyait égoïste, un chagrin profond et incurable.

Elle avait baissé peu à peu, ne répondant plus à ceci; ne se souciant plus de cela; Angèle seule avait le don de ranimer la flamme dans les yeux éteints, et de faire paraître un sourire sur les lèvres rigides. Mais cette tâche était rude pour une enfant pleine de mouvement et de vie. Quand elle avait passé un quart d'heure près de sa grand'mère, celle-ci la regardait avec une douce pitié, posait sa main ridée sur les bouclés blondes et disait avec un soupir de regret:

--Va, ma petite, va voir Marianne; apprends tes leçons et sois bien sage.

Angèle avait passé par l'école, mais elle en était bientôt sortie, n'ayant plus rien à y apprendre. Elle avait le don de retenir vite et pour toujours; lorsqu'elle sut ce que l'institutrice enseignait aux grandes, elle se demanda et demanda aux autres si elle resterait encore trois ou quatre ans sur ces bancs d'école, à regarder les mêmes cartes murales et les mêmes tableaux synoptiques qui n'avaient plus de mystères pour elle.

C'est alors que madame Lagarde avait songé à se faire un appui sérieux de Marianne. Celle-ci avait fait depuis trois ans sa première communion, et dans l'esprit de tout le monde elle avait par conséquent terminé ses études. Le père Benoît lui avait de bric et de broc enseigné bien des choses qu'on n'apprend pas dans les écoles. A eux deux, est-ce que le père et la fille ne pourraient pas donner à Angèle une éducation plus complète que celle des autres enfants de l'école?

Marianne ne demandait pas mieux que de se prêter à tout ce qui retiendrait près d'elle sa petite chérie; à mesure qu'elle avançait en âge, elle s'attachait plus fortement à cette fillette, venue si à propos pour combler le vide que l'absence d'une mère laissait dans sa vie. Elle se sentit mère elle-même, près de la faiblesse de l'innocente enfant.

A peine rentrées dans la maison du père Benoît, les deux fillettes s'affublèrent de grands tabliers, puis Marianne alluma le feu pendant qu'Angèle allait au jardin défouir quelques pommes de terre nouvelles. Elle revint bientôt, son petit panier à la main, et s'occupa activement de peler son butin.

Elles travaillèrent quelque temps en silence, puis Angèle, sans lever les yeux, dit avec hésitation:

--Marianne, à quel âge se marie-t-on ordinairement? Mademoiselle Benoît devint rouge comme une cerise, et souffla avec une véhémence extraordinaire son feu qui fumait sans flamber.

--Dis, Marianne? insista la petite, très-ferrée sur ce principe: qu'en répétant sa question un nombre de fois suffisant, on finit toujours par obtenir une réponse.

--Mais, généralement, entre dix-huit et vingt ans... répondit la jeune fille.

--Les demoiselles?--Et les garçons?

--A tous les âges,--à partir de vingt et un ans, fut la réponse, et le soufflet asthmatique marcha avec un redoublement d'activité.

Angèle réfléchit profondément.

--Alors, dit-elle, tu ne pourrais pas épouser Prosper Damase avant trois ou quatre ans?

--Les enfants ne se marient pas entre eux! répliqua Marianne en quittant l'humble posture où elle se trouvait devant le foyer.

--Ce n'est pas la peine d'être de mauvaise humeur pour cela! fit Angèle avec une petite moue.

Mademoiselle Benoît ne répondit pas, quoique l'observation fût assez brève; elle se sentait en effet moins calme qu'elle n'eût voulu. Le silence recommença dans la salle, coupé par les pétillements du bois, qui s'était enfin décidé à prendre dans la cheminée.

Angèle avait fini de préparer les pommes de terre; elle se leva doucement et s'approcha de son amie, qui mettait le couvert.

--Alors, dit-elle, en posant câlinement sa tête sur l'épaule de Marianne, dans trois ou quatre ans tu ne m'aimeras plus?

Marianne se dégagea avec un sursaut violent.

--Je ne t'aimerai plus? Qu'est-ce que tu me contes là? dit-elle, pendant que ses yeux s'emplissaient de larmes.

--Tu pleures? Oh! pardon! fit Angèle en la serrant de plus belle. Je ne croyais pas te faire de peine, mais moi, cela me fait du chagrin...

Marianne se dégagea une seconde fois, regarda sa petite amie jusqu'au fond de ses yeux bleus, et lui prit les deux mains, la tenant à quelque distance devant elle.

--Écoute-moi bien, Angèle, lui dit-elle si sérieusement qu'elle-même en devint toute pâle, tu es ma petite fille: voilà bien des années, sans que cela paraisse, que je t'aime comme si tu étais à moi;--crois-tu que je puisse cesser de t'aimer?

--Non, dit Angèle, mais tu m'aimeras moins. Marianne resta pensive, sans desserrer son étreinte.

--Je ne t'aimerai pas moins, dit-elle; cela n'a aucun rapport...

--Qu'est-ce qui n'a aucun rapport? insista la curieuse Angèle.

--L'amitié que j'ai pour toi et celle que j'aurais pour... pour celui qui serait mon mari, si je me mariais...

--Oui, répondit la fillette en baissant la tête, mais tu en aimerais un autre que moi.

--Jalouse! demanda Marianne qui sourit en relevant légèrement le menton de son amie pour voir le visage qu'elle cherchait à lui dérober.

--Je ne sais pas, dit celle-ci en fondant en larmes, mais c'est que, vois-tu, Marianne, je n'ai que toi... grand'mère est vieille, elle peut mourir... et je n'ai que toi, que toi!

Les sanglots irrépressibles secouaient la petite poitrine oppressée. La grande fille appuya sur son coeur la tête de la petite et l'y tint serrée.

Elles étaient presque de la même taille, car Angèle avait grandi très-vite, et leurs yeux se trouvaient à peu près au même niveau. Marianne plongea son regard au fond de l'âme de sa petite amie.

--Tu n'as que moi, c'est vrai, dit-elle; mais je suis là... Je ne sais pas pourquoi je me suis donnée à toi comme cela, Angèle... Je crois que c'est venu dès le premier jour que je t'ai vue, et puis le soir où papa a parlé de ma soeur, il m'a semblé que tu étais elle qui serait revenue pour nous consoler... J'aurais été sa petite fille, à elle, puisqu'elle était plus âgée que moi... J'ai souvent pensé que tu ressentais ce que j'aurais ressenti moi-même, si j'avais eu cette amitié de grande soeur plus raisonnable, plus sérieuse. Cela nous fait des devoirs, sais-tu! d'avoir à veiller et à instruire de plus petites que soi! On se corrige de ses défauts.

--Mais toi, tu n'as pas de défauts, murmura Angèle si émue qu'elle pouvait à peine parler.

--Si fait, j'en ai; seulement tu m'aimes assez pour ne pas les voir; nos petites querelles ne t'ont jamais détachés de moi: tu savais bien, n'est-ce pas, que si je te grondais, c'était pour ton bien!

Angèle ne répondit qu'en serrant plus étroitement son amie dans ses bras.

La porte s'ouvrit, et Mélanie apparut sur le seuil.

--Ta grand'mère te demande, dit-elle à l'enfant qui essuya rapidement ses yeux, avec la pudeur d'une émotion vraie.

--Elle n'est pas malade, demanda aussitôt la fillette en regardant la vieille servante d'un air effrayé.

Mélanie haussa les épaules.

--Elle est malade et elle ne l'est pas; que veux-tu que je te dise! Allons, viens, dépêche-toi.

Angèle sortit aussitôt sans regarder derrière elle.




XVII

Madame Lagarde était dans son fauteuil. Elle avait horreur du lit, et son asthme la faisait moins souffrir lorsqu'elle était assise. Depuis que Mélanie était allée chercher sa petite-fille, elle regardait incessamment du côté de la porte avec une sorte d'angoisse.

Enfin Angèle apparut. Dès qu'elle aperçut la vieille femme, elle courut à elle avec un geste tendre et confiant, et s'agenouilla devant elle.

--Te voilà... dit madame Lagarde en appuyant sa main sur lés cheveux blonds... Te voilà... il me semblait que tu ne rentrerais jamais!

--Oh! grand'mère! fit l'enfant avec reproche. Vous vouliez me voir?

--Je voulais te parler, dit la vieille femme avec effort. On ne sait pourquoi, Mélanie, restée debout devant le groupe depuis qu'elle était rentrée, se dirigea vers la cuisine et referma doucement la porte sur elle.

--Parlez, grand'mère, dit Angèle en s'asseyant sur un petit tabouret, aux pieds de madame Lagarde.

C'était sa place ordinaire. Que de fois elle avait appris ses leçons à cette place, levant de temps en temps les yeux sur le tricot de sa grand'mère, dont les aiguilles résonnaient avec un cliquetis métallique!

Il y avait déjà longtemps que madame Lagarde ne tricotait plus guère, car ses doigts étaient devenus paresseux; mais, au moment où Angèle la regardait avec cette admirable expression de confiance qui la rendait irrésistible, la vieille femme se souvint tout à coup des jours passés et sourit faiblement.

--Te rappelles-tu, dit-elle, le temps où tu apprenais à lire?

Angèle hocha vivement la tête; bien des fois, appuyée au genou de la vieille femme, elle avait laissé errer ses yeux bien loin de son livre, en pensant au jardin, qui, l'été prochain, serait encore rempli de grands lys et de papillons.

Le sourire s'effaça rapidement des lèvres de madame Lagarde.

--Écoute, Angèle, dit-elle: te souviens-tu de ton père? Angèle regarda vaguement devant elle, comme si elle pouvait voir dans le passé, et ne répondit pas.

--Si tu le revoyais, le reconnaîtrais-tu? Angèle fit tristement signe que non.

--J'étais si petite! ajouta-t-elle en manière d'excuse.

--Vois-tu, Angèle, reprit la vieille femme, je vais te dire quelque chose qui va te faire de la peine: je crois que tu es ma petite-fille, mais je n'en suis pas sûre. La femme qui t'a apportée ici ne m'a donné aucun papier, rien qui prouvât que tu étais réellement Angèle Lagarde.

--Oh! grand'mèrel s'écria Angèle, fondant en larmes, et moi qui vous aime tant!

La main de la vieille femme pressa plus étroitement la petite tête sur son genou.

--Cela ne m'empêcherait pas de t'aimer: écoute-moi, Angèle, et comprends-moi. Quand même tu ne serais pas la fille de mon fils, quand même tu ne serais qu'une petite étrangère, imposée à ma charité, je ne t'en aimerais pas moins, et tu n'en aurais pas moins été la joie de mes vieux jours.

Elle s'arrêta avec un soupir.

--Ton père doit être mort, reprit-elle, sans cela, j'aurais entendu parler de lui. Il n'aurait pas laissé sa vieille mère pleurer et l'attendre pendant des années. Quand je dis ton père, tu comprends, c'est de Georges Lagarde, mon fils, que je parle.

Elle s'arrêta et regarda le jeune visage tourné vers elle, qui exprimait un poignant mélange de douceur et d'hésitation.

--Tu es bien jeune, reprit la vieille femme, pour qu'on te dise tout cela. Mais qui te le dira, si ce n'est moi? Et maintenant, comprends-moi bien, mieux encore que pour tout le reste. Je t'ai aimée tant que j'ai pu, je t'ai toujours traitée comme si tu étais ma petite-fille. Mais s'il y avait une autre Angèle Lagarde...

Les yeux de l'enfant s'ouvrirent, pleins d'horreur et d'étonnement.

--S'il y avait une autre Angèle Lagarde, répéta la vieille femme, serait-ce juste de te laisser mon petit bien, qui lui appartient naturellement?

Angèle, qui écoutait de toute son âme, fit un signe négatif des plus énergiques.

--Tu te rends bien compte, n'est-ce pas, insista la grand'mère, que mon bien appartient à Angèle Lagarde; si c'est toi, rien de mieux; si ce n'est pas toi, et que la véritable Angèle se présente un jour, qu'est-ce que tu feras?

--Je le lui rendrai! répondit l'enfant sans hésitation.

--Embrasse-moi, dit l'aïeule.

Angèle jeta ses deux bras autour du cou de madame Lagarde, qui la serra étroitement sur son coeur, puis la repoussa doucement pour l'obliger à se rasseoir.

--Comment t'y prendras-tu pour rendre l'héritage? reprit la vieille femme absorbée dans son idée de justice.

Angèle parut fort perplexe; elle n'avait pas la moindre idée de la façon dont un héritage pouvait être rendu, pas plus que de celle dont il pouvait être accepté.

--Vois-tu, reprit madame Lagarde avec un grand effort, c'est le notaire qui te dirait cela. Que ferais-tu, si le notaire venait te dire: Mademoiselle, vous n'êtes pas la véritable Angèle Lagarde; la véritable, c'est moi qui la connais. Dis, ma petite, que ferais-tu?

Angèle resta hésitante une grande minute. Elle ne s'était jamais représenté pareilles circonstances, et se trouvait fort embarrassée. Avec sa droiture d'enfant honnête, elle parla lentement, cherchant une à une les idées dans son jeune cerveau.

--Grand'mère, dit-elle, si c'était la vraie demoiselle, je n'aurais qu'une chose à faire: lui remettre tout ce qu'il y a ici, puisque ce serait à elle, et m'en aller.

L'affection de madame Lagarde se réveilla soudain à ce mot qui lui ouvrait un nouvel abîme de perplexités.

--Et toi, ma pauvre enfant, que deviendrais-tu? s'écria-t-elle avec angoisse.

Angèle répondit vivement:

--Oh! je ne serais pas embarrassée. Marianne ne permettrait pas qu'il m'arrivât rien de mauvais.

La vieille femme attira à elle la tête frisée de la fillette et la tint longtemps serrée sur son coeur.

Que n'eût-elle pas donné pour être certaine que cette enfant tant aimée était bien la fille de son fils, et qu'elle pouvait l'aimer et qu'elle pouvait lui laisser son héritage, sans léser l'autre, la petite abandonnée, l'Angèle possible, qui troublait les songes de ses derniers jours!

--Va me chercher Marianne, dit-elle, après un long silence.

Angèle obéit avec ce mouvement rapide et craintif dès enfants qui redoutent une catastrophe encore ignorée, mais prochaine. Quelques minutes après, elle revint avec mademoiselle Benoit.

--Mademoiselle Marianne, dit la vieille femme, dont la langue s'embarrassait rapidement, cette petite fille-là, vous la voyez, je vous la donne. Vous en aurez bien soin, vous lui apprendrez, comme vous l'avez fait jusqu'ici, tout ce qui est honnête et bon. Vous aurez bien soin qu'elle soit une bonne fille et une honnête fille. Ce n'est pas facile, mais vous savez comment on s'y prend pour être l'une et l'autre...

Marianne écoutait respectueusement avec ses yeux autant que ses oreilles. L'âge et la mort prochaine avaient donné à ce vieux visage une majesté inattendue.

Madame Lagarde attendait une réponse.

La voix de Marianne s'éleva douce et claire.

--Je tâcherai, madame, dit-elle. Comme vous le dites, ce n'est pas facile; mais si je me trompais, il ne manque pas ici de braves et honnêtes gens qui m'aideraient et m'apprendraient où est le droit chemin.

Marianne debout, tenant une de ses mains, ne quittait pas des yeux la grand'mère, dont la face devenait de plus en plus sereine.

--Mon testament est fait en faveur d'Angèle Lagarde, dit la grand'mère d'une voix qui tremblait. Vous l'entendez bien?

Un tel changement se fit soudain dans sa physionomie, que Marianne prit peur et courut à la porte de la cuisine en criant:--Mélanie!

La servante apparut et resta pétrifiée devant ce qu'elle voyait.

Angèle, les yeux dilatés par la crainte et l'étonnement, s'était approchée de la vieille femme et la regardait les mains jointes, avec un geste indicible de prière et de tendresse. La langue de l'aïeule se mouvait de plus en plus difficilement sous l'étreinte de la paralysie. Par un effort suprême elle agita sa main droite dans la direction de l'enfant suppliante.

--Georges, Georges, cria-t-elle, comme elle te ressemble! Ma fille, ma petite...

La main retomba, les mots se glacèrent, le regard seul vivait encore, et contemplait Angèle avec une inexprimable joie.

--Grand'mère! cria la petite fille, en se jetant au cou de l'aïeule.

Celle-ci souriait encore, mais n'entendait plus. Son âme consolée, avant de quitter le corps, avait salué dans l'enfant aimée la fille du fils, la légitime héritière de tous les biens et de tout l'amour.




XVIII

Quelques jours après, Angèle se réveilla sous une impression bien singulière. Les heures de chagrin qu'elle venait de traverser avaient marqué sur elle une empreinte indélébile. Elle avait suivi le cercueil de sa grand'mère avec un retour de cette tristesse morne qui ne se manifestait point par des larmes, et dont Marianne par son amitié l'avait tirée jadis.

C'était la figure de madame Lagarde qui avait appris à Angèle à aimer. C'est vers cette vieille face ridée et bienveillante qu'elle avait tourné son petit visage à elle, en entamant la longue série des pourquoi enfantins. Tout au fond de sa mémoire, la fillette se rappelait encore l'impression de chaleur et de bien-être qu'elle avait ressentie lorsque madame Lagarde lui avait dit: Appelle-moi grand'mère.

C'est donc avec un regret très-sincère, avec le sentiment d'une perte irréparable, qu'Angèle avait pleuré madame Lagarde. Le matin du jour dont nous parlons, c'était pourtant un tout autre sentiment bizarre, mais non douloureux, qui s'empara de la fillette, au moment où elle s'éveilla dans son lit.

Elle était donc propriétaire! Quelle chose étrange que d'être propriétaire quand on n'en a pas l'habitude! et c'est cependant une des choses du monde auxquelles on s'habitue le plus facilement.

Propriétaire: c'est celui qui possède. Angèle possédait donc. Quoi?--Elle n'en savait rien elle-même. Sa première idée,--elle eut le tort de ne pas s'en méfier,--fut d'aller demander à Mélanie en quoi consistaient ses propriétés.

Mélanie en voulait toujours à Angèle. A qui lui eût demandé pourquoi, elle n'eût pu rien répondre. Il y a de ces antipathies irraisonnées, et ce sont généralement les plus tenaces.

Il n'y a point de quoi s'étonner alors, si, à la question d'Angèle:

--Mélanie, qu'est-ce que ma grand'mère m'a laissé? la vieille servante répondit premièrement par un haut-le-corps indigné et secondement par cette phrase plus indignée «encore:

--Mademoiselle, vous devriez avoir honte!

Honte de quoi? Angèle ne comprit pas du tout, et naturellement demanda une explication, ce qui amena sur sa tête innocente une véritable grêle de reproches et de:

--Vous devriez savoir cela sans qu'on vous le dise! Dans son for intérieur Angèle s'était demandé plus d'une fois comment on peut s'y prendre pour savoir les choses que les personnes ne veulent pas vous dire; aussi, avec l'inflexible bon sens de l'enfance, dès que Mélanie prit un temps pour souffler, lui demanda-t-elle:

--Pourquoi est-ce mal de demander en quoi consiste ce qui m'appartient?

Mélanie, horrifiée, leva les bras au ciel et répondit avec aigreur:

--Puisque vous avez tant besoin de vous instruire, mademoiselle, allez chez le notaire, il vous dira tout ce que vous voulez savoir.

Angèle se sentait le coeur gros, et avait plus envie d'aller chez Marianne pour se faire consoler, que chez le notaire pour se faire éclairer. Mais Mélanie avait semblé la mettre au défi, et l'amour-propre de la fillette s'éveillait, avec toutes sortes de susceptibilités jusqu'alors inconnues, provoquées sans doute par sa nouvelle situation de propriétaire.

Sans perdre un moment, elle alla bravement sonner à la porte de maître Cornebu, le notaire, et frappa résolument à la porte du cabinet particulier de maître Cornebu; au mot: Entrez! elle entra.

Le notaire, n'entendant point le bruit des gros souliers, voire des sabots qui accompagnait d'ordinaire ses visiteurs, leva la tête et s'écria:

--C'est toi, gamine? Qu'est-ce qu'il te faut? Angèle fit deux pas en avant, et d'un air fort grave:

--Voulez-vous me dire, s'il vous plaît, maître Cornebu, ce que c'est que d'être propriétaire en général, et ce que ma grand'mère m'a laissé en particulier?

Maître Cornebu ôta ses lunettes pour y voir plus clair, et regarda sa cliente d'un air ébahi.

--Qu'est-ce que tu demandes? fit-il, n'en pouvant croire ses propres oreilles.

Angèle répéta tranquillement sa question.

--Mazette! comme tu y vas! fit le notaire de plus en plus surpris; tu veux savoir comme cela, tout de suite, ce que c'est que l'héritage? Moi qui suis notaire, et depuis trente ans encore, je ne le sais pas toujours; comment veux-tu que je te le dise et que je te le fasse comprendre, petite morveuse!

--Dites-le-moi toujours, fit Angèle avec ce calme qu'elle retrouvait dans les grandes circonstances et qui lui venait on ne sait d'où.

Le notaire la regarda très-attentivement, et vit qu'il ne s'en déferait pas avec une fin de non-recevoir. La fillette était venue pour s'instruire, c'était clair, et aujourd'hui ou demain il faudrait bien finir par répondre à sa question.

--Le propriétaire, dit-il, est celui qui possède.

--Je sais cela, fit gravement Angèle, dites-moi autre chose.

Cette petite parlait à maître Cornebu avec une singulière irrévérence; il était accoutumé à plus d'égards, mais il ne pensa point à s'en formaliser; d'ailleurs Angèle continuait très-gravement:

--On devient propriétaire quand on hérite, n'est-ce pas? J'ai hérité de ma grand'mère, qui avait quelque chose. Dites-moi ce qu'elle avait, et je saurai ce que j'ai.

Maître Cornebu recula son fauteuil et resta les yeux écarquillés.

--Quel âge as-tu? dit-il.

--J'aurai bientôt douze ans, répondit-elle tranquillement.

--Eh bien! fit maître Cornebu, quand tu en auras seulement vingt-cinq, j'espère bien que c'est un autre que moi qui sera chargé de tes affaires, car à celui-là tu donneras certainement du fil à retordre.

Angèle inclina gravement la tête, cette perspective ne lui déplaisait pas.

--Avec tout cela, fit-elle, vous ne me dites point en quoi consiste l'héritage de ma grand'mère.

Maître Cornebu rentra immédiatement dans son rôle officiel. Sans doute la cliente qu'il avait sous les yeux était un étrange échantillon de cliente, et aucun notaire de ses amis n'en avait jamais eu de si petite; mais petite ou non, c'était une cliente: il répondit donc par une énumération de ce qui composait l'héritage de madame Lagarde.

Angèle l'écouta très-posément. Quand il eut fini:

--Qui est-ce qui va s'occuper de tout cela? demanda-t-elle avec un sang-froid imperturbable, car vous comprenez bien, maître Cornebu, que je ne connais pas assez les affaires...

Ici le notaire n'y tint plus et partit d'un si formidable éclat de rire que les dossiers poudreux dont était émaillé le mur de son cabinet en secouèrent leur poussière vénérable tout autour de lui.

--Je crois bien, s'écria-t-il entre deux reprises de rire, que tu n'es pas capable de t'occuper de cela, et que tu ne le sera pas d'ici longtemps; tu as beau être maligne, il faut plus malin que toi, pour être propriétaire en Normandie! C'est moi, ma petite, qui m'occupe de tes intérêts, et j'en rendrai compte à tes deux tuteurs.

Le visage d'Angèle s'éclaira.

--J'ai des tuteurs? dit-elle, des gens qui sont chargés de veiller sur moi? Qui sont-ils?

--Au fait, se dit le notaire, c'est bien le moins qu'elle le sache. Ce sont M. Benoît et le père Béru.

--Ma bonne grand'mère! s'écria Angèle en joignant les mains avec une reconnaissance enfantine, qui acheva de dérouter le notaire: elle a choisi juste ceux que j'aime le mieux dans tout le bourg!

--Parbleu, fit Cornebu, si elle avait fait autrement, ce serait plus difficile à expliquer!

Ramené soudain à la dignité professionnelle, il regarda Angèle d'un air malin et lui dit:

--En sais-tu assez, à présent, pour me laisser tranquille?

--Oh! oui, monsieur, répondit promptement Angèle; maintenant, quand j'aurai envie de savoir quelque chose, je le demanderai à l'un de mes deux tuteurs.

--Je t'engage même, reprit le notaire avec son air narquois, à le demander à tous les deux.

--Pourquoi? fit naïvement Angèle.

--Parce qu'ils ne te diront peut-être pas la même chose, répondit Cornebu en riant sous cape, et alors cela t'instruira.

--Vous vous moquez de moi, répliqua la fillette, mais cela m'est égal! Je vous aimerai bien tout de même.

--Vraiment! fit le notaire ému, pourquoi m'aimeras-tu?

--Parce que je pense bien que vous vous occuperez de mes intérêts pour le mieux; c'est comme cela qu'on dit, n'est-ce pas? Et je vous en aurai de la reconnaissance.

Cornebu resta interdit devant cette enfant qui lui parlait un langage si simple et si sensé.

--C'est comme cela? dit-il. Tu sais que je viens de te donner une consultation!

Angèle le regarda, étonnée, et hocha la tête d'un air affirmatif.

--Une consultation, continua le notaire, cela se paye: viens m'embrasser!

Angèle s'approcha docilement et offrit sa joue au bonhomme qui l'embrassa.

--Va trouver tes tuteurs, dit-il en souriant pour cacher un peu l'émotion qui venait de lui monter aux yeux, il ne savait pourquoi.

Angèle rentra sur-le-champ dans la maison, qui maintenant était la sienne; Mélanie l'attendait sur le seuil d'un air revêche.

--Eh bien, dit-elle, te voilà bien avancée!

--Certainement, répondit Angèle, je sais ce que je voulais savoir.

Le déjeuner fut servi, comme de coutume, dans la cuisine, où les habitants de ces provinces même très-aisés prennent volontiers leurs repas.

Du vivant de madame Lagarde, Mélanie servait la vieille dame et la petite fille qui passaient ensuite dans la salle voisine, puis elle mangeait elle-même avant de remettre son ménage en ordre.

Depuis la mort de la grand'mère, Mélanie de son propre chef avait changé cela.

Elle servait Angèle, et mangeait en même temps en face d'elle, ne se gênant pas pour se réserver les meilleurs morceaux.

Les premiers jours, Angèle absorbée dans son chagrin n'y avait pas pris garde; mais le même sentiment sans doute, qui l'avait poussée à s'enquérir de ses droits, lui inspira l'idée d'observer ce qui se passait autour d'elle.

Elle ne fut pas longtemps à remarquer que Mélanie, tout en la servant, s'arrangeait pour lui donner la plus mauvaise part, et pour se réserver la meilleure, non-seulement à table, mais en toute chose. C'est cette remarque qui lui fit formuler dès le soir même la question suivante:

--Ma grand'mère ne vous a pas laissée dans le besoin, n'est-ce pas, Mélanie?

Jamais bon cheval de bataille, entendant battre le tambour, ne dressa l'oreille avec plus d'énergie que ne le fit Mélanie en cette circonstance.

--Non certes, répondit-elle, est-ce que ça vous fait quelque chose?

--Ça me fait beaucoup, repartit vivement Angèle, qui avait une dose de patience assez considérable, mais rien de trop, comme disent les gens du pays; cela me tire une épine du pied, et je suis bien aise de le savoir.

--Quelle épine? fit Mélanie en prenant un air innocent.

Angèle était bien jeune encore, mais peut-être ses précoces souffrances, et peut-être sa sagacité naturelle, lui avaient enseigné de bonne heure le secret de ne parler qu'à bon escient.

--C'est pour savoir, répondit-elle d'un air aussi innocent que celui de la vieille servante elle-même; on est bien aise de savoir, continua-t-elle, cela m'aurait fait de la peine si ma grand'mère vous avait oubliée.

Elle retourna à son assiette d'un air fort calme, et Mélanie marmotta entre ses dents:

--Si tu avais eu quelques années de plus, les choses ne se seraient peut-être pas aussi bien passées pour moi, mais heureusement, pour le moment, ma fille, tu es hors d'état de me nuire.

Angèle avait fort bien entendu, et si la servante avait regardé plus attentivement, elle aurait vu les yeux de l'enfant jeter un éclair; mais elle était trop peu perspicace et trop peu intelligente pour s'inquiéter de la petite fille; aussi continua-t-elle son manège, sans la moindre vergogne et sans la moindre prudence.

Le lendemain, Mélanie lui prépara ses livres, comme elle le faisait du vivant de madame Lagarde, et lui dit rudement:

--Assez flâné, va-t'en à l'école, chez ta mademoiselle Benoît.

Docilement, Angèle prit ses livres et ses cahiers, et s'en alla chez Marianne.

Elle l'avait bien peu vue les jours précédents, et elles avaient mille choses à se dire; aussi plus d'une heure s'écoula-t-elle avant qu'elles songeassent l'une ou l'autre à aborder la grande question: qu'allait-il advenir d'Angèle?

Le père Benoît rentra juste à point pour s'entendre faire cette question. Le brave homme avait prévu bien des interrogations, mais il n'avait pas songé à celle-là, si bien qu'il resta interloqué. Marianne le regardait d'un air de doute, ce qui n'ajoutait pas peu à sa perplexité.

--Je vous demande cela, dit Angèle de sa petite voix claire, parce que Mélanie me déteste, et pour parler franchement, je ne l'aime pas beaucoup; elle n'a jamais pu me souffrir, je ne sais pas pourquoi. Tant que ma pauvre grand'mère a vécu, Mélanie s'est tenue tranquille, et ses taquineries ne m'ont pas beaucoup dérangée; mais, si elle doit rester avec moi maintenant, je ne serai bientôt plus que son souffre-douleur, et il me semble que ma grand'mère n'aurait pas aimé cela.

Il n'y avait rien à répondre à ce langage sensé; aussi M. Benoît regarda-t-il sa fille d'un air de plus en plus perplexe.

Il restait silencieux, et assez embarrassé, lorsque Marianne eut une idée:

--Allons demander conseil à M. Béru, dit-elle.

Rien de plus naturel: Béru n'était-il pas l'autre tuteur de Marianne? Livres et cahiers furent mis de côté pour ce jour-là, et l'on s'en alla par les sentiers couverts et frais, si bons dans la grande chaleur de juillet, jusqu'à la ferme du père Béru.




XIX

La fille aînée de Béru, Sidonie, était toute seule à la maison quand nos trois amis entrèrent; d'un mouvement régulier, presque machinal, elle battait lentement le beurre dans la vieille baratte noircie par un long usage; sa physionomie était si triste que Benoît lui-même la regarda un instant avant de parler. Il connaissait mieux les plantes que le coeur humain, mais ce qu'il voyait là lui faisait peine.

--Qu'est-ce que tu as? demanda brusquement Marianne, oubliant le motif de sa visite à la vue d'un chagrin plus grand que tout ce qu'elle avait vu jusqu'alors.

Sidonie la regarda, et les larmes, à peine arrêtées sous ses paupières l'instant d'auparavant, recommencèrent à couler.

--Mon père ne veut pas, dit-elle, que j'épouse Michel Auger, et c'est lui que je veux pour mari.

Benoît regarda Marianne, qui écoutait de tous ses yeux.

S'il avait été seul, il aurait certainement trouvé des consolations que la présence de sa fille lui interdisait de formuler; ces petites filles, on ne sait pas! Si la sienne allait un jour se servir contre lui de ce qu'il dirait aujourd'hui à cette fillette dans la peine? Il faut savoir être prudent, quoi qu'il en coûte.

Aussi Benoît, quoique fort touché du chagrin dont il était témoin, n'osa-t-il formuler que de banales consolations.

--Où est le père Béru? demanda-t-il pour sortir d'embarras.

Sidonie indiqua du geste le jardin ou les champs, et continua de pleurer.

--Tiens, Angèle, dit brusquement Benoît, laissons ces jeunesses ensemble.

Ils sortirent, et les jeunes filles restées seules se dirent mille choses, qu'on ne saurait répéter; désespoir de la part de Sidonie, consolation et exhortation à la patience de la part de Marianne... Chose étrange, c'était la plus jeune qui était la plus sage et qui parlait avec plus de raison!

--Tu en prends bien à ton aise! s'écria tout à coup Sidonie. Tu ne sais pas ce que c'est que de s'entendre dire: Tu aimes ce garçon? eh bien tu ne l'épouseras jamais, jamais!

A cette évocation de son avenir sans joies, elle pleura de plus belle, avec un tel épanchement de douleur sincère, que Marianne se reconnut impuissante à l'arrêter.

--Tu ne me dis rien? fit Sidonie, quand elle eut épuisé ses larmes.

Elle se remit à battre le beurre d'un mouvement machinal, pendant que Marianne l'embrassait, ce qui était une réponse.

--Il faut attendre, dit enfin mademoiselle Benoît, bien des choses s'arrangent avec de la patience.

Sidonie secouait la tête d'un air triste.

--Mon père est entêté, dit-elle, je le suis aussi, tout cela ne peut finir que très-mal.

--Tu ne m'as pas dit, fit tout à coup Marianne, pourquoi ton père refuse Michel Auger?

--Je ne sais pas, fit Sidonie avec découragement, en laissant pendre ses mains le long de sa jupe.

Elle se remit aussitôt à battre le beurre avec énergie, car le beurre n'aime pas qu'on ait des distractions pendant que l'on s'occupe de lui.

--Je pense qu'il y aura eu quelque pique autrefois, dit-elle, et maintenant on s'en venge sur nous autres qui n'y sommes pour rien. C'est toujours comme cela.

Marianne réfléchissait.

--Si l'on essayait de savoir? fit-elle.

--Comment veux-tu savoir ce qu'on ne dit à personne? dit Sidonie d'un air lassé.

--On ne sait pas, reprit Marianne, et puis on peut toujours essayer.

--Qui est-ce qui pourra faire cela? demanda Sidonie avec son air chagrin.

--Tu n'as pas songé à Prosper? demanda Marianne dont les joues se couvrirent de rougeur au seul nom du jeune homme.

--Prosper? Non, répondit la jeune fille. Que pourrait-il faire?

--Il pourrait causer avec les deux vieux, sans avoir l'air de rien, et comme il n'est pas bête, il leur ferait dire bien des choses qu'ils ont peut-être bonne envie de garder pour eux.

--Fais comme tu voudras, dit Sidonie, j'ai trop de chagrin pour avoir le courage de m'occuper de quoi que ce soit; Michel a autant de chagrin que moi, et pas plus de force; si tu crois que cela puisse servir à quelque chose... Mais, s'écria-t-elle tout à coup, pourquoi Prosper s'occuperait-il de moi? Je ne lui ai jamais fait bon visage, il ne doit pas avoir envie de me faire plaisir.

--Il est très-bon, dit Marianne en rougissant comme une cerise; pour me faire plaisir, je pense bien qu'il ne refusera pas.

Sidonie jeta sur la jeune fille un regard qui signifiait:

--Toi aussi, te voilà comme moi! Tu t'amasses pour l'avenir une provision de chagrins! Fais comme tu voudras, dit-elle tout haut. Si c'était un secret, ce ne serait pas la même chose; mais Michel, comme un brave garçon qu'il est, n'a pas pensé à se cacher. Il est venu ici tout droit, et il a fait sa demande en honnête homme. Mon père, sans me consulter, lui a répondu devant tout le monde: «Je ne veux pas vous donner ma fille.»

Michel est devenu tout pâle, il m'a regardée, il a regardé mon père, et puis il a dit: Si c'est comme ça, je vous demande bien pardon de vous avoir dérangé», et il est reparti.

--Eh bien? fit Marianne.

--C'était après notre dîner, reprit Sidonie, il pouvait être une heure de l'après-midi; personne n'a rien dit, tout le monde s'en est allé aux champs, je suis restée ici, et je pleure tout le temps. Voilà mon histoire.

Marianne avait écouté d'un air très-sérieux.

--Eh bien, dit-elle, mon avis est qu'il faut laisser passer la mauvaise disposition de ton père. Dans quelques jours, on pourra lui parler.

--Et en attendant, s'écria Sidonie, mon pauvre Michel a du chagrin! Je le plains, s'il en a seulement la moitié autant que moi! Pense donc, Marianne, nous avions l'idée de finir notre vie ensemble, et puis voilà qu'il ne faut plus penser l'un à l'autre!

Les larmes qui s'étaient épuisées reparurent dans ses yeux. Un sourire mystérieux éclaira le visage de Marianne.

--Ne plus penser l'un à l'autre? dit-elle, si vous vous aimez bien, cela me semble difficile.

--Comment sais-tu cela? demanda Sidonie étonnée. Marianne rougit et ne répondit pas.

--Un peu de patience, répéta-t-elle, et puis nous verrons.

--Si, seulement, dit Sidonie, mon pauvre Michel pouvait savoir que j'ai du chagrin pour la façon dont mon père l'a reçu ce matin!

--Il le saura, dit Marianne, ne t'en mets pas en peine. Je m'en retourne auprès de ton père, car je crois que ma petite fille est en train de lui donner du fil à retordre; elle est plus maligne que les vieux, cette gamine-là!

En effet, les tuteurs étaient fort embarrassés.

--Je ne comprends pas, leur disait Angèle, Mélanie me déteste; je ne l'aime pas beaucoup, et nous serons obligées de vivre ensemble jusqu'à ce que nous ne puissions plus nous souffrir l'une l'autre! Ne serait-il pas plus raisonnable de nous séparer tout de suite? Au moins nous ne serions pas fâchées l'une contre l'autre!

Maître Benoît, qui n'était pas un profond philosophe malgré ses connaissances en botanique, regardait Béru d'un air perplexe, et se grattait la nuque, ce qui chez tous les peuples civilisés est un signe non équivoque d'embarras.

Béru, qui était plus philosophe que son ami, quoiqu'il fût moins instruit, répondit avec sagacité:

--Mais, mon enfant, il faut bien vivre avec quelqu'un; à moins d'être des loups, nous sommes tous obligés de supporter nos semblables, qu'ils nous plaisent ou non!

--Je ne dis pas le contraire, rétorqua Angèle déjà finaude, et qui avait appris qu'en ce pays il ne faut point essayer de prendre le taureau par les cornes. Mais si je vivais seule, tout en continuant à prendre mes leçons chez M. Benoît qui est si bon, je ne vois point le mal que cela ferait à âme vivante, et je crois qu'à moi cela me ferait grand bien!

--Toute seule! s'écrièrent en même temps les deux bonshommes.

Maître Benoît, qui était plus expansif, leva les bras au ciel. Marianne regarda attentivement Angèle, et l'idée que cette enfant avait plus de bon sens qu'eux tous lui vint en la voyant si tranquille et si maîtresse d'elle-même.

--Certainement, reprit la fillette, croyez-vous que je ne sois pas capable de m'éveiller toute seule, et de tenir ma maison dans un état de propreté satisfaisant?

Elle disait «ma maison», comme si elle eût été propriétaire toute sa vie.

--Marianne m'a appris à tenir un ménage, continua-t-elle, et je vous assure que cela n'est pas difficile; et puis, dites-moi, mes chers tuteurs, est-ce que vous auriez le courage de me rendre malheureuse, jusqu'à ce que je sois d'âge à me débarrasser de ce qui m'ennuie?

Les deux hommes s'entre-regardèrent; que voulez-vous faire contre une enfant qui vous appelle «chers tuteurs», surtout quand c'est pour la première fois que cette appellation honorifique frappe vos oreilles?

--Mais enfin, fit Benoît plus d'à moitié vaincu, qu'est-ce que nous allons faire de Mélanie?

La partie était gagnée; les deux jeunes filles le sentaient bien; aussi ce fut au moyen de câlineries qu'elles achevèrent de décider les deux tuteurs.

Il fut convenu que l'on demanderait à Mélanie quelles étaient ses intentions pour l'avenir. Marianne avait trouvé ce biais qui, dans sa pensée, devait provoquer de la part de l'irascible servante une rupture immédiate et sans retour. C'est ce qui arriva en effet: lorsque Mélanie, qui avait espéré vivre sans travail dans la maison de sa maîtresse, en tourmentant la jeune héritière autant que faire se pourrait, s'aperçut que ses petits projets seraient quelque peu contrecarrés, la colère la prit, et elle déclara au père Béru qu'elle aimerait mieux mendier son pain sur les routes que de rester un jour de plus dans la maison d'où, sans égards pour ses longs services, on voulait la chasser ignominieusement.

Le père Béru prit très-philosophiquement ce discours, approuva toutes les paroles de la servante grognon, lui affirma qu'en effet rien ne serait plus contraire à sa dignité de demeurer plus longtemps à Beaumont sous les ordres d'une gamine de douze ans; lui assura que sa petite rente, legs de sa maîtresse, serait payée n'importe où; il remmena chez le notaire pour lui faire réitérer cette assurance, puis lui fit remarquer que l'heure de la poste était prochaine, et lui conseilla de faire sa malle.

Mélanie n'avait pas prévu un si prompt dénoûment et se trouva bien un peu penaude d'être si facilement prise au mot; mais son amour-propre était en jeu et ne lui laissait plus d'autres ressources que de faire comme elle l'avait dit.

C'est ainsi que vers quatre heures, pendant qu'on attelait la petite patache jaune, la brave fille prit en pleurant congé d'une demi-douzaine de commères avec lesquelles elle se querellait régulièrement depuis vingt ans, et dont elle disait pis que pendre à toute heure.

Elle fit des adieux fort dignes à Angèle, qui la regardait partir avec une satisfaction mêlée à la fois de tristesse et d'inquiétude, lui prédit que sa vie serait semée de calamités, parce qu'elle était ingrate et sans coeur, ce qui raffermit immédiatement le moral de l'enfant; puis Mélanie monta dans la voiture jaune et s'envola vers d'autres cieux.




XX

--Toute seule, toute seule? Tu n'auras pas peur la nuit? Angèle répondit en secouant d'un air très-brave sa jolie petite tête mutine. Peur! pourquoi? Elle savait qu'il n'y avait d'êtres redoutables que les humains, et elle ne croyait pas qu'une fois Mélanie partie, il se trouvât dans Beaumont et les environs un seul être capable de lui faire de la peine.

Prosper resta accoudé un instant sur la porte partagée en deux, regardant avec curiosité cet intérieur où il n'avait jamais pénétré.

--Tu n'as pas peur des voleurs? dit-il. Angèle éclata de rire.

--Et pourtant, s'il y avait quelqu'un de caché sous ton lit pour t'étrangler la nuit? Tu sais, cela arrive dans les histoires!

--Oui, répliqua finement Angèle, mais cela n'arrive que dans les histoires!

Ils se mirent à rire tous les deux ensemble. Tout à coup Prosper devint sérieux.

--Sais-tu, dit-il, je ne crains pas les voleurs plus que toi: mais si quelque mauvais plaisant s'était caché quelque part pour te faire peur cette nuit?

La figure d'Angèle s'allongea.

--Je n'aimerais pas cela, dit-elle d'un ton décidé.

--Allume une lumière, fit Prosper, nous allons visiter tout du haut en bas, et s'il y a quelqu'un, je saurai bien le faire sortir.

Il jeta à terre le lourd collier de cheval qu'il venait de prendre chez le bourrelier, et entra dans la maison.

Angèle allumait la petite lanterne qui fait partie de tout mobilier campagnard. Bien que la nuit ne fût pas encore tout à fait tombée, une obscurité grise emplissait tous les coins du logis. Dans les angles, derrière les vieux meubles de bois sculpté, tout paraissait noir, et presque redoutable. La maison semblait si grande à cette heure indécise, et Angèle debout contre la cheminée paraissait si petite!

Prosper eut le coeur serré; tout à coup, sans savoir pourquoi, il se rappela le soir où sans pain, sans asile, il avait arrêté maître Béru dans son champ, et il trouva on ne sait quelle analogie bizarre entre la situation actuelle d'Angèle et la sienne alors.

--Je suis prête, dit la fillette en se dirigeant vers l'escalier.

--Attends, dit Prosper; et il ferma la porte à clef derrière lui, afin que personne ne pût entrer pendant qu'il serait en haut; puis il prit la lanterne des mains de l'enfant, et commença avec elle une investigation minutieuse.

Us montèrent l'escalier qui conduisait au premier, puis une sorte d'échelle qui menait dans les greniers. Leurs silhouettes se dessinaient sur les murs blanchis à la chaux, et ils montaient lentement, regardant de tous côtés avec attention. Rien, ni personne dans le vaste grenier, où pendaient, attachées à des ficelles, quelques graines conservées pour la saison prochaine.

La petite lanterne éclairait d'un jet vif un endroit spécial et laissait le reste dans l'obscurité. Ils avaient commencé par rire, et maintenant ils se sentaient pris d'une terreur mystérieuse qu'ils pouvaient vaincre, mais non chasser. De plus en plus silencieux, ils achevèrent leur promenade et redescendirent dans la salle basse, où Angèle, par esprit d'économie, éteignit aussitôt la lanterne. Sur-le-champ, quoique le crépuscule fût plus sombre, tout parut plus clair autour d'eux, et ils retrouvèrent leur gaieté.

--Quel drôle de métier nous venons de faire! dit Angèle en riant; un vrai métier de gendarmes.

Prosper se mit à rire aussi.

--J'ai eu bien peur des gendarmes une fois, dit-il; c'était le jour que maître Béru m'a recueilli, je savais bien que je n'avais rien fait de mal, et j'avais peur tout de même... C'est drôle, n'est-ce pas?

--Oui, c'est drôle, fit Angèle soudain pensive; on peut donc avoir peur quand on ne fait pas de mal?

--Faut croire, dit Prosper devenu rêveur à son tour. Ils restèrent silencieux un moment, puis le jeune homme, comme réveillé d'un rêve, fit tourner dans la serrure la vieille clef résistante.

--Eh bien, dit-il, bonsoir! Je m'en vais tranquille.

--Merci, Prosper, fit Angèle de sa douce voix, je te promets de ne pas avoir peur cette nuit.

Sur le seuil, le jeune homme ramassa le collier de cheval, le chargea sur son épaule, et reprit le chemin de la ferme.

En passant devant la maison du père Benoît, il eut bien envie d'entrer; mais dans la première pièce on ne voyait pas de lumière, et il ne se sentait pas assez hardi pour pénétrer plus loin sans invitation.

Il continua son chemin, pensif, non sans se retourner plus d'une fois, jusqu'à ce que le détour de la route lui cachât la maison de Marianne.

Alors il doubla le pas et se hâta de rentrer au logis.

Sous la hêtrée du père Béru il trouva tout si noir, qu'involontairement sa pensée s'en retourna vers la maison solitaire où Angèle était seule à présent.

--Pauvre petit être, se dit-il, c'est encore si jeune, et cela n'a déjà plus personne dans le monde!

Il était tout proche de la maison, lorsqu'une forme féminine se dressa devant lui.

--Qui va là? demanda-t-il, surpris par la soudaineté de l'apparition.

--C'est moi, Prosper! dit la voix de Marianne, étouffée à dessein: je vous attendais. Mon père m'avait envoyé chercher du beurre,--je n'ai pas voulu rentrer sans vous avoir vu.

--Vous avez quelque chose à me dire? fit-il presque effrayé.

--Oui... C'est pour des gens qui sont dans la peine... Soudain Marianne pensa que c'était bien étrange à elle d'avoir attendu ainsi, la nuit, un jeune homme qui lui faisait la cour, et une rougeur brûlante envahit son visage. Lui-même se trouvait seul avec elle pour la première fois, à cette heure, et se sentait saisi d'une sorte de terreur sacrée. En plein jour, il lui eût pris la main. Sous ces arbres, où tout était noir, il n'osa.

--Reconduisez-moi, fit Marianne dont la voix tremblait un peu; nous causerons en marchant.

--Vous ne voulez pas rester un peu ici, dit-il en hésitant, il fait noir, personne ne nous voit... je ne suis pas souvent seul avec vous, Marianne?...

--Ne me demandez pas cela, répondit-elle d'un ton de prière.

Elle avait fait deux pas, il se rangea docilement à son côté, et ils cheminèrent lentement sous les arbres noirs. Le bout de l'avenue paraissait presque lumineux, par contraste, tant l'obscurité autour d'eux était profonde.

--Sidonie a de la peine, dit Marianne.

--Je le sais; j'étais présent, fit Prosper.

--Michel Auger doit avoir grand chagrin.

--Je l'ai vu tantôt. Il dit que si maître Béru s'obstine, il partira pour l'armée, lui, et ne reviendra jamais au pays.

--Que dit son père?

--Son père a du chagrin, d'autant plus que c'est sa faute. Il a manqué au père Béru, à ce qu'il paraît: c'était pour une question de partage; il a accusé Béru d'avoir arrangé les choses suivant son intérêt;--celui-ci, qui est honnête, lui en veut depuis lors.

--C'est bien dur, soupira Marianne; les enfants n'y sont pour rien, et voilà qu'ils vont souffrir!

Prosper soupira aussi et ne dit rien.

--Pensez-vous qu'on ne puisse rien faire? reprit la jeune fille, enhardie depuis qu'elle ne parlait plus d'elle-même. Vous dites que le vieil Auger a du regret; en aurait-il assez pour faire des excuses à celui qu'il a offensé?

--Je crois bien que oui;--mais Béru est fier, et il n'acceptera pas.

--Il aurait tort! fit Marianne en tournant vers son ami son visage enflammé par une généreuse indignation.

Ils étaient sur la route maintenant, et ils pouvaient se voir à la douce lueur des étoiles.

--Pourtant, dit Prosper, quand on est franc comme l'or et qu'on vous accuse d'être malhonnête, c'est dur, Marianne, et je comprends qu'on garde sa rancune!

--Oui, Prosper, j'en conviens;--mais quand on fait souffrir les autres, pour le soin de sa réputation! Est-ce bien, cela? Voyez-vous, souffrir soi-même, c'est cruel sans doute; mais peut-on avoir le courage de faire souffrir autrui? Je ne sais pas comment sont faits les coeurs des autres, mais je sais bien comment est fait le mien! Si je voyais que ce que j'aime le plus est nécessaire au bonheur d'un autre, si je pensais que je retiens ce qui me plaît et que quelqu'un en pleure, et s'en fait du chagrin à désirer mourir, je vous jure, Prosper, que j'ouvrirais la main en disant:--Tu veux mon bonheur, prends-le! Au moins, si j'ai du mal, que je n'aie pas celui de voir souffrir à cause de moi l'être que j'aime!

--Vous feriez cela, Marianne? dit Prosper ébloui de la pensée d'un tel sacrifice.

--Dieu veuille que je n'aie jamais besoin de le faire, répliqua la jeune fille, car je le ferais! Oh! Prosper! notre plaisir est si peu de chose quand on le regarde à côté du bonheur d'autrui! Voir sourire celle qui pleurait tout à l'heure, renvoyer contents ceux qui sont venus dans la peine, est-ce que ce n'est pas la plus grande des félicités?

--Vous êtes trop bonne pour ce monde! fit le jeune homme avec une légère pointe de dépit.

Elle était vraiment trop détachée de tout, auprès de lui qui n'était encore détaché de rien.

--Non, soupira Marianne, je ne suis pas trop bonne, je tâche de voir ce qui est bien... Prosper, faites ce que je vais vous demander:--Allez demain chez Auger, dites-lui que s'il s'humilie, il ne fera que son devoir, et que les enfants ne doivent pas souffrir par sa faute... Il le comprendra, j'espère.

--J'irai, répondit Prosper; mais le plus dur, ce sera le père Béru...

--Je m'en charge, répliqua Marianne. Et maintenant, il est bien tard, nous voici aux premières maisons... Bonsoir, Prosper.

--Bonsoir, Marianne. Me permettrez-vous de vous embrasser?

Sans fausse honte, elle tendit la joue. Il y mit un baiser et resta devant elle.

--Vous aviez pitié des autres, dit-il. Quand penserez-vous qu'il soit temps de songer à nous?

--Nous avons des années devant nous, répondit-elle avec un sourire un peu triste. Un garçon ne se marie pas avant vingt et un ans... et encore...

--Oh bien! répliqua Prosper avec un peu d'humeur, nous n'en sommes pas là!

--Bonsoir, répéta la jeune fille.

Il lui tendit la main, elle y mit la sienne;--ils se séparèrent aussitôt, à regret,--et, chose étrange, mécontents l'un de l'autre. Elle trouvait qu'il pensait trop à eux-mêmes, et lui se disait qu'elle n'y pensait pas assez.

Dès le lendemain, Marianne s'adressa à Béru. Elle avait mis le père Benoît dans son jeu, et il se tenait près d'elle comme une vaillante arrière-garde prête à donner, dès qu'il verrait le signal.

La lutte fut longue, et la jeune fille eut besoin de renfort.

Tous les arguments qu'inspire une juste colère furent employés par le fermier, et rétorqués par Marianne qui n'en avait qu'un seul: l'amour des jeunes gens et leur chagrin immérité. Enfin, circonvenu, lassé par sa propre résistance, Béru laissa échapper cette concession:

--Si seulement il venait me dire qu'il s'est mal conduit!

Prosper fut un messager rapide. Dès l'aube, il avait aussi joué sa partie avec Auger, mais lui l'avait gagnée. Moins de deux heures après l'imprudente parole de Béru, le vieil Auger entrait à la ferme.

--Vous n'exigez pas, Béru, dit-il, que je m'humilie devant mon fils? Je vous apporte mes excuses: et de plus je vous avoue que la parole n'était pas plutôt dite que je m'en suis repenti; quand je l'ai prononcée, je savais que ce n'était pas vrai, mais j'étais en colère. Je le dirai où et quand vous voudrez, car il ne faut pas avoir honte de se repentir quand on a mal agi.

--Nous n'en parlerons plus, fit Béru en lui tendant la main. Ils avaient longtemps été amis, et leur brouille leur avait coûté à tous les deux plus d'une soirée de regrets cuisants.

A la Noël suivante, Sidonie épousa Michel Auger. Ce furent de grandes réjouissances, où tous les voisins et amis furent conviés. Pendant le repas de noce, le regard de Marianne et celui de Prosper se croisèrent plus d'une fois. Le jeune homme pensait à leur mariage,--elle songeait que c'étaient eux qui étaient cause de celui qu'on célébrait. Depuis ce temps-là ils eurent beau s'aimer, il y avait entre eux quelque chose...

--Elle ne m'aime pas assez, pensait Prosper. Il se trompait. Elle l'aimait plus qu'elle-même,--mais il ne pouvait pas le comprendre.




XXI

Quelques années s'écoulèrent encore, puis Prosper Damase fut appelé près de sa belle-mère, afin d'assister à une grande consultation que celle-ci voulait faire, afin de décider de la carrière qu'il voudrait embrasser.

Elle avait fini par se rendre à la raison et à la légalité. Peut-être aussi rendait-elle involontairement justice à la fermeté du caractère de ce beau garçon qui ne s'était jamais démenti, qui avait inflexiblement suivi la même ligne de conduite depuis qu'il s'était échappé du collège.

Le tuteur était présent, Béru accompagnait son élève, le notaire de la famille fut aussi convoqué, et Prosper apprit pour la première fois qu'il serait sinon un riche propriétaire, au moins un homme fort aisé, et que sa fortune le mettrait à même de choisir le genre d'existence qui lui conviendrait le mieux.

Le jeune homme n'en parut point saisi. Il ne cherchait pas à cacher ses impressions, mais tout heureux qu'il fût de se savoir bientôt maître de lui-même et de biens considérables, il avait assez de raison pour comprendre qu'à son âge on est encore incapable de se diriger. La surprise de ceux qui étaient présents fut grande lorsqu'ils l'entendirent parler.

--Puisque j'ai du temps et de l'argent devant moi, dit-il, je vais entrer dans une école d'agriculture où j'apprendrai ce que j'ignore. J'ai vécu de la vie d'un cultivateur, c'était bien parce que je me croyais pauvre; puisque je serai riche, il faut que je m'occupe un peu de mon instruction. Si j'ai un bon numéro, je travaillerai trois ou quatre ans avant de m'établir chez moi; si j'ai un mauvais numéro lors du tirage au sort...

--Eh bien, et les remplaçants? s'écria madame Damase. Tu n'es pas assez riche pour t'en payer un?

Prosper regarda sa belle-mère avec plus de compassion que de colère.

--Sans vous offenser, ma mère, lui dit-il, je comprendrais ce langage si j'étais votre fils. Étant donné que je ne le suis point, je ne le comprends plus. Il est vrai qu'avec de l'argent on peut se faire remplacer,--il n'en sera pas toujours ainsi, je l'espère.--Mais si j'étais désigné comme soldat, je ferais mon temps de service comme un autre, et je ne croirais pas ce temps-là mal employé.

Béru approuva de la tête. L'oncle et le notaire n'y entendaient goutte. Après tout, un jeune homme qui a de la fortune peut se passer sa fantaisie, n'est-il pas vrai? On laissa dire Prosper, qui convint d'entrer quelques semaines plus tard à l'école d'agriculture la plus rapprochée, afin de mieux profiter de ce qu'il apprendrait relativement au sol de la province,--et aussi pour pouvoir revenir plus souvent voir ses amis.

Lorsqu'elle apprit ces nouvelles, Marianne ne fut pas trop contente. Elle eût préféré Prosper sans fortune. Il lui semblait que la situation du jeune homme ne cadrait plus du tout avec la sienne, et qu'ils étaient moralement séparés. Si au moins il était resté près d'elle!...

Mais elle comprenait bien la sagesse de sa résolution.--Peut-être, dans le fond de son coeur, l'eût-elle désiré moins sage... A force de se montrer raisonnablement prudente, aurait-elle éloigné d'elle ce jeune homme qu'elle aimait?

Il se chargea lui-même de la rassurer.

C'était à la saison où les feuilles commencent à tomber, mais où tout est encore plein de force et de vie. La sève d'août montait au bout des branches roussies, et s'épanchait dans des touffes de feuillage d'un vert tendre, qui donnaient aux vieux arbres un renouveau de jeunesse et de joie.

Ce jour-là, Marianne et Angèle avaient été invitées par la mère Béru à ce que l'on appelle une partie de crêpes.

Les crêpes réussirent à merveille; celles de la mère Béru étaient croustillantes et dorées à plaisir; celles de Marianne, un peu épaisses, étaient plus fermes et plus nourrissantes; Angèle voulut essayer ses talents, et prit à son tour la queue du métier. A l'inexprimable joie des enfants Béru, elle n'arriva qu'à faire sauter les crêpes dans la cendre.

--Tu n'es pas une fameuse cuisinière! s'écria Prosper, qui la regardait d'un air amusé.

--Fais donc mieux, s'écria Angèle, piquée dans son amour-propre.

--Je ne m'en mêle pas, riposta le jeune homme, je ne fais que ce que je sais faire.

--Alors tu n'apprendras pas grand'chose, répliqua vertement la fillette au milieu des rires de la joyeuse bande.

Un peu piqué, Prosper alla s'asseoir près de Marianne, mais il ne lui dit rien, et elle ne sembla pas prendre garde à sa présence.

Lorsque les enfants eurent mangé la dernière crêpe, non sans contempler d'un oeil de regret la grande jatte de faïence mise à sec, madame Béru leur dit:

--Allons, mioches, détalez, que je range tout cela. Toute la bande s'éparpilla dans le jardin et dans les clos, avec des cris et des rires, sans qu'on sache comment Marianne et Prosper se trouvèrent seuls le long d'une grande haie tapissée de fraisiers sauvages.

Les feuilles des fraisiers étaient devenues toutes rouges et faisaient un revêtement de pourpre aux vieux talus.

La marche des deux jeunes gens se ralentissait de plus en plus; ils ne se disaient rien pourtant, mais ils sentaient qu'ils avaient quelque chose à se dire.

--Asseyons-nous ici, dit Prosper, en indiquant un endroit dans le talus qui avait l'air d'un banc de gazon.

--Je veux bien, dit Marianne.

Ils s'assirent pas trop près l'un de l'autre, assez pourtant pour se toucher la main sans effort s'ils s'avançaient l'un vers l'autre.

--Je vais m'en aller la semaine prochaine, dit Prosper.

Marianne inclina la tête sans répondre.

--Êtes-vous toujours disposée de même, Marianne? La jeune fille leva les yeux comme pour l'interroger. Il reprit:

--Voulez-vous m'attendre jusqu'à ce que je revienne pour tout de bon? Cela durera plusieurs années. Aurez-vous la patience?

--Attendre n'est pas difficile, répondit Marianne à voix basse.

--Et si l'on vous fait la cour? Si d'autres vous demandent?

--Il n'y a pas grand danger, répondit la jeune fille avec un sourire grave. On ne courtise que les filles qui veulent être courtisées. Il y a longtemps que tout le monde sait bien que je ne veux pas de galants.

--Et si vous changiez d'avis? demanda le jeune homme en arrachant une longue tige de fraisier qu'il enroula autour de ses doigts.

La feuille de pourpre ailée allait et venait sur sa poitrine comme un papillon; Marianne la suivait du regard.

--Je ne changerai pas d'avis, répéta tranquillement la jeune fille; je ne reprends pas ce que j'ai donné. Depuis trois ans vous m'avez demandé de vous attendre, et je vous attends; il faut vous attendre encore? je vous attendrai. Mais écoutez bien une chose, Prosper: je ne vous la dis pas pour vous affliger, mais j'y ai beaucoup pensé, et cela m'a parfois empêchée de dormir. Lorsque vous vous êtes engagé à moi, vous étiez trop jeune. Dans trois ans vous serez à peine un homme, et moi, je serai déjà une vieille fille. Vous ne connaissez rien du monde ni de la société, vous changerez peut-être d'avis... si cela arrivait, Prosper, je ne vous en ferais pas un crime.

Sa voix tremblait légèrement en prononçant ces derniers mots, mais le regard qu'elle leva sur le jeune homme était honnête et ferme.

--Changer! s'écria Prosper, quelle idée! Où trouverai-je jamais une femme qui vaille ma Marianne, si bonne, si courageuse, prompte au travail et dévouée?... Changer! Marianne reprit d'un ton plus ferme:

--On change avec les années, et parfois ce n'est ni la faute de ceux qui sont partis, ni la faute de ceux qui sont restés. Je voulais vous dire, Prosper, que je vous demande de ne pas vous faire de chagrin à cause de moi, jamais, vous entendez? Je vous aimerais bien mal, si je ne vous aimais pas assez pour vous permettre d'être heureux à votre guise.

Prosper saisit la main de la jeune fille et la serra fortement.

--Vous êtes brave, lui dit-il en cachant son émotion sous un demi-sourire. Je vous reviendrai tel que je pars, et vous pouvez m'attendre sans crainte. Vous m'écrirez, n'est-ce pas? Vous me donnerez des nouvelles de vous, du pays, de tout ce que je quitte.

Il avait beau être courageux, sa voix s'altéra.

Depuis six ans qu'il était arrivé là, pauvre et vagabond, poussé par un immense amour de la vie des champs, ces moissons, ce ruisseau, ces prairies s'étaient emparés de toutes les fibres sensibles de son coeur. Certes il aimait Marianne, mais il aimait aussi la ferme, et qui sait si au loin il ne se souviendrait pas autant de ce cadre aimé, que de la douce figure qu'il entourait?

Les voix des enfants se faisaient entendre dans le clos voisin, dont la haie seulement les séparait.

--Alors c'est adieu? dit Prosper, en se penchant vers Marianne.

--C'est au revoir! dit-elle avec le sourire tranquille qui donnait tant de charme à sa physionomie. Il l'embrassa sur une joue, puis sur l'autre, et ils restèrent très-sérieux, très-émus, comme si c'était un acte important de leur destinée. Puis la bande des enfants se montra sur la crête du talus, et ils dévalèrent tous dans le clos; Angèle venait la dernière, comme si elle eût voulu protester contre cette irruption dans un lieu consacré à la causerie de ses amis.

Elle leva les yeux sur eux avec un regard plein de choses tendres et sérieuses. Depuis trois ans elle avait été leur compagne dans plus d'une promenade. Tranquille et discrète, elle avait marché près d'eux, elle sans chercher à savoir ce qu'ils disaient, eux ne songeant pas à le cacher.

Ces entretiens où il n'était pas question d'amour, mais seulement de vie en commun, de travaux partagés, de peines consolées, avaient peut-être mûri la fillette avant le temps, mais à coup sûr ils n'avaient eu aucune influence fâcheuse sur elle.

Elle savait que c'était l'amour qui donnait tant de charmes à l'entretien de ces jeunes gens, mais l'amour ainsi présenté était une chose grave et sacrée, sans périls, presque sans mystère, puisqu'ils parlaient librement devant elle. Elle n'ignorait pas qu'ils n'en parlaient point devant les autres, et elle leur savait gré de cette confiance. Jamais Marianne ne lui avait recommandé le silence, jamais elle n'avait parlé de cela à personne.

Ils revinrent tous ensemble vers la ferme, à travers les grands clos, où l'herbe jaunissait, où les sources étaient taries. Quand ils arrivèrent sous la hêtrée, il était déjà tard, la nuit tombait. Marianne et Angèle parlèrent de s'en retourner. Lorsqu'elles eurent pris congé de la mère Béru, Prosper voulut les accompagner et reprit avec elles le chemin du bourg. Il marchait près de Marianne, sans la toucher, et celle-ci tenait la main de sa petite amie. Ils ne se disaient rien, mais leur coeur était plein à déborder. Arrivés devant la maison de M. Benoît, ils s'arrêtèrent.

--Bonsoir, dit Prosper, et il se pencha vers la joue de Marianne, où il mit un baiser.

--Bon voyage! dit tout à coup la voix délicieuse d'Angèle; tu t'en vas, Prosper? Je ne t'ai rien dit, mais cela me fait de la peine. Je te prie de songer quelquefois à moi, quand tu seras là-bas, et moi je parlerai de toi avec Marianne.

Tout à coup, sans qu'il sût pourquoi, le jeune homme se sentit ému de ces paroles; son imagination lui représenta brusquement Angèle toute seule dans la grande maison de sa grand'mère, telle qu'il l'avait vue, si brave et si petite, le soir qu'ils avaient fait ensemble cette fameuse visite domiciliaire à la lanterne.

--Merci, mon enfant, dit-il, je ne t'oublierai pas, et je te remercie de penser à moi.

Il quitta les jeunes filles et rentra à la ferme par le plus long chemin.

Trois jours après, de grand matin, comme le soleil éclairait à peine le faite des maisons de Beaumont, Prosper sortit de la ferme, un petit paquet à la main, et laissa retomber derrière lui la lourde barrière. Il se souvint des gendarmes qu'il avait vus le premier matin qui avait suivi son arrivée, et ne put retenir un sourire devant la gendarmerie. Les gendarmes avaient changé depuis ce temps, mais la gendarmerie était toujours la même, car les hommes passent et les maisons restent.




XXII

Il faisait horriblement chaud ce soir-là sur le boulevard Montmartre.

Cervin était assis devant une petite table, et dégustait son bock d'un air dégoûté. La vie ne lui souriait pas; depuis quelque temps, tout allait mal. Il avait affaire à des créanciers ennuyeux qui voulaient à toute force avoir de l'argent. Quelle prétention ridicule!

Tout homme, dit un proverbe anglais, a quelque part, dans un endroit secret, un cadavre caché qu'il craint de voir découvrir: le cadavre de Cervin, c'était l'argent de Georges Lagarde, destiné à subvenir aux besoins d'Angèle, et si facilement dépensé par lui.

Il avait beau l'oublier pendant quelque temps, le cadavre entêté persistait à revenir au jour comme un noyé sur l'eau. Vainement il entassait par-dessus les souvenirs de toute espèce qui s'étaient accumulés pendant les dix dernières années, sa mémoire parfaite et cruelle ramenait impitoyablement devant lui le nom d'Angèle, la rue qu'elle habitait, l'étroit logement où demeurait la femme au chapeau à plumes, et souvent il lui arrivait dans ses courses de se retourner vivement en passant auprès d'une fillette toute petite qui ressemblait à l'enfant; il haussait ensuite les épaules en se disant:

--Suis-je bête! si elle vit toujours, à présent c'est une demoiselle.

Il se rappelait aussi la mère d'Angèle, la jolie madame Lagarde, si frivole, si coquette, peut-être si perverse.

Et maintenant que Georges était mort, car il était bien mort, cette femme apparaissait dans ses souvenirs comme l'incarnation de tout ce qui est joli, fragile et nuisible.

Pourtant elle devait avoir aussi changé, celle-là, depuis dix ans?

Pendant qu'il faisait ses réflexions, il vit passer à quelques pas de lui, sur le boulevard, une femme vêtue avec une certaine élégance simple et dont la tournure évoqua quelque chose dans le fond de ses souvenirs. Était-ce qu'il était hanté par l'image de Marie Lagarde, ou bien cette femme lui ressemblait-elle réellement à s'y méprendre?

La femme s'était éloignée pendant que Cervin faisait ces réflexions; elle revint au bout d'un instant, s'assit d'un air lassé à une petite table vacante, demanda un bock et le but avec avidité, après quoi elle resta pensive, les yeux perdus dans le vague, au milieu du brouhaha des voitures et du va-et-vient des passants.

Évidemment, à cette heure tumultueuse du boulevard, elle revoyait en elle-même quelque chose d'oublié depuis bien longtemps, et le regrettait peut-être.

Cervin la regardait de plus en plus attentivement, et à présent qu'il la voyait de près, il commençait à douter de ce qui lui avait paru si sûr. Au moment où il se disait qu'il s'était trompé, cette femme tourna en plein vers lui son visage triste et fatigué, et il reconnut près des brides du chapeau, sur la joue, un petit signe qui donnait à la physionomie de madame Lagarde une grâce particulière, et qu'au temps de ses jeunes amours Georges appelait en riant: une mouche dans du lait.

Cervin n'y tint plus: était-ce la crainte de voir s'envoler sans lui avoir dit un mot, ce souvenir d'un temps où il était plus jeune et peut-être meilleur, ou bien un vague scrupule d'honnêteté qui lui faisait désirer de renouer la chaîne rompue et de retrouver l'enfant si complètement perdue dans le gouffre parisien?

Quel que fût le motif qui le poussât, il approcha sa chaise et dit doucement:

--Madame Marie Lagarde?

La jeune femme tressaillit. Qu'il y avait longtemps qu'elle ne s'était entendu appeler de ce nom! Elle ne reconnut pas Cervin sur-le-champ, quoiqu'il eût peut-être moins changé qu'elle; elle resta interdite, hésitante, cherchant dans sa mémoire.

--Vous ne vous rappelez pas Cervin? dit-il à demi-voix.

Elle sourit faiblement et rougit en même temps. Celui-là l'avait connue lorsqu'elle était heureuse...

--Il y a longtemps qu'on ne s'est vu, dit alors Cervin. Elle fit un geste vague; une question qu'elle n'osait faire lui brûlait les lèvres.

--Et cela va bien? dit bêtement Cervin à court de conversation.

--Oui, fit-elle, cela ne va pas mal.

Quelqu'un se leva à l'une des tables placées derrière eux. Avec un mouvement d'effroi elle se retourna comme si elle avait peur de voir surgir près d'elle quelque ombre menaçante. Ils échangèrent quelques paroles banales, mais madame Lagarde, visiblement préoccupée, semblait avoir envie de s'en aller.

--Qu'est-ce que vous avez donc? lui dit Cervin, voyant qu'il n'en pouvait tirer que des monosyllabes.

Elle hésita encore et pâlit un peu plus, puis avec un effort visible elle demanda:

--Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu mon mari? Cervin tressaillit à son tour et la regarda avec le même effroi qu'elle avait témoigné tout à l'heure.

--Mon mari, répéta-t-elle avec une sorte d'impatience nerveuse, Georges Lagarde. Y a-t-il longtemps que vous ne l'avez vu?

--Comment, balbutia Cervin, vous ne savez pas? Il y a dix ans qu'il est mort.

--Ah! fit-elle, et elle se recula imperceptiblement. L'image de ce mort brusquement évoquée entre eux interdisait la familiarité commençante. Après un instant de silence, elle reprit à voix basse:

--Vous en êtes sûr?

--Sûr? On n'est jamais sûr qu'un homme est mort tant qu'on ne l'a pas vu enterrer; il a été porté pour mort, et jamais personne ne l'a revu. Voilà tout ce que je peux vous dire.

--Ah! fit encore madame Lagarde, qui semblait avoir peine à parler.

Son visage encore charmant, quoique bien fatigué, se contracta douloureusement. Était-ce du regret, de la crainte, de l'impatience? Elle n'en savait rien elle-même.

--Et vous, que devenez-vous? dit machinalement Cervin.

--Moi? fit-elle, rien!

Il la regarda avec une certaine pitié. Rien en effet ou si peu de chose! Au bout d'un instant, elle reprit:

--Je suis très-fatiguée, depuis plusieurs nuits je n'ai pas dormi.

Elle poussa un léger soupir, et regarda les voitures qui passaient sur le boulevard comme si elle voulait les reconnaître. Cervin se sentit tout à coup pris d'une sorte de compassion. Elle était si gaie autrefois, si jolie, si amusante!

--Avez-vous de l'argent? lui demanda-t-il.

--Un peu, répondit-elle, demain je chercherai de l'ouvrage.

Après un instant de silence, elle ajouta:

--Je n'aime pas à travailler. Puis elle regarda le bout de sa bottine, d'un air de dépit concentré.

Cervin la contemplait, songeant avec quelque amertume à mille choses du temps passé, quand tout à coup sa vieille préoccupation lui revint en mémoire.

--Et votre fille, s'écria-t-il, la petite Angèle, qu'est-ce qu'elle est devenue?

--Angèle? murmura madame Lagarde, qui rougit de plus belle; je ne sais pas.

--Mais enfin, s'écria Cervin presque exaspéré, elle est pourtant devenue quelque chose, cette petite! Il faut qu'on la retrouve!

--Elle est donc perdue? demanda la jeune femme, avec un certain mouvement d'émotion.

Cervin lui raconta alors le peu qu'il savait.

--Si je savais où elle est, avoua-t-il en finissant son récit, je serais certainement moins tourmenté.

Madame Lagarde réfléchissait et cherchait dans ses souvenirs.

--On a dû la conduire chez sa grand'mère, dit-elle, la mère de mon mari. Elle n'y aura pas été malheureuse.

--S'il y avait une grand'mère... murmura Cervin avec un soupir de soulagement.

--Elle me détestait, dit la jeune femme.

Cervin se dit en lui-même que ce n'était pas étonnant, mais il garda cette réflexion pour lui.

--Racontez-moi ce que vous savez de la mort du père, dit la jeune femme.

Cervin lui dit ce qu'il savait, c'est-à-dire pas grand'chose. Elle l'écoutait avec une attention fiévreuse.

--Qu'était-il allé faire en Amérique? demanda-t-elle.

--Courir après quelqu'un qui lui devait de l'argent et qui ne voulait pas le payer. C'était tout ce que Cervin se rappelait de cette époque déjà ancienne.

--Ah! oui, murmura madame Lagarde, le fameux argent.

Tout à coup elle se dressa, et regardant son interlocuteur dans les yeux:

--Eh bien! l'avait-il retrouvé? demanda-t-elle avec une énergie singulière.

--Il me semble que oui, répondit Cervin, dont les souvenirs se réveillaient peu à peu.

--Qu'est-ce qu'il est devenu, cet argent? demanda la mère d'Angèle, revenue soudain active et presque menaçante.

--Je n'en sais rien, dit Cervin, soudain effrayé; c'est son notaire de là-bas qui doit le savoir.

La jeune femme chercha dans ses souvenirs.

--Son notaire, son notaire! murmura-t-elle fiévreusement, je savais son nom, je l'ai oublié. Vous devez le savoir, vous? Il vous l'a dit, bien sûr; tâchez donc de vous le rappeler. Voyons, faites un effort, cherchez donc!

Ce n'était plus la femme de tout à l'heure lasse et ennuyée; à l'idée de l'argent, elle avait retrouvé de la vigueur et de l'énergie. Instinctivement Cervin regretta de l'avoir rencontrée et de lui en avoir trop dit.

--Ce nom, murmurait-elle, il faudra pourtant que je le retrouve! Ah! j'y suis, c'était... Elle s'arrêta court, et regarda Cervin d'un air méfiant.

--Avez-vous de l'argent? lui dit-elle brusquement.

--Pas beaucoup, répondit-il en toute franchise.

--Il m'en faut, tout de suite ou demain. Il m'en faut beaucoup, je vous le rendrai, avec les intérêts. Vous qui êtes agent d'affaires ou placier, quelque chose comme cela, vous devez savoir où l'on trouve de l'argent! Vous connaissez des gens qui en ont à dix pour cent, dites? ou même davantage, pour peu de temps... Il s'agit d'une fortune, voyez-vous. Georges doit avoir laissé une fortune, sans cela il ne serait pas revenu si vite; quand cela ne va pas, les affaires, cela traîne longtemps. Quand on revient tout de suite, c'est qu'on a trouvé ce qu'on cherchait. Vous devez bien le savoir, c'est toujours comme cela...

Elle parlait avec volubilité; tout à l'heure elle avait l'air d'une branche fanée; maintenant qu'elle s'était redressée, et que ses yeux brillaient, elle avait plutôt l'air d'un animal carnassier en quête du gibier.

Cervin avait vu bien des choses dans sa vie et bien des gens, mais il n'avait jamais éprouvé une impression semblable à celle que lui donnait la transformation subite de cette femme.

Et de l'enfant dans tout cela il n'était pas question.

--Je ne sais pas, dit-il; se procurer de l'argent, c'est toujours difficile, on peut essayer...

--Il ne s'agit pas d'essayer, reprit-elle avec vivacité: il faut de l'argent pour commencer tout de suite: peu de chose si vous voulez; cent francs, par exemple... mais cela, il le faudrait demain matin... Vous n'avez pas cent francs sur vous?...

Non, Cervin n'avait pas cent francs sur lui, et il les aurait eus qu'il ne les eût pas donnés. Tout à coup il s'avisa d'une réflexion.

--Et votre fille? dit-il.

--Ma fille, dit-elle, certainement, la pauvre enfant! il faudra tâcher de la retrouver.

Après un instant de silence, elle ajouta:

--Georges et moi nous étions mariés sous le régime de la communauté.

--Je comprends, pensa Cervin: pourvu que nous retrouvions l'héritage, peu importe de retrouver l'enfant.

Elle se leva d'un air inquiet et pressé.

--Où demeurez-vous? dit-elle.

Cervin indiqua son adresse: une vilaine rue, un vilain quartier, un vilain hôtel garni.

--C'est bien, dit-elle, j'irai vous voir demain, tâchez d'avoir trouvé l'argent.

Cervin avait bonne envie d'ajouter quelque chose, mais elle n'avait peut-être pas envie de l'entendre. Elle salua d'un petit signe de tête qui ne manquait pas d'une certaine correction, et s'en alla dans la direction du faubourg Montmartre.

Cervin se dirigea du côté opposé, en méditant d'un air sérieux: quelque chose qu'il ne pouvait définir s'agitait en lui; il revoyait le visage de Georges Lagarde lui faisant ses adieux; il se rappelait l'étreinte fiévreuse de sa main, pendant que son pauvre père lui disait:

--Soigne bien Angèle, fais bien attention à Angèle, donne-nous souvent de ses nouvelles, je compte sur toi, tu sais? l'enfant n'a plus que toi, pendant que je serai là-bas!

Il avait singulièrement rempli son mandat, ce brave Cervin; il n'était pas méchant cependant; mais, parmi ceux qui font le mal, ceux qui sont méchants sont rares, ceux qui sont faibles sont nombreux.

L'heure s'avançait, les voitures qui sillonnent bruyamment Paris après la sortie des théâtres commençaient à devenir rares, et l'air était presque frais. Il s'arrêta au bord de la Seine, et s'accouda sur le parapet. On ne sait pourquoi rien ne porte à la méditation comme de regarder couler l'eau.

--Au bout du compte, se dit-il après qu'un travail obscur se fut fait dans son esprit, je dois mille francs à la succession de mon ami. Ces mille francs, personne ne me les réclamera jamais; pour moi, je ne suis pas très-tranquille, je devrais faire quelque chose...

Il s'arrêta plus perplexe encore. Quelque chose... en quoi consiste quelque chose? Où s'arrête quelque chose? C'est à ce cas de conscience épineux que s'accroche la laine de bien des agneaux condamnés par la suite à devenir des brebis galeuses.

Fallait-il donner cet argent par à-compte, car pour la totalité il n'en était point question, bien entendu, à madame Lagarde, pour l'aider à retrouver l'héritage de Georges, ou bien fallait-il s'en servir pour essayer de retrouver Angèle?...

Pauvre petite Angèle, Cervin la revoyait encore avec ses cheveux ébouriffés et ses yeux bleus qui riaient toujours.

--Évidemment, se dit Cervin, l'intérêt de la maman n'est pas de retrouver l'enfant; il est simplement de retrouver le notaire, à moins que...

Ici, Cervin cessa de regarder couler l'eau, et leva les yeux plus haut; devant lui était le palais de justice, qui profilait sa silhouette noire sur le ciel à demi clair.

--A moins que Georges n'ait fait un testament, conclut-il, et s'il a fait son testament, ça ne doit pas être en faveur de sa femme.

Il quitta la place où il s'était accoudé et marcha en suivant le fil de l'eau. Il semblait à ce bon garçon, honnête au fond, malhonnête par occasion, que l'air frais et la solitude lui inspiraient des pensées plus saines, plus généreuses, plus près de ce qui est beau et vrai.

--Il faudrait savoir, se disait-il en marchant, mais madame Lagarde ne dira jamais ce qu'elle a intérêt à cacher; il faudrait savoir en faveur de qui est fait le testament ou s'il n'y a pas de testament. Si la petite fille est quelque part honnête et bien élevée, ce serait grand dommage de l'aider à rencontrer sa mère... drôle de mère et drôle de femme!... Où donc demeurait la grand'mère?... A Beaumont! s'écria-t-il tout à coup, en se frappant le front, oui, Beaumont, c'est cela! Moi qui ai tant cherché! Est-ce drôle qu'on oublie ainsi pendant des années, et puis qu'on se rappelle au moment où l'on y pense le moins! Si j'avais trouvé il y a dix ans...

Ici il se perdit dans des réflexions rétrospectives trop profondes pour qu'il pût facilement s'y reconnaître. Cervin était un homme qui ne savait nager qu'autant qu'il avait de pied; loin du bord il perdait la tête et se sentait obligé de revenir, de peur de se noyer.

--Beaumont! c'est bien cela, je me rappelle aussi le département. La vieille femme est peut-être morte depuis le temps! Et puis il faudrait encore prouver que Georges n'existe plus, car enfin on n'a jamais vu un notaire vous mettre en possession de l'héritage d'un vivant.

Il reprit à petits pas le chemin de sa demeure, et se coucha par là-dessus avec un certain contentement de soi-même, trouvant comme Titus, dont il avait oublié le nom et l'histoire, qu'il n'avait pas perdu sa journée.

Il s'endormit et dans ses rêves vit passer cent figures confuses, parmi lesquelles revenait infatigable celle de Georges Lagarde, gai et souriant comme aux bons jours d'autrefois. Vers quatre heures du matin, il s'éveilla en sursaut sous la pression d'une idée tellement impérieuse que son sommeil en était troublé.

--Il y a un endroit, se dit-il tout haut, tant il était obsédé par sa pensée, il y a un endroit où l'on sait les nouvelles des navires perdus; c'est peut-être au ministère de la marine, peut-être au ministère du commerce, mais il a à un endroit! J'irai demain.

Là-dessus il se rendormit.




XXIII

Le lendemain, il était sur pied de si bonne heure, qu'il éveilla tout le monde dans l'hôtel.

Sans s'inquiéter du mécontentement général, il dit à l'hôtesse, d'un air fort grave:

--Il viendra une dame me demander. Vous lui direz, s'il vous plaît, que je suis sorti pour m'occuper de son affaire.

--Très-bien, monsieur, répondit l'hôtesse.

Cervin sortit enchanté pour deux raisons: la première était qu'il ne verrait pas madame Lagarde ce jour-là; la seconde était, en effet, qu'il allait s'occuper de son affaire, mais probablement pas dans le sens qu'il eût voulu.

Entre deux courses, car le pauvre diable n'était pas assez riche pour négliger même pendant une heure ses intérêts et les intérêts de ceux qui l'employaient, il trouva le moyen d'aller partout où il pouvait obtenir quelques renseignements sur la fin tragique du Missouri.

On le renvoya de bureau en bureau, de corridor en corridor; les garçons de salle se le rejetaient de l'un à l'autre comme une balle de paume, ainsi qu'il arrive à tous ceux qui pour leur malheur cherchent quelque chose dans un ministère.

Lassé, harassé, ne sachant s'il devait pleurer ou se mettre en colère, tant il était énervé et vexé, tout en perdant son temps, d'être considéré comme si peu de chose, il finit par tomber sur un brave homme qui avait peut-être jadis passé par la même épreuve.

--Georges Lagarde? dit-il, cela ne m'apprend rien; le Missouri, cela me rappelle quelque chose. Il y a cinq ou six ans, on a reparlé du Missouri, je ne me rappelle plus pourquoi. Revenez demain, j'aurai peut-être quelque chose à vous dire.

Cervin, tout heureux d'avoir trouvé une paille à laquelle se raccrocher, s'en retourna avec une sorte de joie. Si ses recherches ne servaient à rien, au moins aurait-il la satisfaction d'offrir les ennuis de ce jour-là à la mémoire de Georges, comme à-compte sur les mille francs qu'il lui devait.

Quand il rentra chez lui avant le dîner, il apprit que madame Lagarde était venue; elle avait même laissé un mot pour lui.

«Cherchez vite ce que vous m'avez promis», disait-elle, j'ai l'adresse de là-bas; le temps presse, je reviendrai demain.»

Cervin pensa que le lendemain il ne serait pas plus riche que le jour même, mais la chose était de peu d'importance. Et puis un vague mécontentement lui était venu.

Pourquoi ne lui disait-elle pas l'adresse du notaire de New-York? On doit bien quelques confidences aux gens que l'on charge avec si peu de cérémonie de vous trouver de l'argent tout de suite. Avait-elle peur qu'il ne travaillât pour son propre compte? Il s'en alla dîner fort tranquille. Le lendemain, il retourna voir l'employé qui l'avait si bien accueilli la veille; celui-ci tira d'une masse de papiers une petite carte sur laquelle il avait pris des notes.

--Voilà tout ce que je peux vous apprendre, dit-il en la remettant à Cervin.

Voici ce que portait la carte: «Le Missouri en 187., supposé perdu faute de nouvelles; quatre ans plus tard, en 187., un navire anglais a trouvé en pleine mer une boîte fermée contenant le livre du bord du Missouri, la liste des passagers, et un écrit du capitaine daté et signé, portant que le navire coulait par suite d'un abordage avec un vaisseau demeuré inconnu. Au nombre des passagers: Georges Lagarde.»

Cervin remercia, prit la petite carte et s'en alla singulièrement ému. En remuant ces souvenirs, il lui semblait perdre son ami, bien plus que la première fois. Il y avait là une preuve matérielle de sa mort, et Cervin se demanda si au dernier moment, lorsque le navire coulait, le père d'Angèle avait pensé à lui et s'était reposé sut le mandataire infidèle de la vie et du bonheur de son enfant.

Il rentra chez lui très-tard. Moins que jamais il désirait revoir madame Lagarde, si bien qu'il ne demanda même pas si elle était venue. Dans la journée du lendemain, il s'en enquit cependant, et apprit qu'on n'avait vu personne. Les jours suivants, pas davantage.

--Elle cherche pour son propre compte, pensa Cervin; elle a trouvé de l'argent et ne s'inquiète plus guère de moi. Je vais aussi chercher pour mon propre compte; mais si je trouve quelque chose, je ferai comme elle, je le garderai pour moi.

Des semaines et des mois s'écoulèrent avant qu'il entendît parler de la mère d'Angèle.




XXIV

Maître Cornebu, notaire, était fort tranquillement assis à son bureau, pensant à un petit cheval qu'il avait vu la veille et qu'il avait envie d'acheter. Le courrier le tira de ses méditations. Parmi ses lettres, une lui sembla singulière. Il décacheta l'enveloppe sans plus attendre; pour un homme étonné, le notaire de Beaumont fut ce jour-là un homme étonné, ainsi qu'il le dit lui-même plus tard à maître Béru.

«Monsieur le notaire, disait la lettre, j'ai écrit à madame veuve Lagarde à Beaumont, et ma lettre m'a été retournée, comme tombée en rebut. Madame veuve Lagarde habitait pourtant votre bourg; il m'a donc fallu supposer que cette dame était morte. En ce cas, c'est à vous que je dois m'adresser, pour savoir ce qui est advenu de ses biens, et de mademoiselle Angèle Lagarde, sa petite-fille et son unique parente. J'étais chargé par le père de celle-ci de veiller sur elle lorsqu'elle a disparu de Paris, il y a une dizaine d'années. Je voudrais savoir si cette jeune fille est encore en vie, et dans quelles circonstances elle se trouve pour le moment. J'ai l'honneur, Monsieur le notaire, de vous offrir mes salutations empressées.

Cervin.»

Suivait l'adresse.

Maître Cornebu ôta ses lunettes et les remit par deux fois, ce qui était chez lui l'indice d'une extrême agitation. D'où venait ce Cervin? Après dix ans, il s'avisait de se souvenir de l'enfant sur laquelle il devait veiller? Quel étrange gardien! C'était peut-être tout simplement un chevalier d'industrie qui cherchait à exploiter une situation.

Cornebu fit le geste de jeter la lettre au panier, puis il se ravisa. Dans les affaires, on doit toujours conserver les lettres, même quand on ne sait pas à quoi elles peuvent servir.

--Répondre? se demanda-t-il. Ma foi, non! S'il a vraiment besoin de savoir quelque chose, il écrira une seconde fois, et alors il se fera connaître. Cette pauvre fillette n'a personne que nous pour la garder du mal,--c'est à nous d'être deux fois vigilants.

Huit jours après, Cornebu fut accosté par l'instituteur, qui était aussi le secrétaire de la mairie.

--Figurez-vous, maître Cornebu, dit celui-ci, que nous avons reçu une lettre de Paris demandant un extrait de l'acte de décès de madame veuve Lagarde. Est-ce drôle, cela!

--Qu'avez-vous fait? dit le notaire.

--Que vouliez-vous qu'on fit? Nous n'avons pas le droit de refuser ces choses-là, d'autant mieux qu'il avait envoyé l'argent des frais. Je lui ai expédié son extrait mortuaire.

--A qui?

--A un nommé Cervin.

Le notaire resta pensif. Le nommé Cervin s'entêtait. Est-ce que, par hasard, il allait faire valoir des droits sur l'héritage de la grand'mère, pour essayer de déposséder Angèle? Maître Cornebu n'entendait pas de cette oreille-là! Si quelqu'un voulait déposséder Angèle, il faudrait vraiment qu'il fût bien fort pour ne pas s'en retourner honteux et penaud.

--Vous n'avez pas l'air content, maître Cornebu! fit l'instituteur un peu inquiet; est-ce que vous me blâmez?

--Non pas, non pas, monsieur Dugué, vous avez agi selon la loi; mais je crains qu'il ne se manigance quelque chose contre notre fillette.

--Il ne faudrait pas permettre à des escrocs parisiens de venir mettre leur nez dans nos affaires! fit Dugué en prenant une prise dans la tabatière de Cornebu.

--Mais ce n'est pas mon intention non plus! fit celui-ci. Laissons venir, n'est-ce pas, monsieur Dugué? Mais si vous recevez de nouvelles communications au sujet de la défunte veuve ou de l'enfant, venez me le dire, n'est-ce pas? Deux cervelles valent mieux qu'une.

--La vôtre surtout, maître Cornebu!! répondit l'instituteur, qui était poli, mais qui n'était pas éloquent.

Une autre semaine s'écoula, puis le notaire reçut une nouvelle lettre de Cervin.

Celui-ci s'entêtait. Jamais de sa vie il n'avait déployé un acharnement semblable à celui qu'il mettait à retrouver Angèle. Il s'était tout à coup passionné pour cette idée,--peut-être à cause de l'impression très-vive et très-peu sympathique que lui avait faite la vue de la mère. Dans son cerveau un peu brouillon, une idée s'était ancrée, bien ferme et bien nette, celle-là: Il ne faut pas que Marie remette la main sur sa fille, ce serait la perte de l'enfant! On a beau avoir traîné sa vie dans bien des endroits,--et bien des métiers,--à moins d'être tout à fait vil, ce que Cervin n'était pas, on a pitié d'un enfant sans protection, et l'on se sent remué à la pensée de l'innocence en péril. Le souvenir de la fillette toute petite rendait encore plus haïssable, pour le compagnon de Georges, l'idée que l'enfant devenue jeune fille pouvait tomber dans des dangers cent fois pires que le guet-apens et l'assassinat.

--Ils se méfient de moi, là-bas, se dit-il avec une sorte de rage, en voyant que le notaire ne lui répondait pas.

Tirant alors au jugé, il demanda l'extrait mortuaire de madame Lagarde. Cette fois, le coup lui réussit, puisqu'il obtint la preuve que la vieille femme n'existait plus. Restait à savoir si Angèle lui avait jamais été confiée.

Cervin n'était pas très-intelligent,--sans quoi il eût fait fortune,--mais il était assez rusé.

--On ne me répond pas, se dit-il,--c'est qu'il y a quelque chose. Si l'on n'avait rien à me cacher, on me répondrait. Avec de l'argent, j'irai là-bas... mais c'est loin, cela coûte cher, et je ne suis pas riche. Je vais récrire,--en m'y prenant autrement cette fois.

Pendant qu'il se creusait la tête, Marie Lagarde ne perdait pas son temps.

Après ses deux visites infructueuses chez Cervin, elle s'était mise à chercher ailleurs, dans ses relations féminines, car les femmes se prêtent volontiers de l'argent entre elles... Elle avait trouvé. A quel prix? Peu lui importait en ce moment de promettre de gros intérêts. Si elle réussissait, elle payerait volontiers; si elle échouait... eh bien, tant pis! Quand on n'a rien, on ne peut pas donner ce qu'on n'a pas!

Aussitôt qu'elle se vit en possession de quelques louis, elle écrivit au banquier de New-York. Le chagrin qu'elle ressentait, disait-elle, chagrin que le temps n'avait encore pu émousser, était de nature à attendrir même un banquier américain. Elle reçut une réponse par le retour du courrier: parmi les brefs compliments de condoléance que peut formuler un employé consciencieux et poli, se trouvait une nouvelle foudroyante.

Les fonds que détenait le banquier depuis dix ans appartenaient à mademoiselle Angèle Lagarde, qui en avait reçu donation le matin même du jour où son père avait quitté l'Amérique. Ils étaient à la disposition de ladite demoiselle.

A cette nouvelle, Marie Lagarde éprouva un bel accès de colère, d'abord contre son mari, puis contre son enfant.

Son mari avait éludé la loi: de peur que sa femme ne pût mettre la main sur cet argent qui allait lui coûter la vie; il avait fait faire au nom d'un tiers une donation de ce capital... C'était fort bien imaginé! mais on pouvait plaider...

L'idée de plaider ne fit que passer dans la cervelle échauffée de Marie. On plaide difficilement contre sa propre fille,--et puis cette opération présentait mille dangers. Les avocats ont des langues terribles. Mieux valait essayer d'un autre moyen.

Et d'abord, il fallait retrouver Angèle.

Où se cachait-elle, cette petite sotte? Sans elle, le bienheureux argent restait inaccessible, gardé par un cerbère que rien n'apprivoiserait. Où la trouver? Après dix ans, de pareilles recherches ont quelque chose d'absurde et de fou. Il y a des agences, cependant, qui vous trouvent tout ce que vous voulez... mais cela coûte cher, et Marie n'avait pas la moindre envie de rien distraire pour les autres de sa fortune éventuelle.

Peut-être la grand'mère savait-elle où était l'enfant. Mais Marie n'avait pas un désir bien vif de rentrer en relation avec sa belle-mère, autrement qu'armée de bons documents bien en règle. Angèle était riche,--la tutrice naturelle d'un enfant est sa mère, à moins de dispositions contraires,--donc Marie se ferait rendre sa fille, et gérerait sa fortune. C'était tout simple, mais il fallait l'avoir, cette petite fille!...

Comme l'avait fait Cervin, elle écrivit au notaire de Beaumont, mais sous un nom supposé. Qui fut stupéfait? C'est le père Cornebu, lorsqu'il reçut une nouvelle lettre, qui dans sa teneur ressemblait beaucoup à la première, bien que celle-ci émanât d'une femme. Il mit la lettre dans sa poche et s'en alla chez Benoît.

Dès les premiers mots, celui-ci se gratta l'oreille, se déclara incompétent et proposa d'aller chez Béru.

Béru écouta attentivement, hochant la tête de temps à autre, mais sans dire un mot.

Quand ce fut fini, les trois hommes restèrent silencieux, chacun attendant que l'autre parlât.

--Eh bien? dit enfin Cornebu, qu'est-ce que vous pensez de cela?

Les yeux de Béru allèrent de l'un à l'autre avec une certaine milice, et il dit:

--Je pense qu'il y a de l'argent là-dessous.

--De l'argent! s'écria Benoît, qui n'était pas ferré sur les affaires.

Maître Cornebu ne dit rien, mais ses yeux exprimèrent une approbation complète.

--Oui, reprit Béru, de l'argent; on ne se dérange pas ordinairement sans qu'il y ait quelque bénéfice au bout de sa peine: il y a de l'argent. Maintenant veut-on le donner à Angèle ou le lui prendre? voilà ce que je ne sais pas.

Maître Cornebu tira sa tabatière et huma une prise.

--Prendre de l'argent à notre Angèle, dit-il, me semble difficile. L'héritage de sa grand'mère était bien clair et franc d'hypothèque.

--Ce serait donc pour lui en donner? hasarda Benoît, enchanté de pouvoir émettre une hypothèse.

--Lui en donner, fit maître Cornebu, ça me paraîtrait encore plus invraisemblable, vu que feu madame Lagarde me l'a dit elle-même plus d'une fois foi elle ne devait rien à personne, elle n'avait non plus rien à attendre de personne.

--Oui, fit maître Béru, mais le père?

--Quel père? fit Benoît.

--Le père d'Angèle, dit Béru; Georges Lagarde qui n'est jamais revenu, qui n'a jamais écrit, mais qui existe peut-être, ou qui en tout cas a probablement laissé quelque chose; c'est celui-là qui aurait intérêt à retrouver la petite, lui ou ceux qui sont chargés de le représenter.

--En ce cas, dit Cornebu qui écoutait très-attentivement, que conseilleriez-vous de faire?

--Si c'est de l'argent à recevoir, dit Benoît, hasardant une seconde hypothèse, il me semble qu'il ne peut pas y avoir grand mal à se montrer. Si l'on réclamait quelque chose, ce serait peut-être différent.

Béru ne parut pas approuver ce discours, ce qui troubla beaucoup Benoit.

--Dans tous les cas, reprit le fermier, on ne saurait être trop prudent. De deux choses l'une: ou bien Angèle est nécessaire, ou bien elle ne l'est pas. Si pour une raison quelconque des gens quelconques ont absolument besoin de la retrouver, ils sauront bien faire ce qu'il faut pour cela, et ils s'acharneront à leur idée. Si l'on peut se passer d'elle, pourquoi déranger cette petite? Elle est heureuse et tranquille ici, nous n'avons pas besoin de lui mettre martel en tête. Donc je dis: Attendre...

--C'était aussi mon avis, fit Cornebu.

Il était si content que non-seulement il s'administra une prise, mais encore il en offrit une à chacun de ses interlocuteurs.

--Et maintenant, dit Béru, nous allons boire un coup. Et l'on apporta le grand pichet de cidre, plein jusqu'aux bords de la boisson ambrée, qu'il pressait lui-même, en son pressoir, du fruit de ses propres pommiers.




XXV

Angèle était bien loin de se douter de ce qui se tramait autour d'elle. Sa petite âme tranquille ne soupçonnait pas qu'elle pût causer des remords à qui que ce soit, peut-être encore moins des convoitises. Elle vivait comme jadis dans la maison de sa grand'mère, qui lui avait paru autrefois si grande lorsqu'elle s'en était vue propriétaire.

Cette maison, maintenant, lui semblait presque petite. Tenue avec une propreté minutieuse, elle s'était encombrée peu à peu de tout ce que l'imagination d'une jeune fille peut ajouter d'aimable et de gracieux à sa demeure, en ne dépensant rien, ou presque rien.

Elle avait séché des herbes; à chaque saison, de grands bouquets de graminées prenaient place dans les coins, masquant la nudité des murs blanchis à la chaux. Des ouvrages en paille et en jonc, dextrement combinés par les mains adroites de la fillette, accrochés aux murs, recevaient les objets d'usage journalier; une grande nappe en filet brodé, véritable oeuvre artistique, qui avait coûté à la patiente Angèle le travail de deux hivers, recouvrait l'antique guéridon, et tombait jusqu'à terre. Sur l'appui de la fenêtre, sur le bahut de vieux chêne, des plantes magnifiques élevaient leur triomphant panache de verdure et de fleurs.

Partout on sentait la main vigilante de la maîtresse de maison qui aime son chez-soi, et l'oeil d'un citadin y eût distingué en même temps la grâce inconsciente et naïve d'une jeune fille qui n'avait encore rien vu de ce qui compose la vie civilisée.

La toilette d'Angèle était, comme son ameublement, un mélange de coquetterie sans art et de simplicité économe. Elle manquait d'un peu de goût, parce qu'elle était bien forcée de se conformer à la coutume de Beaumont, sans quoi on l'eût accusée d'être originale, et chacun sait que mieux vaudrait être morte que d'être originale, attendu qu'il n'est point de si grand péché.

Mais, malgré le mauvais goût enraciné qui faisait partie des beaux airs du bourg, Angèle trouvait encore moyen de ne ressembler à personne.

Lorsque, le dimanche, Angèle sortait de la messe à côté de son amie Marianne, elle avait l'air d'une fille de roi déguisée, que de méchantes fées condamneraient à vivre en servitude jusqu'au jour marqué pour la délivrance.

Angèle avait quinze ans et demi; l'habitude de vivre seule et de gérer ses petites affaires lui avait donné un air de sagesse fort au-dessus de son âge, mais elle n'avait pour cela rien de gourmé ni de pédant.

L'éducation bizarre du père Benoît, qui n'avait pu réussir à fausser l'esprit de Marianne, avait eu sur Angèle un effet singulier. Elle avait appris une quantité de choses que les jeunes filles ne savent pas d'ordinaire, mais, en revanche, elle ignorait bien des éléments d'une éducation bourgeoise.

Qu'importait aux fillettes! Quand elles étaient ensemble le long des sentiers ou sous le couvert des bois, elles parlaient de toutes les choses merveilleuses qu'enseigne la nature à ceux qui l'étudient à la fois dans les livres et sur elle-même; à ces moments-là, le monde et ses inventions ne comptaient pas du tout pour les deux amies.

Un beau matin, la petite patache jaune qui faisait le service de la poste déposa dans la grande rue de Beaumont un homme long, maigre, à l'aspect très-parisien, qui, à peine débarqué, prit l'air de l'endroit et se dirigea sans hésiter vers les panonceaux de maître Cornebu.

Celui-ci ne fut pas peu étonné de voir se présenter devant lui ce grand gaillard dont la tournure et les manières n'avaient aucun rapport avec celles de ses clients habituels.

--Que me voulez-vous? demanda-t-il en se retranchant derrière ses lunettes.

--Pourquoi, monsieur le notaire, ne m'avez-vous jamais répondu au sujet de la petite Angèle Lagarde? dit le nouveau venu, répondant à une question par une autre question.

Maître Cornebu se hérissa un peu. Un notaire est un personnage important, surtout quand il exerce ses fonctions depuis un certain nombre d'années, et il n'aime pas qu'on le traite cavalièrement.

--Et pourquoi vous aurais-je répondu? dit-il d'un ton altier; je ne sais pas qui vous êtes, monsieur, ni quel droit vous avez à me faire ces questions.

--Voici, dit le Parisien, en tirant de sa poche un numéro du Petit Journal, dont il mit la quatrième page sous les yeux du notaire.

Celui assujettit ses lunettes et lut parmi divers avis concernant des chiens perdus, une annonce ainsi conçue:

«Toute personne ayant connaissance de l'existence et de la demeure de mademoiselle Angèle Lagarde, fille de Georges Lagarde, est priée de se faire connaître...» Suivait l'adresse d'un homme d'affaires à Paris.

Maître Cornebu regarda son visiteur et lui dit tranquillement:

--Eh bien?

--Cela prouve, dit Cervin, que je ne suis pas seul à chercher la petite Angèle.

--Il y en a donc d'autres qui la cherchent? fit le notaire passablement surpris.

--Oui, dit Cervin, il y en a d'autres; il y a sa mère. Maître Cornebu resta perplexe; l'idée qu'Angèle avait une mère se présentait difficilement à son esprit; elle avait si bien vécu sans mère jusqu'ici, que personne à Beaumont n'éprouvait le moindre désir de lui retrouver une parenté. Après un instant de réflexion, Cornebu dit lentement:

--Eh bien, et vous, qu'est-ce que ça peut vous faire? C'est ici que Cervin comprit tout le bonheur que peut donner à un homme la possession d'une conscience pure. Que n'eût-il pas sacrifié pour pouvoir dire à ce brave notaire de province qu'il avait été de tout temps l'ami et le protecteur de l'orpheline!

Malheureusement, il fallait se confesser; c'était fort ennuyeux, mais c'était indispensable; il se confessa donc.

Quand il parla des mille francs qu'il avait dépensés au lieu de leur donner la destination convenue, maître Cornebu devint sévère; mais lorsqu'il raconta ses remords, et les recherches tardives qu'il avait faites, maître Cornebu s'adoucit. Lorsque Cervin eut fini de parler, le notaire le regarda avec mansuétude.

--Alors, dit-il, cette dame n'est pas précisément le modèle des mères?

--Non! soupira Cervin.

--Il ne serait pas à désirer que sa fille lui fût remise?

--Non! répéta encore Cervin avec le même soupir.

--Cependant il me paraît bien difficile d'empêcher cela, fit le notaire en se grattant le bout du nez.

Cervin le regarda d'un air découragé.

--Supposé, dit-il en hésitant, qu'on garde le silence...

--Hem! fit le notaire, et il n'ajouta rien.

--Cela ferait toujours gagner du temps, continua Cervin.

Cornebu restait perplexe.

--Dans quel intérêt veut-on nous prendre notre Angèle? dit-il.

--C'est l'argent de Georges, répondit Cervin, que probablement madame Lagarde ne peut pas toucher sans sa fille.

--Il y a donc de l'argent? s'écria Cornebu en dressant; l'oreille pour tout de bon.

--Évidemment, fit Cervin; Georges était parti pour recouvrer une créance, et je sais qu'il l'avait recouvrée. L'argent et les intérêts accumulés doivent faire maintenant quelque chose comme trois cent mille francs; c'est un joli denier, et si madame Marie peut mettre la main dessus, tout ou partie, je vous prie de croire qu'elle ne négligera rien de ce qui peut l'aider à y parvenir.

--Si c'est sa mère, cependant, dit Cornebu, il me semble bien difficile de l'empêcher d'emmener l'enfant.

Maître Cornebu garda le silence un instant, puis tout à coup:

--Si nous allions voir les tuteurs? dit-il.

Ils sortirent aussitôt et se rendirent chez Benoît.

Dès les premiers mots, celui-ci appela Marianne, qui apparut accompagnée d'Angèle, car elles ne se quittaient guère plus que leur ombre.

En voyant cette grande fillette, presque femme déjà, et encore enfant par la grâce du sourire et du geste, Cervin se sentit tout ému. Qu'elle était loin, cette enfant, de la toute petite fille qu'il avait jadis portée dans ses bras! Sur le point de la tutoyer, comme autrefois, il s'arrêta, saisi d'un respect nouveau, d'un sentiment encore inconnu pour cette candeur virginale qu'il n'avait jusqu'alors guère rencontrée sur son chemin.

--Vous ne me connaissez pas, mademoiselle, dit-il avec un sourire ému.

C'était bien singulier d'appeler mademoiselle la petite Angèle à laquelle il avait pensé si souvent en se la présentant comme une toute petite fille qu'on tenait par la main.

--Non, monsieur, fit Angèle, en le regardant de ses beaux yeux étonnés.

--Je vous reconnais bien, moi, dit-il en souriant, un peu troublé. Vous étiez déjà bien mignonne quand vous aviez quatre ou cinq ans.

Angèle ouvrait des yeux de plus en plus grands et ne comprenait pas.

--Vous ne vous souvenez pas de moi? demanda Cervin, presque chagrin qu'elle ne parût pas le reconnaître.

Angèle lentement fit signe que non.

--J'étais l'ami de votre père.

--Mon père? fit-elle en le regardant bien en face. Depuis la mort de sa grand'mère, personne ne lui avait plus parlé de son père, pas plus qu'on ne lui avait parlé de sa mère. Sans trop y penser, Angèle avait fini par se considérer comme une sorte d'enfant tombée du ciel, sans père ni mère, une grand'mère tout au plus, et encore celle-là était morte.

Par la volonté du destin, Angèle se trouvait en quelque sorte condamnée à être l'enfant de tous ceux qui l'aimeraient, sans être l'enfant de personne en particulier. Et voici qu'on venait lui parler de son père.

--Mon père, répéta doucement Angèle, il était parti pour l'Amérique, n'est-ce pas?

Avant que Cervin eût pu lui répondre, un flot de pensées douloureuses inonda cette petite âme. Son père était parti, la laissant toute seule, sans jamais plus s'occuper d'elle; si la grand'mère ne s'était pas trouvée là, bonne et compatissante, l'enfant eût été sans doute livrée à la charité publique.

Que venait faire maintenant l'image de ce père qui l'avait oubliée, qui l'avait abandonnée? Elle se sentait dans son coeur la fille de ceux qui l'avaient élevée, et non la fille de ce père inconnu, qui n'avait jamais plus pensé à elle.

--Comment s'appelait mon père? dit-elle lentement.

Si tout à coup elle n'était pas Angèle Lagarde? Si la véritable Angèle était ailleurs en ce moment plus pauvre cent fois et plus malheureuse qu'elle ne l'avait jamais été?

--Votre père s'appelait Georges Lagarde, dit Cervin, ne le saviez-vous pas?

Les yeux de tous étaient fixés sur Angèle, qui était devenue toute pâle.

--Il vit encore? demanda-t-elle d'une voix étouffée.

Le notaire regarda les deux hommes d'un air interdit; aucun d'eux n'avait songé qu'à ce moment Angèle allait apprendre pour la première fois qu'elle était vraiment orpheline.

--Votre père est mort, dit Cervin, dont la gorge se serrait sous le coup d'une étrange émotion. Il est mort dans le naufrage du Missouri en pleine mer, il y a dix ans.

Angèle le regardait toujours, et ses yeux déjà si grands se dilataient avec une expression d'horreur.

Cervin, très-embarrassé, ne savait plus que dire; il croyait voir un reproche dans ce regard fixé sur lui.

--Est-ce qu'il m'aimait? fit tout à coup la voix argentine d'Angèle au milieu du silence général.

--Il ne pensait qu'à vous, reprit Cervin, dont le visage s'illumina soudain, à l'idée qu'il pouvait rendre justice à son ami. Il n'aimait que vous; en quittant la France, sa dernière parole a été pour vous recommander à moi; en quittant l'Amérique, sa dernière lettre ne parlait que de vous; vous étiez son unique pensée, son unique amour.

--O mon père! s'écria Angèle en se tordant les mains, et moi qui ne voulais pas penser à lui, car je croyais qu'il ne m'aimait pas!

L'expression d'angoisse peinte sur son visage était si douloureuse, que les hommes présents sentirent leurs yeux se mouiller de larmes. Marianne prit l'orpheline dans ses bras et essaya de l'apaiser.

--Non, non, dit Angèle en la repoussant, je ne mérite ni affection ni pitié! Quand on pense que pendant tant d'années j'ai été ingrate envers ce pauvre père qui m'aimait plus que lui-même!

Elle s'échappa des bras de Marianne et courut s'enfermer dans sa chambre. Au bout d'un instant, son amie l'y rejoignit, et les trois hommes restèrent seuls, fort perplexes.

--Si nous allions consulter Béru? fit tout à coup Benoît.

Ils partirent pour aller consulter Béru.

Celui-ci fut d'avis qu'en attendant, il fallait se tenir tranquille et ne pas faire de bruit. Les dehors un peu bohèmes de Cervin ne lui inspiraient pas une confiance illimitée. D'autre part, comme celui-ci ne réclamait rien, on ne pouvait pas le tenir en une suspicion évidente; il fut convenu qu'on attendrait, et que Cervin tiendrait le notaire au courant des événements qui pourraient survenir.

Le coeur bien gros, Cervin reprit la route de Paris, il avait fait beaucoup de chemin et avait dépensé beaucoup d'argent pour un mince résultat; cependant, lorsqu'il se revit en chemin de fer pour, retourner chez lui, il ne put se défendre d'un mouvement de satisfaction: ne commençait-il pas à payer sa dette à l'ami qu'il avait jadis trahi?

Et puis cette mignonne Angèle, qu'elle était jolie, et bonne, et intéressante!

Quand on pense qu'il l'avait connue si petite! Il ne se serait jamais douté qu'il pût la retrouver ainsi...

Le doux visage et les yeux étonnés d'Angèle le hantèrent pendant toute la nuit de son voyage; en débarquant au matin sur le quai de la gare, poudreux et fatigué, avec une longue journée de travail devant lui, il s'applaudit néanmoins d'avoir si bien employé son temps et son argent.

De ses appointements du mois reçus la veille, il avait dépensé une bonne partie, et la plus stricte économie lui serait nécessaire pour arriver jusqu'à l'autre mois; mais qu'importait! Il se sentait l'âme contente.




XXVI

Quinze jours environ s'écoulèrent. Angèle était devenue très-silencieuse; au lieu de répondre, elle souriait,--mais ce sourire lui-même s'effaçait bientôt de ses lèvres. Rien ne paraissait changé dans son existence,--et pourtant elle était devenue une autre personne.

La visite de Cervin avait révélé à la jeune fille, presque enfant encore, un monde nouveau de sentiments et d'impressions. Jusque-là, elle avait aimé sa grand'mère, Marianne, ses tuteurs, ses amis,--sans songer au passé qui restait derrière elle comme un grand gouffre sombre.

Voilà que tout à coup l'image de son père surgissait du gouffre, toute lumineuse.

Elle avait dans sa chambre une vieille petite gravure encadrée de bois noir, représentant la Résurrection. Le Sauveur éclatant de lumière s'élevait au-dessus d'un sépulcre tout noir... Dorénavant, c'était ainsi qu'Angèle devait voir son père dans sa pensée.

Et puis un autre sentiment aussi s'était trouvé bouleversé par l'apparition de Cervin. Angèle avait toujours gardé dans sa mémoire pieuse le souvenir des recommandations de sa grand'mère. Elle attendait l'autre Angèle, la vraie, avec une certaine inquiétude qui n'était pas exempte de joie, cependant.

Qui n'a, du moins dans son extrême jeunesse, rêvé son petit roman? On prépare des combinaisons, on arrange des péripéties, on se dit: Si cela était pourtant? Angèle avait passé par là. Elle attendait donc l'autre, qui serait son amie, car bien sûr elles ne pourraient faire autrement que de s'aimer; la fortune de la grand'mère, suivant son dernier voeu, irait à la vraie Angèle, et celle-ci... eh bien, celle-ci n'aurait que le choix entre la maison de Marianne et celle de sa nouvelle amie... Mais secrètement son coeur la poussait vers Marianne.

Voici que tout ce roman s'écroulait! Angèle était la vraie Angèle, personne ne lui disputerait son héritage. On lui avait laissé ignorer sa nouvelle fortune, dont personne d'ailleurs autour d'elle n'était sûr; sur les ruines de ses anciennes rêveries elle faisait planer maintenant la pensée de son père mort en mer dans un de ces naufrages dont les journaux apportent le récit de temps en temps...

Que de fois elle avait entendu les rafales du vent d'ouest lui apporter le bruit des vagues tonnantes qui déferlaient sur la plage, à quelques kilomètres de là! Elle écoutait alors, le coeur serré d'une vague émotion, ces coups qui semblaient des coups de canon. Si elle avait su qu'une de ces vagues l'avait rendue orpheline... maintenant, dans les nuits d'hiver, elle ne pourrait plus les entendre sans songer avec douleur à son père qui l'aimait, et qu'elle avait si longtemps méconnu.

Le rêve était remplacé par la réalité, et Angèle entrait décidément dans la vie. Mais cette réalité même, retour vers le passé, était pleine de poésie, car la jeunesse a le don de poétiser tout ce qui la touche. Aussi la jeune fille, plus sérieuse désormais, en avait pris plus de grâce et plus de charme ému.

Un beau jour de septembre, maître Cornebu entendit une voiture s'arrêter devant sa porte. Il regarda par la fenêtre, naturellement, et vit descendre une femme jolie et encore jeune, malgré un grand air de fatigue. L'instant d'après elle frappa à la porte de son étude, qu'il lui ouvrit toute grande.

Maître Cornebu, peu versé dans les ressources du maquillage, trouva tout à fait bonne mine à sa visiteuse, quoiqu'elle fût trop bien mise, avec une simplicité qui n'excluait pas une extrême recherche.

--Je suis madame Lagarde, dit la belle dame avec une certaine hauteur. Je viens réclamer mon enfant. Vous ne lisez donc pas les journaux?

--Non, madame! répondit le notaire, soudain dégrisé de l'impression qu'il venait de recevoir. Il jeta en même temps sa calotte de velours noir sur les journaux du jour, dépliés sous sa main.

--J'ai fait réclamer ma fille par toutes les voies de la publicité, reprit Marie. Je ne puis comprendre que vous n'en ayez pas eu connaissance. Enfin j'ai appris qu'elle se trouvait ici. Vous devez comprendre les émotions d'une mère si longtemps privée de son unique enfant.

Maître Cornebu regarda madame Lagarde par-dessus ses lunettes; c'était sa manière quand il voulait y voir très-clair.

--Comment se fait-il, demanda-t-il lentement, que vous ayez été privée si longtemps de ce bonheur maternel?

Maître Cornebu était accoutumé à vivre avec de petites consciences de village qu'une interrogation directe troublait toujours un peu, quelle que fût leur longue habitude du mensonge; mais madame Lagarde connaissait autrement son monde et ne se laissait pas démonter pour si peu. Elle répondit sans le moindre trouble:

--Des circonstances malheureuses, une complète incompatibilité d'humeur, m'avaient séparée de mon mari, qui avait voulu garder sa fille avec lui. Comme il était plus riche que moi, dans l'intérêt de l'enfant, je m'étais résignée à un sacrifice nécessaire.

Elle parlait avec une aisance parfaite; on eût dit qu'en effet cette mère était la victime de ses bons sentiments.

--Tubleu! pensa maître Cornebu, pour une coquette de Paris, celle-ci me paraît bien réussie!

H médita un instant, mais sa longue sagesse de notaire ne lui suggéra rien de bien pratique.

--Eh bien, fît madame Lagarde, ne me conduirez-vous pas près de ma chère enfant?

Maître Cornebu jeta involontairement par la fenêtre un regard du côté de la maison d'Angèle.

Dans cette demeure virginale, les rideaux modestement baissés ne laissaient rien voir de l'intérieur; les plantes vertes qui font dans ce coin de la Normandie l'honneur et l'orgueil des ménagères soigneuses, s'étalaient à l'intérieur des fenêtres toujours fermées; tout était impénétrable, ainsi que doit l'être la vie d'une jeune fille soigneuse de ses devoirs.

Le notaire pensa à tout cela pendant le court espace de temps qu'il lui fallut pour puiser dans sa tabatière une prise de tabac et l'aspirer.

--Quel dommage, se dit-il, ne serait-ce pas de confier cette petite âme chaste à une si belle dame, qui s'habille si bien et qui parle encore mieux!

Il se tourna vers madame Lagarde et dit tout haut:

--Vous excuserez mon apparente grossièreté, madame; mais enfin, c'est une chose grave, que le soin d'une mineure; je voudrais être bien certain de votre identité... Avant qu'il eût fini de parler, la visiteuse avait tiré de sa poche un portefeuille dans lequel elle prit deux ou trois papiers qu'elle mit sous les yeux du notaire.

Celui-ci les prit, les lut, et les replaça devant lui en silence.

--Ces papiers sont en règle, dit-il; mais veuillez m'excuser, madame, cela ne suffit pas pour prouver que vous êtes bien réellement la veuve de Georges Lagarde; il faudrait autre chose.

La mère d'Angèle resta interdite; évidemment des papiers ne prouvent rien, tout le monde peut se procurer les papiers d'une autre personne.

--Je ne sais que vous dire, fit-elle; cependant, si vous me montriez ma fille parmi d'autres personnes je la reconnaîtrais probablement.

Que pouvait répondre à cela maître Cornebu? Il chercha et ne trouva rien.

--J'aurais besoin, dit-il, de consulter les tuteurs de la jeune personne; vous comprenez, madame, que le cas est grave et mérite quelques réflexions.

--Parfaitement, monsieur, répondit promptement Marie; quoi qu'il m'en coûte de ne pouvoir serrer mon enfant entre mes bras, je saurai me résigner à toutes les formalités que tous jugerez nécessaires. Y a-t-il dans ce pays une auberge décente à laquelle je puisse m'arrêter?

Le notaire indiqua la meilleure auberge de l'endroit et reconduisit sa nouvelle cliente jusqu'au seuil de l'étude.

--J'aurai l'honneur de vous rendre visite dans l'après-midi.

En ce moment, Angèle sortait de chez elle; elle ferma sa porte à clef et prit lentement le chemin de la maison de Marianne. Machinalement elle leva les yeux vers les fenêtres, du notaire; son regard bleu, clair et honnête rencontra celui de Marie qui regardait distraitement dans la rue pendant que Cornebu lui parlait, puis elle s'en, alla du côté de l'église, tranquille et douce comme toujours.




XXVII

Lorsque maître Cornebu leur fit part de la visite qu'il avait reçue, les tuteurs d'Angèle se trouvèrent fort embarrassés. A quoi reconnaît-on une vraie mère d'une fausse mère? Benoît hasarda bien quelque chose sur la voix du sang, mais Béru, qui était plus positif, ne voulut point en entendre parler.

--La voix du sang! dit-il, la belle affaire! Voyez un peu si Angèle l'entendra, votre voix du sang! et, pour ce qui est de la mère, il est clair comme le jour qu'elle reconnaîtra l'enfant; notre Angèle ne ressemble à personne dans le pays: elle est demoiselle jusqu'au bout des ongles.

Il n'y avait rien à répondre à cela, et les trois hommes restèrent perplexes.

Dehors il faisait bien chaud, quoiqu'on fût à la fin de septembre et que les avoines fussent rentrées; le soleil chauffait les sillons et faisait chanter les cigales. La porte de la salle de Béru s'ouvrit, et un beau gars se tint sur le seuil, soulevant son chapeau et souriant d'un air de connaissance à tout ce que rencontraient ses yeux.

--Prosper! s'écrièrent ses amis d'une seule haleine. C'était Prosper, en effet, mais si changé qu'en plein midi, dans la rue, ils eussent certainement hésité à le reconnaître.

A l'école d'agriculture, Prosper Damase avait acquis une élégance rustique; la noblesse de port qu'il tenait de la nature s'était perfectionnée avec la culture de son esprit; jadis c'était un beau garçon, à présent c'était un homme dont l'attitude commandait l'estime.

--Comment se fait-il que tu sois ici? demanda Béru après un échange de salutations affectueuses.

--C'est bien simple, dit Prosper: j'ai mes vacances, et je n'ai pas cru pouvoir en mieux profiter qu'en venant vous voir. Ai-je eu tort?

--Non certes, répondit le fermier en lui secouant la main, tu sais bien que c'est ici ta maison; mais si le travail avait dû en souffrir, je n'aurais tout de même pas été content de te voir.

--Ne craignez rien, répondit Prosper, avec moi le travail ne souffre jamais.

Il s'assit à côté d'eux, et insensiblement la conversation retourna vers l'objet qui les intéressait si vivement.

--Comment! s'écria Prosper, voilà Angèle qui a une mère à présent? Ce n'est pas juste! Qu'est-ce qu'elle veut que nous en fassions, de sa mère? Nous nous en sommes très-bien passés jusqu'à présent, et nous nous en passerons encore; elle peut s'en retourner chez elle.

Ce discours humoristique traduisait si bien la pensée des trois amis qu'ils ne purent s'empêcher de sourire.

--Il ne s'agit pas de cela, dit Béru redevenu sérieux. Toi qui as habité les villes, et qui connais le monde, dis-nous comment on peut s'y prendre pour reconnaître que la dame qui est venue ici réclamer Angèle est bien sa mère et pas une étrangère.

--Eh! s'écria Prosper, le roi Salomon lui-même serait embarrassé en pareil cas! Comment voulez-vous que je vous instruise?

Les amis, plus indécis que jamais, se décidèrent à consulter le brigadier de gendarmerie.

Il ne fut pas d'un grand secours. Après avoir longtemps tortillé sa moustache, il dit:

--Si elle a les papiers, elle est en règle, il faut avoir des papiers. Et puis, une mère est mère, et la loi confère l'autorité aux parents.

On ne put pas le faire sortir de là.

--Si l'on écrivait à Cervin? suggéra tout à coup le notaire.

C'était fort sage; mais en attendant, madame Lagarde était à l'auberge, qui devait s'impatienter, et si elle était vraiment la mère d'Angèle, il ne serait pas prudent de l'irriter, car, mal disposée, elle pourrait séparer la jeune fille de ses anciens amis.

Prosper écoutait en silence, essayant de comprendre et ne comprenant pas.

--Qu'est-ce que tout cela veut dire? demanda-t-il enfin lorsqu'un temps d'arrêt dans la conversation lui permit de placer un mot.

--Comment! Tu ne sais pas, s'écria Cornebu, tu ne sais pas que Angèle est une héritière? Depuis que sa mère l'a retrouvée, nous sommes menacés de nous la voir enlever, car, ajouta-t-il avec un soupir, il n'y a pas beaucoup de chance pour que cette belle dame s'accommode des manières de Beaumont, et vienne se fixer parmi nous.

--Angèle, une héritière? fit Prosper, cela me la gâte un peu; je l'aimais mieux orpheline, toute petite, perdue dans sa grande maison.

Au souvenir de son expédition nocturne à la recherche des voleurs possibles dans la demeure tranquille, il ne put s'empêcher de sourire. Que tout cela était déjà loin, et comme on vieillit vite en peu d'années!

Après un instant de silence, il ajouta:

--Et mademoiselle Marianne?

--Elle est à la maison, dit le père Benoit, tu la trouveras dans le jardin, où elle étend sa lessive avec ton amie Angèle.

Sans dire un mot, Prosper toucha le bord de son chapeau et partit dans la direction du bourg.

De loin, par-dessus la haie des jardins avoisinants, il aperçut les deux jeunes filles qui allaient et venaient, étendant délicatement le linge d'une blancheur de neige sur les haies d'aubépine nouvellement taillées; il ne pouvait voir leur visage, mais il voyait leur silhouette aller et venir avec cette tranquillité de mouvements qui caractérise les jeunes filles de la campagne; le temps n'est pas cher en province, et sans le gaspiller on peut en prendre à son aise.

Le coeur battait un peu à Prosper lorsqu'il ouvrit sans frapper la porte de Benoît, qui, pas plus que les autres, n'était jamais fermée. Il pénétra dans la seconde pièce, puis dans le jardin, et resta interdit, voyant sans être vu.

Ce n'était plus Marianne qui était la plus grande; Angèle la dépassait maintenant de toute la tête. Qu'elle était grande et belle, cette petite fille, qu'il n'avait pas vue depuis si longtemps! Les cheveux d'or faisaient un nimbe à ce visage encore enfantin par l'expression docile et étonnée, mais qui avait déjà toutes les grâces de la femme; les yeux bleus riaient comme jadis, avec je ne sais quoi pourtant de plus doux et de plus réservé.

Après avoir rassasié ses yeux de cette aimable figure, Prosper tourna son regard vers Marianne. Celle-ci n'avait pas changé; ses traits s'étaient peut-être un peu épaissis, mais ils portaient l'empreinte de la même décision calme, de la même sérénité de conscience.

Celle-ci ne changerait jamais, il suffisait de la voir pour en être assuré. Marianne était faite d'un métal incorruptible, sur lequel ni le temps ni les événements ne devaient avoir de prise. Ce qu'elle avait promis, elle le tiendrait; ce qu'elle aimait, elle devait toujours le chérir.

Prosper sentit son coeur bondir joyeusement à la vue de ce cher visage, qui résumait pour lui toutes les aspirations de sa jeunesse.

--Marianne, dit-il presque bas...

Elle l'entendit et se tourna brusquement vers lui toute pile. Le rouge lui monta rapidement au visage pendant que le jeune homme s'approchait; il lui prit les mains et l'embrassa sur ses deux joues franchement, de tout son coeur.

Angèle les regardait hésitante et souriante; Prosper l'attira à lui et l'embrassa de même; après quoi, il poussa un soupir de satisfaction.

--Ah! fit-il, c'est bon de revoir ses amis!

--Pour longtemps? demanda Marianne encore tout émue.

--Quelques jours, répondit Prosper. Qu'avez-vous fait pendant mon absence?

--Nous avons pensé à vous et parlé de vous, répondit promptement Angèle, qui se baissa pour ramasser une brassée de linge tombée à terre.

--Vous me disiez toi autrefois, fit Prosper en souriant. Angèle baissa la tête un peu confuse, puis releva ses yeux pleins de tendre malice sur le jeune homme, en disant:

--C'est que j'étais petite; maintenant je suis une demoiselle.

Prosper la regardait curieusement avec un intérêt extraordinaire; elle avait dans toute sa personne un charme irrésistible, qui faisait au jeune homme l'effet d'être en même temps tout nouveau et très-ancien. Cependant il se retourna vers Marianne, qui le regardait avec un sourire d'extase.

Quelque impulsion mystérieuse le poussa à lui dire:

--Ce n'est pas encore pour tout de bon cette fois-ci, Marianne...

--Oh! cela ne fait rien, répondit-elle vivement; pourvu que vous reveniez plus tard, c'est tout ce que nous pouvons demander, n'est-ce pas, Angèle?

Machinalement les deux jeunes filles s'étaient remises à étendre le linge, et de même, sans y penser, Prosper le leur tendait, morceau par morceau.

Que de fois ils avaient ainsi travaillé sous le soleil de juillet ou sous la bise piquante de décembre qui gelait leurs doigts et bleuissait leur visage! Cette reprise du travail en commun éveillait chez Prosper mille souvenirs qui lui paraissaient délicieux.

La vie lui avait appris à respecter ses souvenirs d'enfance, à bénir l'heure où il s'était jeté avec tant de confiance dans les bras de l'honnête homme qui lui avait enseigné comment on marche dans le droit chemin; il se rendait compte maintenant de ce que son existence eût pu être s'il était tombé dans des mains moins loyales, et bien des fois, dans ces heures de méditation auxquelles nul n'échappe, il avait béni et remercié maître Béru d'avoir été pour lui un père, dans le sens le plus élevé de ce mot.

Mais de même qu'on éprouve toujours une certaine désillusion en revoyant après quelques années les lieux de son enfance qui vous paraissaient alors si grands et qui vous semblent maintenant si petits, Prosper ressentait un peu d'embarras devant Marianne. Il la trouvait moins grande, moins élégante, en un mot moins poétique que lorsqu'il l'avait quittée, et il en éprouvait un certain malaise; il eût donné bien des choses pour la revoir telle que son imagination n'avait cessé de la lui représenter depuis son départ, c'est-à-dire résumant en elle tout ce qui est bon, aimable et charmant.

Un bruit de pas et de voix dans la maison attira leur attention de ce côté, et Cornebu se montra sur le seuil.

Après bien des hésitations, on s'était décidé à accepter Marie Lagarde comme la mère d'Angèle, en attendant la preuve du contraire; il s'agissait maintenant d'apprendre à la jeune fille le changement qui se faisait dans sa destinée; et aucun des trois hommes, si endurci qu'il fût par les peines de la vie, ne pouvait se défendre d'une émotion profonde en songeant à ce qui allait se passer dans cette jeune âme.

Benoît, d'un air fort grave, rappela les jeunes filles dans la maison; tout embarrassé, Prosper allait se retirer, lorsque Angèle d'un mouvement imprévu et charmant lui tendit la main en lui disant:

--Tu t'en vas déjà?

Prosper hésitant suivit les autres dans la salle basse, et, personne ne lui disant rien, il s'assit comme eux.

Les deux tuteurs s'entre-regardaient avec embarras, chacun désirant ne pas porter la parole; ce fut le notaire qui les tira de peine.

--Angèle, dit-il, nous avons quelque chose à t'apprendre.

--Rien de mauvais? s'écria-t-elle vivement. Maître Cornebu hésita, puis raffermissant sa voix:

--Non, dit-il, pas précisément; mais enfin c'est un grand changement qui va se faire dans ta vie.

Angèle regarda le notaire d'un air indécis, puis soudain ses yeux se reportèrent sur Prosper, assis dans son coin, et de là avec une vive rougeur sur Marianne qui la regardait d'un air étonné. Honteuse peut-être de la pensée qui venait involontairement de lui traverser l'esprit, elle baissa la tête et attendit qu'on lui expliquât sa destinée.

--Te souviens-tu de ta mère? demanda Cornebu.

Les yeux mobiles et vivants de la jeune fille répondirent avant ses lèvres:

--Oui.

--Comment était-elle?

--Elle était jolie, répondit Angèle, elle avait de grands yeux bleus et portait toujours de belles robes.

--La reconnaîtrais-tu si tu la voyais?

Angèle releva la tête et regarda ceux qui jusqu'ici avaient pris soin de sa destinée, pendant que quelque chose d'inexprimable se passait dans son coeur.

--Ta mère vit, Angèle, dit maître Cornebu, saisi par une émotion qui lui serrait la gorge: elle veut te voir et te prendre avec elle...

Le visage d'Angèle prit soudain une expression de fermeté bien étrange chez un être si jeune.

--Ma mère? dit-elle, que faisait-elle tout ce temps, pendant que j'étais ici, et que vous vous occupiez de moi?

--Je vais te l'expliquer, commença Benoît, faisant preuve ici d'une maladresse peu ordinaire: ton père est mort, et il t'a laissé une fortune; alors ta mère en ayant eu connaissance t'a fait chercher, attendu qu'elle ne peut toucher à rien sans toi.

--Ah! fit Angèle.

--Oui, continua Benoît s'enferrant de plus en plus, alors tu comprends, comme c'est toi qui es l'héritière, il fallait bien te retrouver, et puisque c'est ta mère, nous ne serons plus tes tuteurs...

--Ce n'est pas cela, dit tout à coup Béru d'une voix presque dure, qui contrastait étrangement avec sa patience ordinaire. Je vais t'expliquer cela, moi. Ton père, à ce qu'il paraît, t'a laissé une fortune, tu m'entends? une fortune considérable. Ta mère ne peut pas y toucher, alors elle t'a fait chercher, et elle t'a trouvée. Elle est ici.

Angèle leva ses yeux bleus sur son vieil ami.

--Est-ce qu'il va falloir que j'aille avec elle? fit-elle avec une sorte de frayeur.

--Si elle l'exige, oui, dit rudement Béru. Angèle chancela comme si elle avait reçu un coup. Les yeux de Prosper ne la quittaient pas, ou plutôt ils allaient d'elle à Marianne, qui, pâle et les lèvres entr'ouvertes, suivait ce débat comme s'il s'était agi de sa propre vie.

--M'en aller? murmura Angèle, en regardant tour à tour les trois hommes, qui la contemplaient avec une profonde pitié mêlée chez Cornebu d'une bonne dose de colère à l'intention de Marie Lagarde. M'en aller? vous savez bien que cela ne se peut pas; qu'est-ce que je ferais ailleurs qu'ici?

Elle regarda autour d'elle et tout à coup se précipita dans les bras de Marianne.

--Dis, tu sais bien, ma mère Marianne, que je ne peux pas m'en aller D'ici! C'est vous qui m'avez élevée, je suis votre enfant à tous, et l'on ne peut pas me prendre à vous, n'est-ce pas?

Maître Cornebu tira son mouchoir de poche et se moucha avant de répondre.

--Tu as tout à fait raison, ma petite fille, dit-il, c'est-à-dire que tu as raison pour nous; mais du moment où ta mère te réclame, nous ne pouvons pas te garder malgré elle: la loi est formelle...

--Qu'est-ce que cela me fait, la loi! s'écria Angèle toute frémissante. Elle quitta Marianne et vint se placer au centre du groupe. Je ne connais pas la loi, je ne sais qu'une chose: j'ai vécu sans mère; depuis la mort de ma bonne grand'mère, je n'ai pas eu d'autres amis que vous, je ne connais que vous, et ne veux pas en connaître d'autres. Si ma mère veut de moi, je ne veux pas d'elle.

Elle s'arrêta, tremblante de colère et d'émotion. Ses amis n'étaient pas moins troublés qu'elle. Un grand silence régna dans la maison, interrompu seulement par les battements réguliers du balancier de la grosse horloge. Ce fut la voix de Marianne qui se fit entendre la première.

--Angèle, dit-elle, tu sais si tu es ma fille et si je t'aime; tu sais si depuis ta petite enfance j'ai passé une heure sans songer à toi; c'est pour cela qu'aujourd'hui je peux te dire: Ton devoir est d'aller avec ta mère.

--Elle ne m'aimait pas quand j'étais petite, s'écria impétueusement Angèle; si elle s'occupe de moi aujourd'hui, c'est parce que j'ai de l'argent, comme vous le dites.

--Tu ne sais pas, fit doucement Marianne. Pourquoi la juges-tu sans la connaître? Son coeur peut être changé! La voix de Marianne faiblit à ces mots; incapable de changer elle-même, elle ne croyait pas aux coeurs qui changent; mais ce qu'elle disait là, ce sont des choses qu'il faut dire même quand on ne le pense pas, car, fausses pour vous-même, elles peuvent être vraies pour d'autres moins fermes et moins constants. Angèle baissa la tête.

--Elle a raison, fit le père Béru de sa voix devenue soudainement rude, elle a raison, cette brave fille; elle a rempli son devoir toute sa vie, et plus que son devoir. Ce qu'elle te dit est vrai, il faut l'écouter et savoir t'y soumettre.

Angèle resta debout au milieu de la salle et se couvrit le visage de ses mains.

--Oh! mes amis, dit-elle, oh! mes tuteurs, vous à qui ma grand'mère m'avait donnée, c'est vous qui me dites de vous quitter, vous qui voulez que je m'en aille avec... Eh bien, non, reprit-elle avec véhémence; vous me blâmerez tant qu'il vous plaira, je ne puis pas l'appeler ma mère. J'ai eu deux mères. Il y en a une qui dort là-bas,--elle indiquait le cimetière de son bras étendu,--et l'autre est ici! Elle montra Marianne. Pour celle qui m'a fait naître, je ne la connais pas et je ne puis l'aimer, ajouta-t-elle plus bas.

Maître Béru fit un signe à ses amis, et ils sortirent sur la pointe du pied, pendant que Marianne, avec de douces paroles, essayait de calmer le coeur endolori de sa petite amie.

--Rentrez chez vous, dit Béru au notaire, je suis bien sûr qu'avant une heure elle lui aura fait entendre raison.

En effet, moins d'une heure après, Marianne entra chez Cornebu, tenant par la main Angèle, dont le joli visage était encore tout gonflé par ses pleurs récents.

--Je vous l'amène, dit-elle à Cornebu, elle s'est résignée à son devoir; tâchez qu'il ne lui soit pas trop pénible.

Avant que Cornebu eût eu le temps de proférer une parole, elle s'était glissée hors de l'étude, et, par la fenêtre, il la vit se diriger à grands pas du côté de sa maison, où elle s'enferma sans doute pour pleurer.




XXVIII

Marie Lagarde, que le notaire avait envoyé chercher, se présenta dans l'étude avec un air de suprême élégance; elle ne s'attendait pas à y voir Angèle, aussi ne put-elle retenir un mouvement d'inquiétude à la vue de l'enfant qui se tenait debout d'un air gêné près du fauteuil du notaire. Dès le premier coup d'oeil, cependant, elle reconnut sa fille: les cheveux rebelles et les grands yeux étonnés étaient restés les mêmes, malgré la transformation des traits. Aussitôt remise, Marie Lagarde ouvrit les bras et courut vers la jeune fille.

--Mon Angèle! s'écria-t-elle, enfin je te retrouve! Qu'elle est grande! qu'elle est jolie!

Comme Cornebu l'observait d'un regard qui n'était pas sans malice, Marie voulut user de tous ses avantages, et souleva légèrement les deux lourdes nattes qui retombaient sur le cou de la fillette.

--Est-ce qu'elle a toujours son joli petit signe à la naissance des cheveux? demanda-t-elle d'un ton de tendresse enjouée.

Le signe y était bien, il n'y avait pas à s'en dédire. Elle pressa dans ses bras Angèle silencieuse et contrainte, qui subissait ses caresses sans les lui rendre. Certes, celle-ci n'avait jamais été bien disposée pour sa mère, trop longtemps absente; mais la vue de cette jolie femme, trop jolie, trop bien mise, qui sentait trop bon, n'était pas faite pour vaincre ses répugnances.

Maître Cornebu coupa court à cette scène de reconnaissance.

--Voici donc votre fille, dit-il d'un ton posé en offrant une chaise à la jeune femme, qui s'assit avec grâce, sans quitter la main d'Angèle qu'elle avait emprisonnée dans les siennes. Vous pouvez constater par vous-même qu'elle est dans un état satisfaisant de tout point. Jusqu'ici nous avons été ses tuteurs désignés par la volonté de sa défunte grand'mère, qui paraissait être son unique parente. Avant de la remettre dans vos mains, qu'il nous soit permis de vous demander à quelle existence vous la destinez.

Maître Cornebu avait préparé ses plans, et le regard dont il accompagna ce petit discours était bien fait pour en souligner la véritable portée. Cela voulait dire, clair comme le jour:

--Si vous bronchez le moins du monde, chère madame, nous refuserons de vous livrer notre pupille, et vous aurez à justifier d'un abandon trop prolongé, dont les circonstances ne vous seront peut-être pas très-faciles à expliquer.

Marie Lagarde avait parfaitement compris; aussi, sans quitter la main de sa fille, répondit-elle avec une entière liberté d'esprit:

--Vos scrupules, cher monsieur, vous honorent plus que je ne saurais le dire. Je vous sais un gré infini de prendre si fort à coeur les intérêts de mon unique enfant. Mais vous connaîtriez bien mal le coeur d'une mère, si vous pensiez que je veux causer le moindre chagrin à ma fille; mon intention est de l'accoutumer à moi peu à peu, de faire connaissance avec elle, de m'en faire aimer et de témoigner à jamais ma profonde reconnaissance à ceux qui, poussés par le bon mouvement de leur coeur, lui ont servi jusqu'ici de famille et de protection.

Angèle regarda timidement sa mère; les paroles qu'elle venait de prononcer calmaient une bonne partie de ses terreurs; si Marie Lagarde voulait s'établir à Beaumont, la jeune fille n'avait plus aucun motif de crainte. Le notaire, plus au fait des manières du monde, se contenta d'approuver de la tête. Ce n'est pas tout de promettre, pensait-il, il faut voir comment on tiendra.

--Alors, dit-il, vous allez vous installer dans la maison d'Angèle?

Angèle sourit, c'était très-drôle d'inviter une mère à venir demeurer chez sa fille: la petite pointe d'orgueil qui sommeille au fond du meilleur d'entre nous se fit sentir chez elle, et lui causa un certain plaisir.

--La maison d'Angèle? fit Marie, la maison où elle demeure?

--Non, maman, fit Angèle, employant pour la première fois ce nom de mère si nouveau à ses lèvres; la maison qui m'appartient.

Avec le sentiment très-particulier du propriétaire qui fait voir ses biens, elle montrait de la main ses trois petites fenêtres de façade de l'autre côté de la rue.

Marie suivit le geste, et pensa que la maison était bien petite; mais pour le peu de temps qu'elle avait l'intention d'y passer, cette demeure serait toujours assez grande.

--Alors, madame, c'est bien convenu, vous vous fixez ici? insista le notaire.

--Oui, monsieur, répondit Marie avec son plus gracieux sourire.

--Nous ne pouvons que nous en féliciter, fit maître Cornebu d'un ton galant.

Marie sourit et jeta un regard pénétrant sur le vieux fonctionnaire, qui n'en parut point troublé.

--Si nous allions nous installer, ma fillette? dit-elle à Angèle, dont elle ne cessait de tenir la main; nous aurons le temps de causer d'affaires plus tard, et il me tarde de t'avoir un peu à moi toute seule. Vous comprenez, monsieur? j'ai à rattraper beaucoup de temps perdu! A demain donc les affaires sérieuses, n'est-ce pas?

Elle emmena doucement Angèle vers la porte, tout en parlant; le notaire les accompagna un peu surpris, un peu ahuri par tant d'aisance, là où lui-même se fût senti embarrassé.

La porte s'était refermée, et il regagnait son fauteuil, lorsqu'il entendit un pas léger gravir en courant l'escalier. Avant qu'il eût le temps de se retourner, Angèle s'était précipitée vers lui, et lui avait passé les bras autour du cou.

--Vous savez bien, dit-elle à voix basse, que mes anciens amis seront toujours mes meilleurs amis?

Là-dessus elle planta un gros baiser sur la joue du notaire abasourdi, et disparut comme une petite fée.

Dans la rue, elle retrouva sa mère qui était restée assez embarrassée sous le feu des regards qu'elle sentait derrière tous les rideaux de toutes ces fenêtres si bien closes.

--Je vous prie de m'excuser, maman, dit la jeune fille, j'avais quelque chose à dire à maître Cornebu.

Marie jeta un regard de côté sur sa fille; cette petite avait des habitudes d'indépendance absolument déplorables, et qu'il fallait corriger au plus tôt, et puis on la gâtait dans ce village d'une façon vraiment inconvenante; il faudrait mettre bon ordre à tout cela. Mais on avait le temps d'y penser. Angèle tira la clef de sa poche, ouvrit la porte, et s'effaça, laissant passer sa mère devant elle.

C'était cela la maison de madame Lagarde? Ces petites fenêtres assombries par les grandes plantes vertes, ces rideaux mesquins de calicot blanc, ce vieux mobilier suranné. Rien d'étonnant à ce que, élevé dans un pareil milieu, Georges se fût montré jadis si pédant et si despote. Les fauteuils mêmes avaient dû laisser sur lui l'empreinte de leur roideur déplaisante.

Enfin, si peu agréable qu'elle fût, cette maison n'était heureusement qu'une étape, une sorte d'auberge, où l'on s'arrêtait pour prendre langue, mais que l'on quitterait bientôt, dès que la fortune sérieuse d'Angèle, le don de son père, serait enfin remise dans les mains qui devaient la gérer, et ses mains ne seraient pas celles de maître Cornebu. Oh! non.

Angèle fit de son mieux les honneurs de sa demeure; elle alluma le feu quand l'heure fut venue et prépara l'humble souper avec un luxe peu ordinaire pour elle. Depuis qu'elle savait ou plutôt qu'elle croyait que, loin de l'enlever à ses amis, sa mère consentait à vivre auprès d'eux, elle se sentait prise presque de tendresse pour cette mère complaisante.

Pendant ce temps, Marianne était en proie à un chagrin profond, un de ces chagrins dont on n'ose pas parler et que la main même la plus compatissante blesse quand elle les effleure.

Elle avait donné à Angèle tout ce que son père ne pouvait posséder de son âme: Prosper lui-même, venu plus tard, tenait à son coeur par des fibres moins profondes et moins sensibles. Angèle avait été pour mademoiselle Benoît ce qu'est l'enfant pour la mère: la personnification du devoir absolu avec lequel il n'est pas compromis. Si Angèle avait été cela, c'est parce qu'elle s'était donnée tout entière, parce que, docile et reconnaissante, elle avait regardé Marianne avec cette pleine confiance des petits enfants pour leur mère.

Mais si Angèle avait une autre mère, si son coeur n'appartenait plus en entier à Marianne, si une autre influence venait contre-balancer celle qui depuis tant d'années guidait l'enfant dans la voie du bien, celle qui lui avait servi de mère éprouvait, en même temps qu'une jalousie maternelle, le désappointement de l'instituteur qui voit détruire le travail auquel il a voué toute sa vie.

La jeune fille, tout en retournant ces tristes idées dans Sa tête, vaqua aux soins de tout son petit ménage, fit comme à l'ordinaire une heure de lecture à son père à moitié endormi, puis rentra dans sa chambrette, où elle put penser tout à son aise à la triste nouvelle qui venait de changer tout à coup sa vie.

Quand elle eut bien savouré cette tristesse, une joie pénétra dans son âme comme un rayon de soleil à travers la brume: Prosper était revenu. Est-ce que celui-là n'apportait pas par sa présence la plus douce des consolations? C'est sur cette pensée qu'elle s'endormit.




XXIX

Le lendemain matin, le jour s'éveillait à peine lorsque Marianne ouvrit les yeux. Ménagère inquiète et soigneuse, elle se rappela soudain sa lessive oubliée la veille sur les haies vives de son jardin. S'habillant à la hâte, elle descendit l'escalier sans faire de bruit, ouvrit la porte de la cuisine et sortit.

Une raie rose se montrait à peine du côté de l'orient, la rosée venait de tomber.

Tout était gris, d'un gris doux et fin, teint vaguement de cerise, car le jour grandissait rapidement, et les nuages qui flottaient dans le ciel matinal prenaient déjà des nuances ardentes. Marianne s'arrêta, saisie d'une sorte de respect religieux pour cette sérénité qui planait si fort au-dessus des troubles et des angoisses de l'âme humaine.

Pas une feuille ne remuait, les oiseaux commençaient à peine à chanter et s'interrompaient aussitôt, comme s'ils hésitaient à troubler le silence mystérieux de ce lever du jour.

Seule, dans le lointain, la mer venait battre régulièrement la grande plage de sable qui s'étendait à quelque distance; bruit apporté par le vent ou secousse communiquée par le sol, le choc de chaque vague, étouffé le jour par des bruits plus voisins, se faisait ainsi entendre dans le calme profond de la nuit et du matin.

Marianne resta immobile, pénétrée d'une émotion austère.

Cette grande mer qu'elle ne pouvait voir était bien autre chose que ses petites douleurs et ses petites préoccupations. Qu'était-elle auprès de cette immensité qui se rappelait ainsi à ses souvenirs! Tout autour des continents, la vague venait ainsi frapper le sol, étreignant la terre dans ses bras immenses, enserrant tant de douleurs, tant d'angoisses et tant de joies... celles de Marianne ne comptaient pas plus au milieu des autres, qu'un verre d'eau apporté par elle n'eût augmenté la masse liquide de l'Océan. Combien de mères, de veuves, d'orphelines, les yeux perdus à l'horizon, pleuraient en ce moment, interrogeant l'Océan désert?

--Que nous sommes peu! se dit-elle en joignant ses mains devant elle avec un geste de pitié. Et qu'importe ce que peut souffrir un être insignifiant comme moi, au milieu de l'immensité?

Elle détourna ses regards de l'horizon embrasé, et les reporta sur les pièces de linge étendues sous sa main. Un coq chanta dans le voisinage; aussitôt les pigeons sur les toits, et les petits oiseaux dans les arbres, répondirent chacun dans son langage; une porte battit quelque part, et à ce signal la vie reprit partout.

Avec un soupir, Marianne remit sur la haie quelques pièces tombées pendant la nuit, puis se tourna vers les plates-bandes pour y cueillir les légumes du jour.

Un frôlement se fit entendre dans la haie; elle leva les yeux et tressaillit de tout son corps: Prosper la regardait.

Pour éviter les regards et les commentaires, il avait pris à travers les champs et les cultures; à cette heure matinale nul ne l'avait rencontré, et il avait voulu attendre dans le pré voisin que Marianne vînt au jardin, comme elle le faisait tous les jours.

--Prosper! firent doucement les lèvres de la jeune fille sans proférer aucun son.

Il lui sourit et descendit du talus pour la rejoindre.

--J'avais hâte de vous voir, dit-il; cette journée d'hier m'a fait l'effet d'un mauvais rêve; moi qui arrivais si joyeux! Il me semble maintenant que l'ordre est troublé en toute chose, et que rien ne va plus aller comme auparavant!

--Rien n'est changé que pour moi, fit Marianne, dont les lèvres tremblèrent, bien près de laisser échapper un sanglot; car, pour les autres, les changements, s'il y en a, seront des changements heureux, tandis que pour moi...

Elle baissa la tête et dit tout bas, ne pouvant plus retenir ses pleurs:

--J'ai perdu ma petite fille.

Prosper lui prit la main, l'attira à lui et mit un baiser sur sa joue, un vrai baiser de frère ou d'ami, ainsi que le voulait l'état particulier de leurs âmes.

--Votre petite fille, dit-il, c'est en effet sous ce nom que j'entendis désigner Angèle pour la première fois et que je vous regardai toutes deux. Jusque-là je ne vous avais vues ni l'une ni l'autre. Vous étiez en train de lui essayer de petits sabots... Mon Dieu, qu'ils étaient petits, ces sabots!..» je les vois encore!

Marianne jeta involontairement un regard sur ses pieds chaussés de gros vilains souliers de cuir, fabriqués par le cordonnier du cru, puis elle les reporta sur Prosper avec un sourire embarrassé.

--Qu'elle a changé, votre petite fille! continua Prosper; c'est une demoiselle à présent, et elle est devenue bien jolie.

Il s'arrêta, regarda autour de lui et respira largement.

--Je ne puis vous dire, reprit-il, ce que je ressens à me voir dans ce pays-ci; je l'avais tant désiré que cela me faisait mal tout le long de la route, et maintenant que m'y voici, il me semble que je l'ai quitté depuis des centaines d'années. C'est vrai, Marianne, il me semble que j'étais un enfant lorsque je suis parti, et maintenant je suis un homme.

Il prit la main de la jeune fille et la garda dans la sienne.

--Ma bonne Marianne, dit-il, ma vraie amie, que je suis aise de vous revoir, et que cela me fait de bien! Si vous saviez combien j'ai pensé à vous de fois! Vous ne m'écriviez guère, savez-vous?

--Il n'en fallait pas davantage, fit Marianne avec un demi-sourire; c'était trop peu pour vous importuner, et assez pour vous faire souvenir de nous.

--C'était moins que je n'aurais voulu, reprit Prosper; j'étais gourmand de savoir tout ce qui se rapportait à ce pays, vous surtout, et vous, vous ne me disiez rien!

--C'est qu'il n'y avait rien à dire, répondit la jeune fille d'un ton à la fois triste et enjoué; vous me retrouvez telle que vous m'avez quittée. Prosper, ce n'est pas la peine de parler de soi quand on ne change pas.

Ils restèrent silencieux pendant un moment; ils n'éprouvaient point d'embarras vis-à-vis l'un de l'autre; le véritable fond de l'affection qu'ils se portaient réciproquement était une grande amitié, ce qui les mettait à l'aise et leur permettait de se parler librement.

Autour d'eux, la vie reprenait ses droits; on entendait aller et venir des sabots sur les dallages de schiste, dans les cours des maisons. Marianne regarda son ami d'un air un peu embarrassé.--Il faut que je m'en aille? dit Prosper, c'est ce que vous voulez dire, n'est-ce pas, Marianne?

--Cela vaudrait mieux, répondit-elle avec un demi-sourire.

--Eh bien, je m'en vais! fit-il.

Il restait néanmoins indécis devant elle.

--Vous reviendrez tantôt? demanda la jeune fille, non sans rougir.

--Certainement, répondit-il; je ne suis venu que pour voir mes amis.

Il s'en alla, reprenant le même chemin qui lui avait servi pour venir, et, quand il eut tourné le coin du premier champ, il se dirigea machinalement vers la rivière.

Tout à coup les années de son adolescence lui apparurent dans le ravin étroit qu'il avait suivi jadis, menant si fièrement les trois chevaux du père Béru.

Que de temps écoulé depuis et que de changements!

Il se revoyait pourtant tel qu'alors, jeune garçon, fier; jusqu'à être ombrageux, fuyant la domination hostile de sa belle-mère, respirant à pleins poumons la vie des champs, ces champs loin desquels il sentait toutes ses volontés se révolter.

Des lambeaux de souvenirs de collège lui revenaient en même temps; il revoyait les grands dortoirs mal éclairés par la veilleuse fumante, où il dormait si mal, d'un sommeil troublé par des rêves de vastes horizons et d'inaccessible liberté.

Il revoyait les hautes cours, semblables à celles des prisons, où la récréation finissait toujours trop tôt et d'où l'on était bientôt chassé vers les classes sombres, où il se penchait durant des heures sur des études ingrates qu'il n'aimait pas et qui ne lui donnaient aucune joie.

Il avait étudié depuis: c'est avec un plaisir infini qu'il avait lu des livres, alors ses ennemis, maintenant devenus ses amis... Machinalement il tâta sa poche de côté où se trouvait un La Fontaine dont il avait fait depuis peu le compagnon de ses promenades.

Quel charme avaient pris maintenant pour lui ces auteurs exécrés jadis! Comme il leur trouvait le parfum de la vie auquel il était resté si longtemps insensible!

--Ah! se dit-il, c'est qu'autrefois ils m'étaient imposés, et que maintenant je les choisis. Cela vous apprend à voir juste que d'être libre!

Il fit quelques pas et se trouva précisément à l'endroit où dix ans auparavant il avait fait entrer ses chevaux dans l'eau. Le sentiment de force et de liberté qu'il avait ressenti alors avait laissé une empreinte sur toute sa vie; il le ressentit avec la même intensité qu'alors; puis, avec un retour sur lui-même, il compara l'homme qu'il était devenu, avec le garçon indocile qu'il était en ce temps-là. La vie l'avait non pas broyé, mais pétri...

--J'avais tort, se dit-il, tort d'être intraitable, tort de ne vouloir que ce qui me semblait bon: mais, dans la jeunesse, on est aveugle... on croit savoir ce que l'on veut... Le sait-on?

Son esprit lui représenta aussitôt le pré où il avait parlé à Marianne un jour de fenaison. Cette bonne Marianne, qu'elle avait été avec lui douce, patiente et sage!

Combien, par son heureuse influence, elle lui avait épargné de sottises et par conséquent de reproches!... Il lui en avait parfois voulu d'être si raisonnable et si prudente.

--Vous ne serez donc jamais en colère? lui disait-il, vous ne ferez donc jamais une bêtise? Savez-vous que c'est humiliant pour ceux qui en font?

Elle répondait par un sourire et par un calme regard de ses yeux bruns, pas très-beaux, mais si bons, si intelligents, qu'on ne pouvait s'empêcher de les trouver magnifiques.

Par une transition insensible, il vit tout à coup, du fond de sa rêverie, surgir les yeux bleus d'Angèle.

Angèle avec une famille, Angèle héritière! Béru lui avait parlé de la somme la veille, et le chiffre de trois cent mille francs était bien fait pour étonner dans un petit pays où l'on se trouvait riche avec trois mille francs de rente.

Prosper ignorait encore que la fortune lui réservât une richesse bien supérieure: il avait entendu parler plus d'une fois de son vieil oncle, mais la prudence naturelle du pays avait empêché sa famille de s'étendre sur ce sujet.

Dans six mois, il aurait terminé ses études et prendrait possession de sa petite fortune que, d'après les conseils de Béru lui-même, il avait laissée intacte depuis sa majorité, se contentant d'en toucher les revenus, de manière à vivre à son aise. Il avait fait un tour à Paris, et la grande ville ne l'avait point charmé: vue superficiellement, elle avait effarouché ses instincts de paysan et de propriétaire; il était revenu à sa province avec une sorte de joie d'avoir échappé sain et sauf à ce monstre qui dévorait tout avec une telle activité, y compris la vie humaine.

Dans six mois ou un peu plus, peut-être, car il serait inutile d'user de précipitation. Prosper s'achèterait une belle petite propriété, et la cultiverait à son idée, c'est-à-dire en combinant les fruits de l'étude et ceux de l'expérience. Qu'il serait heureux chez lui, lui qui n'avait jamais vécu que chez les autres!

La vision de Marianne traversa ce rêve; il la vit alerte et silencieuse, aller et venir dans la cour de la maison rustique, distribuant çà et là le travail et la provende. Et dans son ombre, la tenant par son tablier, comme il l'avait vue cent fois pendant les années écoulées, Angèle avec ses cheveux blonds et ses yeux étonnés...

Il s'agissait bien d'une petite Angèle, à présent! Il n'y avait plus d'Angèle, c'était mademoiselle Lagarde; désormais Marianne irait seule dans sa nouvelle demeure, pendant que mademoiselle Lagarde se rendrait à Paris avec sa mère.

Une colère violente, irraisonnée, s'empara de Prosper à l'idée de madame Lagarde, cette femme qui venait brutalement prendre au bourg son plus bel ornement, à Marianne sa seule amie!

Et soudain, sans qu'il pût s'expliquer pourquoi, les yeux de Prosper s'emplirent de larmes brûlantes qu'il essuya bien vite du revers de la main.

A quel propos cet attendrissement, ridicule sans doute? Depuis la veille il avait éprouvé trop d'émotions inaccoutumées, et cela lui avait dérangé les nerfs.

Pour se remettre, il repensa à Marianne, dont le souvenir avait toujours eu le don de le calmer.

--Quand la maison sera prête et installée, se dit-il, nous nous marierons, Marianne et moi; et alors...

Mais son esprit ne voulait pas se fixer sur cette idée, et s'en allait vagabonder de droite et de gauche. Plusieurs fois il essaya de se forcer à songer à cela: mais il était impuissant à arrêter sa pensée.

De guerre lasse, il tira son La Fontaine de sa poche et essaya de lire. Mais le soleil lui venait dans les yeux, les mouches l'ennuyaient, tout avait l'air de conspirer contre lui. Il remit son livre dans sa poche, et partit pour une longue promenade dans les sentiers les plus lointains qu'il eût parcourus jadis.




XXX

Angèle faisait les honneurs de sa maison à sa mère.

En son honneur, elle avait mis sur la table sa plus belle nappe, le lait frais écumait dans la plus jolie jatte de porcelaine fine, le café fumait dans la cafetière de gala; malheureusement le boulanger n'ayant pas voulu chauffer le four ce jour-là, le pain était rassis, ce qui ennuyait la jeune maîtresse de maison.

--Tu as dû bien t'ennuyer dans ce pays-ci? disait madame Lagarde, tout en déjeunant de bon coeur.

Elle aimait assez les bonnes conditions de la vie matérielle, et le café de sa fille était excellent. Angèle regarda sa mère d'un air étonné.

--Mais non, maman! dit-elle; je ne me suis pas ennuyée une minute; pourquoi me serais-je ennuyée?

Marie Lagarde promena un regard dédaigneux sur les murs et sur le jardinet qu'elle voyait par la porte ouverte.

--Enfin, qu'est-ce que tu fais ici? demanda-t-elle en se renversant sur le dos de sa chaise.

--Je travaille! répondit bravement Angèle en la regardant en face.

Madame Lagarde réprima un léger mouvement d'humeur; ceci avait trop l'air d'une leçon; cependant elle se rendit compte que sa fille ne pouvait avoir eu l'idée de la blâmer, puisqu'elle ne connaissait pas son existence. En même temps elle comprit qu'il fallait éviter de froisser Angèle, au moins tant qu'on ne serait pas en possession de cette précieuse fortune. Après, on verrait.

--Qu'est-ce que nous allons faire? demanda-t-elle, lorsque la jeune fille eut desservi la table et rangé tout soigneusement autour d'elle.

--Si vous le permettiez, maman, répondit Angèle, j'irais voir Marianne: depuis hier je ne l'ai pas vue.

--Tu ne peux faire autrement que de la voir tous les jours? demanda Marie avec une pointe de raillerie qu'elle réprima aussitôt. Qu'est-ce que c'est que cette Marianne?

--C'est ma petite mère, répondit vivement Angèle. Elle rougit subitement et ajouta sur-le-champ: Je vous demande pardon, maman, c'est elle qui m'a élevée après la mort de ma grand'mère, et je l'aime de tout mon coeur!

--Va voir Marianne, dit Marie Lagarde avec un sourire qui voulait être bon et qui n'était qu'aimable.

Angèle profita aussitôt de la permission et courut vers la maison du père Benoît. Celui-ci n'était point sorti, contre sa coutume, et, ne sachant à quoi employer son temps, il avait pris ce qu'il appelait son ouvrage des jours de pluie. C'était de volumineux herbiers, admirablement tenus, dans lesquels il avait classé la flore complète de ce coin de terre.

En entendant la porte retomber, il leva la tête, et, à la vue de l'enfant, son visage s'éclaira.

--Te voilà, petite? fit-il.

Marianne tenait déjà dans ses bras la jeune fille, qui l'étreignait sans mot dire.

--Ah! soupira enfin Angèle dans un sanglot, que c'est bon de vous revoir, et qu'il y a longtemps que je ne vous avais vus!

--Ce fut hier après-midi pour la dernière fois, fit observer Benoît en souriant; mais il s'est passé bien des choses depuis.

--Hier seulement? fit Angèle incrédule. C'est vrai, pourtant! Le temps m'a paru long.

--Eh bien, fit Benoît, qui ne voulait point la laisser s'attendrir, comment t'arranges-tu de ta nouvelle maman?

--Elle ne vaudra jamais l'ancienne, répliqua Angèle en se serrant contre son amie.

--Il ne faut pas dire cela, fit observer doucement celle-ci; tu n'en sais rien, et puis c'est ta mère.

--Je le sais bien! fit Angèle avec un léger mouvement d'impatience; depuis hier, on ne fait que de me le répéter, ce ne sera la faute de personne si je l'oublie. Dis-moi, ma Marianne, tu as eu du chagrin? Tu n'as pas pensé que j'allais t'aimer moins, toujours?

Marianne ferma les yeux pour empêcher les larmes d'en sortir, et elle embrassa sa petite amie. Ne voulant pas mentir, elle préférait se taire. La vérité est que depuis la veille elle sentait une étrange sensation d'isolement, toujours croissante, s'emparer d'elle. Elle n'eût pu dire pourquoi, car jamais peut-être on ne lui avait témoigné tant d'amitié, mais quelque chose était changé dans sa vie, elle ne pouvait s'y tromper.

--Quand ta mère pourra-t-elle nous recevoir? demanda Benoît en fermant son herbier.

Il tenait à paraître fort au courant des moeurs de la ville.

--Tantôt, dit-elle, après le dîner de midi, je viendrai vous faire une visite avec maman, et puis nous irons chez le père Béru. C'est bien le moins qu'elle vous remercie de ce que vous avez fait pour moi.

Délivré d'un souci, Benoît prit sa boîte d'herborisation, sa canne et son chapeau. Il embrassa les jeunes filles, et l'instant d'après on le vit partir à grandes enjambées du côté de la mer.

--Eh bien? fit Marianne quand elle fut seule avec son amie.

--Rien, répondit Angèle en haussant doucement les épaules.

Elles restèrent silencieuses. Le chat faisait ronron sur le fauteuil du père Benoît, et on l'entendait jusqu'au bout de la petite salle. Angèle lui passa distraitement la main sur le dos.

--Est-ce que Prosper va rester longtemps? Demanda-t-elle sans lever les yeux.

--Non, quelques jours seulement.

--Alors, ce n'est pas cette fois qu'il t'emmène? fit la jeune fille en continuant à caresser le chat.

Marianne rougit.

--Non, pas cette fois, dit-elle précipitamment. Elle allait ajouter quelque chose, elle se retint.

--Quoi? demanda Angèle qui avait compris.

--Rien!

Le silence recommença. Le chat, soudain agacé, bondit sur l'armoire, où il s'établit, promenant ses regards clignotants sur les amies. Angèle se mit à rire d'un rire troublé.

--Je pensais qu'il venait te chercher pour tout de bon, reprit-elle; il y a assez longtemps que vous êtes promis. Cela fait au moins cinq ou six ans?

--On ne se connaît jamais trop, répondit sentencieusement Marianne. Mais pourquoi me demandes-tu cela?

--Je ne sais pas! repartit Angèle en rougissant. Elle se baissa vivement et arrangea le feu dans l'âtre pour cacher sa rougeur. Maman veut rester ici, elle me l'a dit, mais bien sûr elle ira à Paris une fois ou l'autre, et j'irai avec elle. Tu seras bien seule pendant ce temps-là; si tu avais été mariée, ç'aurait été autre chose...

Marianne tourna lentement la tête vers le jardin.

--Te souviens-tu, ma chérie, dit-elle sans regarder Angèle, du jour où tu m'as dit que je ne t'aimerais plus quand je serais mariée? Tu le croyais dans ce temps-là? Tu ne le crois plus à présent? On change, vois-tu!

--Ce n'est pas pour devenir plus méchant, interrompit brièvement Angèle.

--Non, pas toujours. Mais on change... Tout change...

--Prosper n'a pas changé, toujours? fit Angèle en se détournant pour voir dans les yeux de son amie. Il n'a pas changé. Il n'oserait pas. Après toute l'amitié que tu lui as montrée, il n'oserait pas changer!

--Je ne sais pas! fit Marianne en rejetant son tablier sur sa tête. Vois-tu, Angèle, je me suis toujours doutée de cela... Il m'aime bien, il sera toujours mon ami, mais, dans mon idée, nous ne nous marierons jamais!

Angèle resta interdite. La veille, au moment où Prosper les avait saluées en arrivant, elle avait eu vaguement l'impression qu'il n'avait pas pour son amie les sentiments d'un amoureux, et voilà que celle-ci lui disait la même chose.

Elle mit silencieusement sa main sur l'épaule de Marianne.

--Vois-tu, continua la jeune fille, j'avais toujours pensé que ce serait comme cela. Quand il m'a parlé, dans le champ, tu t'en souviens? Je lui ai dit qu'il était trop jeune et qu'il ne savait pas ce qu'il voulait, qu'il fallait attendre... Enfin, je l'ai tenu à distance tant que j'ai pu... C'était mon devoir, n'est-ce pas, Angèle? C'est vrai qu'il était trop jeune... Peut-être en agissant autrement, je l'aurais attaché à moi davantage pour un temps, mais ce n'aurait pas été une preuve qu'il m'aimait mieux, loin de là... Enfin, je n'ai pas à me repentir de ce que j'ai fait, puisque c'était bien, n'est-ce pas, Angèle?

--Non! dit fermement la jeune fille.

--Eh bien, maintenant, je sens qu'il s'est déshabitué de moi, et c'est très-naturel. Je ne suis guère bien élevée, moi;--moitié demoiselle, moitié paysanne, j'étais bonne pour Prosper tant qu'il n'était pas autre chose que moi. Mais depuis qu'il a été à l'école d'agriculture, il a pris d'autres goûts, d'autres manières. Rien que la façon dont il s'habille n'est pas d'accord avec la mienne... Il lui faudra pour femme une fille plus jolie et plus élégante que moi...

--Tais-toi, tais-toi, fit Angèle en passant ses bras autour du cou de son amie. Ne dis pas des choses comme cela. Tu me fais mal.

Marianne se tut.

Tout ce qu'elle venait de dire, elle se l'avouait à elle-même pour la première fois. Ces pensées flottantes dans son esprit venaient seulement de prendre un corps pour se formuler en paroles, et elles lui causaient une douleur poignante, mais non inattendue. Le retour de Prosper la veille lui avait ouvert les yeux. Ce n'est pas ainsi qu'on revoit la femme qu'on aime, à laquelle on est désormais libre de consacrer sa vie. Ceux qui aiment ne se trompent pas à cela. Et en faisant cette triste découverte Marianne s'apercevait que depuis longtemps elle avait prévu cela.

--Je retourne près de ma mère, dit Angèle au bout d'un instant; nous nous reverrons tantôt.

--A tantôt! fit Marianne en s'efforçant de sourire.

Angèle l'embrassa de toute son âme, et partit sans plus chercher à rencontrer le regard de ses yeux bruns si beaux et si honnêtes; ce regard attristé lui faisait mal.

--Quel méchant Prosper! pensait-elle, avoir changé ainsi! Pourquoi la demandait-il, alors, s'il ne voulait pas l'épouser? C'est très-mal de sa part! Moi qui l'aimais tant! Comme cela fait du mal de blâmer ceux qu'on aime!

Elle sentit des larmes lui venir aux yeux; elle les essuya rapidement et rentra chez elle. Sa mère avait fouillé toute la maison pour trouver une lecture, et avait fini, en désespoir de cause, par se rabattre sur un cours de littérature.

--Que tu as été longtemps! fit-elle lorsque sa fille apparut sur le seuil de la porte. Le temps n'en finit plus! Mon Dieu, qu'on s'ennuie dans ce pays-ci!

Angèle ne dit rien; c'était le grand parti qu'elle prenait quand elle se sentait embarrassée.




XXXI

Dans l'après-midi, les visites aux tuteurs s'accomplirent avec tout le décorum voulu. Béru n'était pas aussi facile à gagner que Benoît; peu causeur, il écoutait de préférence. Les frais de la conversation furent soutenus principalement par Angèle, que cela n'amusait guère.

Béru fut poli sans cesser d'être ourson; il avait un don particulier pour amalgamer ces deux choses.

Angèle et sa mère rentrèrent chez elles, plus fatiguées toutes deux de cette petite expédition qu'elles ne l'auraient cru possible l'une et l'autre. Marie avait hâte d'oublier ces bonnes gens si parfaitement imbéciles, et Angèle avait besoin de se trouver un peu loin de sa mère, chez laquelle elle sentait quelque chose d'artificiel qui lui déplaisait sans qu'elle sût s'expliquer pourquoi.

Marie se jeta sur son lit pour dissiper son mal de tête, disait-elle, en réalité pour être seule et se faire un plan de conduite bien ordonné.

Angèle erra un instant dans la maison, évitant de faire du bruit et de troubler ainsi le prétendu sommeil de sa mère. Au bout d'un instant, fatiguée de tant de précautions, elle alla dans son petit jardin; après une réflexion subite, elle ferma la porte derrière elle, puis fit quelques pas, et s'arrêta devant les ruches adossées à la haie qui recevait le soleil du matin.

Longtemps ces ruches avaient été pour elle l'objet d'une grande frayeur; elle n'en approchait guère de peur des abeilles. Mais, depuis la mort de la grand-mère, Marianne lui avait appris à s'en occuper, et elle ne craignait plus les bestioles affairées qui allaient autour d'elle sans lui témoigner d'hostilité.

Machinalement la jeune fille passa par-dessus la haie qui servait de clôture à son jardin et se trouva dans le champ voisin. Deux ou trois belles vaches qui paissaient là levèrent la tête en la voyant, mais sa forme élégante leur était bien connue, et elles se remirent à brouter l'herbe savoureuse. Angèle franchit encore une ou deux clôtures, puis se trouva dans un sentier encore ombragé malgré la saison, où les fleurs champêtres croissaient en profusion.

Elle continua à marcher devant elle. Où allait-elle ainsi? Elle n'en savait rien. Un impérieux besoin d'échapper à plusieurs idées qui pesaient lourdement sur elle la poussait en avant; sans la fatigue, elle eût marché éternellement.

Elle s'arrêta dans un petit pli de ravin où le sentier ombreux se perdait vers la lande aride couverte de bruyères. De là on voyait un petit coin de mer, comme un triangle bleu, entre deux collines. Elle s'assit à l'ombre d'un buisson d'épines couvert de baies d'un rouge ardent.

Elle était là à peine depuis quelques minutes lorsqu'un pas retentit dans le sentier derrière elle, faisant rouler les cailloux; elle se retourna, et vit Prosper qui la regardait avec un certain air d'embarras.

--Je vous ai vue passer au bout du pré, dit-il, et je vous ai suivie... Je ne sais pourquoi, il m'a semblé que vous aviez quelque chose à me dire... Si je me suis trompé et si je vous gêne, je vais m'en aller.

--Non, dit Angèle, en étendant la main, ne vous en allez pas: j'ai en effet quelque chose à vous dire.

Elle savait maintenant quel souci l'avait chassée hors de son logis, en lui faisant chercher la solitude; elle en voulait à Prosper d'avoir fait pleurer Marianne, et puisqu'elle le tenait là, elle allait le lui dire. Il s'assit à côté d'elle sur une autre pierre et la regarda d'un air attentif.

--Ce n'est pas bien, Prosper, commença-t-elle; un garçon honnête ne doit pas troubler le coeur d'une jeune fille sans être bien décidé à la prendre pour femme...

--Quel coeur ai-je donc troublé? demanda Prosper, dont le visage se couvrit de rougeur.

--Celui de Marianne, répliqua Angèle en le regardant.

Et soudain, sans qu'elle pût se l'expliquer, elle rougit autant que le jeune homme lui-même.

--Qui vous a dit que je ne voulais pas épouser Marianne? fit Prosper avec une colère dont il ne fut pas tout à fait maître.

--Personne, répondit Angèle, un peu irritée de son côté, mais c'est facile à voir; lui en avez-vous parlé depuis votre retour?

--Je suis arrivé d'hier, fit Prosper avec un peu d'ironie; il aurait fallu me presser beaucoup pour avoir le temps de prendre des arrangements.

Angèle l'interrompit avec vivacité:

--Il ne s'agit pas d'arrangements, Prosper, dit-elle, nous ne plaisantons pas; cessons de jouer au plus fin. Je ne sais pourquoi vous êtes revenu ici; ce qu'il y a de certain, c'est que vous ne songez pas à Marianne, comme vous y songiez il y a quelques années...

--Vous a-t-elle chargée de me le dire? demanda ironiquement Prosper.

--Non! Oh! non, s'écria la jeune fille troublée; pensez tout ce que vous voudrez, mais ne pensez pas que Marianne, si triste qu'elle puisse être, soit capable de charger quelqu'un de parler pour elle! Elle pourrait bien mourir de chagrin, mais elle le ferait sans se plaindre.

La sincérité d'Angèle était évidente: Prosper se sentit tout à fait calmé.

--Eh bien, alors, fit-il, en essayant de plaisanter, si vous n'êtes point chargée de porter la parole pour une autre, de quoi vous mêlez-vous, mademoiselle?

Il souriait en lui parlant, et elle vit bien qu'il n'était plus fâché.

--C'est vrai, dit-elle en baisant un peu la tête, cela ne me regarde pas, et je dois vous paraître bien indiscrète. Pourtant, Prosper, quand on voit souffrir quelqu'un qu'on aime autant... oh! non! bien plus que soi-même, est-ce qu'on n'a pas un peu le droit de tâcher de guérir sa souffrance? Il me semble que si, n'est-ce pas? Eh bien! Marianne a du chagrin; elle croit que vous ne l'aimez plus! Je ne sais pas pourquoi, car bien sûr vous ne lui avez rien dit qui puisse lui faire de la peine, mais elle croit que vous ne l'aimez plus comme on doit aimer celle qui doit être votre femme.

Elle avait baissé la voix, et c'est à peine s'il put entendre ces dernières paroles.

--Eh bien? fit Prosper gravement, quand même je ne l'aimerais plus comme vous le dites, de quel droit pensez-vous que je ne l'épouserais pas?

Angèle releva la tête, et une lumière passa dans ses yeux bleus.

--Vous avez raison de dire, Angèle, reprit le jeune homme, qu'on doit épouser la jeune fille à laquelle on a promis le mariage; mais nos sentiments ne dépendent pas de nous; tout ce que nous pouvons faire, c'est de nous conduire comme s'ils n'avaient pas changé.

--C'est donc vrai? demanda Angèle, avec un singulier mouvement de curiosité, c'est donc vrai que vous n'aimez plus Marianne, comme nous le disions tout à l'heure?

--C'est vous qui venez de me le dire, dit Prosper de plus en plus grave, je ne le savais pas moi-même, il n'y a qu'un instant, mais à présent je crois que vous avez raison.

Il se détourna, cueillit une branche de chèvrefeuille qui s'étendait à portée de sa main, et soupira tout bas: Pauvre Marianne!

--Pourquoi? Pauvre, puisque vous l'épouserez tout de même? demanda ingénument Angèle.

Prosper lui jeta un regard si profond qu'elle se sentit émue, si triste qu'elle eut pitié de lui.

--Vous êtes encore toute jeune, mademoiselle, lui dit-il, et vous serez peut-être longtemps sans connaître ces peines-là; mais croyez-moi, et plus tard souvenez-vous de mes paroles: s'il y a quelque chose au monde de plus dur que de ne pas épouser la personne qu'on aime, pendant qu'on l'aime, c'est d'épouser une personne que l'on n'aime pas ou que l'on n'aime plus.

--Pourquoi? demanda innocemment Angèle. Prosper sourit et jeta au loin sa branche de chèvrefeuille.

--Vous voulez en savoir trop long, fit-il avec un demi-sourire, plus tard vous saurez tout cela sans qu'on vous l'explique.

Angèle continua à le regarder de ses yeux clairs et étonnés.

--Mais, dit-elle, si vous n'aimez plus Marianne, et que cela vous coûte de l'épouser, et que vous le fassiez tout de même, c'est très-bien de votre part, savez-vous?

--Il faut être un honnête homme, dit lentement Prosper en fixant ses yeux sur la mer lointaine.

Angèle réfléchit un instant, puis reprit:

--J'étais fâchée contre vous, parce que je pensais que tous ne vouliez plus épouser Marianne, et maintenant que je sais que tous l'épouserez, cela me fait de la peine pour TOUS.

--Je tous remercie, fit Prosper, sans détacher ses yeux de l'horizon.

Angèle se leva pour retourner au bourg.

--Adieu, mademoiselle, dit le jeune homme en faisant un pas en avant, pendant qu'elle en faisait un dans la direction opposée.

--Voilà que vous m'appelez mademoiselle à présent, fit-elle avec une sorte d'irritation.

--Il le faut bien, puisque vous êtes riche, fit-il avec un peu d'amertume.

Ils échangèrent un regard qui ne les satisfit ni l'un ni l'autre, car, sans ajouter un mot, ils s'en allèrent chacun de son côté.




XXXII

Quelques jours plus tard, Angèle, levée de bon matin, balayait activement le devant de sa porte; elle était un peu triste, parce que sa mère s'ennuyait évidemment de plus en plus, et la jeune fille sentait bien que Marie ne se résignerait pas à s'ennuyer longtemps. Mais comment sortir de là?

Le bruit des roues de la patache lui fit lever les yeux, et avant même que le petit cheval maigre se fût arrêté devant la poste, Angèle avait reconnu les longues jambes de Cervin qui descendaient précipitamment du siège.

Il l'avait reconnue aussi, car il souriait déjà en traversant la rue, et c'est avec une véritable joie qu'il lui planta un baiser sur chaque joue. Sans savoir pourquoi, Angèle avait tout à coup senti que l'arrivée de ce long corps lui constituait un allié.

--Eh bien! fit Cervin, quoi de nouveau?

--Ma mère est ici, répondit Angèle.

Cervin fit un signe de tête entendu: il le savait fort bien, sans quoi il ne fût pas venu.

--Et vous? fit Angèle, qu'est-ce qui vous amène dans ce pays?

--L'envie de vous voir, répondit-il; et, comme elle le regardait d'un air étonné, il ajouta en riant: vous n'avez pas l'air de croire que l'on puisse venir de Paris tout exprès pour vous voir?

--Non, fit Angèle en riant aussi, je ne croirai jamais cela.

--Il faut vous y habituer cependant, reprit Cervin. Dites, je meurs de faim: où peut-on déjeuner dans ce pays-ci?

--Chez moi, répondit vivement Angèle.

Elle rougit aussitôt, se rappelant qu'à présent il fallait dire chez nous; mais la porte n'en était pas moins ouverte, et Cervin, attiré par le geste, entra dans la maisonnette encore silencieuse.

Le café était déjà prêt dans la cafetière de terre brune, et le lait fumait dans une petite cruche de grès.

--Maman dort encore, fit la jeune fille en indiquant le plafond avec un geste si parfaitement enfantin que Cervin crut reconnaître l'ancienne Angèle.

--Tant mieux, répondit le brave garçon, nous allons causer tranquillement.

Pendant qu'elle lui servait son grand bol de café au lait, Angèle méditait profondément.

--Sans plaisanter, fit-elle tout à coup, pourquoi êtes-vous venu?

Et puis, dites-moi, c'est donc vrai que je suis riche?

--Il paraît, répondit-il, sans plaisanter, je suis venu pour vous voir d'abord, et puis parce que maître Cornebu m'en a prié. Il veut avoir des détails sur votre famille...

Angèle le regarda d'un air si pénétrant qu'il se sentit on peu troublé; il ne pouvait pourtant pas lui dire qu'il était venu, à la requête de maître Cornebu, s'assurer de l'identité de Marie Lagarde, et donner sur celle-ci des renseignements confidentiels aussi exacts que possible.

Angèle avait repris le cours de sa méditation silencieuse.

Au bout d'un instant, elle fixa ses yeux bleus sur son hôte et lui demanda:

--Que font donc les gens de Paris pour ne pas s'ennuyer? Ma mère s'ennuie mortellement ici. Que faut-il faire pour l'en empêcher?

Cervin resta muet; comment parler des cafés-concerts, des théâtres, des flâneries dans les magasins, de tout ce qui peut amuser une femme oisive par goût et par tempérament! Il se décida à dire tout à coup à la jeune fille quelques vérités nécessaires, au risque de l'effrayer un peu.

--Votre mère s'ennuiera toujours ici, dit-il d'un ton fort sérieux, et c'est pourquoi elle n'y restera pas longtemps. Il faut vous accoutumer à cette idée, ma petite amie, sans quoi tous aurez de gros chagrins.

--Mais elle l'a promis! fit Angèle incrédule.

Devant cette belle candeur, la philosophie de Cervin se trouva sans défense.

--Il y a donc des gens qui tiennent tout ce qu'ils promettent? pensa-t-il. Heureuses gens, et plus heureux ceux qui n'ont d'affaires qu'avec ceux-là!

Elle attendait toujours une réponse; il fut tiré de peine par l'entrée de Marie Lagarde elle-même.

De sa chambre, située à l'étage supérieur, elle avait entendu le murmure contenu des voix. Sans faire de bruit, elle s'était habillée à la hâte et avait descendu l'escalier.

La vie de Marie Lagarde à Beaumont n'était rien moins qu'heureuse. Outre qu'elle s'ennuyait à mourir, elle se sentait inquiète et mal à l'aise; à tout moment elle redoutait quelque chose; elle ne savait pas ce que ce serait, mais elle se sentait presque sûre de la venue d'un empêchement. Lorsqu'elle vit Cervin dans la petite salle, elle se dit que le moment de la bataille était venu.

--Bonjour, cher monsieur, dit-elle en prenant l'offensive. Tu le connais donc? demanda-t-elle en se tournant vers sa fille.

--Mais oui, dit celle-ci en relevant la tête d'un petit air de fierté.

Marie regarda attentivement Angèle, puis Cervin, et prit des façons enjouées.

--Puisque vous êtes amis, dit-elle, je n'ai qu'à m'en féliciter. Par quel hasard, monsieur Cervin, vous trouvez-vous l'ami de ma fille?

--J'ai fait comme vous, chère madame, dit-il d'un ton calme, j'ai cherché et j'ai trouvé.

--Vous m'auriez épargné bien des angoisses, dit Marie avec un regard significatif, si vous m'aviez fait part de votre découverte.

--Je ne savais où vous trouver, madame, répondit Cervin en soulignant aussi ses paroles d'un regard.

Marie comprit et jugea plus sage de ne rien dire.

Lorsqu'il se fut restauré, Cervin traversa la rue et entra chez maître Cornebu. Pendant qu'il était là, Marie accabla sa fille de questions, et put se convaincre que Cervin ne lui avait encore rien dit qui fût de nature à porter préjudice à ses ambitions matérielles. Mais alors que pouvait-il avoir en vue dans cette visite? Cela paraissait menaçant à Marie, qui se promit de se tenir sur ses gardes.

Maître Cornebu faisait subir à Cervin un véritable interrogatoire. L'identité de Marie Lagarde était moralement constatée, ceci ne faisait plus de doute. Jusqu'à quel point serait-il prudent de lui laisser exercer son influence sur Angèle?

Ici Cervin secoua la tête d'un air qui signifiait: Le moins possible.

--Mais enfin, dit Cornebu avec un peu d'impatience, peut-on l'empêcher de prendre l'enfant avec elle?

--Je ne suis pas homme de loi, fit Cervin; c'est vous qui devriez me dire cela; je crois, malgré les dangers apparents de cette manière d'agir, qu'il vaut mieux la laisser s'occuper de sa fille à son gré; tous pouvez compter, d'ailleurs, qu'une fois en possession de l'argent, elle sera bientôt ennuyée de l'enfant: je pense qu'alors, avec une transaction, il ne nous serait pas très-difficile de la lui enlever.

Pendant que maître Cornebu réfléchissait, Cervin examinait la carte du canton suspendue au mur.

--C'est plein de jolis petits endroits par ici, dit-il en se retournant, voilà mon rêve à moi! une petite maison de campagne, des poules, des choux et des roses, il ne m'en faudrait pas davantage pour être parfaitement heureux.

Il disait cela d'un air si parisien que Cornebu, croyant qu'il se moquait de lui, fut prêt à se fâcher; mais le visage de Cervin exprimait une bonhomie qui désarma le notaire.

--Vous péririez d'ennui au bout de huit jours, dit celui-ci d'un ton dédaigneux.

--Moi? Vous ne me connaissez pas! J'adore les champs, je suis cultivateur par nature et Parisien par occasion. Et puis, quand on a tant roulé, tant roulé, on a envie de se reposer.

Il étouffa un soupir, et Cornebu sentit dans son âme un mouvement de compassion pour ce pauvre être qui avait si peu de chances de voir se réaliser ses aspirations de propriétaire.

--Qu'est-ce que vous allez faire ici, demanda le notaire, et combien de temps resterez-vous?

--Deux ou trois jours, le temps de prendre langue. Voyez-vous, monsieur le notaire, j'ai dans l'idée que je serai utile à notre Angèle; il faut que je sache bien tout ce qui la regarde, et que ce voyage que vous me payez si obligeamment sur vos fonds de gestion, soit véritablement utile à la petite chérie.

Cornebu approuva, et Cervin s'en alla du côté de la ferme à Béru, où il ne pouvait manquer d'apprendre quelque chose.

Dans la cour il trouva Prosper, qui le toisa d'abord avec une certaine défiance; mais en apprenant qu'il était l'ami d'Angèle, le jeune homme s'adoucit sur-le-champ.

Cervin accepta le repas que lui offrit le fermier, et quand ce fut fini, lorsque tout le monde partit aux champs, chacun de son côté, Prosper, tout en causant, entraîna Cervin du côté des landes, là où l'on voyait la mer dans l'échancrure des collines.

Ils s'assirent à l'endroit même où Angèle avait si vertement apostrophé Prosper, et tirèrent chacun une pipe de leur poche.

--Alors, commença le jeune homme, vous avez connu Angèle quand elle était toute petite? Elle était bien gentille? Racontez-moi donc cela.

A la fin du jour, on ne sait quel lien mystérieux avait fait deux amis de ces hommes si différents.

Prosper pardonnait à Cervin ses allures parisiennes, son ton parfois gouailleur, ses aperçus d'une philosophie un peu trop misanthropique, et Cervin pardonnait à Prosper son accent provincial, sa badauderie, son ignorance de toutes les choses capitales qui forment la vie d'un Parisien.

--S'il arrivait malheur à Angèle, elle serait bien défendue, disait Prosper en disant bonsoir à son ami.

--Notre petite fille, en cas de danger, n'aurait pas à aller bien loin pour trouver un défenseur, pensa Cervin.

Et ils se séparèrent sur une poignée de main sincère, ce qui en ce monde est plus rare qu'on ne le pense.




XXXIII

Prosper venait la voir tous les jours; Marianne souffrait cruellement; leur conversation tombait naturellement et par une pente insensible sur la vie en commun que leur réservait l'avenir.

--Quand nous serons mariés... disait Prosper...

C'était toujours de la ferme, des cultures, du jardin, qu'il était question dans ces entretiens. Les yeux de Prosper, pleins de douceur et de confiance, cherchaient alors ceux de Marianne, et c'était elle qui détournait son regard.

Il sentait bien qu'elle n'était pas heureuse, et, chose plus cruelle, il savait pourquoi. Il savait qu'elle avait découvert ce qu'il eût voulu se cacher à lui-même, il savait qu'elle sentait qu'il ne l'aimait plus.

Tous ses soins, toutes ses bonnes paroles, toutes les marques les plus délicates de tendresse et d'estime qu'il pouvait lui donner, n'arrivaient pas à la tromper. Il ne pouvait se tromper lui-même, et, de jour en jour plus triste, il se disait que ses sacrifices seraient inutiles; il engagerait sa vie et ne pourrait donner le bonheur à cette honnête et vaillante créature qu'il aimait cependant de toutes ses forces.

Insensiblement il se déshabitua de lui donner le baiser fraternel qu'ils échangeaient autrefois. Trop souvent la joue de Marianne s'était retirée à son approche. Elle était toujours la même cependant, et jamais une parole amère, ou simplement taquine, n'était sortie des lèvres de la jeune fille. Elle le laissait parler d'avenir sans lui répondre, et, quand il voulait la faire rire, elle souriait avec une indicible expression de bonté.

Plus d'une fois, il eut envie de lui dire:

--Vous ne voulez plus de moi, Marianne?

Jamais il n'osa. Il sentait trop bien que ce n'était pas vrai, qu'elle l'aimait toujours, que c'était lui qui avait changé, et que jamais elle ne lui en ferait de reproches.

Que fallait il faire alors? A quoi se décider? Il prit le parti de s'absenter pour quelque temps, et d'aller voir chez lui où en étaient ses affaires.

Le matin même où cette grande résolution s'affirma dans son esprit, Marie Lagarde en avait pris une du même genre, et sans plus de retard, elle avait fixé son départ au lendemain.

Lorsque Prosper alla chez elle, pour prendre congé, il trouva toute la maison sens dessus dessous. Une très-vieille valise, délaissée par Georges à quelqu'un de ses anciens voyages, avait été traînée par Angèle au milieu de la salle basse, et elle s'évertuait à la remplir d'une quantité de choses, pour la plupart inutiles, qu'elle ne pouvait y faire entrer.

--Comment, on part aussi? s'écria Prosper avec un certain serrement de coeur.

Il s'en allait, lui, et trouvait cela fort naturel, mais il avait l'intention de revenir; et que ferait-il au retour s'il ne trouvait plus Angèle?

La jeune fille leva sur lui ses yeux clairs où la malice innocente des anciens jours avait fait place, depuis quelque temps déjà, à une expression de doute et de trouble.

--Nous partons, dit-elle, il paraît qu'il y a des papiers qu'on ne peut signer qu'à Paris.

--Ah! oui, fit Prosper, soudain pris d'amertume, vous allez entrer en possession de votre fortune. Vous êtes très riche, mademoiselle...

--Pas plus riche que vous! riposta vivement Angèle, qui se sentit blessée par le ton du jeune homme.

Ils se regardèrent un instant, se mesurant pour ainsi dire de l'oeil, avec un air hostile, puis Angèle détourna les yeux, cherchant du regard quelque chose à ajouter au contenu de la valise; elle trouva un fichu qu'elle enfonça d'un geste brusque au milieu des autres objets, et, avec un grand effort, elle essaya de rapprocher les deux parties de sa valise.

--Attendez, dit machinalement Prosper, qui prit sa place et fit résonner le ressort de la serrure.

Il se releva, et ils restèrent l'un devant l'autre embarrassés, mécontents, presque hostiles.

--Eh bien! fit Angèle avec une sorte de colère, quand vous mariez-vous?

--Je n'en sais vraiment rien! répondit-il sur le même ton. Vous avez donc bien envie d'assister à ma noce?

Au lieu d'une brusque riposte qu'il attendait, Prosper vit les yeux de la jeune fille se lever sur lui avec une douceur presque suppliante.

--Je voudrais vous savoir marié, dit-elle en hésitant... Oui, je vous assure... Je ne suis pas tranquille, il me semble que quelque chose qui ne devrait pas être va arriver si vous ne vous mariez pas.

Il la regarda avec un étrange intérêt et se pencha un peu vers elle pour la voir de plus près.

--Quelque chose qui ne devait pas être? répéta-t-il soudain radouci... que voulez-vous dire?

--Je ne sais pas... je ne sais pas... Je crois que si vous n'épousez pas Marianne à présent, vous ne l'épouserez jamais! fit-elle en devenant toute rouge.

--Pourquoi? dit-il soudain atterré, sentant le coeur lui manquer en lui-même.

--Je ne sais pas! répondit-elle en toute sincérité.

Ils restèrent muets un instant. Elle jouait avec les courroies de la vieille valise, et lui, regardait obstinément par la fenêtre; cependant, à travers les rideaux de calicot blanc, il ne pouvait absolument rien voir au dehors. Le pas de Marie se fit entendre au-dessus de leurs têtes.

--Me donnerez-vous de vos nouvelles? fit précipitamment Prosper en se rapprochant.

Angèle le regarda d'un air de reproche, puis détourna les yeux à son tour.

--Marianne vous en donnera, répondit-elle.

--Mais si je n'étais pas ici... si j'étais chez ma belle-mère ou ailleurs? Si vous étiez en danger, Angèle? N'avez-vous jamais pensé que vous pouviez être en danger; qu'on pouvait vous forcer à faire ce qui ne vous plairait pas?

Elle avait ramené sur lui le regard de ses yeux bleus doucement étonnés, et il essayait d'y lire mille choses indécises.

--Vous rappelez-vous ce jour que vous n'étiez pas rassurée de vous trouver toute seule pour la nuit dans cette vieille maison? Notre promenade jusqu'au grenier avec la lanterne?

Elle répondit d'un signe de tête avec un demi-sourire qui éclaira peu à peu son joli visage.

--Vous aviez confiance en moi, dans ce temps-là! Vous m'appeliez à votre défense.

--J'ai toujours la même confiance, répondit-elle en souriant tout à fait.

--Alors, reprit-il à voix basse, pourquoi croyez-vous que je n'épouserai pas Marianne, alors que je vous l'ai promis?

--Oh! ce n'est pas la même chose! fit Angèle avec vivacité.

Elle avait rougi de plus belle, et lui aussi s'était troublé. Il tira de sa poche un petit carnet, écrivit son nom et son adresse sur une feuille qu'il déchira, et la remit à la jeune fille.

--De façon ou d'autre, dit-il, vous pourrez toujours me trouver. Angèle, je vous en conjure, n'y mettez pas d'amour-propre; si vous étiez en péril, appelez-moi... Je ne saurais supporter l'idée qu'on vous moleste, et que je ne puis l'empêcher... Nous avons été amis, autrefois... Je ne sais pourquoi vous me traitez si rudement aujourd'hui, mais même cela ne m'empêchera pas...

Elle n'eut pas le temps de répondre, et il ne put achever sa phrase. Marie descendait l'escalier, et, instinctivement, ils n'avaient pas envie de continuer leur entretien devant elle. Angèle glissa dans son corsage le papier qu'elle tenait à la main, et tout fut dit.

A quatre heures, la patache jaune les emmena tous les trois. Prosper sur le siège, à côté du cocher; les deux dames dans l'intérieur. Tant que dura ce petit voyage, la jeune fille ne se sentit ni seule ni dépaysée; elle ne croyait; pas avoir quitté son cher Beaumont; ce véhicule et la vue des souliers de Prosper, qu'elle apercevait à travers les vitres, posés sur la banquette, presque à la hauteur de ses yeux, lui donnaient l'illusion des choses familières, habituelles. Mais lorsque la voiture s'arrêta devant la poste, lorsque le jeune homme descendit, et s'approcha pour leur serrer la main et leur dire adieu, Angèle s'aperçut tout à coup qu'elle s'en allait vers l'inconnu, et son visage enfantin prit une expression grave, presque soucieuse.

--Il était temps de l'enlever de la société de ce jeune rurale! pensa Marie Lagarde, qui guettait sa fille.

Une heure après, le train les emportait vers Paris. Marie s'endormit bientôt, mais Angèle, tenue éveillée par l'ébranlement du voyage et aussi par des sentiments très-confus et divers, tout en feignant de regarder attentivement le paysage qui se déroulait sous ses yeux, mollement éclairé par la lune, Angèle sentit des pleurs rouler sur ses joues. Pourquoi?

Elle n'en savait rien.




XXXIV

Huit jours ne s'étaient pas écoulés que Marie et sa fille s'étaient installées dans un appartement meublé, assez coquet, mais saturé jusqu'à la migraine de poudre de riz et d'opoponax. Tout y paraissait élégant, mais de cette élégance de mauvais aloi, chérie des femmes dont la vie affiche l'indépendance, et des hommes qui ne veulent pas se faire de liens.

Angèle eût préféré cent fois un petit lit de pensionnaire, une table de toilette en bois blanc, une simple armoire de noyer; mais sa mère, tout en se moquant sans pitié de ses effarouchements, l'installa dans une chambre pleine d'objets inutiles et de meubles superflus, où l'on ne pouvait se retourner sans déranger quelque chose.

Une petite bonne à l'air effronté fut engagée pour les servir. Angèle frémit d'horreur en voyant les cheveux coupés en frange sur le front, le bonnet si accoutumé à s'envoler par-dessus les moulins, qu'il fallait un cent d'épingles pour le retenir en équilibre sur un chignon mal peigné; elle frémit aussi en se voyant servir à dîner des plats bizarres fortement épicés, que son estomac refusait d'accepter; et elle frémit encore bien davantage lorsque, dès les premiers jours, elle vit arriver chez sa mère, à toutes les heures, trois ou quatre femmes grasses ou maigres coiffées de perruques jaunes ou brunes, dont le teint étalait une fraîcheur qui, même aux yeux inexpérimentés d'Angèle, paraissait trop éclatante pour être naturelle.

Ce furent ensuite de petites réunions intimes, où les matrones apparaissaient régulièrement; un homme d'abord, puis deux, puis trois, se faufilèrent à leur suite, et l'on organisa un petit whist paisible pendant lequel Angèle eut la permission de faire du crochet.

Elle s'asseyait près de la cheminée, et travaillait sans s'arrêter. On lui parlait, elle répondait poliment, mais sans prendre plaisir à ces conversations. Le moment venu, elle servait une tasse de thé ou mélangeait un grog pour les invités, puis elle reprenait sa place avec le même air calme. Mais au fond de son âme bouillonnait un mécontentement extrême de l'existence qu'elle menait, des gens qu'elle voyait, des toilettes qu'on lui faisait porter, de tout enfin, tout ce qui l'entourait. Un jour, elle se dit qu'elle parlerait à sa mère.

C'était un froid matin d'hiver; le jour d'un gris jaunâtre semblait ne pénétrer qu'à regret dans les appartements. Les bruits de la rue montaient comme étouffés sous son oreiller, le feu ne voulait pas prendre, et la fumée tournoyait longtemps dans le tuyau avant de se décider à prendre son essor vers de si vilaines hauteurs...

Angèle poussa un soupir et s'assit devant son bol de chocolat.

Trois mois s'étaient écoulés depuis qu'elle avait quitté Beaumont, et elle avait totalement perdu la notion du temps. Trois ans, trois siècles peut-être? Qu'importait!

Le passé semblait, un rêve, un de ces rêves qu'on regrette toujours, qui ne se sont pas terminés, qu'on voudrait reprendre, tant ils semblent vous promettre de joies paisibles: le présent...

N'était-ce pas un rêve aussi, ce présent bizarre, tourmenté, inquiétant?... Si c'était un rêve, quel vilain rêve!

En y pensant, Angèle se sentit soudain prise d'un immense dégoût pour tout ce qui l'entourait. La veille, elle avait écrit à Marianne une lettre désespérée; aujourd'hui, elle redressa la tête et sentit qu'elle aurait du courage pour faire face à cette vie cruelle qui l'écrasait, et pour la braver ouvertement.

C'était bien la réalité. Le mauvais lait parisien, qu'Angèle ne pouvait se résoudre à avaler, l'appartement meublé, mesquin, encombré de bagatelles inutiles et d'un goût douteux, l'air saturé de fumées nauséabondes, les rues étroites et bruyantes... Oh! que les vastes horizons de Beaumont étaient loin! Loin, le bout du sentier, d'où l'on voyait la mer entre l'échancrure des collines; loin, la lande immense et les ajoncs qui à cette époque devaient se couvrir de fleurs d'un jaune d'or!

On entendit une voix irritée dans la pièce voisine; une autre voix d'un timbre aigu répondit sur un ton impertinent, puis une porte se ferma avec violence, et Marie Lagarde entra, les yeux bouffis de sommeil, l'air maussade, traînant ses pieds dans des pantoufles, et son corps dans une robe de chambre éclatante.

--Déjà levée? répondit-elle au bonjour de sa fille. C'est donc un pari que tu fais de te lever avec les poules?

--Que voulez-vous, maman! c'est une habitude de toute ma vie! répondit doucement Angèle.

Marie prit un air grognon, et repoussa son déjeuner.

--Cela m'écoeure, dit-elle, de manger si matin. Quelle heure est-il?

La pendule sonnait dix heures dans le salon à côté, ce qui dispensa Angèle de répondre.

--Qu'est-ce que nous faisons aujourd'hui? demanda madame Lagarde en bâillant. Nous avons la couturière à trois heures... Et puis, il faudrait pourtant aller chez ce dentiste...

--Maman, dit tout à coup Angèle en levant sur sa mère son clair regard, je voudrais vous dire quelque chose.

--Eh bien! fit Marie, en bâillant de plus belle.

--Maman, je désire retourner à Beaumont.

--Nous aurons le temps l'été prochain en allant aux bains de mer, dit nonchalamment madame Lagarde, et je crois même qu'il sera prudent de mettre à louer ta petite bicoque...

Angèle tressaillit de la tête aux pieds.

--Ma maison? fit-elle d'une voix altérée.

Madame Lagarde leva sur sa fille ses yeux jusque-là distraits, et s'aperçut que l'affaire s'engageait d'une manière sérieuse.

--Qu'y a-t-il? demanda-t-elle d'un ton impérieux. Toute sa douceur d'emprunt l'avait abandonnée, une nouvelle femme apparaissait dure et sèche, telle qu'Angèle l'avait pressentie. La jeune fille poussa une sorte de soupir de soulagement, en voyant tomber enfin le masque qui l'avait longtemps inquiétée. S'il fallait lutter, elle aimait mieux une franche hostilité.

--Il y a, dit-elle d'une voix fraîche et cristalline, que le plafond bas et les rideaux saturés de poussière ne pouvaient parvenir à étouffer, il y a que la vie que vous me faites mener, maman, m'attriste et m'ennuie. Je suis presque une paysanne, moi, vous le savez, et je n'aime pas les villes. Je serais plus heureuse si vous me permettiez de retourner à mon cher pays, et, si vous avez quelque affection, je vous supplie de m'accorder votre autorisation pour le faire.

Marie Lagarde jeta sur sa fille un regard où le dédain côtoyait la haine de bien près.

--Vous êtes ridicule, dit-elle de sa voix la plus sèche. Votre place est près de moi, je ne partage pas vos goûts champêtres, donc vous resterez ici.

Angèle frémit, mais sut se contraindre à garder le silence. Alors, Marie, sentant que sa réponse avait été rude, reprit d'un ton plus doux:

--C'est une fantaisie d'enfant, Angèle, tu n'as pas eu jusqu'ici beaucoup de plaisirs, mais tu t'amuseras davantage lorsque tu seras moins sauvage. Allons, viens m'embraasser, et n'en parlons plus.

La jeune fille n'obéit point à cet ordre.

--Je ne m'accoutumerai pas à cette vie, dit-elle sans remuer. Vous recevez des personnes que je n'aime pas, ce sont vos anciens amis; je comprends que vous ayez de l'affection pour eux, mais moi, je ne les connais pas ni ne veux les connaître...

--Écoutez, ma fille, dit Marie en se levant, c'est la première fois que vous faites l'entêtée, tâchez que ce soi! la dernière.

Ses yeux cruels se fixèrent sur Angèle, qui ne sourcilla pas.

--C'est Cervin qui vous monte la tête, continua la mère, je le prierai de ne plus revenir.

Tout le jeune sang d'Angèle bouillonna à la pensée qu'elle allait être privée de voir le seul être qui, dans sa vie nouvelle, lui fût vraiment sympathique.

--Si M. Cervin ne vient plus ici, dit-elle, je n'irai plus au salon.

--Nous verrons bien! répliqua froidement Marie, en rentrant dans sa chambre.

Ainsi la guerre était ouvertement déclarée. Si pénible que fût cette situation pour la jeune fille, elle l'était moins que les câlineries et les paroles doucereuses par lesquelles sa mère avait essayé de gagner son coeur.

Cervin avait joué cette fois le rôle important et dangereux de l'étendard de la révolte.

Marie l'avait attaqué sans raison, sa fille l'avait défendu instinctivement, et tout à coup celle-ci s'aperçut qu'en effet Cervin était le seul être sur lequel elle pût compter parmi tous ceux qui l'entouraient.

Il venait la voir de temps en temps, jamais le soir, le costume du pauvre garçon lui interdisant toute manifestation de la vie élégante. Une fois ou deux par semaine, il apparaissait un peu après l'heure du déjeuner, ou un peu avant celle du dîner. Il racontait à Marie quelques balivernes, parlait à Angèle de son cher Beaumont lui demandait des nouvelles de Marianne, et se retirait.

C'était assurément fort peu de chose, et cependant c'était assez pour qu'Angèle trouvât une force cachée dans ces courtes visites.

Marie aussi l'avait senti, de là sa colère.

Lorsque Cervin se montra le lendemain, madame Lagarde ne lui témoigna pas d'hostilité apparente. Angèle, mise sur ses gardes par l'escarmouche de la veille, s'attendait à une sortie peu amicale, il n'en fut rien; seulement Marie ne quitta point la salle à manger, et son regard, attaché sur ta jeune fille, semblait lui dire: Attends un peu, et tu verras!

Cervin se retira, comme de coutume, et sans paraître avoir rien remarqué.

Deux jours s'écoulèrent encore; la vie avait repris son train ordinaire. Marie sortait journellement, emmenant sa fille. Angèle s'aperçut alors qu'on ne la laissait jamais seule à la maison. Si sa mère avait à faire quelque course où elle ne voulût point se faire accompagner, ce qui était rare, une des matrones arrivait infailliblement dès qu'elle était sortie et s'installait au salon, sous prétexte d'attendre son retour.

Les sentiments d'indépendance de la jeune fille se révoltèrent avec une indomptable véhémence.

Elle, qui avait vécu aussi libre que l'air, qui dénouait si follement ses tresses blondes, elle, gardée à vue comme une prisonnière! On se méfiait d'elle! Pourquoi? Que pouvait-elle vouloir qui ne fût honnête et pur?

Elle sut contenir sa colère, cependant, non sans avoir bien pleuré seule la nuit dans sa chambre, qui sentait toujours l'opoponax, malgré le soin qu'elle prenait d'en laisser les fenêtres ouvertes le plus longtemps possible.

Un matin, par la porte du salon restée, ouverte, elle entendit sa mère causer avec madame Sainte-Juste, la plus florissante des matrones odieuses.

--J'espère bien la marier! disait Marie. C'est pour cela qu'il ne faut pas trop nous presser, nous avons le temps!

--La marier! répondit madame Sainte-Juste; ce ne sera pas aussi facile que cela peut paraître... et puis on vous demandera compte de la dot.

--Si vous croyez que je ne stipulerai pas une jolie pension! rétorqua aigrement madame Lagarde. L'homme qui l'épousera me devra bien cela!

--Le capital est inaliénable jusqu'à sa majorité, reprit la matrone; vous dépensez plus de quinze mille francs par an; comment faites-vous?

Angèle rougit d'elle-même. Au moment où vint la question d'argent, elle s'aperçut qu'elle écoutait. Mais elle avait reçu un coup au coeur.

On la marierait, et, en échange, sa mère obtiendrait de l'argent. On la vendrait alors? On trafiquerait d'elle comme d'une marchandise, et l'acquéreur ferait une remise à celle qui l'aurait vendue, elle et sa dot?

--Oh! fit la pauvre enfant, en se cachant la tête dans les mains; si seulement je pouvais dire cela à M. Cervin!

Mais Cervin ne revint pas. A deux reprises, un coup de sonnette qui ressemblait fort au sien fit tressaillir Angèle, à l'heure accoutumée... La porte s'ouvrit et se referma, mais Cervin n'apparut point. Au bout de huit ou dix jours, Angèle se sentit certaine que son ami ne reviendrait plus.

Une autre idée germa alors dans sa petite tête volontaire et indépendante.

Tout lui semblait préférable à l'existence qu'elle menait chez sa mère; tout, même la contrainte d'un couvent ou d'une pension. Après avoir bien choisi le moment, un soir, avant de se coucher, elle dit à sa mère:

--Je suis très-ignorante, n'est-ce pas, maman?

--Mais non! fit Marie, qui, sans avoir jamais su grand'chose, n'avait jamais désiré en savoir plus long.

--Je vous assure que si, maman; je suis très-ignorante; et puis, je ne sais pas le piano, et je voudrais l'apprendre. Mettez-moi dans une pension, ma chère maman. Je vous promets que j'y travaillerai bien et que vous serez contente de mes progrès.

Marie regarda sa fille avec attention. L'autre jour, c'était Beaumont qui faisait soupirer l'enfant; aujourd'hui, elle présentait cette demande absurde et invraisemblable d'une entrée en pension à seize ans passés, alors qu'elle avait toujours vécu en liberté...

Décidément, ce n'était pas naturel.

--Si tu veux t'instruire, dit Marie, je ne demande pas mieux, quoique ce soit une drôle d'idée, mais enfin! chacun a les siennes. Tu auras une maîtresse de piano qui te donnera aussi des leçons de tout ce que tu veux apprendre. Quant à aller en pension, n'y compte pas.

Angèle regarda le parquet pendant un instant, puis elle leva délibérément les yeux sur sa mère.

--Alors, dit-elle, je suis votre prisonnière?

Un éclair de fureur passa dans les yeux de madame Lagarde, et son visage se contracta.

--Prisonnière, soit! dit-elle entre ses dents serrées. A coup sur, tu ne feras que ce que je voudrai.

--Et que voudrez-vous, maman? demanda la jeune fille d'un ton toujours respectueux, mais où grondait une colère contenue.

--Ce qui me plaira! répondit Marie, qui quitta h chambre en fermant la porte avec violence.

Il était près d'une heure du matin, car les invités de madame Lagarde ne se retiraient qu'après minuit, mais Angèle n'avait guère envie de dormir.

Après un instant de réflexion, elle tira à elle un petit buvard et écrivit une longue lettre à maître Béru, son tuteur et son ami.

--«Je suis très-malheureuse, dit-elle; la vie que je mène ici m'ennuie, les personnes que je vois me déplaisent; j'ai prié ma mère de me renvoyer à Beaumont; elle a refusé. Je viens de lui demander de me mettre en pension, elle a refusé de même; venez à mon secours, mon cher maître Béru. Il n'est pas possible que vous ne puissiez rien faire pour moi. Je n'écris pas à M. Benoît, parce que j'ai peur de faire de la peine à Marianne. Elle sait que je ne suis pas heureuse; mais si elle savait qu'on me retient ici prisonnière, elle n'aurait plus de repos.»

Cette lettre écrite, Angèle se coucha et s'endormit, grandement soulagée. Il lui semblait que cet appel lui amènerait sur-le-champ un sauveur.

Sans défiance, elle remit sa lettre à la petite bonne pour que celle-ci la mît à la poste, et elle attendit une réponse... Huit jours s'écoulèrent, sans qu'elle vît rien venir. Elle écrivit encore, cette fois, à maître Cornebu, et en même temps à Marianne, la conjurant, au nom de la tendresse qu'elle lui avait toujours vouée, de lui répondre promptement. Quinze jours s'écoulèrent, et alors Angèle se dit que ses anciens amis l'avaient abandonnée.

C'était absurde; il eût été cent fois plus sage de penser que la petite bonne, au lieu de mettre ses lettres à la poste, les avait remises à madame Lagarde; mais on ne s'avise guère d'abord des idées les plus vraisemblables. L'esprit tourmenté s'en va le plus souvent vagabonder du côté des choses les plus pénibles et qui offrent le moins de probabilités.

Angèle fut alors en proie au plus violent désespoir. Sa mère ne lui parlait presque plus, et toujours sur un ton de sévérité blessante. Peu à peu l'appétit de la jeune fille disparut, elle perdit le sommeil, ses jolies couleurs s'effacèrent, et ceux qui avaient connu Angèle à Beaumont l'eussent à peine reconnue, s'ils l'avaient rencontrée dans la rue.

Marie avait pourtant tenu sa promesse en ce qui concernait les leçons de sa fille. Elle s'était enquise auprès de madame de Sainte-Juste d'une institutrice capable d'enseigner la musique et le français. La matrone lui avait immédiatement envoyé une personne d'environ quarante ans, prétentieuse et maniérée, absolument dépourvue de diplôme,--elle n'en avait pas besoin pour les élèves qu'elle instruisait d'ordinaire,--et capable tout au plus de jouer à peu près en mesure une polka ou une valse, ressassée depuis dix ans par toutes les orgues de Barbarie.

L'institutrice paraissait convenir à Marie Lagarde. Au lieu de sortir avec sa fille pour les courses et les promenades de l'après-midi, elle faisait dorénavant accompagner celle-ci par cette aimable personne. Vainement Angèle demandait à rester à la maison plutôt que de promener son ennui avec cette compagne peu séduisante. Marie tenait à la promenade comme mesure d'hygiène, et elle l'ordonna impitoyablement, comme un médecin ordonne une potion à son malade récalcitrant.

Malgré la promenade journalière, Angèle dépérissait à vue d'oeil. Ce qui la minait le plus sûrement, ce n'était ni la rage de se sentir prisonnière, ni l'indignation que lui causait la conduite de sa mère, ni le dégoût et l'ennui inspirés par ce qu'elle avait sous les yeux, c'était le chagrin de se croire abandonnée de ses amis de Beaumont.

--S'ils se souciaient de moi, pensait-elle, ils sauraient bien me retrouver, mais ils m'ont oubliée! J'étais leur joujou, leur poupée...

Et avec cette amertume de larmes qui caractérise les chagrins absurdes et déraisonnables, Angèle s'enfonçait de jour en jour davantage dans sa mélancolie.




XXXV

Pendant ce temps-là, on n'était pas plus gai à Beaumont.

--Angèle nous oublie, s'étaient dit les braves coeurs qui l'avaient si tendrement chérie; les plaisirs de la ville lui ont fait mépriser les souvenirs de son enfance. Nous ne sommes que des paysans à peu près dégrossis; rien d'étonnant à ce que la connaissance du beau monde lui ait tourné la tête.

--Ne croyez pas cela, faisait Béru d'un air grave. L'enfant a le coeur bien placé; elle ne peut pas être ingrate.

--Alors, pourquoi n'écrit-elle pas? s'écriait Benoît tout hérissé de colère.

Béru hochait la tête et ne répondait rien.

Un jour, après une de ces conversations, Benoît rentra chez lui, plus bourru encore que de coutume.

--Quand as-tu écrit à Angèle pour la dernière fois? demanda-t-il à Marianne qui cousait près de la fenêtre.

--Il y a huit jours, mon père, fit celle-ci, sans lever les yeux.

--Combien ça fait-il de lettres que tu lui envoies sans réponse?

--Cinq, mon père.

--Tu ne lui écriras plus, je te le défends! grommela Benoît.

Il prit sa botte d'herborisation, suspendue au mur, en jeta la courroie par-dessus son épaule, empoigna son bâton, comme il eût empoigné un voleur s'il eût été gendarme, et sortit de l'air le plus rébarbatif.

--Pauvre père, soupira Marianne, comme il a du chagrin!

Elle se pencha sur son ouvrage, mais les larmes s'entêtaient à lui obscurcir la vue; elle prit le coin du drap auquel elle mettait patiemment une pièce, et s'en essuya les yeux, après quoi elle voulut reprendre son travail, mais la douleur était plus forte qu'elle; elle repoussa la toile, qui tomba à ses pieds, ensevelit son visage dans ses braves mains de travailleuse et sanglota tout à son aise.

Le coeur de Marianne était brisé.

Depuis le jour qui lui avait enlevé à la fois Angèle et Prosper, elle avait vingt fois épuisé l'inépuisable coupe de la douleur, et vingt fois la coupe s'était remplie d'une nouvelle amertume, encore inconnue.

Certes, elle avait bien souffert en voyant s'éloigner Prosper, mais l'abandon présumé d'Angèle l'avait encore plus affligée. Lorsqu'elle avait senti que l'ami de sa jeunesse n'avait plus d'amour pour elle, Marianne s'était dit: Angèle me consolera. Et voici que Angèle ne se souvenait plus de sa petite mère!

Parfois le soupçon de la vérité traversait son esprit; elle se disait qu'on ne renie pas ainsi toute une vie, que de nouveaux visages et de nouvelles impressions n'anéantissent pas les souvenirs de toute une vie heureuse, que Angèle devait être contrainte au silence...

Une malheureuse phrase de la dernière lettre que lui avait écrite la pauvre petite prisonnière venait détruire en effet ses réflexions, «Je suis bien malheureuse, disait-elle, pour m'accoutumer à tout ce que je vois ici; il me faudrait changer du tout au tout. Qui sait! je changerai peut-être! En attendant, ma bonne Marianne, je t'embrasse.»

--Qui sait! elle a peut-être changé! se disait Marianne, et, si elle a changé, il est naturel qu'elle n'ose me le dire.

Elle avait écrit pourtant cinq fois de suite, suppliant d'abord, grondant ensuite, menaçant enfin de retirer son amitié à l'ingrate enfant! Ah! si elle avait su que c'était Marie Lagarde qui lisait ses Lettres! Mais cette idée ne lui vint pas à l'esprit une seule fois.

Au moment où, après avoir pleuré bien à son aise, elle ramenait sur ses genoux le drap de toile reprisée, la porte s'ouvrit, laissant entrer un rayon de jour; au dehors, réveillés par le soleil des premiers jours de mars, les moineaux et les pigeons voletaient et bruissaient joyeusement» Le rayon disparut, la porte se referma, et Marianne tourna machinalement son visage défait vers l'entrée.

--C'est moi, Marianne, dit la voix grave de Prosper. Le grand drap de toile redescendit lentement vers le sol, et Marianne resta immobile, les mains ouvertes sur ses genoux, les yeux fixés sur le nouveau venu, écoutant sa voix, et comprenant à peine. Il s'approcha.

--C'est moi, Marianne, dit-il encore une fois, pendant que son regard plein de pitié parcourait les traits amaigris de son amie. Vous ne m'attendiez pas?

Elle secoua la tête et ne put parler. Que venait-il faire ici, celui-là? Après tout le mal qu'elle s'était donné pour ne plus penser à lui, est-ce qu'il n'aurait pas dû comprendre que ce qu'il pouvait faire de mieux pour elle était de la laisser en paix?

Il s'approcha encore un peu plus, ramassa le grand morceau de linge blanc qui gisait à terre, et le posa sur la chaise où Marianne appuyait ses pieds, puis il prit une autre chaise et s'assit près d'elle.

--Je suis venu exprès pour vous, Marianne, dit-il; sa voix était grave, mais elle ne tremblait pas; il avait la conscience absolue de ce qu'il faisait, et il le voulait dans la plénitude de son honneur d'homme. Il m'est arrivé un grand événement depuis que je vous ai vue, continua-t-il.

La jeune fille regarda son costume et vit qu'il portait le deuil.

--Votre belle-mère? demanda-t-elle d'une voix brisée.

--Non; mon grand-oncle. Il m'a fait son héritier, et je suis riche, Marianne, extrêmement riche. Je ne m'étais jamais figuré que l'on pût posséder une telle fortune.

--Tant mieux! fit-elle, pendant qu'un rayon de joie sincère éclairait son pauvre visage fané. Mais le rayon s'éteignit aussitôt. Riche ou pauvre, Prosper était le même pour elle. Cependant elle sentit qu'elle devait se réjouir de sa fortune, et elle lui sourit avec douceur. Il détourna les yeux, tant ce sourire navré lui faisait de mal, puis il se rapprocha encore un peu de son amie.

--Me voilà très-riche, reprit-il; j'ai une maison superbe, des prés et des champs, des forêts magnifiques, une rivière... Cela ressemble un peu au pays de par ici, et c'est pour cela que je l'aime déjà comme si j'y avais toujours vécu... La maison nous attend, Marianne, et je suis venu vous chercher...

--Pourquoi faire, mon Dieu! s'écria-t-elle presque en colère, se levant droite.

--Pour être ma femme! répondit-il bravement, en lui prenant les deux mains pour l'empêcher de tomber.

Elle tomba, en effet, assise sur sa chaise, sans cesser de le regarder, se cramponnant aux deux mains qu'elle avait saisies.

--Vous? dit-elle péniblement, car les mots avaient peine à sortir de ses lèvres, soudain blanchies par la violence de son émotion. Vous voulez m'épouser?

--Cela vous étonne? répondit-il avec douceur. Il y a pourtant longtemps que c'était convenu!

Elle dégagea ses mains par un geste presque violent, et prit à son tour celles du jeune homme.

--Bien vrai? fit-elle en se penchant vers lui pour lire dans ses yeux qu'il ne détournait pas; bien vrai, mon Prosper, tu veux m'épouser? Je peux bien te tutoyer à présent, il y a longtemps que cela me pèse sur le coeur et que j'en meurs d'envie. Vois-tu, je t'ai dit «oui», toute ma vie, dans mon âme. Tu es devenu très-riche, et tu veux m'épouser tout de même?

--Est-ce que cela me change? demanda-t-il en souriant

--Cela pourrait en changer d'autres! Tu yeux m'épouser? tu y as bien réfléchi? tu es bien décidé?

--Oui! répondit-il, troublé sans savoir pourquoi.

--Quel brave coeur tu es, et que je te remercie, et que je suis heureuse que tu aies voulu cela, et que tu l'aies fait! O mon Prosper, si tu savais la joie que tu me donnes!

Riant et pleurant à la fois, elle se renversa sur sa chaise, et attira à elle le drap usé pour y ensevelir son visage. Prosper avançait le sien, pour prendre le baiser des fiançailles; elle le repoussa doucement.

--Non, non, dit-elle; tout à l'heure; ne m'embrasse pas maintenant. O mon Prosper, tu veux épouser tout de même ta vieille Marianne? Que je t'aime et que je te remercie! Si tu pouvais lire dans mon coeur! Je ne sais pas parler, mais si tu savais comme je sais sentir!

Un peu interdit, Prosper subissait cette effusion de tendresse avec un certain malaise. Il était venu pour apporter de la joie; mais connaissant le caractère de Marianne, il s'était dit que cette joie serait discrète et contenue, et devant cette expansion, il se trouvait tout décontenancé. Il sourit timidement, avec une sorte d'inquiétude, mais cette hésitation ne sembla point étonner son amie.

--Tu es devenu riche et tu viens remplir ta promesse, reprit-elle, et tu le fais avec bonté, si simplement qu'on dirait cela tout naturel...

--Eh bien! fit-il, est-ce que ce n'est pas naturel?

--Mais non, mon Prosper, ce n'est pas naturel, qu'on vienne rechercher en mariage...

Elle s'arrêta, un sourire ravi sur les lèvres, les yeux débordants de larmes de joie.

--Alors, fit le jeune homme, quand nous marions-nous? Elle avança doucement sa main droite qu'elle mit sur l'épaule de son fiancé.

--Jamais! dit-elle, avec le même sourire divin; jamais, mon Prosper! As-tu pu croire que je serais assez lâche pour épouser un honnête garçon qui ne m'aime plus!

Prosper tressaillit violemment et se déroba sous la main de Marianne.

--Qui vous a dit cela? fit-il d'un ton irrité.

--Tu crois qu'il a fallu me le dire! répondit-elle avec une douceur pleine de tristesse. Tu penses que cela ne se voit pas! Je l'ai su avant toi.

--N'importe! fit Prosper en reprenant son calme. Je n'ai jamais cessé d'avoir pour vous la plus grande amitié de ma vie, c'en est assez pour être très-heureux; un honnête homme n'a qu'une parole, vous n'avez pas le droit de me rendre la mienne.

--Que tu parles bien! s'écria Marianne, en joignant les mains comme en extase. Quel brave coeur tu fais! Mais c'est moi qui serais malhonnête si j'acceptais!

--Ne dites pas cela, Marianne, repartit Prosper d'un ton ferme. Nous nous aimons assez pour être parfaitement heureux, et je ne veux point d'autre femme que vous.

Elle le regardait avec le même ravissement, mais, dans ses yeux noyés de pleurs, le jeune homme commença à discerner une lueur grave et douce qu'il n'y connaissait point.

--Écoute, reprit-elle, et comprends-moi: tu dois te rendre compte que, puisque je te tutoie, c'est que tu ne peux plus être que mon frère ou mon enfant. J'ai eu beaucoup de chagrin autrefois, mais j'ai pris le dessus, et il y a longtemps. Maintenant, si je t'épousais, je ferais une grosse lâcheté, car ton coeur n'est pas à toi, Prosper, et je prendrais le bonheur d'une autre.

--Que voulez-vous dire? fit-il bouleversé, pendant que le rouge lui montait au visage.

--Est-ce que tu crois que je ne sais pas que tu aimes Angèle? répondit Marianne avec une profonde pitié, attendrie et railleuse à la fois.

Prosper se détourna; ceci était plus qu'il n'avait prévu, et il se trouvait sans défense. C'est elle qui se leva, et qui vint lui poser ses deux mains sur les épaules.

--Tu l'aimes depuis plus longtemps que tu ne crois, reprit-elle, et c'est elle qui est la femme qu'il te faut.

Une pensée cruelle traversa l'esprit de Marianne. Si Angèle n'était plus digne de Prosper, que de douleurs pour celui-ci! Mais la confiance renaissait en elle avec la joie, d'un geste elle secoua la pensée importune, et elle se remit à parler au jeune homme à la fois comme une mère et comme une soeur.

Elle lui parla longtemps, pendant qu'il l'écoutait la tête basse. A mesure qu'il écoutait, il relevait le front, et quand elle s'arrêta, il pleurait sans honte en la regardant de tous ses yeux honnêtes débordants de larmes.

--Et maintenant, dit-elle, c'est moi qui t'embrasserai, mais pas comme une fiancée. Le passé n'existe plus, l'avenir commence aujourd'hui.

Quand ils eurent épanché longuement leurs coeurs, une sorte de lassitude tomba sur eux, avec le sentiment d'une grande félicité. Tous les nuages qui avaient assombri leur horizon venaient de disparaître, on eût dit qu'ils commençaient à vivre seulement de ce jour. Le sacrifice de Marianne ne lui pesait pas; il était accompli depuis si longtemps, qu'elle ne ressentait plus aucune amertume, mais seulement toutes les joies.

Le père Benoît, en rentrant, les trouva si près l'un de l'autre, si joyeusement expansifs, qu'il les regarda à deux fois. Eux n'y prenaient pas garde.

--Eh! mes enfants, vous avez l'air de deux amoureux! fit-il, moitié content, moitié fâché.

Les jeunes gens échangèrent un sourire, et Marianne vint embrasser son père.

--Il ne faut pas vous mettre de ces idées-là dans la tête, papa, dit-elle, car rien ne serait plus à côté de la vérité. Nous parlions d'Angèle, et comme nous l'aimons bien tous les deux...

--Ah oui! encore une belle fillette, celle-là, grommela Benoît, rendu à son souci.

--Mon père, croyez-vous réellement, au fond de votre coeur, que notre Angèle nous a oubliés?

--Eh! qu'est-ce que j'en sais? gronda le père en se détournant.

--Au fond, vous ne le croyez pas, continua Marianne; je ne le crois pas non plus, quoique j'aie bien pleuré à cause de cela; mais, les trois quarts du temps, on se fait du chagrin pour des choses qui n'existent pas!

Elle regardait Prosper en souriant, il lui rendit son sourire, et soudain les yeux du jeune homme s'assombrirent. Elle le menaça doucement du geste, et le sourire reparut.

--Vous ne savez pas ce que vaut votre fille, monsieur Benoît, s'écria-t-il tout ému. Non! vous ne pouvez pas vous figurer quel brave et honnête coeur, quelle noble nature.

--Tu crois ça, fils? dit le vieillard d'un ton railleur; tu te figures que j'ai vécu si longtemps avec ce trésor-là sans le connaître? Eh! garçon, c'est moi qui l'ai élevée!

On est rarement récompensé de ses vertus en ce monde; c'est souvent pour cela qu'on est si plein de ferme espoir dans un autre. Mais quelquefois il arrive que le destin se sent obligé de réparer ses fautes... Une de ces occasions s'était présentée pour Marianne.

En entendant son père, elle reçut le payement de son dévouement, de son sacrifice, et le regard qu'elle leva sur lui le disait clairement.

--C'est bon, c'est bon! dit Benoît, qui ne voulait pas avouer combien il se sentait ému; on fait de son mieux, pères et enfants, c'est naturel, cela doit être ainsi, ce n'est pas la peine d'en parler. Pour combien de temps es tu venu, Prosper?

--Je n'en sais rien, monsieur Benoit, répondit le jeune homme. J'avais envie de revoir mes amis de Beaumont, et comme je suis maintenant libre de mon temps, de ma personne et de ma fortune...

Il raconta alors comment il avait hérité de son oncle. Celui-ci s'était pris d'amitié pour un garçon qui s'intéressait si fort à la terre; par une bizarrerie de vieillard, il n'avait jamais voulu le voir, mais il lui avait laissé tout son bien, à charge de l'entretenir «en bon père de famille».

Benoît l'écoutait en silence, fumant sa pipe et hochant la tête de temps en temps.

--Alors, dit-il quand le récit fut terminé, te voilà tout à fait riche?

--Ma foi, oui! fit joyeusement Prosper.

--Eh bien, garçon, écoute mon conseil: conduis-toi comme quand tu étais pauvre; n'aie pas meilleure opinion de toi-même pour une fortune que tu pouvais ne jamais posséder, et qui n'ajoute rien à tes mérites, et, si tu m'en crois, marie-toi de bonne heure.

Prosper et Marianne échangèrent un regard. Le conseil était bon... mais que devenait Angèle? Et quelle autre que Angèle pouvait désormais être la femme du jeune propriétaire?




XXXVI

Angèle dépérissait de plus en plus. Un ennui de vivre, bien extraordinaire à son âge, s'était emparé d'elle et la dégoûtait de toute action. Plus d'une fois, elle avait essayé de secouer cette répugnance pour toute chose.

Mais après chaque effort moral, elle retombait plus lasse et plus triste. Tout le monde l'avait abandonnée, c'était clair! Puisque personne ne se souciait d'elle, pourquoi désirait-elle vivre?

Un soir du mois de mai, sa mère, après dîner, lui dit de s'habiller pour aller au cirque. C'était un divertissement que Angèle ne goûtait guère.

Cependant, sa mère l'avait ordonné, force était d'obéir. Angèle s'habilla donc sans hâte et accompagna sa mère aux Champs-Elysées.

Le cirque était ruisselant de lumières; des femmes plâtrées, accompagnées d'hommes qui parlaient haut et riaient bruyamment, s'étageaient sur les gradins, au milieu de l'arène. Un beau garçon, plus recouvert que vêtu d'un maillot rose pailleté d'argent, tordait son corps en cent formes qui n'avaient plus rien d'humain... Angèle détourna les yeux avec un dégoût qu'elle ne chercha point à dissimuler, et promena son regard autour de l'enceinte, afin de se donner une contenance.

Tout à coup, elle tressaillit si violemment que sa mère s'en aperçut.

--Tu as froid? dit-elle, avec cette bienveillance banale, faite pour tromper les étrangers, qui blessait Angèle plus encore que l'indifférence de leur tête-à-tête.

--Non, maman, je vous remercie, répondit la jeune fille en se remettant bien vite.

Marie reporta ses yeux sur l'homme en maillot pailleté, qui semblait ne plus avoir de bras du tout, tant il les avait habilement dissimulés, et Angèle regarda doucement, avec précaution, du côté où elle avait cru voir l'instant d'avant une figure bien connue, depuis trop longtemps disparue de son horizon... Elle ne vit plus personne.

--Je me serai trompée, pensa-t-elle, pourtant j'avais bien cru distinguer Cervin...

Tout près, appuyé contre l'entrée des gradins, Angèle revit l'homme qui avait évoqué dans sa pensée le nom de Cervin.

C'était Cervin lui-même.

Angèle allait ouvrir la bouche et lui faire un signe de tête... Il cligna de l'oeil d'une façon si expressive qu'elle resta immobile, comprenant qu'elle devait s'abstenir de tout témoignage; puis Cervin se retourna vers l'arène, mit sur son nez un lorgnon qui changeait singulièrement sa physionomie, et parut s'absorber dans la contemplation d'un cheval noir.

Le coeur d'Angèle battit si fort qu'elle crut l'entendre dominer le bruit de l'orchestre. Elle n'était donc pas abandonnée? Était-il possible que Cervin eût cherché depuis longtemps à la rencontrer, sans y parvenir? Profitant de l'inattention de sa mère, qui causait à voix basse avec madame Sainte-Juste, leur inévitable compagne, elle reporta ses regards sur son ancien ami.

Jamais elle ne l'avait vu si bien mis. Il avait l'air d'un tout autre homme avec son costume neuf très-simple, mais d'une coupe à la mode. Une petite canne à la main, ganté de frais, Cervin pouvait à la rigueur passer pour un habitué de ce lieu de délices. Dieu seul savait combien de fois il était venu là sans rencontrer Angèle, et Dieu seul aussi savait combien il s'y était ennuyé! Mais il pensait bien que fatalement, un jour ou l'autre, Marie Lagarde y viendrait à son tour, et qu'il pourrait enfin échanger avec sa petite amie un signe furtif de reconnaissance.

A l'inexprimable surprise d'Angèle, au lieu de chercher à se rapprocher, Cervin lui tourna obstinément le dos jusqu'à la fin de la première partie; puis, se mêlant aux groupes qui traversaient la piste, il disparut dans les couloirs en laissant à la jeune fille le désappointement d'une affaire manquée.

Elle se retourna alors avec quelque tristesse vers sa mère, qui parlait depuis un instant avec un nouveau venu, et montra à celui-ci son joli visage mélancolique.

--C'est ma fille, monsieur, dit Marie, en voyant que Angèle prenait garde à eux.

--Digne de sa charmante mère, fit le monsieur en s'inclinant galamment.

Angèle répondit par un petit salut très-sec. Ce monsieur lui déplaisait prodigieusement. Grand, assez gros, demi-chauve, la moustache roide et très-noire, il tenait le milieu assez exactement entre un marchand de chevaux de province et un boucher encore non retiré des affaires, mais il n'avait la rondeur d'allures ni de l'une ni de l'autre de ces professions: une prudence cauteleuse semblait vernir tous ses mouvements et ses moindres paroles; c'était si poli qu'on avait peur de glisser.

--Mademoiselle s'amuse au cirque? dit l'homme très-poli.

--Non, monsieur, répondit Angèle.

--Oh! dommage, dommage! C'est très-amusant, mais il faut un peu d'habitude. Mademoiselle a peut-être vécu en province?

--Pourquoi me parle-t-il à la troisième personne? se demanda Angèle. On dirait un domestique!

Marie Lagarde répondit à sa place;

--Ma fille est une petite sauvage, monsieur, dit-elle en souriant. Elle a en effet passé en province la plus grande partie de sa vie, mais c'est un mal dont on guérit.

--A voir mademoiselle, reprit le monsieur, on ne saurait la souhaiter autrement qu'elle n'est, car elle approche tellement de la perfection...

Cette fois Angèle se tourna brusquement vers le nouveau venu et le dévisagea bien en face.

--Je n'aime pas qu'on se moque de moi, monsieur! dit-elle.

Le monsieur éclata de rire, et s'adressant à Marie:

--Tout à fait adorable, dit-il. Une petite sauvage en effet, mais cette précieuse naïveté...

Il acheva sa phrase sur un ton plus bas, et Angèle ne put l'entendre.

Vexée, honteuse, prête à pleurer, elle cherchait des yeux son ami Cervin, et ne le trouvait plus. Soudain elle l'aperçut en haut, près de l'estrade des musiciens. Pourquoi voyageait-il ainsi à travers le cirque? Quel besoin de locomotion l'avait pris tout à coup?

Angèle s'évertuait à le deviner, lorsqu'elle vit briller entre les doigts de son ami un papier blanc, qu'il semblait lui montrer. Elle fixa ses yeux étonnés sur le papier et vit qu'il le pliait tant de fois qu'il le rendait presque imperceptible, puis il le glissa dans son gant sans cesser de regarder la jeune fille...

Cette fois elle avait compris! On rentrait bruyamment, la seconde partie du programme allait recommencer.

--Asseyez-vous ici, monsieur Landel, dit Marie en se reculant pour faire une place au nouveau venu entre elles. Il s'assit, et Angèle ne put réprimer un mouvement de répulsion en sentant si près d'elle cet être désagréable, dont s'exhalait une odeur mélangée de tabac et de quelque parfum violent, qui lui faisait mal à la tête.

Landel essaya de se rendre agréable, mais ses efforts furent perdus pour la jeune fille. Certaines antipathies naissent au premier coup d'oeil et sont invincibles... Angèle d'ailleurs n'essaya point de lutter contre celle-là.

Enfin la représentation s'acheva: on sortit lentement; au milieu de la cohue, Angèle se sentit prendre la main: prête à crier, elle regardait autour d'elle d'un air irrité, lorsqu'elle aperçut le visage de Cervin; il referma fortement la main de sa jeune amie sur le papier roulé qu'il venait d'y glisser, et disparut dans la foule.

Bouleversée, effrayée, rougissante, sous l'impression qu'elle commettait un crime abominable, Angèle glissa le papier roulé dans son corsage et se laissa entraîner au dehors par sa mère, qui tenait son autre main.

L'air frais de la nuit lui rendit un peu de calme; mais, avant qu'elle eût eu le temps de se reconnaître, elle était assise dans une voiture découverte à quatre places, vis-à-vis de sa mère, et à côté de Landel.

Pendant qu'ils roulaient lentement vers la demeure de Marie, Landel fut aimable, fit des compliments à Angèle, essaya de la faire causer, n'obtint en réponse que des monosyllabes, s'en déclara enchanté, et sut si bien s'y prendre, qu'avant qu'ils fussent arrivés, l'antipathie de la jeune fille s'était changée en une haine déclarée.

Madame Lagarde et sa fille descendirent devant leur porte, et la voiture continua son chemin, emportant vers des parages inconnus l'inestimable Sainte-Juste et son galant chevalier.

Dès qu'elle se vit seule, elle déroula son petit papier. C'était un court billet au crayon, qui portait simplement ces mots: «Êtes-vous heureuse? Avez-vous besoin de vos amis? Vous me reverrez bientôt, préparez votre réponse.»

--Oh! s'écria Angèle, fondant en larmes, oh! mes amis, si j'ai besoin de vous! Je ne suis donc pas tout à fait abandonnée! Il y a donc quelqu'un au monde qui se soucie encore de moi!

Au lieu de dormir, elle s'assit à son petit bureau et prépara sa réponse.

Elle épancha en une seule fois tout le trop-plein de son coeur: les visages déplaisants qu'on lui faisait voir, l'autorité despotique exercée sur elle par Marie, tout fut dit en désordre, pendant que ses grosses larmes ponctuaient sur le papier ce récit de ses misères.

«Sauvez-moi, dit-elle en terminant, rendez-moi à mes chers amis de Beaumont, et faites savoir à Prosper que j'ai besoin de lui.»

Elle n'hésita pas en écrivant cette dernière phrase. Une jeune fille plus expérimentée, mieux au courant des choses du coeur, ne l'eût pas écrite, ou l'eût rédigée autrement; mais Angèle n'y mit point de malice. Prosper lui avait dit: Appelez-moi, si vous êtes en péril; elle l'appelait, c'était tout simple.

Le lendemain, au lieu de témoigner sa répugnance habituelle à faire sa promenade journalière sous l'égide de la déplaisante institutrice, elle s'habilla joyeusement.

L'heure attendue arriva; toute rose d'émotion, Angèle sortit. Son ombrelle à la main, les yeux dilatés par l'espérance, elle marchait lentement auprès de sa disgracieuse compagne, pendant que ses pieds mignons brûlaient de courir à la rencontre de son ami...

Elle marcha pendant deux heures, passant et repassant dans les endroits qu'elle fréquentait le plus habituellement. Sa lettre était dans sa poche à portée de sa main; elle aurait l'audace de la remettre à Cervin sous le nez même de la duègne.

Tant d'espérances, d'angoisses, de résolutions hardies, s'anéantirent lorsqu'au retour, la tête basse, Angèle passa le seuil de la porte sans avoir rencontré aucun visage ami.

Découragée, elle monta lentement, déclara qu'elle avait mal à la tête, se jeta sur Son lit et se mit à pleurer.

Angèle n'avait pas menti en parlant de son mal de tête: effectivement, elle pouvait à peine se tenir debout; aussi refusa-t-elle de dîner. Sa mère vint la voir et constata par elle-même que la jeune fille souffrait véritablement. Elle se retira et alla dîner dans la salle à manger, pendant que Angèle, calmée par la solitude et l'obscurité, s'endormait d'un sommeil réparateur.




XXXVII

Quand elle s'éveilla, la chambre était complètement sombre. La pendule du salon sonnait neuf heures, et tout était tranquille dans la maison.

Dans la pièce voisine, sa mère causait avec madame Sainte-Juste. Angèle se dressa sur le coude et écouta.

--Je n'ai jamais vu de petit caractère comme cela, disait Marie. C'est l'esprit de contradiction incarné.

--Tous aurez de la peine à en venir à bout, répliqua madame Sainte-Juste. On ne peut pourtant pas la traîner à la mairie et à l'église, elle serait capable de faire du scandale. On ne marie pas les gens de force, de nos jours!

Cette phrase fit passer un frisson sur le corps d'Angèle.

--De force? fit Marie avec un petit rire méchant, non, pas de force, mais il faudra bien qu'elle se décide à épouser Landel.

--Il n'est pas si mal, après tout! Et puis tel qu'il est, elle l'épousera.

--Le fait est qu'il a été passablement coulant sur vos avantages, reprit madame Sainte-Juste; peu de gendres vous feraient une si belle pension...

--Pourvu qu'il la paye! dit Marie d'un ton pensif.

Madame Sainte-Juste garda un silence prudent. Elle avait présenté l'acquéreur, c'était à la vendeuse de prendre ses précautions pour la validité du contrat.

--Il s'est rattrapé sur mes épingles, fit-elle en pinçant les lèvres.

--Qu'est-ce qu'il vous donne? demanda curieusement Marie.

--Trois malheureux billets de mille francs.

--Ce n'est déjà pas si mal! fit observer Marie.

--Sur une dot de trois cent mille francs? C'est misérable! Mais je n'avais que lui sous la main, sans cela... Angèle écoutait, dans l'obscurité, les yeux dilatés d'horreur, l'attention tendue au point que les battements de son coeur lui faisaient parfois perdre une parole.

C'était d'elle qu'il était question, elle qu'on marchandait ainsi... On voulait la marier à cet homme horrible qu'elle avait vu la veille! Et sa mère assurait que le mariage aurait lieu.

Elle eut envie de courir dans la salle à manger, de dire: «Mais taisez-vous! Je vous entends...»

Angèle en avait assez. Elle descendit légèrement de son lit et alla fermer la porte de communication entre sa chambre et le salon, de façon qu'en revenant les deux femmes ne pussent croire qu'elle avait entendu; puis elle renoua ses cheveux d'un tour de main et ouvrit la fenêtre pour respirer. Après tant d'ignominies, elle étouffait.

Sa lettre à Cervin était restée dans sa poche; elle mit la main dessus avec une sorte de tendresse. Depuis la veille, à deux ou trois reprises, elle avait hésité; cette petite âme ferme et honnête se demandait jusqu'à quel point elle avait le droit d'agir ainsi secrètement, de correspondre avec un étranger... Ses scrupules s'évanouissaient maintenant. Elle était dans son droit de légitime défense, puisqu'on en voulait à ses biens, à sa personne, à sa liberté!

Les yeux d'Angèle parcouraient distraitement la rue, éclairée par les becs de gaz et quelques boutiques encore ouvertes: un nouvel omnibus passait ébranlant les vitres et faisant tressauter les menus objets, lorsque la jeune fille crut distinguer descendant de l'impériale une longue paire de jambes qui évoquèrent immédiatement dans son esprit le souvenir de la patache jaune, qui faisait le service de la poste à Beaumont. Ces jambes anguleuses ne pouvaient appartenir qu'à Cervin.

En effet, Cervin, sur le trottoir opposé, remontait lentement la rue, les yeux levés vers le troisième étage d'Angèle. Distinguait-il sa jolie figure sur le fond noir de l'appartement? Ce n'était guère probable; mais la-jeune fille, qui avait de bons yeux, distinguait parfaitement jusqu'à l'expression anxieuse du visage tourné vers elle.

Une présence d'esprit, une hardiesse qu'elle ne se soupçonnait pas, lui vinrent subitement. Cervin approchait, bientôt il dépasserait la maison... Angèle prit sur son bureau le premier objet venu, qui se trouva être le couvercle en bronze d'un petit encrier; elle roula sa lettre autour, et la jeta dans la rue.

Pendant que le message tombait, Cervin avait passé. Angèle ressentit un affreux serrement de coeur.

Elle se pencha, espérant qu'il la verrait, qu'il se retournerait, que le bruit de sa chute attirerait son attention... En effet, le métal rebondit sur le pavé avec un bruit sonore. Cervin, étonné, se retourna, hésita; la blancheur du papier tranchait sur le pavé gris. Ramasserait-il la précieuse lettre?

La porte d'Angèle s'ouvrit, et Marie apparut avec une bougie.

--Tu ne dors plus? dit madame Lagarde en tressaillant elle-même, car elle ne s'attendait pas à voir sa fille debout.

--Non, maman, répondit celle-ci en quittant précipitamment la fenêtre.

Marie jeta sur la jeune fille un regard soupçonneux.

--Qu'est-ce que tu faisais? demanda-t-elle.

--Je regardais dans la rue, répondit Angèle.

Elle avait dans l'attitude et dans le ton quelque chose de belliqueux qui inquiétait Marie. Celle-ci se pencha am dehors et explora la rue du regard. Rien ne s'y montrait de suspect. Le dos de Cervin disparaissait au premier coin, mais le dos de Cervin ressemblait trop à une quantité considérable d'autres dos pour que tout autre qu'un oeil expérimenté pût le reconnaître. Angèle n'osa regarder, quoiqu'elle en mourût d'envie.

--Veux-tu manger quelque chose? demanda Marie en se retirant de la fenêtre.

--Non, merci, maman. La seule chose que je désire, c'est de rester tranquille.

Madame Lagarde examina sa fille de la tête aux pieds. Est-ce que par hasard elle aurait entendu? Mais cette question agitait des éventualités si graves, que Marie elle-même n'osa l'aborder. Elle souhaita le bonsoir à sa fille et se retira pour terminer la soirée en se faisant tirer les cartes par madame Sainte-Juste, qui excellait dans cet art méconnu.

Dès qu'elle se vit seule, Angèle regarda au dehors. Son petit papier blanc n'était plus là. Cervin l'avait-il ramassé, ou bien quelque passant l'avait-il poussé du pied dans le ruisseau? C'est ce que Angèle se demanda jusqu'aux premières lueurs du matin. Alors, brisée par sa longue veille et par l'inquiétude, elle s'endormit, et rêva qu'on la mariait à Landel, bien qu'elle criât de toute sa force:--Je ne veux pas! Mais le maire et les témoins étaient sourds, si bien que personne ne prenait garde à ses cris.




XXXVIII

Cervin s'était retourné au bruit du petit objet de métal qui tombait derrière lui, et, le voyant rebondir, il l'avait ramassé et mis dans sa poche. Puis le papier froissé avait attiré son attention, et il l'avait également ramassé. L'enveloppe portait son nom, car Angèle lui avait adressé sa lettre avec un soin enfantin. Sans regarder la maison, de peur d'être reconnu, notre prudent ami continua sa marche, et entra dans le premier café.

Attablé devant un bock, il lut la pauvre petite lettre d'Angèle, et fut tout étonné, à deux ou trois reprises, de sentir sur ses yeux un brouillard qui lui troublait la vue. Quand il eut terminé sa lecture, il replia soigneusement le papier chiffonné et le mit dans son portefeuille, puis il reprit le chemin de son domicile avec des pensées qui n'étaient pas une bénédiction à l'intention de Marie Lagarde.

Dès le lendemain matin, un télégramme partit à l'adresse de Prosper, clair et court; il pouvait, en cette qualité, servir de modèle à toutes les communications de ce genre.

«Venez tout de suite. Cervin.»

Une lettre à maître Cornebu fut ensuite expédiée par la poste du soir. On ne pouvait pas agir avec le digne notaire tout à fait de la même façon qu'avec Prosper, et c'était vraiment dommage; mais le brave homme n'eût pas compris cette façon expéditive de traiter les affaires. Le lendemain de ce jour, c'est-à-dire trente-six heures après le moment où Cervin avait ramassé sur le pavé la missive d'Angèle, Prosper Damase faisait son apparition dans la chambre de notre ami.

--Que se passe-t-il? demanda le jeune homme, presque sans prendre le temps d'accomplir les politesses indispensables.

--Je croirais assez qu'on veut marier Angèle! répondit brièvement Cervin.

Prosper saisit à deux mains une chaise qui se trouvait là, et sa physionomie exprima une intention si évidente de la casser sur le dos de quelqu'un, que son hôte lui prit des mains cet instrument de carnage et le rendit à sa destination usuelle en le présentant au jeune homme, qui s'assit machinalement dessus.

--On veut la marier, continua Cervin, ou du moins cela m'en a bien l'air, mais elle ne veut pas.

Le visage de Prosper subit une détente immédiate, et Cervin comprit que dès lors on pouvait s'entendre. Prosper écouta en silence le récit de Cervin.

--Cette lettre, dit-il, quand ce fut fini, peut-on la voir?

La lettre sortit du portefeuille où elle n'avait guère reposé, car son propriétaire l'en avait tirée plus de dix fois pour la relire, et elle passa dans les mains du jeune homme.

Il la lut sans mot dire, et, après avoir terminé sa lecture, montra si peu de désir de la rendre à Cervin que celui-ci ne fit point mine de la redemander.

--Eh bien? dit Prosper.

--Quoi? répondit Cervin.

--Qu'est-ce que nous allons faire?

--J'ai envie, répondit le brave garçon, de m'en aller à Beaumont, conférer avec les trois augures: Béru, Benoît et Cornebu. Il me semble que ce ne serait point déjà si bête! car, pour leur faire comprendre les choses par correspondance, il n'y faut point compter!

--Mais, dit Prosper, pendant ce temps-là, qui veillera sur Angèle?

--Vous! fit tranquillement Cervin, sans regarder son jeune ami.

Prosper ne répondit pas, et tourna son visage du côté de la fenêtre, si bien que son hôte ne put en voir l'expression.

--Où demeure-t-elle? dit-il après un silence. Cervin indiqua la rue et le numéro.

--Soyez prudent, dit-il, tâchez que madame Lagarde ne vous voie pas; c'est Angèle qu'il faut consoler. Relisez la dernière phrase: Faites savoir à Prosper que j'ai besoin de lui. Je présume qu'elle trouvera votre présence assez naturelle.

Le jeune homme ne fit plus d'objections, et Cervin partit pour Beaumont par le train de nuit.

Maître Cornebu, attiré par la beauté de la matinée, peut-être aussi par un désir secret d'avoir plus promptement des nouvelles, était descendu de son étude et se tenait debout sur le seuil, les jambes écartées, les mains croisées derrière son dos, lorsque Cervin apparut avec le courrier.

--Rien de fâcheux? s'écria le notaire.

--Rien de plus que ce que je vous ai écrit, et c'est bien assez! répondit Cervin en passant outre.

Quand ils furent enfermés dans le secret de l'étude, notre ami en dit plus long. Il avait vu le manège de Landel avec Marie et sa fille; il avait flairé un prétende dans cet être grotesque et méprisable.

Cornebu écoutait en silence, et ses bons gros yeux lui sortaient de la tête, à la pensée que son Angèle, leur Angèle, avait pu être ainsi molestée.

--Ah! fit-il lorsque Cervin s'arrêta, nous avons commis une grande faute en laissant cette femme emmener l'enfant! A présent, comment la tirer de là?

--Nous allons consulter les tuteurs, et, si vous le permettez, j'aurai l'honneur de vous soumettre un petit plan de campagne, qui a germé cette nuit dans ma cervelle, pendant le voyage...

Cervin se flattait; pendant le voyage il avait dormi profondément; mais peu importait l'heure de la naissance, le plan était sorti tout armé de son cerveau, et il n'était point à dédaigner.

Benoît et Béru étaient au courant de l'affaire, car le notaire leur avait fait part de la lettre de Cervin aussitôt qu'il l'avait reçue. Ils écoutèrent avec une indignation plus ou moins contenue les détails que leur donna Cervin, et Marianne, qui, par droit de maternité morale, assistait à l'entretien, ne put retenir ses larmes en apprenant que sa petite chérie avait été privée pendant si longtemps de toute consolation.

--Il faut l'enlever tout de suite! s'écria Benoît rouge d'indignation. On ne peut pas tolérer semblables iniquités!

--Patientez, fit Béru en agitant doucement la main. La fillette est mineure, n'ayons point de démêlés avec la justice.

--Elle est seule là-bas? fit tout à coup la maternelle Marianne.

--Non pas, je lui ai laissé Prosper. Fiez-vous à lui pour se faire connaître.

--Ah! Prosper est-près d'elle... fit Marianne, dont le visage pâlit légèrement.

Ce fut la dernière fois qu'elle éprouva une émotion douloureuse au sujet des jeunes gens. Si aguerrie qu'elle fût à l'idée qu'ils s'aimaient ou s'aimeraient, la pensée de leur réunion ne lui avait jamais encore paru réelle. A partir de ce jour, non-seulement elle y pensa sans douleur, mais encore avec joie.

Le plan fut médité et modifié.

Cervin repartit dans l'après-midi, et le lendemain matin il était à Paris, prêt à commencer sa campagne.




XXXIX

Pendant que ses amis s'occupaient de son sort, Angèle se donnait la douceur salutaire de bien pleurer une bonne fois, et d'épancher toute sa colère en exclamations passionnées.

A l'heure du déjeuner, Marie se présenta d'un air tranquille. Angèle n'osa lever les yeux sur sa mère, tant il lui semblait qu'elle devait avoir honte de ses desseins. Mais madame Lagarde n'avait point la conscience si chatouilleuse. Elle s'était dit au contraire que plus vite elle aurait terminé cette affaire désagréable, plus vite elle pourrait songer à elle-même et rentrer en possession de sa liberté.

C'est pour cela qu'à peine le dessert enlevé, elle s'adressa délibérément à sa fille.

--Tu t'ennuies toujours? lui dit-elle avec un demi-sourire.

Angèle leva sur sa mère ses yeux honnêtes, où le reproche était une réponse.

--Eh bien! continua Marie, il y a un moyen de tout arranger. J'ai trouvé un monsieur aimable, riche et bien élevé, qui demande ta main. Tu l'épouseras, et une fois mariée, tu ne t'ennuieras plus.

Il y avait dans le sourire, qui accompagnait ces paroles quelque chose qui révolta Angèle plus que les paroles elles-mêmes, plus que la conversation entendue la veille.

--Maman! s'écria-t-elle, tremblante d'indignation, pourquoi riez-vous en parlant de me marier? Trouvez-vous donc que le bonheur ou le malheur de ma vie soit si peu de chose, que vous ne puissiez en parler sérieusement?

Marie regarda sa fille dans les yeux, et vit qu'avec cette enfant-là il faudrait compter. Ce n'était pas la petite niaise qu'elle avait cru ramener, c'était une jeune fille soudainement mûrie par l'épreuve. Depuis la veille, Angèle semblait avoir vieilli de plusieurs années.

--Prétendez-vous me donner une leçon, mademoiselle? dit madame Lagarde d'un ton railleur.

--Oh! maman! répondit la jeune fille, Dieu m'est témoin que je ne prétends rien, que je ne demande rien, que mon seul désir était de vivre tranquille dans mon petit bourg, sans fortune, sans avenir... Vous êtes venue me chercher, je vous ai suivie;--vous m'avez donné des robes... que ne m'avez-vous laissée dans ma solitude?... vous auriez gardé l'argent, et j'aurais été si contente!

Marie Lagarde se mordit les lèvres. Quel reproche eût été plus sanglant que la plainte naïve de cette enfant désespérée! Mais elle ne pouvait plus reculer. Si Angèle eût été sans amis,--et quels amis! des puritains refrognés qui n'auraient pas assez de pierres pour la lapider.

--Marie eût volontiers accepté un compromis, et renvoyé sa fille à Beaumont en échange d'une promesse de pension... Mais que diraient Cornebu, Béru et Benoît? Toutes ces bonnes têtes de villageois finauds riraient de sa déconfiture... Et puis elle avait des dettes pressantes qu'il fallait payer. Madame Sainte-Juste n'était patiente que jusqu'à un certain point, et depuis quelques semaines elle rendait, par ses réclamations, la vie amère à Marie Lagarde.

--Il ne s'agit pas de ce qui aurait pu être, fit celle-ci en se roidissant contre un peu d'émotion qui venait la troubler; il s'agit de ce qui est. Le mariage n'est point une chose terrible, comme vous semblez le croire. Tout le monde se marie et tout le monde s'en trouve bien.

--Oui, quand on épouse quelqu'un qu'on aime! fit tristement Angèle.

Dans son cerveau fatigué elle vit passer l'image de Prosper donnant la main à Marianne.--Oh! pensa-t-elle, ils sont heureux, ceux-là... Prosper ne l'aime plus, mais il a de l'amitié pour elle au moins; il sait qu'elle est honnête et bonne! O mes amis!

Une violente aspiration vers tout ce qui est honnête et pur agita l'âme d'Angèle; elle cacha dans ses deux mains son visage bouleversé, pour étouffer les larmes qui jaillissaient de ses yeux, puis elle se tourna vers sa mère.

--Vous aimerez votre mari, dit celle-ci, il est fort bien.

--Cet homme qui était avec nous au cirque? Il est affreux? cria Angèle hors d'elle-même.

--Qui vous a dit que ce fût celui-là?

--Ce n'est pas difficile à deviner! répondit la jeune fille devenue soudain audacieuse. Je suis ignorante, maman, mais je ne suis pas sotte. C'est cet homme horrible que vous voulez me donner pour mari? Jamais! Je ne l'épouserai jamais?

L'instant d'auparavant, Marie, convenablement priée, eût peut-être cédé, peut-être eût-elle renoncé à son projet de mariage: mais, du moment où sa fille la bravait, il fallait que la victoire restât à son autorité.

--C'est ce que nous verrons, dit-elle avec un regard méchant. Mettez-vous bien dans la tête, petite fille, que toutes vos résistances ne serviront de rien. Il me plaît que vous soyez la femme de M. Landel, et vous la serez.

--On ne peut plus forcer les jeunes filles à se marier! dit Angèle en frémissant.

--Non, sans doute, mais on peut s'arranger de manière qu'elles ne puissent faire autrement que d'accepter le mari qu'on a choisi pour elles. Quand on tous aura vue partout en compagnie d'un homme, affichée comme sa fiancée, tous serez bien forcée, par respect pour vous-même, de finir par l'épouser, car aucun autre ne voudrait de vous.

--Je ne sortirai plus! fit Angèle pâle de colère.

--A votre aise, je ne vous conseille pas de me braver, cependant, car vous pourriez tous en repentir.

--Oh! tous n'êtes pas mère! s'écria la jeune fille en se levant. Non, tous n'êtes pas mère. Un hasard malheureux tous a faite mère, mais votre coeur est indifférent et sec. Vous ne m'avez pas aimée quand j'étais petite, vous m'avez abandonnée pendant des années; vous n'êtes revenue à moi que parce que j'étais riche, vous voulez me vendre maintenant pour avoir de l'argent...

--Angèle! dit Marie menaçante.

--J'ai entendu hier soir votre conversation avec cette femme, votre amie! Vous voulez me vendre... vous n'avez rien d'une mère mais j'ai des amis et ils ne permettront pas...

--Vos amis! fit Marie dédaigneusement, ils ne se souviennent plus de vous.

--C'est faux, répondit violemment Angèle, ils n'ont pas cessé de s'occuper de moi. Vous avez détourné leurs lettres, vous avez empêché les miennes de partir, vous avez voulu me faire croire que j'étais abandonnée, mais je sais le contraire, moi! Et, en ce moment, je suis sûre qu'ils viennent à mon secours.

Elle n'avait pas prononcé ce dernier mot qu'elle comprit son imprudence, mais il était trop tard.

--C'est bien, dit Marie, en reprenant son calme, nous y mettrons bon ordre. Vous avez trouvé moyen d'entretenir une correspondance à mon insu? Ce n'est déjà pas si mal pour une petite provinciale naïve, et je vois qu'en vérité vous aviez raison de dire tout à l'heure que vous n'étiez pas sotte! En attendant, vous ne sortirez plus.

Angèle baissa la tête et rentra dans sa chambre. Ses amis viendraient la chercher bien sûr. O la belle chose que l'espérance!




XL

Deux jours s'étaient écoulés. Angèle, tristement assise auprès de la fenêtre, regardait dans la rue où se voyaient seulement quelques rares passants; encore de ceux-ci n'apercevait-on que les parapluies qui formaient un dôme ruisselant au-dessus de leurs jambes crottées.

Angèle trouvait la pluie bien triste à Paris. Là-bas, à son cher village, les pluies de mai versaient une grâce nouvelle sur les aubépines blanches et sur les feuillages si tendres encore. Mais ici tout semblait noir et luisant comme si un malin démon prenait plaisir à déverser sur la ville le contenu d'un pot de cirage liquide.

Machinalement, Angèle écarta le rideau: elle trouvait une sorte de triste volupté à rassasier ses yeux de ce spectacle affligeant. Tout à coup, elle remarqua sur le trottoir opposé un parapluie qui ne ressemblait point aux autres.

C'était un de ces meubles vénérables que l'on désignait jadis dans les campagnes sous le nom de robinsons, ce qui prouve qu'un certain vernis de littérature exotique a pénétré jusque-là.

Ce robinson sautillait d'une façon étrange, comme si son propriétaire eût pris plaisir à le faire danser au-dessus de sa tête. Il allait et venait, tournoyant, s'arrêtant, puis reprenant ses mouvements assez semblables à ceux d'un chapeau chinois dans une musique de régiment.

Angèle ne put s'empêcher de le regarder avec une certaine curiosité; au bout d'un instant le parapluie se souleva et laissa apercevoir un visage qu'elle crut reconnaître. Elle tressaillit, et ouvrit brusquement la fenêtre toute grande pour se pencher au dehors, et s'assurer de la présence de son ami.

A son inexprimable désappointement, le visage ne reparut pas, et le parapluie s'éloigna avec des mouvements ironiques qui semblaient railler l'imagination trop facile de la pauvre enfant.

Appuyée à la fenêtre, sans s'apercevoir que la pluie mouillait ses mains et son visage, Angèle se pencha au dehors et suivit des yeux le bienheureux parapluie, qui, pour un instant, lui avait donné l'illusion d'une présence bien chère.

A sa grande surprise, le robinson, avant d'atteindre l'extrémité de la rue, revint brusquement en arrière; sa course devait le ramener sous la fenêtre d'Angèle.

Cette fois elle sentit son coeur battre pour tout de bon. Ce ne pouvait pas être le hasard, le hasard seul, du moins, qui ramenait sous ses yeux cette apparition bizarre, et le propriétaire du parapluie semblait vouloir lui donner raison; à mesure qu'il rapprochait, le parapluie se mettait de côté de façon qu'un mouvement habile pût découvrir pour une seconde le visage de son propriétaire.

C'est ce qui arriva en effet; au moment où le robinson se rapprochait le plus d'Angèle, le dôme de coton fané s'écarta légèrement et laissa voir, cette fois, le visage bien connu de Prosper.

La rue était noire et triste, le parapluie était absurde, la circonstance était ridicule, mais le visage du jeune homme exprima pendant la durée d'un éclair tant de tendresse idéale, tant de jeune passion contenue, que Angèle ne vit ni la rue, ni la circonstance, ni les nuages bas et gris, qui semblaient vouloir étouffer les maisons; elle ne vit que les yeux de son ami.

Dans ces yeux, elle avait vu cette fois, à ne pas s'y méprendre, qu'il l'aimait plus que la vie, et soudain effrayée de ce qu'elle ressentait, elle se rejeta brusquement en arrière.

Prosper avait repris sa marche, mais désormais grave et sérieuse comme un homme qui vient d'éprouver une émotion violente. Arrivé k l'extrémité de la rue, il se retourna une fois encore, et Angèle reçut encore une fois le même regard... puis Prosper disparut.

Effrayée, faible au point de se soutenir à peine, Angèle eut cependant la présence d'esprit de refermer la fenêtre, et de retourner dans sa chambre; il ne fallait pas qu'on s'aperçût qu'elle avait éprouvé cette émotion; il ne lui en avait déjà que trop coûté d'avoir été imprudente une fois.

Quand elle se vit seule, poussée par un instinct irrésistible, elle ferma les yeux et essaya de retrouver dans sa mémoire l'impression qui l'avait si violemment agitée tout à l'heure.

Elle retrouva, en effet, le même regard, la même surprise délicieuse, le même frisson. Elle savoura un instant cette joie nouvelle, puis, comme réveillée en rêve, elle se dit tout à coup avec terreur:

--Mais je l'aime!

Sa pensée ne lui fit grâce de rien. Elle vit soudain, devant les yeux de son esprit, sa petite mère Marianne, qui la regardait d'un air plein de reproches.

--Tu avais la fortune, la jeunesse, la beauté, lui disait ce doux fantôme, et moi je n'avais que la tendresse de mon fiancé, et voilà que tu me la prends!

--Non, non, s'écria Angèle en mettant ses mains sur ses yeux pour chasser la vision qui la remplissait d'angoisses, non, ma mère Marianne, je ne te prendrai pas ton seul trésor, quand je devrais en mourir!

Cette résolution une fois bien prise, Angèle se sentit plus calme.

Un nouveau trouble l'envahit bientôt, cependant; comment avait-elle pu laisser naître dans son coeur cette tendresse pour le fiancé d'une autre? Était-ce donc qu'elle avait l'âme si égoïste, qu'elle se fût laissée aller à la douceur de ses impressions, sans se demander d'où elles lui venaient, ou bien si faible, qu'elle n'eût pu se défendre contre un sentiment malsain?

Elle resta pendant quelque temps douloureusement absorbée, essayant de comprendre...

--Non, se dit-elle tout à coup, je ne suis ni faible ni méchante, mais je n'ai pas su. Si j'avais su, j'aurais fait attention à moi-même. Comment aurais-je pu savoir que c'était mal, lorsque c'était si doux, si Simple et si naturel? Et puis pouvais-je ne pas l'aimer, lorsqu'il accomplissait si généreusement son grand sacrifice?

Pendant quelques instants, elle se donna le plaisir d'admirer les perfections de Prosper, et de trouver les meilleures raisons du monde pour lui accorder encore plus d'estime et d'admiration; mas une autre pensée assombrit aussitôt sa joie.

Prosper l'aimait, elle ne pouvait en douter maintenant, il était donc infidèle à Marianne, il manquait à la parole donnée... L'aiderait-elle dans cette voie, qu'avec le rigorisme de son âge elle qualifiait de déshonorante?

En même temps que toute la tendresse de son âme souffrait un déchirement affreux, toute la noblesse de ses principes se révoltait contre l'idée d'une telle complicité.

Dans son âme, elle excusait Prosper de l'aimer. Elle eût été d'ailleurs la première femme qui se fût refusée à pardonner un méfait de ce genre; mais elle était plus sévère pour elle-même.

--Pauvre Marianne, se disait-elle, si grande, si généreuse, elle qui n'a jamais connue le sacrifice et le renoncement, que deviendrait-elle si elle savait?... et que penserait-elle de moi? Jamais, jamais je n'aiderai Prosper à désoler Marianne, quoi qu'il m'en coûte, quoi qu'il lui en coûte à lui-même. Et puis, d'ailleurs, du moment où c'est bien, qu'importe le chagrin, qu'importe la difficulté? Si c'était facile, il n'y aurait pas de mérite.

L'héroïsme est facile et naturel aux jeunes âmes. C'est en avançant dans la vie que l'on s'aperçoit combien les renoncements sont difficiles.

Angèle décida, à elle toute seule, que jamais elle et Prosper ne seraient rien l'un pour l'autre. Cette résolution une fois arrêtée, elle se sentit très-heureuse, très-satisfaite, et elle fondit en larmes; larmes faciles, larmes jeunes qui coulaient sans désespoir, apportant au contraire une impression de soulagement et de joie à cette petite âme candide, qui voulait bien faire et qui ferait le bien, aux dépens mêmes de son bonheur.

Lorsque Marie appela sa fille pour le déjeuner, elle fut tout étonnée de l'expression paisible, presque joyeuse, qui illuminait ce jeune visage.

--Tu as bien dormi? lui demanda-t-elle d'un ton encourageant.

Le rôle que Marie jouait vis-à-vis de sa fille semblait par moments tout à fait odieux, et elle eût saisi avec joie la plus légère occasion de se montrer sous un meilleur jour.

--Oui, maman, répondit Angèle qui se sentait capable de tous les dévouements, tant était joyeuse et sincère son ardeur de sacrifice.

--Tant mieux, fit Marie, nous irons aujourd'hui faire des commandes dans les magasins, et puis, ce soir, nous irons à l'Opéra-Comique.

Angèle ne dit rien. L'Opéra-Comique, cela valait toujours mieux que le cirque, et puis l'affreux Landel ne devait pas aimer la musique.

--On n'a pas le droit d'aimer la musique quand on est si désagréable et si commun, pensait Angèle.

Elle reconnut avec désespoir qu'elle s'était trompée.

Peu après le lever du rideau. Landel arriva en personne, un bouquet à la main, une rose à la boutonnière; il était tout sourire et tout grâce. Il offrit le bouquet à Angèle, qui le déposa froidement sur le bord de la loge, avec l'intention bien arrêtée de l'y oublier en s'en allant; puis il entama une conversation avec la bienheureuse Sainte-Juste, qui occupait une place prépondérante dans tous les plaisirs de la famille.

Le Chalet et la Dame blanche! pour une jeune fille expérimentée, ce programme seul indiquait mariage, aussi sûrement que le dix de coeur, quand on se fait faire les cartes.

Mais Angèle n'était pas expérimentée; elle écouta les deux opéras-comiques, l'un après l'autre, sans la moindre arrière-pensée, et au moment du départ se laissa envelopper dans son manteau par l'affreux Landel, sans prendre plus de garde à sa personne que s'il eût été mort depuis un nombre considérable d'années.

Elle rentra chez elle, le coeur plein d'une seule idée, et s'endormit comme si elle était baignée dans une clarté délicieuse.

Marianne n'aurait jamais de chagrin à cause d'elle, elle se l'était juré, et tiendrait sa parole, au prix de tous les sacrifices.




XLI

Prosper était dans un état d'esprit tout différent

En revoyant Angèle à la fenêtre, il avait éprouvé de son côté une commotion extraordinaire. Il savait bien, depuis que Marianne le lui avait dit, qu'il aimait Angèle, et ne pourrait vivre heureux loin d'elle; mais cette affection, entrée par degrés dans sa vie, lui avait toujours semblé irréalisable et lointaine comme les voyages que l'on fait dans les rêves, où, même alors qu'on se croit arrivé, on a l'impression certaine que tout se passe uniquement dans l'imagination.

En revoyant tout à coup le joli visage de sa petite amie, pâli par la souffrance, idéalisé par l'émotion qu'elle éprouvait à le revoir, il avait senti son âme entrer dans une nouvelle phase de la vie et de la passion.

Elle l'aimait, cette délicieuse Angèle, sa petite compagne d'autrefois, dont il connaissait le caractère et les goûts, aussi bien, peut-être mieux, qu'il ne se connaissait lui-même.

Elle l'aimait, il en était sûr, et maintenant il s'apercevait qu'il en était sûr depuis leur entretien sur la lande, où elle l'avait si fort maltraité, à la pensée qu'il n'épouserait pas Marianne.

Combien plus il l'aimait en se rappelant qu'elle avait été inflexible avec son devoir, à lui, Prosper! qu'elle voulait être certaine qu'il tiendrait la parole donnée, et qu'elle le mépriserait si elle pensait qu'il avait pu agir autrement!

Au souvenir de cette journée, le jeune homme sentait son âme déborder de joie et d'orgueil pour la chère petite aimée, qui mettait si haut son idéal de la vie.

--Comme elle va être heureuse, pensait-il, quand elle va savoir que c'est Marianne elle-même qui m'envoie vers elle!

Mais pour apprendre cela à Angèle, il fallait pouvoir lui parler, et c'est ce qui ne paraissait pas précisément facile. Il passa la nuit à se creuser la tête, et la matinée du lendemain à creuser celle de Cervin, qui n'en pouvait mais.

--Voyons, disait l'excellent garçon, vous l'avez retrouvée, vous l'avez vue, vous n'êtes pas encore content?

Non, Prosper n'était pas content du tout.

Ce qu'il eût voulu, c'eût été de parler à Angèle, d'avoir avec elle une longue entrevue, de lui dire tout ce qu'il avait dans le coeur, et de l'emmener tout de suite vers n'importe quel pays fantastique où un maire chimérique eût béni sur-le-champ leur union.

C'est ce qu'il ne disait pas, mais ce que Cervin comprenait à merveille.

--Ne brusquons rien, dit-il sagement, n'oubliez pas que Angèle est toujours dans les mains de sa mère, et que légalement nous ne pouvons pas l'en retirer. Allons lentement pour ne point faire de fausses démarches. Après tout, il n'y a pas, que je sache, de péril en la demeure.

Prosper fut bien obligé de se résigner, quoique fort à contre-coeur, et, pour calmer ses ennuis, il alla au musée du Louvre.

Angèle cependant était fort malheureuse.

L'odieux Landel venait de plus en plus. On eût dit maintenant qu'il faisait partie des choses indispensables de l'existence, telles que le déjeuner et le dîner.

--Tâchez qu'elle s'habitue à vous, avait dit Marie Lagarde, et Landel venait consciencieusement.

Mais Angèle ne s'habituait pas à lui, tout au contraire. Le temps s'écoulait cependant, et, sans que la jeune fille en eût eu connaissance, les publications avaient été faites à a mairie.

--Cela n'engage à rien, disait madame Sainte-Juste, qui avait un nombre incalculable de raisons pour souhaiter que l'affaire, car c'en était une, fût menée à bonne fin.

Un soir, les habitués n'étaient pas encore venus, lorsque Landel arriva fort pimpant et fort gai.

Sans avoir fait précisément ce soir-là ce que l'on appelle des adieux à la vie de garçon, il avait dîné avec quelques amis, et se sentait de l'humeur la plus joviale.

--Il faudrait pourtant en finir! dit madame Sainte-Juste, qui, si elle partait toujours la dernière, arrivait aussi la première.

--M'est avis, fit Landel avec un gros rire, qu'il serait plutôt temps de commencer, car, au bout du compte, nous parlons beaucoup de mariage, mais je ne suis pas plus avancé que le premier jour auprès de ma charmante future.

--Qui vous empêche de faire votre demande? dit brusquement Marie, dont le coeur, quoique endurci, fut tout à coup gonflé de remords.

--Qui m'empêche? En vérité je ne sais pas, répondit Landel toujours jovial; mais, comme personne ne m'encourage, surtout la demoiselle, je ne me suis pas jusqu'ici dépensé en formalités inutiles.

--Eh bien, fit madame Sainte-Juste en riant, je crois, Landel, que voici le moment de vous dépenser comme vous dites.

Marie était restée silencieuse, agitée de pensées confuses qu'elle ne comprenait pas bien, mais qui la troublaient.

--Faites votre demande, dit-elle avec cette brusquerie qui cachait chez elle, comme chez beaucoup d'autres, un embarras dont elle n'était pas maîtresse.

--Tout de suite? demanda Landel, qui se sentit aussi soudainement embarrassé.

--Non, fit Marie, d'une voix assourdie, ce soir, quand les autres seront partis.

On sonnait en ce moment, et la conversation fut forcément interrompue.

La soirée s'écoula à peu près semblable à toutes les autres; cependant une certaine gêne semblait s'étendre sur les joueurs, et les rendait silencieux. Aussi s'en allèrent-ils plus tôt que de coutume.

Sainte-Juste était restée comme d'ordinaire, et Landel, debout près de la porte, semblait avoir envie de s'en aller comme les autres. Un geste impérieux de sa protectrice le retint, et il fit deux pas au milieu du salon.

Angèle, fatiguée par l'ennui de la soirée, s'était à demi endormie dans le fauteuil qu'elle occupait. Sa jolie tête enfantine reposait sur le dossier de son siège; elle avait pensé à des choses tristes, car son regard était mélancolique.

Peut-être, à mesure que les jours s'écoulaient, comprenait-elle mieux l'étendue du sacrifice qu'elle faisait en renonçant à Prosper. Peut-être aussi se disait-elle que ce grand renoncement eût mérité d'être connu, que c'était bien dur d'être héroïque, alors que personne n'en avait connaissance, et que enfin... enfin elle eût voulu revoir Prosper, ne fût-ce que pour lui dire:--Ne m'aimez pas, je ne serai jamais à vous.

C'est à ce moment que Landel s'avança, aussi gauche et plus déplaisant encore que de coutume.

--Mademoiselle, dit-il...

Angèle se souleva et se tint toute droite dans son fauteuil, le regardant d'un air qui semblait lui demander grâce.

--Mademoiselle, reprit-il, madame votre mère m'a accordé votre main...

Angèle se leva avec un geste désespéré.

--Moi, dit-elle, jamais, monsieur, jamais! Landel regarda Marie d'un air déconfit.

--Là! fit-il avec humeur, j'en étais sûr. Madame Lagarde resta une seconde immobile et silencieuse.

--Angèle, dit-elle tout à coup avec plus de douceur que d'habitude, tu n'es plus une enfant. Je t'engage à accepter la demande de M. Landel.

--C'est parce que je ne suis plus une enfant que je refuse, maman, répondit la jeune fille en la regardant d'un air assuré.

Le silence recommença dans le petit salon.

--Voyons, dit tout à coup madame Sainte-Juste, pas de bêtises, n'est-ce pas? Vous vous ennuyez avec nous, mon petit chat, et, s'il faut vous l'avouer, nous ne nous amusons guère dans votre société: mariez-vous, et que cela finisse, tout le monde sera content.

--Pardon, madame, fit Angèle, les yeux étincelants de colère, vous serez débarrassée de moi; mais moi, je ne serai pas débarrassée de vous; ce ne sera pas juste.

--Impertinente! s'écria la matrone offensée.

Elle s'avançait la main haute, Marie l'arrêta par le bras.

--Va-t'en, dit-elle à sa fille, qui se retira dans sa chambre, le coeur plein de colère et de mépris pour les acteurs de cette scène, et à l'égard de sa mère, à la fois mécontente et touchée malgré elle.

Ce que les trois personnages restés en présence se dirent de vérités désagréables remplirait un volume. Après des récriminations aussi oiseuses que brutales, madame Sainte-Juste conclut par ces mots:

--Quand on doit, on paye; quand on a promis, on tient, ou sans cela, ce n'est pas honnête.

--Vous êtes bien heureuse, riposta aigrement Marie, qu'on ne vous ait jamais traitée avec tant de rigueur! Si vous étiez obligée de tenir tout ce que vous avez promis et de payer tout ce que vous devez, le jugement dernier viendrait avant que vos comptes fussent réglés!

--Voyons, voyons, mesdames, fit Landel en s'interposant, tout cela ne sert à rien. Parlons peu, mais parlons bien. Nous sommes engagés les uns vis-à-vis des autres à toutes sortes de choses pour l'accomplissement desquelles il est nécessaire que j'épouse la petite. Mettez-vous d'accord pour l'engager à m'épouser sans faire de bruit, cela vaudra mieux que vos querelles, que diable! Ces demoiselles ne sont pas difficiles à décider d'ordinaire! Que ne lui parlez-vous de sa robe blanche, de la corbeille...

--La corbeille, interrompit Marie, au lieu d'en parler, envoyez-la!

Landel se tourna vers madame Sainte-Juste, qui feignit d'être fort occupée à chercher son mouchoir.

--La corbeille, répéta-t-il, c'est vous qui devez la fournir, ma belle amie. Vous entendez qu'on la demande!

--Avec tout cela, fit la dame a lieu de répondre directement, c'est toujours moi qui fournis les fonds, et l'on ne m'a encore rien remboursé du tout.

--Avez-vous promis de fournir la corbeille, oui ou non? s'écria Landel impatienté. Si vous ne tenez pas vos promesses, il n'y a rien de fait!

--Que vos écrits sur papier timbré! dit triomphalement madame Sainte-Juste.

--Ils ne sont valables que si le mariage a lieu, et si vous m'ennuyez, au bout du compte, vous savez, je n'épouse pas!

--J'aimerais presque autant cela, fit Marie d'un air pensif.

Les deux associés, qui se querellaient tout à l'heure, se trouvèrent d'accord pour tomber sur elle ensemble. Elle avait promis, elle aussi. Les aurait-elle engagés de loin dans cette affaire pour les lâcher au dernier moment?

D'abord Landel n'admettait pas qu'on se fût moqué de lui;--et puis, Sainte-Juste entendait être payée.

Après une nouvelle mêlée, où chacun reçut sa part des horions, il fut convenu que la corbeille serait envoyée le lendemain, et que Marie déciderait sa fille à se soumettre sans trop de grimaces.

--On sait bien qu'il faut qu'elle pleure! dit philosophiquement la matrone, mais, au moins, que ce ne soit pas devant le monde!




XLII

Marie ne tenta point de recommencer sa campagne le soir même. Dès que ses hôtes furent partis, elle rentra dans sa chambre et resta un instant devant sa table de toilette, sans commencer à se déshabiller. Puis, avec une lenteur de mouvements qui ne lui était pas habituelle, elle prit une bougie et se dirigea vers la chambre d'Angèle.

Devant la porte, elle s'arrêta. Entrerait-elle? Si la jeune fille dormait, troublerait-elle ce repos chèrement acheté par des scènes pénibles?

Là encore, elle hésitait...

Si peu mère! Oh! oui, bien peu, en effet! Marie n'avait rien connu de la maternité que les petits ennuis par lesquels se font acheter toutes les grandes joies. Elle n'avait point épié sur les lèvres de sa fille le premier sourire de l'enfant, si vague et si touchant. Les premiers bégayements de ses petites lèvres ne l'avaient point émue; les mains d'Angèle, en s'attachant à sa robe avec l'instante supplication des petits qui marchent à peine, ne lui avaient causé qu'une impression d'impatience..»

Bien peu mère, vraiment!

Elle avait cherché Angèle, parce que Angèle, c'était la fortune. L'ayant retrouvée, elle s'en était emparée, comme l'araignée s'empare de la mouche pour laquelle elle a tendu sa toile, et elle l'avait emportée à Paris pour la dévorer à loisir. L'enfant lui importait peu; c'était l'argent dont elle avait besoin, et puisqu'elle ne pouvait obtenir l'un sans l'autre, elle prenait les deux!

Angèle docile eût été indifférente à sa mère. Angèle rebelle devenait une ennemie qu'il fallait vaincre. Elle l'avait vaincue, elle la tenait dans sa main bien fermée: elle ne la livrerait qu'en échange d'une bonne pension, qui lui permettrait de ne plus redouter l'avenir.

Et une émotion bizarre, un trouble qui l'attristait s'emparait de Marie, pendant que, debout devant la porte de sa fille, elle repassait dans sa mémoire les étapes de cette épopée.

Elle leva sa bougie pour y voir plus clair, et avança la main vers le bouton de la porte... Elle retira doucement sa main, avec une sorte de crainte, puis, du même pas lent et indécis qui l'avait amenée là, elle retourna dans sa chambre, et s'assit sur une chaise basse, toujours profondément absorbée.

Jusqu'alors, elle n'avait pas vu, pas voulu voir ce que serait l'avenir d'Angèle, et tout à coup ce mot se dressait devant elle, mystérieux et menaçant comme une grande muraille de granit, sans fenêtres pour voir au travers, sans aspérités pour en permettre l'escalade, nue et formidable, derrière laquelle se cachait tout.

L'avenir d'Angèle!

Évidemment, Angèle n'était pas seulement un capital susceptible de rapporter des intérêts; elle était une femme, une âme, un corps; âme et corps auraient à souffrir, à se débattre dans la lutte de la vie... Marie frissonna au souvenir de ce qu'elle avait enduré elle-même.

--Mais moi, se dit-elle, j'ai fait ma propre destinée! J'étais libre, personne ne me contraignait. Quand j'ai aimé Georges Lagarde, quand je l'ai suivi, quand il m'a épousée...

Que tout cela était loin! Elle se rappela soudain l'émotion orgueilleuse qu'elle avait éprouvée le jour où elle était rentrée chez elle, mariée, bien mariée...

Dans la pensée de Marie, ces images du passé s'effacèrent bientôt, pour faire place à une réalité plus proche.

La douce figure d'Angèle, avec ses yeux étonnés, la grâce de son sourire, son air affable de bienvenue, apparut aux yeux de sa mère, telle qu'elle l'avait vue à Beaumont, dans la demeure étroite et modeste qu'avec un naïf orgueil elle appelait «sa maison».

Elle était heureuse alors, Angèle. Elle ne connaissait aucun souci, aucune crainte. Parmi les abeilles de ses ruches et les fleurs de son jardinet, elle allait et venait comme une petite reine. Marie se souvint alors de ce qui jadis l'avait fait rire: l'air de possession tranquille et l'indubitable sérénité avec laquelle les gens de Beaumont l'appelaient: Notre Angèle!

En effet, c'était leur Angèle,--et non celle de sa mère qui ne l'avait point élevée, pas aimée, à peine connue...

Et maintenant, on allait mettre la main de cette enfant pure dans la main du gros Landel, souillée par toute espèce de trafics et de contacts; on dirait sur eux quelques paroles magiques, qui de deux êtres indépendants faisaient pour la vie deux forçats rivés à la même chaîne, et la jeune fille s'en irait au bras de cet homme, pour partager sa demeure, son nom, ses habitudes, ses goûts, ses peines; si elle s'y refusait, elle s'exposerait à tous les dangers, à toutes les ignominies...

Marie se rappela combien le joug de son mariage était léger... Elle l'avait secoué, cependant, par lassitude et par ennui. Si Angèle se lassait un jour du joug de Landel, qu'arriverait-il?

Malgré elle, avec un frisson d'horreur et de dégoût, Marie se rappela sa propre fuite et les hasards qui l'avaient suivie... le souci du pain quotidien, le travail manquant, les tentatives de suicide, les dégoûts, les écoeurements...

--Oh! fit-elle en passant sa main sur ses yeux enfiévrés, pour chasser l'odieuse vision, oh! la pauvre enfant!

Elle se leva, déchaussa ses pantoufles, afin de faire moins de bruit, puis retourna à la porte d'Angèle. D'une main abritant sa bougie, de l'autre elle tourna le bouton avec des précautions inouïes. En ce moment la pendule sonna trois heures dans le salon, et Marie tressaillit comme si elle commettait un crime.

La vibration du timbre s'éteignit, et tout redevint silencieux dans l'appartement assoupi. Marie s'avança d'un pas, et, à la lueur de son flambeau tamisée au travers de ses doigts qu'elle colorait en rose vif, elle regarda sa fille.

Angèle dormait d'un sommeil tranquille. Elle avait pleuré; une rougeur ardente sous les yeux, un certain affaissement des traits du visage, une expression douloureuse au coin des lèvres, prouvaient assez que ses dernières pensées avaient été mélancoliques. Les longs cils jetaient leur ombre sur les joues avec une indicible douceur. Les yeux clos étaient chastes dans le sommeil comme dans la veille.

Marie la regarda longtemps, émue sans savoir pourquoi: tout à coup elle pensa que, jadis, sa mère à elle avait dû la regarder ainsi, pendant qu'elle dormait... Mais sa mère était morte bien avant qu'elle commençât la vie de misères qui l'amenait aujourd'hui devant le lit d'Angèle endormie...

--Pauvre petite! murmura Marie Lagarde.

Elle se pencha sur sa fille pour l'embrasser, mais elle eut peur de réveiller, et s'arrêta indécise...

Le doux visage mélancolique et résigné l'attirait cependant d'une façon irrésistible. La mère s'inclina sur le drap blanc qui recouvrait l'épaule de sa fille, y déposa un baiser, et se releva les yeux pleins de larmes.

Elle rentra dans sa chambre, bouleversée par des émotions si nouvelles, si inattendues, qu'elle ne se souvenait pas d'en avoir jamais éprouvé de semblables.




XLIII

Le lendemain matin, lorsque Angèle fit son apparition dans la salle à manger, ce ne fût pas sans un fort battement de coeur. La scène de la veille lui faisait présager de rudes assauts pour ce jour-là, et, si habituée qu'elle fût à la lutte, elle ne se sentait pas moins très-faible toutes les fois qu'il lui fallait livrer une nouvelle bataille.

À son grand étonnement, le visage de sa mère lui semblait moins sévère que de coutume. Avec plus d'expérience de la vie, Angèle eût compris que, depuis la veille, un changement s'était produit dans l'esprit de Marie, et que ce changement lui était favorable; mais Angèle connaissait bien peu la vie, et ne savait rien du grand art de lire sur les visages; aussi se prépara-t-elle avec résignation à subir toutes les misères que lui promettait le passé.

--Tu ne manges pas, fit madame Lagarde d'un ton encourageant, en voyant que sa fille laissait devant elle sans y toucher son bol de chocolat.

--Je n'ai pas faim, répondit doucement la pauvre enfant sans lever les yeux.

Le regard de sa mère était resté fixé sur elle, avec une attention particulière. Angèle n'osait le soutenir, et elle resta la tête baissée.

--Cela te déplaît donc beaucoup d'épouser M. Landel? dit enfin madame Lagarde.

--Oh! maman! fit Angèle, pouvez-vous me le demander! Marie baissa les yeux à son tour; elle n'avait jamais causé avec sa fille, car leurs entretiens, où l'une se bornait à commander, et l'autre à refuser l'obéissance, ne pouvaient s'appeler des causeries.

--Je comprends, dit Marie, non sans hésitation, que ce mariage ne te convienne pas beaucoup; mais, mon enfant, il est pourtant nécessaire.

Elle prononça ces derniers mots avec hésitation.

Si ce mariage était nécessaire, à coup sûr, ce n'était pas au bonheur d'Angèle. Pourquoi alors se servait-on d'elle uniquement comme d'un instrument propre à assurer le bonheur des autres, mais dont le propre bonheur comptait pour rien?

--Je suis, continua Marie, dans une situation très-difficile, et dont je ne puis sortir que si tu fais un mariage qui arrange mes affaires...

Elle s'arrêta; tout cela lui paraissait si facile la veille et tout d'un coup se montrait si pénible!

--Mais, maman, fit timidement Angèle, vous m'avez dit que j'étais riche: si vos affaires, comme je le pense, sont des affaires d'argent, est-ce que mon argent ne suffirait pas pour vous en sortir?

Marie se leva, fit le tour de la table et vint donner à sa fille un baiser si tendre, que les yeux de toutes deux se remplirent de larmes.

--C'est bien, ce que tu viens de dire, Angèle, fit Marie tout émue; malheureusement, jusqu'à ta majorité tu ne peux pas toucher à ta fortune.

--Pas même pour faire quelque chose de bien? demanda Angèle en ouvrant de grands yeux.

--Pas même pour cela, ma pauvre fillette, répondit Marie très-touchée. Et vois-tu, comme tu ne seras majeure que dans quatre ans, il n'y pas moyen...

--Il n'y a pas moyen d'attendre quatre ans? demanda innocemment la jeune fille; mais, maman, quatre ans sont bientôt passés; tandis que si je suis malheureuse toute ma vie...

On sonna en ce moment, et la petite bonne, ébouriffée, apporta pompeusement une botte en ébène, incrustée de cuivre, avec la carte de M. Landel.

--Madame, dit-elle en déposant la cassette sur la table, c'est la corbeille.

L'arrivée de la malencontreuse corbeille ramena Marie Lagarde à toutes ses perplexités. Elle avait promis, ce qui lui importait peu, mais il fallait payer, ce qui lui importait davantage... Si, par un coup de tête absurde, elle rompait le mariage d'Angèle, comment se tirerait-elle d'affaire, au milieu des cris, des scènes, des récriminations de ses deux associés?

--Voyons un peu ce qu'il t'envoie, dit-elle à sa fille, pour changer de conversation.

Angèle tourna négligemment les yeux vers le coffret; mais à peine eut-elle compris ce qu'il représentait, que des larmes lui montèrent aux yeux.

--Oh! maman, dit-elle, ne me montrez pas cela.

--Pourquoi donc? fit Marie étonnée. De jolies choses, c'est toujours joli à voir.

--Non, non, fit Angèle en détournant la tête, il me semble que celles-ci sont le prix dont on veut me payer. Dites, maman, est-ce que vous me laisserez vendre comme cela?

Ce fut au tour de Marie à détourner les yeux; elle n'avait pas d'intention bien arrêtée; il lui semblait, maintenant qu'elle avait vu le coffret, qu'après tout, ce mariage n'était pas une chose si effrayante, et que Angèle était bien un peu trop romanesque.

--N'emploie donc pas de si grands mots, lui dit-elle avec quelque impatience, c'est ridicule de se monter ainsi la tête. Ah! tu es bien de ta province!

La sonnette retentit encore une fois: c'était madame Sainte-Juste qui suivait de près sa fameuse corbeille.

Aussitôt entrée, elle s'empara de Marie, qui sentit bientôt les bons sentiments qui l'avaient émue s'évanouir et disparaître au contact de cette femme vulgaire et intéressée.

Angèle sentit aussi que sa mère n'était plus la même que l'instant auparavant; mais, sans se rendre compte de la chance favorable qu'elle venait de perdre, elle rentra dans sa chambre et se mit à pensera son cher Prosper.




XLIV

Le regard d'Angèle n'avait pas moins troublé Prosper que la jeune fille elle-même. Après la surprise du premier moment, il était resté tout ébloui de ce qu'il ressentait. On insurmontable besoin de confidence le fit remonter chez lui, où il écrivit aussitôt à Marianne:

«Je l'ai vue, Marianne chérie, je l'ai vue, notre Angèle, et elle m'a vu, et elle sait que je l'aime, et je sais qu'elle m'aime, car on ne regarde pas ainsi quelqu'un qu'on n'aime pas. Mais je n'en finirais plus si je vous racontais comment les choses se sont passées. Je me suis bien promené dix fois sous ses fenêtres avant d'arriver à la voir; c'est un vieux parapluie ridicule... Mais vous saurai tant cela plus tard. On veut la marier à un être grotesque; comment faire pour empêcher que, de guerre lasse, elle ne consente? Répondez-moi un mot bien vite, ma bonne Marianne, ma sûre amie, donnez-moi un conseil.

Le surlendemain, à la première heure, Prosper reçut une réponse aussi courte que concluante:

--Vous êtes sans doute plus riche que le parti proposé, demandez-la en mariage.

Prosper resta confondu, c'était si simple, et il n'y avait pas pensé!

Il s'habilla aussitôt et courut chez madame Lagarde. Angèle faisait sa promenade matinale; la bonne, qui ne l'avait jamais vu, le fit entrer dans le salon, et au bout d'un instant Marie parut.

Prosper se sentait doué d'une éloquence extraordinaire; il exposa la situation en peu de mots et beaucoup de chiffres.

--Ce que je veux, dit-il, c'est Angèle seule; sa fortune m'importe peu.

Madame Lagarde le regardait d'un air stupéfait. Ce jeune homme devait être fou pour parler de la sorte! Comment, il avait cinquante mille francs de rente, et il épouserait une fille sans dot?

--Mais, monsieur, dit-elle, la dot de ma fille est inaliénable...

Ici Prosper sentit que la diplomatie devenait nécessaire. De quoi s'agissait-il? De faire à la mère des avantages de nature à dépasser ceux que lui offrait sans doute l'affreux rival?

Il ne les connaissait pas, et c'était une grave difficulté. Avec beaucoup de prudence et un peu de finauderie normande, il sut faire comprendre à madame Lagarde qu'en l'acceptant, elle aurait tout à gagner.

Marie ne demandait pas mieux, mais elle était engagée...

--Oh! madame, dit-il, quels engagements pourraient tenir devant les préférences de mademoiselle Angèle...

--Je lui en parlerai, répondit Marie, et si elle vous préfère...

C'était partie gagnée. Prosper radieux se leva. Il avait envie de couvrir de cadeaux sa belle-mère future, de lui sauter au cou, de faire mille folies. Il se contenta de donner en sortant vingt francs à la bonne, qui resta d'autant plus éblouie de sa magnificence, que Landel ne lui avait encore rien donné.

Pendant que sa fortune changeait ainsi de face, tentée par le brillant soleil de mai, Angèle avait demandé à sortir pour se distraire de son mal de tête. Elle était lasse de ressasser dans son esprit les mêmes idées et les mêmes chagrins, et elle avait vraiment besoin d'un peu de changement.

L'institutrice non diplômée s'étant montrée sur ces entrefaites, Marie lui avait confié sa fille, et les deux femmes étaient parties, le long des rues ensoleillées, dans la direction des Tuileries.

Personne ne se promène jamais aux Tuileries le matin, hormis les vieillards et quelques nourrices matinales, qui s'abritent dans le coin appelé la «Petite Provence».

Le reste du jardin, parterres odorants, ombrages merveilleux, semble n'avoir été créé que pour servir de lieu de plaisance aux ramiers qui nichent sous les hautes voûtes des marronniers. Les allées sont désertes, le terrain humide, verdissant par places, témoigne assez qu'il n'est jamais foulé! Dans son enceinte ovale de treillage en fil de fer, une Atalante de marbre court éternellement à la poursuite d'une invisible pomme d'or, et personne ne s'assied sur le banc demi-circulaire, qui a l'air d'avoir été placé là pour recevoir les spectateurs de cette course chimérique.

C'est précisément à cause de cet isolement qu'Angèle aimait les Tuileries. Les matins d'été surtout, lorsque les cimes des arbres sont dorées par les rayons du soleil, pendant qu'une fraîcheur délicieuse règne sous leur ombrage, la jeune fille trouvait là un charme presque mystérieux, qui, par une inexplicable affinité d'impressions, lui rappelait les sentiers couverts et les landes de Beaumont.

La course était longue, mais Angèle était bonne marcheuse, et se souciait peu d'ennuyer la duègne qui lui était imposée. Lorsqu'elles arrivèrent dans le jardin, la jeune fille poussa un léger soupir de contentement.

Les marronniers étaient merveilleux avec leur parure de thyrses blancs, à peine teintés de rose. La grande avenue avait l'air d'une guirlande gigantesque préparée pour une fête nuptiale. Un air de gaieté de jeunesse, de vie, animait tout le jardin, et les massifs étaient encore assez peu peuplés pour qu'on pût s'asseoir et rêver en paix.

A peine installée, l'institutrice tira de sa poche un roman du cabinet de lecture qu'elle ouvrit sur ses genoux. Angèle prit dans son petit sac un léger ouvrage au crochet, qu'elle laissa bientôt inactif, et, pendant que sa compagne décorait le récit de quelque formidable aventure, elle permit à ses pensées de retourner à leur pente naturelle: Beaumont et Prosper.

Combien la vie était changée pour elle depuis l'heureux temps où elle avait visité sa petite maison de fond en comble, accompagnée de Prosper qui portait la lanterne! L'heureux temps, en vérité! Elle ignorait tout, la vie et elle-même; son ignorance était déjà un bonheur, et tous les autres bonheurs raccompagnaient: l'amitié de ses tuteurs et du brave notaire, la tendresse de Marianne...

O Marianne! tu n'avais jamais pensé, petite mère Marianne, que le coeur de ta fille Angèle serait un jour déchiré à cause de toi!

C'est ce que se disait la jeune fille, prenant plaisir à enfoncer dans son coeur le dard acéré du sacrifice.

Tout k coup, die se rappela le roman de son enfence. Une autre Angèle, la vraie, existait quelque part; elle se présenterait un jour, et serait mise en possession de son héritage.

--Pourquoi n'était-ce pas vrai? pensa la pauvre enfant, le coeur gros de larmes; elle m'aurait bien permis de vivre auprès d'elle et de l'aimer... Et ce n'est pas moi qui serais à Paris aujourd'hui, ce n'est pas moi qu'on voudrait marier à l'odieux Landel...

Ce n'est pas moi non plus que Prosper aimerait! se dit-elle tout à coup.

Une rougeur ardente envahit son visage, et elle se pencha sur son crochet, comme si l'institutrice avait pu lire sur ses joues brûlantes la pensée qui venait de traverser son esprit.

Si! c'est bien elle que Prosper aurait aimée, et non l'autre Angèle. Car ce qu'il aimait, ce n'était pas la dot, c'était la petite amie de son enfance...

Le souvenir de Marianne revint plus fort et plus vivant, et le crochet retomba des mains de la jeune fille.

--Pauvre chère Marianne! pensa-t-elle. Comme je l'aime! et comme elle m'a aimé de tout temps!

Elle se rappela alors la scène qui s'était passée dans le grand pré, pendant que les faneuses retournaient le foin à demi sec, pendant que les hautes charrettes, chargées jusqu'à en perdre l'équilibre, emportaient lentement vers les granges la récolte embaumée.

Elle revit Marianne un peu embarrassée, mais si digne toujours; elle revit le geste du jeune homme, plein de prière muette, le regard qu'ils avaient échangé, leur attitude confiante après le regard qui nouait leurs destinées...

Et puis, que de rencontres sous la grande allée de la ferme à Béru, le long des sentiers envahis par les traînes de ronces qui semblaient vouloir leur barrer le passage! Prosper parfois inquiet, troublé; Marianne toujours calme et bonne...

--Elle sait aimer, elle! pensa Angèle le coeur gros de larmes contenues. Elle ne connaît ni faiblesse, ni erreurs; elle sera l'amie la plus sûre, la femme la plus fidèle... Combien ne vaut-elle pas mieux que moi! Prosper sera si heureux avec elle!

Il ne saura jamais que je l'aime. Oh! non. S'il le savait, il ne voudrait plus épouser Marianne peut-être... Et c'est parce qu'il m'a promis de l'épouser que je l'aime...

C'était vrai! C'est l'admiration qui inspirait à Angèle ce sacrifice, qui avait entraîné si souvent sa pensée vers le jeune homme...

--Méchante et faible Angèle, se dit-elle amèrement; aimer le fiancé d'une autre! Quelle lâcheté! Si Marianne le savait, comme elle me mépriserait! Ce n'est pas elle qui jamais...

Le coeur d'Angèle s'envola vers Marianne avec une indicible tendresse, avec une énergie sans bornes et qui lui fit mal.

--Pauvre chère Marianne! Tu as élevé l'orpheline, tu as été pour elle la plus tendre des mères, ce n'est pas ton enfant qui t'enlèvera ton bonheur! Et s'il avait la faiblesse de me demander, lui, pensa Angèle dans une fièvre d'héroïsme, je le mépriserais!

Le coeur manqua à la pauvre enfant sur cette parole cruelle. Mépriser Prosper parce qu'il l'aimerait plus que son devoir? Non! elle n'en aurait pas le courage. Mais le plaindre de toute son âme, le plaindre et l'aimer encore plus pour le consoler, sans qu'il en sache rien toutefois...

Et Angèle se demanda ce que peut bien devenir cette quantité d'amour perdu qui ne sert à personne, et qui s'en va chaque jour dans l'espace, sans que ceux qui en sont l'objet en aient profité...

Perdu! non, Angèle! Cet amour-là n'est pas perdu. C'est ainsi qu'on apprend l'héroïsme. C'est ainsi que dans les âmes élevées les sentiments d'abord vulgaires s'épanouissent et se transforment en fleurs magnifiques, qui remplissent le monde de joie et d'honneur. Toute cette tendresse sans emploi rend meilleures les âmes qui la ressentent et celles qui en sont témoins. C'est ainsi que l'on s'accoutume aux sacrifices. C'est après ces grands élans que le devoir journalier paraît facile et simple. Rien n'est perdu, petite Angèle, pas même les larmes qui remplissent vos yeux et que vous avez tant de peine à empêcher de tomber. Après cette heure de chagrin, vous vous sentirez plus courageuse et plus résignée.

--Mademoiselle, il est temps de rentrer, fit l'institutrice, qui avait fini son roman.

Angèle roula son ouvrage et se leva; sa petite voilette noire cachait la rougeur de ses yeux, et d'ailleurs le vent frais, chargé d'une bonne odeur de chèvrefeuille, eut bientôt séché la trace de ses larmes.

Quand elle rentra chez sa mère, elle fut tout étonnée de trouver celle-ci à la maison. D'ordinaire Marie ne revenait pas sitôt de ses courses. Au moment où s'ouvrait la porte de l'antichambre, madame Lagarde apparut sur le seuil du salon. Son visage paraissait ému, malgré l'effort visible qu'elle faisait pour sembler indifférente.

D'un mot rapide, elle congédia l'institutrice, puis elle prit la main de sa fille et l'entraîna dans le salon.

--Angèle, lui dit-elle, d'où viens-tu?

--Des Tuileries, maman, répondit la jeune fille, étonnée.

--Tu n'as rencontré personne?

--Personne!

Marie s'assit sans quitter la main de sa fille et la regarda avec une expression singulière mêlée de joie et de doute.

--Tu n'as pas vu ton ami, Prosper Damase? Demanda-t-elle avec un sourire. Mais ce sourire ne ressemblait plus à ceux qui blessaient si fort la jeune fille.

--Non, maman, répondit Angéle en toute sincérité.

Elle rougit néanmoins jusque sous la racine des cheveux. Ses pensées avaient été si près du jeune homme tout le temps qu'elle croyait dire un mensonge en disant qu'elle ne l'avait pas vu.

--Il est venu ici, reprit Marie.

Angèle la regarda d'un air inquiet. Si Prosper se mettait à venir la voir, si sa mère ne s'y opposait pas, Comment s'y prendrait-elle pour résister au besoin de tendresse qui la précipitait vers son ami?

--Tu n'as pas grande envie d'épouser M. Landel? reprit Marie avec son sourire mystérieux.

--Oh! maman! répondit Angèle en détournant la tête.

--Mais peut-être aimerais-tu mieux épouser Prosper Damase?

Angèle tressaillit violemment et arracha sa main que retenait sa mère.

--Il vous en a parlé? fit-elle soudain, devenue si pâle que Marie se leva et passa un bras autour d'elle pour l'empêcher de tomber. Mais elle se dégagea doucement et continua de regarder madame Lagarde d'un air presque effrayé.

--Oui, oui! répéta Marie pour la rassurer. Il est venu et t'a demandée en mariage.

--Ah! fit Angèle frappée au coeur, mais restant toujours debout.

--Eh bien! tu n'es pas contente? Je pensais que cela te ferait plaisir!

--Cela me fait plaisir, répondit la jeune fille comme dans un rêve. Soudain, elle reprit vivement:--Qu'avez-vous répondu?

--J'ai répondu que, pour ma part, je n'avais pas d'objection, bien que les choses fussent assez avancées avec un autre prétendant... mais on peut toujours se dégager.

Angèle avait baissé la tête et écoutait, bouleversée jusqu'au fond de son être.

--Tu ne tiens pas outre mesure à épouser Landel, je pense? continua Marie en riant.

--Alors, maman, vous ne vous êtes pas engagée? reprit la jeune fille.

--Engagée, non! mais à peu près. Il reviendra demain matin.

--Demain!

Angèle frissonna à cette pensée. Est-ce qu'elle serait obligée de te voir?

--Il y aura beaucoup de difficultés, reprit Marie, car c'est madame Sainte-Juste qui ne va pas être satisfaite!... Mais avec de l'argent on arrange bien des choses. Landel non plus ne sera pas content... Mais Prosper est riche.

Angèle ne répondait pas. Sa mère la regarda plus attentivement.

--Il est très-riche, répétait-elle, il a plus de cinquante mille francs de rente. Mais qu'est-ce que tu as donc? Ta n'as pas l'air content?

--Je ne sais pas ce que j'ai, maman, répondit franchement Angèle. Je suis très-surprise.

--Moi qui pensais que tu l'aimais...

La jeune fille réprima un mouvement douloureux. Rien ne pouvait lui être plus pénible que de voir ainsi profaner les sentiments secrets de son coeur.

--Nous en parlerons plus tard, si vous le voulez bien, maman, dit-elle. Pour le moment, je me sens tout abasourdie.

Marie ne put obtenir d'autres explications. Pendant le dîner, sa fille fut silencieuse et préoccupée, et ne mangea presque rien.

Lorsque dans la soirée le coup de sonnette magistral de madame Sainte-Juste annonça son arrivée, Angèle fit mine de s'enfuir.

--Où vas-tu? demanda sa mère.

--Dans ma chambre, répondit-elle d'un ton suppliant. Je voudrais ne pas voir ces gens-là aujourd'hui, maman.

--Va! fit Marie, dont l'autorité s'était considérablement adoucie depuis que sa fille avait des chances de devenir la femme d'un homme qui possédait cinquante mille francs de rente.

Angèle ne se le fit pas dire deux fois, et, au moment où la majestueuse Sainte-Juste apparaissait dans la porte de l'antichambre, elle disparaissait elle-même à l'autre extrémité du salon.

--Eh bien? qu'est-ce qu'elle a? demanda la matrone d'un air étonné.

--Elle est fatiguée, je lui ai dit d'aller se reposer, répondit Marie avec une dignité si surprenante que madame Sainte-Juste la regarda deux fois.

--Vous la ménagez beaucoup! fit-elle d'un air de doute.

--Je n'ai qu'un regret, répliqua Marie, c'est de ne pas l'avoir assez ménagée précédemment.

Madame Sainte-Juste, stupéfaite encore, examina son amie de la tête aux pieds.

--Quelle sensibilité! dit-elle ensuite avec un sourire méchant. Je ne vous croyais pas le coeur si tendre.

--C'est possible! S'il n'était pas tendre, il avait tort, mon coeur. Il est en train de se corriger.

Madame Sainte-Juste garda le silence un instant, puis après avoir réfléchi:

--Vous avez donc fait un héritage? s'écria-t-elle avec vivacité.

Marie rougit de colère et aussi un peu de honte.

--Non, dit-elle. Je n'ai point fait d'héritage. J'ai fait des réflexions.

--Et qu'avez-vous conclu?

--Que je m'étais mal conduite envers ma pauvre petite fille, et que, si je ne voulais pas être une mère dénaturée, il était grand temps de changer ma manière d'agir.

Madame Sainte-Juste secoua la tête.

--Ce n'est pas naturel, dit-elle.

--Comment, ce n'est pas naturel que je témoigne à mon enfant les véritables sentiments d'une mère?

--Non! ce n'est pas naturel! répéta madame Sainte-Juste avec obstination. Il y a quelque chose que vous ne me dites pas.

Marie pinça les lèvres et s'assit toute droite dans un fauteuil, comme si elle avait été en visite dans sa propre maison.

--Je n'ai rien de plus à vous dire, fit-elle;--puis elle ajouta:--pour le moment. Mais j'ai fait une quantité de réflexions; et entre autres, je me suis dit que, du moment où ma fille témoignait une si forte répugnance pour M. Landel, il serait monstrueux de vouloir le lui faire épouser.

--Ah! fit madame Sainte-Juste, très-piquée,--et cette réflexion vous est venue subitement?

--Non! répondit Marie avec sincérité. Il y a longtemps que je sentais combien il était odieux de trafiquer de cette enfant innocente...

Sans répondre au coup d oeil significatif que lui jetait son vis-à-vis, madame Lagarde continua:

--Je le sentais, et plus ma conscience me faisait de reproches, plus j'essayais de m'étourdir en redoublant de sévérité.

--Et l'indulgence a pénétré dans votre âme tout à coup, comme le vent qui pousse une fenêtre mal fermée?

Marie ne répondit pas. Elle sentait fort bien que sa conduite était inexplicable, tant qu'elle cacherait la demande de Prosper. Mais, par amour-propre, elle eût voulu faire attribuer son changement à des motifs purement moraux. Voyant qu'elle n'y réussirait pas, elle se décida à parler franchement.

--J'ai d'autres intentions sur ma fille, dit-elle d'un ton sec.

--Ah! nous y venons! J'en étais sûre! s'écria madame Sainte-Juste à la fois triomphante et inquiète. Et peut-on les connaître?

--Non! répliqua Marie.

La physionomie de son ancienne amie changea instantanément et n'exprima plus que la ruse et la colère la plus basse.

--Vous vous figurez que cela va se passer ainsi? dit-elle entre ses dents serrées. J'aurai été bonne pour vous prêter de l'argent, pour vous venir en aide de toutes façons, et puis, quand vous avez une bonne aubaine, au lieu de la partager avec moi, vous faites des cachotteries, et vous prétendez garder le gâteau pour vous seule? Vous tous trompez, ma petite, ça ne se passera pas comme ça.

--Il me semble que moi seule ai le droit de disposer de ma fille!

--Oui, si vous aviez su vous tirer d'affaire toute seule, ma belle amie; mais quand on a eu besoin de tout le monde, on a mis tout le monde dans son conseil de famille!

C'était si vrai que Marie ne trouva rien à répondre. Cependant la colère commençait à lui monter à la tête, et elle aurait fait quelque cruelle réplique, si Landel n'avait point paru sur le seuil.

--Vous arrivez bien! s'écria son alliée. Voilà madame qui ne veut plus de nous. Elle a d'autres intentions sur sa fille!

Landel regarda tour à tour les deux femmes et resta bouche béante. Son éloquence n'était pas à la hauteur d'une pareille circonstance. Non qu'il fût embarrassé de tenir tête à toutes les femmes en colère de l'univers, mais il se sentait contraint en présence de Marie, qui avait ce qu'il appelait à part lui «de grands airs».

--Vous ne comprenez pas? fit madame Sainte-Juste, folle de rage. On tous retire la demoiselle, vous en êtes pour vos frais de politesse, de bouquets et de bonnes paroles. On nous met à la porte tout simplement, mon cher.

--Nous verrons bien! grommela Landel. Et d'abord vos raisons?

--Madame veut marier sa fille à un autre qui lui fera une plus belle prime.

Landel était un homme d'affaires. En pareille circonstance, il n'eût pas hésité un instant à vendre n'importe quoi à celui qui le payerait le plus cher. Il ne dit pas tout haut que Marie était dans son droit, bien qu'il le pensât largement, mais il se contenta de grommeler:

--C'est très-malin.

--Puisque l'enfant ne veut pas de vous! dit Marie exaspérée.

--Et moi, est-ce que vous croyez que je veux d'elle? s'écria le gros homme de mauvaise humeur. Une mijaurée qui ne sait pas dire une parole. Vous figurez-vous que cela me promette un intérieur agréable? Je sais bien que ce n'est pas pour cela qu'on se marie, mais c'est pourtant ennuyeux, quand on a mis sa robe de chambre et ses pantoufles, d'avoir devant soi la figure d'une femme qui pleure.

--Mieux vaudrait la dot sans la femme? glissa méchamment Marie.

--Parbleu! répondit Landel d'un ton cynique.

--Eh bien, vous n'aurez ni l'une ni l'autre!

--Ce n'est pas si sûr que cela, fit madame Sainte-Juste, qui s'était un peu calmée. Parlons raisonnablement. Vous voulez marier votre fille à un monsieur riche, car s'il n'était pas riche, tous auriez aussi bien gardé Landel. S'il est riche, il n'a pas besoin de la dot; qu'il vous la laisse, et nous la partagerons comme indemnité; voilà qui est parlé, j'espère? On ne peut pas être plus raisonnable.

Marie gardait le silence. La veille encore, tous ces trafics lui paraissaient fort naturels: depuis qu'elle avait senti son coeur touché, depuis qu'elle avait vu l'honnête visage de Prosper Damase, certaines choses l'écoeuraient que précédemment elle aurait laissées passer.

--Vous serez payée de tout ce que je vous dois, madame, dit-elle à la vaillante Sainte-Juste!

--Madame! répéta celle-ci sur un ton ironique, soyez donc bonne pour vos amies, afin qu'un jour elles vous appellent madame, à seule fin de dispenser de tenir leurs engagements.

--Je vous payerai tout ce que je vous dois, reprit Marie, sans prendre garde à cette interruption.

--Ça ne suffit pas! Il faut un dédommagement pour tout le temps perdu et les désagréments. Votre gendre peut bien payer ça de sa poche, il me semble.

--Je vous payerai peu à peu, sur la pension que me fera mon gendre, dit Marie.

Cette proposition souleva un orage épouvantable. Madame Lagarde y fit tête de son mieux, mais elle était seule contre deux.

--Vous savez ce que vous avez à faire, conclut la bonne Sainte-Juste, au moment où un nouveau coup de sonnette mit fin à cette bruyante conversation. Que votre gendre paye, et que les arrangements soient faits de façon à nous satisfaire, parce que sinon...

Marie ne put répondre, car on entrait. La soirée fut maussade, comme on peut s'en douter. Les invités ne s'amusaient guère.

--Voilà une maison où ce n'est plus la peine de venir, dit un d'entre eux en descendant l'escalier. Du moment où l'on ne s'y amuse plus...

--A demain! dit madame Sainte-Juste d'un air tragique en se drapant dans son châle. Votre bras, Landel. Nous avons à causer ensemble, et demain nous conclurons notre petite affaire.

Ils sortirent, et Marie referma elle-même la porte sur eux.

Comme elle rentrait dans le salon où les lampes étaient restées allumées, elle fut stupéfaite de voir Angèle sur le seuil de sa porte.

--Que veux-tu? demanda Marie effrayée.

--Maman, je vous demande pardon... j'ai entendu plusieurs choses, ce n'est pas ma faute, et puis je n'ai pas tout compris. J'ai compris seulement que vous avez eu de l'ennui à cause de moi. Je suis venue vous remercier.

Les lèvres de Marie balbutièrent une question qu'elle n'osa prononcer distinctement, mais Angèle l'avait comprise.

--De m'avoir défendue, maman, d'avoir souffert pour moi les choses désagréables que ces vilaines gens tous ont dites...

Marie eut envie de jeter ses bras autour du cou de sa fille, mais elle n'osa. Une sorte de pudeur étrange, presque craintive, l'empêchait de dire ce qu'elle ressentait de remords, à l'enfant qui se tenait devant elle.

--Puisque j'ai une fortune, dites, maman, est-ce qu'on ne pourrait pas arranger vos affaires? Je ne suis pas très-habile dans ces choses, car je ne sais rien; mais là-bas, à Beaumont, j'avais entendu dire à maître Cornebu qu'on pouvait emprunter sur des valeurs... Maman, je vous supplie, payez ces gens, afin qu'ils nous laissent tranquilles...

Les yeux d'Angèle s'étaient remplis de larmes, pendant qu'elle parlait avec cette simplicité qui la rendait si touchante. Ceux de Marie débordèrent à leur tour.

--Mais, ma chérie, dit-elle, l'argent est à toi, nous ne pouvons y toucher...

--Oh! maman, je suis sûre qu'on peut arranger cela: demandez à maître Cornebu.

Elle était pleine de confiance dans le notaire, pleine de confiance dans la vie et dans sa mère elle-même. Elle oubliait que celle-ci lui avait fait tous les chagrins inexprimables, que la veille encore elle était prête à la livrer en mariage pour un peu d'or, à cet homme méprisable et abhorré; elle ne voyait plus qu'une seule chose: ce soir, sa mère l'avait protégée, et pour cela n'avait reçu que des affronts. L'âme généreuse de la jeune fille voulait réparer l'outrage au plus vite.

--Nous en reparlerons, dit Marie, remarquant combien sa fille était pâle et défaite. Demain, il en sera temps. Tu as besoin de dormir, va te reposer.

--Bonsoir, maman, fit docilement Angèle en présentant son front au baiser de sa mère.

Celui-ci fut plus long et plus appuyé que de coutume. Marie se sentait tout autre. Était-ce une vie nouvelle qui commençait pour elle, ou seulement le rayon passager d'une existence meilleure qui l'éclairait momentanément d'une douce lumière?

Elle reconduisit Angèle à sa chambre et se retira chez elle. Mais elle dormit peu et mal.




XLV

Angèle, au contraire, s'éveilla plus tard que de coutume. Elle se hâta de faire sa toilette avec la vague impression qu'elle avait manqué à son devoir. Elle éprouvait en même temps une sorte d'impatience nerveuse qui la faisait frissonner par moments. Prosper viendrait ce jour-là. Pourvu qu'elle ne fût pas obligée de le voir!

Au moment où elle piquait la dernière épingle dans les tresses de ses cheveux d'or, la sonnette retentit, et elle se sentit assurée que c'était lui.

L'oreille tendue, elle écouta...

Dans le salon, un bruit de chaises, puis la voix de sa mère, plus grave que de coutume.

Une voix dont le timbre allait jusqu'au fond de son âme répondit quelques paroles.

--C'est lui! se dit Angèle, qui sentit son âme et sa volonté lui échapper. C'est lui. Que vais-je faire, si l'on m'appelle?...

La porte s'ouvrit doucement.

--Angèle, fit madame Lagarde, viens un peu.

Elle obéit mécaniquement, comme si elle n'eût plus été qu'un automate, et entra dans le salon sans lever les yeux.

--Angèle! dit Prosper...

Il lui tendait la main, les bras peut-être... Elle resta immobile, contraignant ses yeux à rester baissés, ses mains à demeurer à son côté, souffrant indiciblement, et sentant pourtant avec une joie secrète qu'elle était maîtresse d'elle-même, et que, puisqu'elle n'était pas tombée dans ses bras au premier moment, c'est qu'elle était plus forte qu'elle ne l'aurait cru.

--Angèle, reprit Prosper, votre mère vous a dit que je suis venu vous demander d'être ma femme?

--Oui, répondit-elle, sans le regarder.

--Eh bien! chère Angèle, vous acceptez?

Elle lutta un instant avec elle-même, puis se contraignit à parler.

--Et Marianne? dit-elle d'une voix si changée qu'elle était méconnaissable.

--Marianne vous aime, Marianne est heureuse, son voeu le plus cher est de nous voir mariés.

--Pauvre Marianne! firent les lèvres d'Angèle, mais elle ne proféra aucun son.

--Je l'ai vue, continua Prosper, elle m'a assuré que son plus grand désir était de vous voir ma femme.

--Oui! fit Angèle en inclinant la tête, elle est assez bonne et assez généreuse pour aller jusque-là!...

--Eh bien, chère Angèle?...

Elle secoua négativement la tête.

--Comment, s'écria Prosper, vous refusez?

--Je refuse, fit la jeune fille.

--Angèle, pense à ce que tu fais! dit Marie. Tu n'as pas réfléchi.

--J'ai réfléchi, maman. Je ne puis pas épouser Prosper.

--Mais pourquoi? s'écria le jeune homme confondu. Vous n'avez donc pour moi ni estime ni amitié?

--J'ai de l'une et de l'autre beaucoup plus que vous ne le croyez, répondit la jeune fille en levant les yeux pour la première fois sur son ami. Mais je ne puis pas vous épouser.

--C'est-à-dire que vous ne voulez pas?

--Je ne veux pas.

Elle baissa la tête, car les yeux de Prosper lui étaient tout son courage.

Le jeune homme, interdit, fit quelques pas dans le salon, puis s'arrêtant devant elle:

--Angèle, dit-il, vous aviez beaucoup d'affection pour moi, est-ce vrai?

--C'est vrai! dit-elle, la tête toujours inclinée.

--Vous savez que vous me rendrez très-malheureux si vous refusez de m'épouser?

--On se console... dit lentement la jeune fille en pressant d'un mouvement imperceptible ses mains l'une contre l'autre dans son angoisse.

--Je ne me consolerai pas, reprit Prosper. Vous désolez mon existence.

Elle lava les yeux pour lui dire:

--Et celle qui pleure là-bas, celle qui s'est résignée peut-être par excès d'amour pour vous, la comptez-vous pour rien?

Mais ses yeux seuls parlèrent. Absorbé dans sa pensée, il n'en comprit pas le reproche muet.

--Angèle, reprit-il, ceci est incompréhensible. Se peut-il que votre coeur soit changé à ce point?

Elle resta immobile.

--Je tous croyais fidèle et sincère, Angèle, continua Prosper, affolé par la douleur.

Elle baissa la tête un peu plus pour cacher les larmes qui venaient d'emplir ses yeux bleus.

--Serait-il possible que vous m'eussiez oublié au point d'en préférer un autre? reprit le jeune homme presque en colère.

--Non! fit Angèle, mais je ne dois pas vous épouser, je ne vous épouserai pas.

Il allait répondre et protester...

--Ayez pitié de moi, continua-t-elle, voyez ce que je souffre moi-même, et épargnez-moi des chagrins inutiles. Retournez à Beaumont, Prosper, oubliez-moi et soyez heureux. On m'a dit que vous êtes riche...--Tant mieux! vous n'aurez pas à lutter avec les petits ennuis de la vie. Vous direz à Marianne que je l'aime de tout mon coeur,--de tout mon coeur, vous entendez? et que je mérite la grande amitié qu'elle m'a toujours montrée.

--Angèle! s'écria Prosper en essayant de la retenir. Elle se déroba par un mouvement gracieux et rentra dans sa chambre.

--Qu'est-ce que cela veut dire? demanda le jeune homme à Marie Lagarde, quand il se vit seul avec elle.

--Je ne comprends pas, fit lentement celle-ci.

--Usez de votre influence, reprit le jeune homme, usez même de votre autorité, madame; il est impossible qu'elle s'entête dans un refus qui ferait son malheur et le mien.

--J'essayerai, fit Marie; c'est un étrange caractère de jeune fille... J'essayerai, je vous le promets.

Prosper se retira, la mort dans l'âme. L'accueil que Marie lui avait fait la veille avait encouragé en lui toutes les espérances. Il tombait de son ciel en se voyant refusé par Angèle, au moment où les obstacles semblaient aplanis.

Il courut retrouver son ami Cervin, pour conférer avec lui de cet accident extraordinaire.

--Y comprenez-vous quelque chose? dit-il quand il eut terminé son récit.

--Oui et non, répondit le brave homme. Cette petite fille a une plaie au fond du coeur. Si l'on savait laquelle, on pourrait essayer de la guérir; mais il est à craindre que si l'on se trompe, on n'en fasse une seconde à côté de la première, et ce ne serait pas le moyen de la ramener à la raison.

Après avoir conféré longuement, ils s'arrêtèrent, d'un commun accord, à deux résolutions: d'abord qu'on allait écrire à Marianne, pour lui apprendre l'incroyable résultat du voyage de Prosper à Paris, et ensuite,--que le lendemain Cervin ou Prosper, peut-être les deux ensemble, renouvelleraient leur tentative auprès de la jeune fille.

--Je lui ferai peut-être entendre raison, dit Cervin. Je ne suis qu'un vieux loup, mais elle a confiance en moi... Laissons-lui la journée pour s'apercevoir quelle a eu tort.

Après une nuit sans sommeil, Cervin et Prosper se décidèrent à laisser le premier tenter sa démarche tout seul. Ils allèrent ensemble jusqu'à la porte de la maison, et Cervin se dirigea vers la loge de la concierge, pendant que son jeune ami se promenait dans la rue, de façon à être appelé s'il en était besoin.

--Madame Lagarde? demanda Cervin.

--Elle est partie hier soir pour la campagne avec sa demoiselle, répondit la brave femme.

--Partie? Vous en êtes sûre? Ce n'est pas pour tout de bon?

--C'est pour tout de bon. A cinq heures, elles sont parties avec une petite valise.

--Quand reviendront-elles?

--Je n'en sais rien. Elles ont emporté la clef.

--Mais leurs lettres?

--Elles ne reçoivent pas de lettres. Et puis ce n'est pas votre affaire, dites donc, monsieur!

Cervin, repoussé avec perte, sortit et traversa la rue pour regarder les fenêtres.

Elles étaient closes, rien n'annonçait que l'appartement fût habité.

--Eh bien? fit Prosper, qui arrivait rapidement à sa rencontre.

--Eh bien! elles sont parties! répondit Cervin, véritablement aux abois. Oh! mais, je les retrouverai, ou je ne m'appelle pas Cervin.

Après un instant de réflexion, il ajouta:

--Si j'étais vous, moi, je m'en irais raconter tout ça à mademoiselle Marianne. Il me semble que nous n'en sortirons pas sans elle.




XLVI

Angèle était assise devant la maison dans un petit jardin de Chaville.

Le jardin était tout petit, cependant rien n'y manquait, ni la pelouse entourée de corbeilles de géraniums, ni le petit taillis de lilas et de boules-de-neige, ni les allées serpentantes semées de gravier jaune. La maison aussi était complète; seulement le tout eût tenu dans un appartement de grandeur moyenne. C'était la villégiature à l'usage de Tom-Pouce.

Une chose consolait de tout: entre les deux collines de Meudon et de Ville d'Avray, on voyait par une échancrure Paris dans le lointain gris embrumé, délicieusement fondu dans une sorte de poussière que doraient les rayons du soleil près de se coucher.

A ce tableau merveilleux, le cadre des bois verdoyants et du ciel bleu, à peine semé de nuages dorés aussi... Il y avait là de quoi satisfaire les âmes gourmandes de lumière et d'espace.

Angèle regardait cela et ne le voyait pas.

Son sacrifice était consommé. Elle avait voulu fuir Prosper, le fuir pour jamais; elle avait réussi. Il était loin d'elle à présent. Il avait souffert, sans doute...

A cette pensée, le coeur de la jeune fille se serrait douloureusement. C'est si cruel de faire souffrir ceux qu'on aime! Mais on n'obtient rien sans souffrance. Depuis les fruits de la terre jusqu'aux plus hautes récompenses du génie, tout ce que l'homme obtient, il l'obtient au prix de son travail et le plus souvent de sa douleur.

Angèle voulait que Marianne fût heureuse, que Prosper accomplît son devoir jusqu'au bout... Après quelques jours, quelques mois peut-être de trouble et de regrets, ces deux êtres faits pour vivre heureux ensemble s'uniraient dans la paix de leurs âmes, et continueraient ensemble le chemin de la vie...

Elle-même?--Qu'importait Angèle à elle-même? A dix-sept ans, on se grise d'idéal et de sacrifice, et tout paraît facile.

Cependant quelques larmes venaient de tomber sur les mains d'Angèle, tristement ouvertes sur ses genoux.

--Angèle? dit Marie à demi-voix, en s'approchant d'elle. La jeune fille se retourna vivement.

--Tu t'ennuies?

--Non, maman, je vous assure.

--Tu es triste alors?

--Non, maman.

Cette fois Angèle n'ajouta pas: Je vous assure. Marie regarda sa fille d'un air de doute.

--J'ai fait ce que tu as voulu, dit-elle en s'asseyant sur une chaise en face d'elle; j'ai loué cette petite maison pour un mois, nous nous y sommes installées, nous ne voyons plus personne; ton mariage est rompu... Et tu es triste tout le temps... cela me fait de la peine, Angèle. Que pourrais-je faire encore pour t'être agréable?

Il y avait dans la voix de Marie quelque chose de résigné et de triste, qui semblait bien étrange dans sa bouche. Évidemment, la nature supérieure d'Angèle avait pris sur celle de sa mère un ascendant inattendu.

--Rien, maman, répondit la jeune fille en souriant. Vous faites tout ce que vous pouvez pour me faire plaisir, et je vous en remercie de tout mon coeur. Je suis un peu triste, mais cela passera.

Marie fit un grand effort sur elle-même, et tout à coup:

--Veux-tu retourner à Beaumont? dit-elle. Angèle la regarda stupéfaite.

--Vous vous ennuieriez trop, maman, dit-elle.

--Je n'irai pas... Veux-tu retourner seule près de tes amis, comme auparavant?

La jeune fille se leva et vint jeter ses bras autour du cou de sa mère.

--Oh! maman! dit-elle tout émue, vous avez eu l'idée de faire cela? Comme je vous remercie!

Pour la première fois, la mère et la fille échangèrent une étreinte vraiment tendre et sincère.

--Alors, tu le veux, dis? fit Marie en passant la main sur ses yeux humides.

--Je vous remercie de toute mon âme, maman, dit Angèle,--mais je ne veux pas retourner à Beaumont.

Marie resta interdite.

--Comment? Tu n'avais pas d'autre rêve?

--Pas maintenant, du moins, maman. Plus tard... quand Marianne sera mariée...

--Mariée? Mais alors tu seras toute seule! s'écria Marie, qui n'avait jamais eu la pensée que Prosper eût pu rechercher la fille du père Benoît.

Angèle secoua la tête.

--Plus tard, maman,--pas maintenant.

--Je n'y comprends rien! murmura Marie, en regardant sa fille d'un air perplexe.

--Madame, fit la petite bonne qui se présenta sur le perron en miniature, voilà du monde qui vous demande.

--J'y vais, répondit madame Lagarde en se dirigeant vers la maison.

Angèle resta seule dans sa solitude. Le soleil baissait rapidement, on dînait dans les maisons voisines, et les jardins autour d'elle étaient très-silencieux.

Elle tourna sa chaise de façon à voir devant elle le plus d'espace possible, et reprit sa rêverie, un instant détournée.

C'est ainsi que jadis, dans l'échancrure des collines, elle voyait la mer, un petit triangle bleu... Le triangle gris qu'elle voyait maintenant, c'était Paris... Paris où elle avait tant souffert, où d'enfant heureuse, volontaire, entêtée, elle était devenue une jeune fille soumise et patiente... Que Beaumont était loin! Non certes, elle ne voulait pas y retourner. Si douce que fût la tentation de revoir ses amis, sa demeure, son cher pays, elle attendrait que Prosper fût rentré dans le devoir, que leurs coeurs à tous se fussent calmés dans la douce habitude de la vie de famille; alors elle retournerait là-bas... O la chère petite maison, le jardin plein d'abeilles...

Mais la douce voix de Marianne si ferme et si franche ne retentirait plus à ses oreilles, dans le calme du jardin, les soirs d'été; Marianne serait ailleurs, près de son mari. O mère Marianne, c'est toi qui as donné à ta petite fille la force de faire son devoir, quoi qu'il en coûte... Angèle ne sait pas quand il lui sera donné d'entendre ta voix chérie, de revoir ton doux visage,--mais, quelque part que tu sois à cette heure, petite mère Marianne, reçois la bénédiction de ton Angèle, sur toi et celui que tu aimes.

Est-ce le souvenir qui fait vibrer la voix de Marianne aux oreilles de sa petite chérie? On dirait qu'elle a parlé quelque part... l'air apporte un écho de sa voix...

Presque effrayée de se voir ainsi hallucinée, Angèle veut se lever, mais un pas rapide et ferme fait crier le gravier, et Marianne est là, les bras ouverts. Avant qu'elle ait eu le temps de regarder, la petite chérie se sent pressée sur ce sein maternel, et soudain il lui semble qu'elle n'a jamais quitté Beaumont, qu'elle n'a jamais souffert, que tout est un rêve, que les abeilles sont là, derrière elle...

Marianne l'assied sur sa chaise, car Angèle est si faible qu'elle ne peut se tenir debout. Elles se regardent les yeux débordants de larmes,--et Angèle comprend qu'elle n'a pas rêvé.

--Je suis venue, fait Marianne de sa chère voix si douce et si ferme, pour te dire que tu as un devoir à remplir...

--Je sais, répond Angèle... O Marianne, j'ai fait mon possible! J'ai refusé Prosper, ne crois pas que j'aie oublié ce que je te dois.

Marianne approche sa chaise et prend la tête d'Angèle sur son épaule, comme autrefois quand elle était toute petite; seulement, alors, elle tenait l'enfant sur ses genoux.

--Je sais ce que tu as fait, mon Angèle; je sais que jamais fille n'a donné à sa mère plus de joie et d'orgueil que tu ne m'en donnes aujourd'hui; mais, ma petite chérie, ce n'est pas là qu'est ton devoir. Ton devoir, c'est d'épouser Prosper.

Angèle tressaille, s'arrache à l'étreinte de son amie et la regarde avec des yeux éperdus.

--Oui, épouser Prosper. Il n'est pas fait pour moi, ce garçon jeune et brillant; moi, je suis une paysanne; toi, tu es une demoiselle, et puis il t'aime!

--Mais toi, tu l'aimes? dit faiblement Angèle.

--Non! C'est-à-dire que je ne l'aime plus comme on doit aimer son mari, et, à vrai dire, je crois que je l'ai toujours aimé plutôt comme mon enfant que comme autre chose... Te souviens-tu qu'il me le reprochait autrefois? C'est toi qui l'aimes, Angèle... et il t'aime comme il ne m'a jamais aimée... jamais...

La jeune fille devient toute rouge et cache son visage dans ses mains. Marianne les écarte pour les prendre dans les siennes.

--Prosper est là;--vas-tu le refuser cette fois, si c'est moi qui te le donne?

Il est là, en effet, derrière le massif minuscule, et s'approche en entendant son nom.

--Je te le donne, entends-tu, ma fille Angèle? et je suis heureuse, plus heureuse que je n'avais jamais pensé l'être...

Entre eux, Marianne est vraiment heureuse. Elle tient une de leurs mains dans chacune des siennes, et ils restent devant elle les yeux baissés, n'osant se regarder...

Elle joint lentement les deux mains qu'elle tenait, et s'écarte...

Les fiancés restent seuls sous le ciel qui s'assombrit, car le soleil est couché, et la première étoile brille dans l'azur au-dessus de leurs têtes.

--Voyons, Cervin, dit Marie Lagarde dans la salle à manger, dites-moi comment vous avez déniché notre demeure.

--C'est bien simple, répondit paisiblement le brave garçon; quand vous allez à la campagne, si vous ne voulez pas qu'on vous découvre, n'emmenez pas une bonne qui a des amoureux à Paris!

Il n'y avait rien à répondre.

--Mais alors, s'écria madame Lagarde consternée, les autres vont aussi nous découvrir, madame Sainte-Juste...

--N'en doutez pas une minute! Mais il y a un moyen très-simple de vous en débarrasser. Donnez-leur de l'argent. Ou plutôt, chargez-moi de cette commission, Prosper m'a donné carte blanche pour conclure tels arrangements que vous m'indiqueriez. Quant à vous-même, il vous abandonne les revenus de la dot d'Angèle...

Marie passa ses deux mains sur son visage ému.

--Je n'ai pas mérité cela, dit-elle après un silence,-mais je crois que je puis affirmer à mon futur gendre qu'il n'aura pas à se plaindre de moi.

C'est une heureuse demeure que la grande maison qu'habite Prosper avec sa jeune femme, ses deux enfants, et Cervin, qui réalise enfin son désir d'être propriétaire à la campagne. Il est en effet propriétaire d'une petite maison, au bout d'un jardin,--un jardin qu'il cultive lui-même, ne vous déplaise. Il faut dire cependant que sans l'intervention du jardinier, les récoltes seraient fort aventurées;--mais, tel quel, le jardin produit des fruits que les enfants d'Angèle mangent avant qu'ils soient mûrs, et des fleurs qu'Angèle porte journellement à son corsage.

Marianne et son père passent deux fois par an trois mois avec leurs amis, et l'honnête fille regarde l'avenir sans crainte, car elle sait que lorsque Benoît aura été rejoindre ses parents dans le cimetière, sa place définitive sera tout près de ceux dont elle a fait le bonheur.

Marie Lagarde a tenu la promesse qu'elle avait faite à Cervin, et les petits-enfants adorent leur grand'mère. On dirait que, n'ayant presque pas été mère, elle se hâte maintenant de réparer le temps perdu.

FIN.

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[Fin d'Angèle par Henry Gréville]