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Titre: Tonio Kröger [Tonio Kröger (1903)], suivi de Le petit monsieur Friedemann [Der kleine Herr Friedemann (1898)], Heure difficile [Schwere Stunde (1905)], L'enfant prodige [Das Wunderkind (1903)], Un petit bonheur [Ein Glück (1904)]
Auteur: Mann, Thomas (1875-1955)
Traductrice: Maury, Geneviève (décédée en 1956)
Préfacier: Jaloux, Edmond (1878-1949)
Date de la première publication: 1923
Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: Stock, 1929
Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 9 août 2008
Date de la dernière mise à jour: 9 août 2008
Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 157

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THOMAS MANN

Prix Nobel 1929

TONIO
KRÖGER

suivi de

LE PETIT MONSIEUR FRIEDEMANN

HEURE DIFFICILE—L'ENFANT PRODIGE

UN PETIT BONHEUR

Œuvres traduites de l'allemand par

GENEVIÈVE MAURY

Préface de

Edmond JALOUX

1929

nouvelle édition
à l'occasion du prix nobel

LIBRAIRIE STOCK

delamain et boutelleau. paris.

7, rue du Vieux-Colombier

DE CET OUVRAGE IL A ÉTÉ TIRÉ À PART,
SUR PAPIER DE HOLLANDE VAN GELDER,
DIX EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS
DE I À X ET, SUR PAPIER PUR
FIL LAFUMA, CENT EXEMPLAIRES
NUMÉROTÉS DE 1 À 100.

Copyright 1923, by Delamain, Boutelleau et Cie, Paris.


TABLE DES MATIÈRES


PRÉFACE

à la première édition française

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Voici la première fois qu'un ouvrage de Thomas Mann est traduit en français. Et Thomas Mann est sans doute le plus grand romancier allemand contemporain. On a fait un succès à Hermann Sudermann, qui est un auteur de quatrième ordre, mais on ne nous a pas révélé un admirable poète comme Stefan Georg, ni un prosateur comme Thomas Mann. Pour Stefan Georg, avouons-le, la question est plus difficile: la belle poésie allemande, et surtout la sienne, est à peu près intraduisible, mais il n'en est pas de même de la prose de Thomas Mann, comme on le verra ici-même, par l'excellente traduction de mademoiselle Geneviève Maury.

On nous dit que Thomas Mann est aujourd'hui négligé par les jeunes écrivains allemands au profit de son frère Heinrich, qui a publié, sous le titre de Sujet, une si cruelle et si forte satire du bourgeois allemand moyen, de l'homme wilhelmisé, si on me permet ce néologisme. Mais dans ces problèmes de modes et de préférences, la politique joue un très grand rôle dans l'Allemagne contemporaine, et nous n'avons pas à intervenir dans ces questions, Heinrich Mann n'est certes pas négligeable, mais il nous est nécessaire de connaître son frère, Thomas, avant lui, d'abord parce qu'il est son aîné et ensuite parce que, des deux, Thomas est certainement le plus artiste et plus capable de séduire des esprits français. On sera certainement de notre avis quand on aura lu Tonio Kröger, qui est une de ces œuvres courtes et parfaites, où un homme enferme le meilleur de soi-même: réussites presque involontaires, comme Manon Lescaut, que l'on écrit parfois en se jouant et qui portent plus loin un nom que les gros livres auxquels on a donné tout son effort.

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* *

Thomas Mann est d'autant plus près de nous qu'il n'est pas tout à fait un Allemand, sa mère étant une créole de race latine. Son père était un important marchand de la ville de Lübeck où il est né lui-même, le 6 juin 1875.

Ces vieilles villes hanséatiques ont eu une antique civilisation autonome qui remonte au moyen âge. C'est peut-être dans leurs familles patriciennes que la prussification de l'Empire, dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, a rencontré le plus de sourdes résistances. Ces marchands opulents et orgueilleux avaient connu la liberté. Ils avaient une autre tradition que celle des hobereaux que l'on sait. Si j'indique rapidement ces traits, c'est qu'ils font mieux comprendre la figure de Thomas Mann et celle, aussi, de ce Tonio Kröger, qui lui ressemble comme un frère,—et dans les circonstances présentes, mieux qu'un frère.

Cette naissance à Lübeck et cette double origine germanique et latine expliquent une grande partie du talent de Thomas Mann; cela explique surtout cette sorte de division intérieure qu'on lui voit et la part énorme qui, dans son œuvre, est faite à la nostalgie.

La nostalgie est cependant un des thèmes favoris de la littérature allemande. La langue même a ce terme profond et sourd de senucht qui exprime quelque chose qui n'est exprimable en aucune langue humaine, sauf peut-être en russe. Cette nostalgie secrète, cette aspiration véhémente et confuse, cet appel à un mystère libérateur, c'est le sentiment que l'on trouve le plus chez les poètes et les artistes germaniques. Ils remplissent l'œuvre entière de Novalis, qui a dit: «Notre vie n'est pas un songe, mais peut-être en deviendra-t-il un.» On les retrouve dans Tristan et Yseult comme dans Parsifal. Ils sont chez Henri Heine comme chez Jean-Paul Richter; mais Thomas Mann a donné à cette nostalgie un caractère vraiment moderne et, dans un sens, presque baudelairien. C'est peut-être dans son petit roman, La Mort à Venise, qu'elle est le mieux et le plus complètement exprimée, avec des raffinements et des dessous psychologiques qui font de cet ouvrage un des plus étranges et des plus accomplis de Thomas Mann.

Mais il serait injuste de voir surtout en Thomas Mann un artiste pénétrant, habile dans l'art de dépouiller la vie de l'âme et d'en montrer les étranges racines ou les plus mystérieuses et les plus rares floraisons. Thomas Mann est aussi un grand romancier objectif, et son meilleur titre à cette appellation est un considérable roman, célèbre dans tous les pays de langue allemande, et qui s'appelle Les Buddenbrooks.

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On pourrait presque dire que les Buddenbrooks, ce sont les Rougon-Macquart d'une famille de Lübeck; mais, après tout, cela serait faux, d'abord parce que les Buddenbrooks ne sont pas, à beaucoup près, une œuvre aussi considérable que les Rougon-Macquart, et ensuite parce que rien n'est différent de l'esprit d'Émile Zola comme celui de Thomas Mann. D'ailleurs, cet ouvrage, qui a paru en 1901, a été écrit après que le naturalisme eut cessé d'être à la mode. Cependant, comme beaucoup des ouvrages qui ont subi son influence, les Buddenbrooks suivent très nettement ce rythme accéléré de chute à quoi se reconnaissent la plupart des romans de cette époque.

Le récit des Buddenbrooks commence vers 1835. On y voit le souvenir de Napoléon planer encore sur l'Allemagne, puis on assiste à l'agitation révolutionnaire qui devait amener les événements de 1848. On y assiste d'un peu loin d'ailleurs et par des voies détournées. C'est enfin la transformation de l'Allemagne par la Prusse victorieuse que l'on entrevoit à travers l'histoire des Buddenbrooks. D'un côté, ce roman plonge dans la vie politique et dans la vie des affaires, de l'autre dans la vie de famille des Buddenbrooks, et comme toujours, dans tout roman, cette partie-là est supérieure aux autres.

Les Buddenbrooks sont une famille de grands négociants de Lübeck, assez semblable par l'esprit et les mœurs à ce que peut être une grande famille d'armateurs du Havre, de marchands d'huiles de Marseille ou de marchands de vins de Bordeaux et telle que Charles Dickens nous a montré à Londres la famille Dombey: robustes bastions sociaux, chez qui l'orgueil de la fortune acquise donne des préjugés pareils à ceux d'un clan patricien et une hauteur plus agressive encore.

L'esprit Buddenbrook,—car il y a un esprit Buddenbrook,—comme il y a un esprit Dombey,—est incarné par Thomas, l'homme sérieux de la famille. C'est lui qui symbolise cette race de commerçants actifs, ordonnés et impitoyables qui a créé, à force d'énergie et de sévérité, la fortune de la maison. Mais toute grande race a ses défaillances; Thomas a un frère fainéant et noceur et une sœur que sa sentimentalité et son désordre conduisent à bien des déboires, et c'est là la tare des Buddenbrooks.

Il y a quelque chose dans les Buddenbrooks qui rappelle la Saga des Fossyte, dans laquelle John Galsworthy a dépeint une famille de patriciens anglais, avec ses grandeurs, sa dureté et ses défaillances.

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J'aurais voulu parler aussi de deux récits de Thomas Mann, qui sont parmi ses meilleurs, La Mort à Venise et Altesse Royale, mais je ne désespère pas de les voir traduits en français. Dans le premier, ce qui se révèle surtout, c'est l'admirable artiste qu'est Thomas Mann et, par certains côtés, ce petit roman n'est pas sans rappeler Tonio Kröger. C'est aussi l'histoire d'un écrivain, mais d'un écrivain tenté et chez qui cette nostalgie dont je parlais plus haut prend les formes les plus dangereuses,—si dangereuses qu'elles le conduisent à la mort. Thomas Mann n'a certainement jamais cessé d'entendre l'appel insidieux qui se cache à peine dans la musique de Wagner. La Mort à Venise, il faut le reconnaître, est une œuvre profondément germanique, du moins par le sentiment, sinon par la forme. Quant à Altesse Royale, c'est une de ces peintures de petite principauté que l'on aime tant à lire et dont l'attrait constitue un des agréments de la Chartreuse de Parme, comme il a créé au début une des causes du succès de Kœnigsmarck. Un humour très spécial, mêlé de tendresse, donne à l'histoire un ton de bonhomie acerbe et douce à la fois, d'une saveur très spéciale.

On trouvera ici quelques exemples de cet humour dans les nouvelles qui suivent Tonio Kröger et en particulier dans Un petit Bonheur; mais cet humour, on le verra, contient plus de tendresse pudique que de raillerie véritable, bien qu'il ne manque pas, quand il le faut, de traits suffisamment empoisonnés. Ces nouvelles feront voir, sous un jour varié, différents aspects du talent de M. Thomas Mann, mais aspects en quelque sorte mineurs; l'essentiel est d'une part dans le romancier des Buddenbrooks et d'autre part dans l'artiste qui a écrit Tonio Kröger et La Mort à Venise.

Tonio Kröger est une de ces œuvres courtes et parfaites, où l'on s'étonne que l'auteur ait pu faire entrer tant de choses. Plusieurs vies humaines, avec leurs traits essentiels, y sont résumées en quelques pages. Une œuvre d'art, à ce point réussie, reconnaissons-le, est rare chez un Allemand.

J'ai un goût personnel intense pour ces récits puissants et concentrés dans lesquels la substance humaine se cristallise pour ainsi dire, et, merveilleusement réfractée, isole, sous une forme brillante et réduite comme le quartz, un grand morceau d'expérience. La Double Méprise, Le Mouchoir Rouge, L'Inutile Beauté ne tombent-elles pas sous cette définition,—et aussi L'Histoire de Chloé, de Meredith, Le Tour de Vis, de Henry James, L'Abandonnée, de Tourgueneff, Une banale Histoire, de Tchékov, La Soirée avec M. Teste, de Paul Valéry? À ces admirables récits, je ne peux pas ne pas joindre Tonio Kröger.

La donnée en est simple dans son principe. Il s'agit de la différence fondamentale qui sépare ces deux races d'êtres, ceux qui vivent en se regardant vivre et ceux qui vivent sans leur propre témoignage. En réalité, Thomas Mann y traite de l'isolement profond de l'artiste dans la société et aussi des innombrables désirs qui fourmillent dans son âme, altèrent et vivifient sa personnalité. Cette douloureuse solitude des êtres d'exception est un des thèmes familiers de cet écrivain; on en retrouve l'étude dans une de ses nouvelles: Le Petit Monsieur Friedemann; on la retrouve surtout dans l'étude de l'écrivain Aschenbach dont les aventures remplissent l'étrange roman de La Mort à Venise. Dans les conversations, dans les lettres de Tonio Kröger, cette pensée douloureuse est retournée sous toutes ses faces et prend un caractère absolument général, qui donne à cette œuvre sa grande portée.

À côté du malheureux Tonio, incertain, tourmenté et solitaire, on verra l'admirable relief de deux figures en quelque sorte quotidiennes: Hans et Inge. Ceux-là vivent pour leur compte, sans y réfléchir; ils ne s'analysent pas, ils ne rêvent pas; ils s'abandonnent à leurs instincts personnels et à leurs règlements sociaux. Et leur satisfaction fait un curieux contraste avec le malaise constant à travers lequel se développe Tonio Kröger.

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En 1907, une revue demanda à Thomas Mann de tracer un portrait de lui-même. Il répondit par cette page humoristique, que nous citons parce qu'elle permettra de mieux connaître son auteur, mais aussi parce qu'elle éclaire particulièrement l'analyse de Tonio Kröger lui-même.

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«Mon passé est obscur et assez honteux. Si bien qu'il m'est extrêmement désagréable d'en parler aux lecteurs. Potache, j'ai mal tourné. Ce n'est pas que j'aie échoué au baccalauréat,—en le disant, je me vanterais, car je n'ai pas pu passer en rhétorique. En seconde, j'étais déjà aussi vieux que l'antique Westerwald. Paresseux, buté, frivole, je prenais les choses à l'ironie. Les professeurs du vénérable établissement que je fréquentais,—d'excellents hommes,—me détestaient, et à bon droit; d'accord avec toutes les probabilités, toutes les données de l'expérience, ils prédisaient ma perte certaine. À peine si, en vertu d'une supériorité dont il est difficile de préciser la nature, je jouissais d'une certaine considération auprès de quelques camarades. Les années ont ainsi passé jusqu'à la délivrance du diplôme qui m'autorisait à ne faire qu'une année de service militaire.

«Échappé au gymnase, j'allai habiter Münich, où ma mère s'était installée après la mort de mon père, négociant en grains à Lübeck, et sénateur de cette ville. Et, comme j'eusse été confus de m'abandonner tout de suite et ouvertement à l'oisiveté, j'entrai, entendant bien que ce fût «provisoirement», dans les bureaux d'une société d'assurances contre l'incendie. Mais, au lieu de me mettre au courant des affaires, je me plaisais, passant les heures dans un fauteuil tournant, à inventer en cachette des fictions, à écrire, en y mélangeant des vers, une histoire d'amour que j'envoyai à une revue d'avant-garde, et je ne laissai pas d'être fier de la voir publier.

«Je quittai la compagnie d'assurances avant d'être mis à la porte. Feignant de vouloir devenir journaliste, je suivis pendant quelques semestres les cours des Hautes Études à Münich: histoire, économie politique, lettres et beaux-arts, tout cela pêle-mêle et sans profit. Subitement je plantai là tous les cours et j'allai vagabonder à l'étranger, à Rome, où je flânai un an. Je passais mes journées à écrire, à dévorer ces lectures que l'on appelle littéraires, et qu'un homme comme il faut prend tout au plus pour se distraire quand il n'a plus rien à faire,—mes soirées étaient consacrées au punch et aux dominos. J'avais juste de quoi vivre et m'offrir ces cigarettes de tabac doux que débite l'État italien et dont je fumais alors jusqu'à complète ivresse.

«De retour à Münich, bruni, maigri et passablement défait, je me vis enfin obligé d'utiliser mon diplôme de volontariat militaire.

«N'attendez cependant point de moi plus d'aptitudes au service armé qu'au reste; je vous décevrais. Il ne fallut qu'un trimestre pour que l'on me donnât mon congé. Mes pieds n'avaient pas voulu se faire à cette marche idéale et virile que l'on nomme pas de l'oie, et l'inflammation d'une aponévrose me tenait constamment allongé. Mais l'âme est dans une certaine mesure maîtresse du corps qu'elle anime, et si j'avais eu la moindre étincelle du feu sacré, le mal n'eût pas été insurmontable.

«Bref, je quittai le service et en vêtements civils je continuai ma vie dissolue. Je fus quelque temps collaborateur du Simplicissimus,—vous assistez à ma chute degré par degré,—et j'approchais de la quarantaine.

«Et maintenant? Aujourd'hui? Vous me voyez, affaissé, l'œil atone, un cache-nez autour du cou, parmi d'autres enfants perdus, dans un café d'anarchistes? Tombé au ruisseau, comme il se devrait?

«Non. Une gloire m'environne. Mon bonheur est sans égal. Je suis marié, ma femme est jeune, belle extraordinairement,—une princesse, si l'on m'en croit; la fille d'un professeur d'Université, bachelière, sans qu'elle m'en méprise pour cela, et elle m'a donné cinq enfants, en parfaite santé, pleins d'avenir. J'ai un appartement splendide, admirablement situé, électricité, confort moderne, les plus beaux meubles du monde, des tapis, des tableaux. Je donne des ordres à trois servantes imposantes et à un chien de berger d'Écosse.... Mes voyages sont des triomphes. Les académies de province m'invitent, je parle en habit, on m'applaudit dès que je parais. Je suis retourné dans ma ville natale. Toutes les places étaient vendues à la grande salle du casino; on m'a tendu des couronnes de laurier, les petits lieutenants et les jeunes femmes me demandent respectueusement de m'inscrire dans leur album, et si demain on me décorait je garderais mon sérieux.

«Et tout cela, comment? Par quels moyens? Pourquoi? Je n'ai pas changé, je ne me suis pas amélioré. J'ai continué de faire ce que j'ai toujours fait, de rêver, de lire les poètes et d'écrire comme eux... Ceux qui ont parcouru mes écrits auront remarqué la défiance extrême que je n'ai cessé d'y témoigner à la vie d'artiste, d'écrivain. À vrai dire, les honneurs que la société rend à cette espèce me causent une surprise dont je ne reviens pas. Je sais ce que c'est qu'un poète, car j'en suis un moi-même, j'ai l'estampille. Un poète, soit dit en deux mots, est un gaillard absolument inutilisable dans tous les ordres d'activité des gens sérieux; il ne pense qu'à des futilités, non seulement il ne sert pas l'État, mais il nourrit des pensées rebelles, il n'a même pas besoin d'être particulièrement intelligent, il lui arrive au contraire d'avoir un esprit aussi lent et aussi obtus que le mien l'a toujours été,—par ailleurs un enfant au fond, enclin à tous les dérèglements, un charlatan dont il faut se méfier à tous égards, et qui ne devrait attendre de la société,—à vrai dire, il n'en attend rien d'autre,—qu'un silence méprisant. Pourtant, c'est un fait que la société permet à ce genre d'individus de vivre dans son sein, d'y obtenir de la considération, d'y acquérir le maximum de bien-être.

«Je ne dois pas m'en plaindre, j'en profite. Mais ce n'est pas dans l'ordre. C'est de nature à encourager le vice, et c'est un scandale pour les gens vertueux.»

*
* *

Il y aurait quelque chose à dire aussi du rôle politique de Thomas Mann, mais cela sortirait de notre cadre. Relatons pourtant qu'après avoir, en 1915, écrit un traité à l'éloge de Frédéric II et de ses procédés guerriers, il semble aujourd'hui partisan de la République allemande et revenu de son impérialisme.

En réalité, comme beaucoup d'intellectuels, Thomas Mann a de la peine à se ranger dans un cadre politique formel; il a l'esprit trop satirique et l'imagination trop idéaliste pour qu'une forme de gouvernement, quelle qu'elle soit, arrive aisément à le contenter. Il y a certainement en lui un héritier de la sagesse de Gœthe et de Nietzsche, un passionné de culture européenne en même temps qu'un fervent d'une aristocratie intellectuelle. Mais cet aspect n'est pas, à notre avis, le plus intéressant de cette étrange, puissante et changeante figure.

En réalité, moraliste politique, romancier ou conteur. Thomas Mann est avant tout un artiste; c'est cet artiste capricieux, tourmenté, généreux, mais très humain, que l'on admirera en lisant aujourd'hui Tonio Kröger et bientôt, j'espère, La Mort à Venise et Altesse Royale.

Edmond Jaloux.

TONIO KRÖGER


I

Le soleil d'hiver, caché derrière des couches de nuages, ne versait qu'une pauvre clarté laiteuse et blafarde sur la ville resserrée entre ses murailles. Les rues bordées de pignons étaient mouillées et pleines de courants d'air, et, par moments, tombait une espèce de grêle molle qui n'était ni de la glace ni de la neige.

L'école était finie. À travers la cour pavée et hors de la grille, le flot d'enfants rendus à la liberté s'écoulait, se divisait et s'enfuyait à droite et à gauche. De grands élèves serraient avec dignité leur paquet de livres haut contre leur épaule gauche, tandis que du bras droit, ils ramaient contre le vent, dans la direction de leur repas de midi; les petits partaient gaiement au trot, faisant rejaillir de tous côtés la neige fondue et s'entre-choquer l'attirail de la science dans leurs cartables en peau de phoque. Mais de temps à autre tous, d'un air vertueux, enlevaient leurs casquettes devant quelque professeur à chapeau de Wotan ou à barbe de Jupiter qui s'éloignait d'un pas grave.

«Viens-tu à la fin, Hans? demanda Tonio Kröger qui avait attendu longtemps sur la chaussée. Et il s'avança en souriant vers son ami qui franchissait le portail en causant avec d'autres camarades et s'apprêtait déjà à s'éloigner avec eux.

—Quoi donc? demanda le jeune garçon, et il regarda Tonio. Ah! c'est vrai, nous allons encore faire un tour tous les deux.»

Tonio ne dit rien et ses yeux se voilèrent. Hans avait-il donc oublié, se souvenait-il seulement maintenant, qu'aujourd'hui, à midi, ils devaient aller se promener ensemble, alors que lui n'avait pas cessé de s'en réjouir depuis que la chose avait été convenue?

«Oui, adieu vous autres! dit Hans à ses camarades. Je vais encore faire un tour avec Kröger.» Et tous deux se dirigèrent à gauche, pendant que les autres s'en allaient en flânant à droite.

Hans et Tonio avaient le temps d'aller se promener après la classe, parce qu'ils appartenaient tous deux à des familles dans lesquelles on ne dînait qu'à quatre heures. Leurs pères, de gros négociants qui exerçaient des charges publiques, étaient des personnages puissants dans la ville. Les Hansen possédaient, depuis des générations déjà, les vastes chantiers au bord du fleuve, où, parmi les crachements et les sifflements, de puissantes scies mécaniques découpaient des troncs. Quant à Tonio, il était le fils du consul Kröger, dont on voyait chaque jour véhiculer à travers la ville les sacs de grains marqués en larges lettres noires du nom de l'entreprise, et la grande vieille maison de ses ancêtres était la plus belle de toute la ville... Les deux amis devaient continuellement soulever leurs casquettes, car ils rencontraient à chaque instant des connaissances, et bien des gens saluaient même les premiers ces gamins de quatorze ans.

Tous deux portaient leurs gibecières sur le dos, et tous deux étaient bien et chaudement habillés; Hans d'une courte vareuse sur laquelle était rabattu, couvrant le dos et les épaules, le large col bleu de son costume marin, et Tonio d'un paletot gris à ceinture. Hans portait un béret de matelot danois à rubans courts, hors duquel jaillissait une mèche de ses cheveux d'un blond de lin. Il était remarquablement joli et bien fait, large d'épaules et mince de hanches, avec des yeux d'un bleu d'acier, au regard vif et dégagé. Mais sous le bonnet de fourrure rond de Tonio, dans un visage brun, aux traits d'une finesse toute méridionale, s'ouvraient deux yeux sombres, délicatement ombragés, aux paupières trop lourdes, à l'expression rêveuse et un peu hésitante... Les contours de la bouche et du menton étaient d'une rare finesse. Sa démarche était indolente et irrégulière, tandis que les jambes sveltes de Hansen, dans leurs bas noirs, se mouvaient d'une façon remarquablement élastique et rythmée.

Tonio ne disait rien. Il souffrait. Tout en fronçant ses sourcils un peu obliques et en arrondissant ses lèvres pour siffler, il regardait au loin de côté, en penchant la tête. Cette attitude et cette expression lui étaient particulières.

Soudain Hans glissa son bras sous celui de Tonio tout en lui jetant un regard à la dérobée, car il comprenait très bien de quoi il retournait. Et Tonio, bien qu'il fît encore quelques pas sans parler, se sentit subitement des dispositions très tendres.

«À vrai dire, je n'avais pas oublié, Tonio, dit Hansen en baissant les yeux vers le trottoir devant lui, mais je pensais seulement qu'aujourd'hui cela ne marcherait pas, parce qu'il fait si humide et si vilain. Mais tout cela m'est bien égal, et je trouve très chic que tu m'aies tout de même attendu. Je croyais déjà que tu étais rentré à la maison et j'étais fâché...»

Tout en Tonio se mit à bondir et à jubiler de joie à l'ouïe de ces paroles.

«Eh bien, allons maintenant sur les remparts, dit-il d'une voix émue, sur le rempart du Moulin et sur celui du Holstein, et je te ramènerai à la maison, Hans. Non, bien sûr, cela ne me fait rien du tout de m'en retourner seul; la prochaine fois, c'est toi qui m'accompagneras.»

Au fond il ne croyait pas très fermement aux explications de Hans, et il sentait très bien que celui-ci attachait la moitié moins d'importance que lui à cette promenade à deux. Mais il voyait pourtant que Hans regrettait son oubli, et avait à cœur de se faire pardonner, et l'intention de retarder leur réconciliation était bien éloignée de son esprit.

Le fait est que Tonio aimait Hans Hansen et avait déjà beaucoup souffert par lui. Celui qui aime le plus est le plus faible, et doit souffrir; son âme de quatorze ans avait déjà appris de la vie cette simple et dure leçon; et il était ainsi fait qu'il remarquait très bien des expériences de ce genre, qu'il les notait en lui-même, et y trouvait dans une certaine mesure du plaisir, sans du reste régler sa conduite personnelle en conséquence, ni en tirer d'utilité pratique. Il trouvait aussi de telles leçons beaucoup plus importantes et plus intéressantes que les connaissances qu'on l'obligeait à acquérir à l'école, et il employait la plus grande partie des heures de cours passées dans les classes aux voûtes gothiques, à épuiser tout ce que ces découvertes pouvaient lui faire éprouver et à en approfondir complètement la signification.

Et cette occupation lui procurait une satisfaction tout à fait semblable à celle qu'il éprouvait lorsqu'il se promenait dans sa chambre avec son violon (car il jouait du violon), mêlant des sons aussi moelleux qu'il pouvait les produire au clapotis du jet d'eau qui, en bas, dans le jardin, montait en dansant sous les branches du vieux noyer.

Le jet d'eau, le vieux noyer, son violon et au loin la mer, cette mer Baltique dont, pendant les vacances, il pouvait épier les rêves d'été, c'étaient là les choses qu'il aimait, dont pour ainsi dire, il s'entourait, et parmi lesquelles se déroulait sa vie intérieure, choses dont les noms font bien dans les vers, et retentissaient effectivement toujours à nouveau dans ceux que Tonio Kröger composait parfois.

Le fait qu'il possédait un cahier de vers écrits par lui était venu à la connaissance de son entourage par sa propre faute et lui faisait beaucoup de tort, aussi bien auprès de ses camarades qu'auprès des professeurs. D'un côté, le fils du consul Kröger trouvait stupide et vulgaire de s'en formaliser, et il méprisait l'opinion de ses condisciples et celle de ses maîtres, dont les mauvaises manières lui répugnaient et dont il pénétrait les faiblesses personnelles avec une rare clairvoyance. Mais, d'un autre côté, il jugeait lui-même extravagant et à proprement parler inconvenant d'écrire des vers, et il était forcé de donner raison dans une certaine mesure à ceux qui tenaient cette occupation pour étrange. Toutefois, ce sentiment n'était pas assez fort pour l'empêcher de continuer.

Comme il perdait son temps à la maison, qu'il montrait en classe un esprit lent et distrait, et était mal vu de ses maîtres, il rapportait sans cesse à la maison les bulletins les plus déplorables, ce qui causait à son père, un grand monsieur vêtu avec soin, qui avait des yeux pensifs et portait toujours une fleur des champs à la boutonnière, beaucoup de colère et de souci. Quant à la mère de Tonio, sa belle maman aux cheveux noirs qui portait le prénom de Consuelo et ressemblait si peu aux autres dames de la ville, parce que le père avait été la chercher jadis tout au bas du planisphère, les bulletins lui étaient totalement indifférents.

Tonio aimait cette mère ardente et sombre, qui jouait si merveilleusement du piano et de la mandoline, et il était content qu'elle ne se chagrinât pas de la position douteuse qu'il occupait parmi les hommes. Mais d'un autre côté, il sentait que la colère de son père était beaucoup plus digne et respectable, et, bien que celui-ci le grondât, il était tout à fait d'accord avec lui, tandis qu'il trouvait la sereine indifférence de sa mère un peu légère. Parfois, il se disait à peu près ceci: «C'est bien assez que je sois comme je suis, inattentif, indocile, préoccupé de choses auxquelles personne ne pense et que je ne puisse ni ne veuille changer. Il convient au moins qu'on me reprenne et qu'on me punisse sérieusement pour cela, et non pas que l'on passe là-dessus avec des baisers et de la musique. Nous ne sommes pourtant pas des bohémiens dans une roulotte verte, mais des gens sérieux, le consul Kröger, la famille Kröger...» Souvent il pensait aussi: «Pourquoi donc suis-je si bizarre, et en conflit avec tout le monde, brouillé avec mes maîtres, et comme étranger parmi les autres garçons? Voyez les bons élèves et ceux qui se tiennent dans une solide médiocrité, ils ne trouvent pas les maîtres ridicules, ils ne font pas des vers, et ils ne pensent que des choses que tout le monde pense et que l'on peut dire tout haut. Comme ils doivent se sentir à leur aise et d'accord avec chacun! Cela doit être agréable... Mais moi, qu'est-ce que j'ai donc, et comment tout cela finira-t-il?»

Cette façon de se considérer lui-même et d'envisager ses rapports avec la vie jouait un rôle important dans l'amour de Tonio pour Hans Hansen. Il l'aimait d'abord parce qu'il était beau, ensuite parce qu'il apparaissait exactement comme son opposé en tout point. Hans Hansen était un excellent élève, et de plus un joyeux compagnon, qui montait à cheval, faisait de la gymnastique, nageait comme un héros et jouissait de la faveur générale. Les maîtres avaient pour lui presque de la tendresse; ils l'appelaient par son petit nom et l'encourageaient de toutes les manières; les camarades recherchaient ses bonnes grâces, et dans la rue les messieurs et les dames l'arrêtaient, saisissaient la mèche de cheveux couleur de lin qui jaillissait de son béret danois, et disaient: «Bonjour, Hans Hansen, avec ta jolie mèche! Es-tu toujours premier? Salue papa et maman pour nous, mon beau petit gars...»

Tel était Hans Hansen et, depuis que Tonio Kröger le connaissait, il éprouvait une douloureuse aspiration dès qu'il l'apercevait, une aspiration mêlée d'envie qui lui causait une sensation de brûlure au haut de la poitrine. «Ah! pensait-il, avoir des yeux bleus comme toi, et vivre comme toi en règle et en bonne harmonie avec tout l'univers. Tu es toujours occupé d'une façon raisonnable et que tout le monde respecte. Quand tu as fini tes devoirs, tu prends des leçons d'équitation, ou bien tu travailles avec ta scie à découper; même pendant les vacances au bord de la mer, tu passes ton temps à ramer, à manœuvrer la voile ou à nager; tandis que moi je reste couché comme un fainéant sur le sable, perdu dans mes rêveries, à regarder fixement les jeux de physionomie changeants et mystérieux qui glissent sur le visage de la mer. Mais c'est bien pour cela que tes yeux sont si clairs. Ah! être comme toi...»

Il n'essayait pas de devenir comme Hans Hansen, et peut-être ce souhait de lui ressembler n'était-il pas même très sérieux. Mais il désirait douloureusement, tel qu'il était, être aimé de lui, et il sollicitait son affection à sa manière, qui était une manière lente, profonde, plein d'abnégation, de souffrance et de mélancolie, mais d'une mélancolie plus brûlante et plus dévorante que toute l'impétueuse passion que l'on aurait pu attendre de son apparence étrangère.

Et sa sollicitation n'était pas tout à fait vaine, car Hans, qui estimait en lui une certaine supériorité, une facilité de parole permettant à Tonio d'exprimer des choses difficiles, comprenait très bien que l'affection en présence de laquelle il se trouvait était d'une force et d'une délicatesse rares, il s'en montrait reconnaissant, et causait à Tonio bien des joies par sa façon d'y répondre, mais aussi bien des tourments, dus à la jalousie, à la déception et à l'inutilité de tout effort pour établir entre eux une communauté spirituelle. Car, chose remarquable, Tonio, qui enviait la manière d'être de Hans Hansen, s'efforçait cependant continuellement de le convertir à la sienne, ce qui ne pouvait réussir que par instants, et seulement d'une façon illusoire.

«Je viens de lire quelque chose d'admirable, quelque chose de magnifique, disait-il. Ils marchaient, puisant en commun dans le cornet de bonbons aux fruits qu'ils avaient acheté pour deux sous chez l'épicier Iwersen, rue du Moulin. Il faut que tu le lises, Hans, c'est Don Carlos de Schiller. Je te le prêterai, si tu veux...

—Non, non, laisse cela, Tonio, dit Hans Hansen, ce n'est pas une lecture pour moi. J'aime mieux mes livres sur les chevaux, tu sais; il y a dedans des illustrations épatantes, je t'assure. Une fois que tu viendras chez moi, je te les montrerai. Ce sont des photographies instantanées, et l'on voit les bêtes en train de trotter, de galoper, de sauter, dans toutes les positions que l'on ne peut pas du tout voir dans la réalité, parce que cela va trop vite.

—Dans toutes les positions? demanda poliment Tonio. Oui, ce doit être joli. Mais, pour en revenir à Don Carlos, cela dépasse tout ce que l'on peut imaginer... Il y a dedans des passages, tu verras, qui sont tellement beaux que cela vous donne une secousse, que c'est comme si quelque chose éclatait.

—Comme si quelque chose éclatait? demanda Hans Hansen. Comment cela?

—Il y a par exemple l'endroit où le roi a pleuré parce que le marquis l'a trompé... mais le marquis ne l'a trompé que par amour pour le prince, auquel il se sacrifie, comprends-tu? Et voilà que la nouvelle que le roi a pleuré parvient du cabinet dans l'antichambre.

«Pleuré? Le roi a pleuré?» Tous les courtisans sont consternés et chacun est pénétré d'effroi, car c'est un roi terriblement dur et sévère. Mais on comprend si bien qu'il ait pleuré, et moi, j'ai plus de chagrin pour lui que pour le prince et pour le marquis ensemble. Il est toujours tellement seul et privé d'amour, et maintenant il croit avoir trouvé un être à qui se fier, et cet être le trahit...»

Hans Hansen regarda de côté le visage de Tonio, et quelque chose dans ce visage dut éveiller son intérêt pour le sujet, car il remit soudain son bras sous celui de Tonio et dit:

«De quelle façon le trahit-il donc, Tonio?»

Tonio commença à gesticuler.

«Le fait est, commença-t-il, que toutes les lettres pour le Brabant et pour la Flandre...

—Voilà Erwin Immerthal», dit Hans.

Tonio se tut. «Qu'il aille à tous les diables, cet Immerthal! pensait-il. Pourquoi faut-il qu'il vienne nous déranger? Pourvu qu'il ne nous accompagne pas pour parler tout le long du chemin de la leçon d'équitation...» Car Erwin Immerthal prenait aussi des leçons d'équitation. Il était le fils du directeur de la Banque et il habitait là, en dehors de la ville. Déjà débarrassé de sa gibecière, il venait à leur rencontre, avec ses jambes arquées et ses yeux bridés.

«Bonjour, Immerthal, dit Hans. Je fais un tour avec Kröger.

—Je dois aller en ville pour une commission, dit Immerthal, mais je vais faire encore un bout de route avec vous... Ce sont des bonbons aux fruits que vous avez là? Oui, merci, j'en veux bien quelques-uns. Demain nous avons notre leçon, Hans.—Il voulait parler de la leçon d'équitation.

—Chic! dit Hans. On va me donner des guêtres de cuir, tu sais, parce que j'ai eu la meilleure note dernièrement en thème.

—Tu ne prends pas de leçons d'équitation, Kröger? demanda Immerthal; et ses yeux n'étaient plus que deux fentes brillantes.

—Non, répondit Tonio d'une façon tout à fait indistincte.

—Tu devrais demander à ton père qu'il t'en fasse prendre aussi, Kröger, remarqua Hans Hansen.

—Oui, fit Tonio, à la fois avec précipitation et indifférence. Sa gorge se serra un instant, parce que Hans l'avait appelé par son nom de famille, et Hans parut le sentir, car il dit, en manière d'explication:

—Je t'appelle Kröger, parce que ton prénom est si baroque, tu sais; excuse-moi, mais je ne l'aime pas du tout. Tonio... ce n'est pas un nom en somme. Du reste, tu n'y peux rien, bien sûr.

—Non, sans doute que tu t'appelles ainsi justement parce que cela a une allure étrangère et que c'est un peu singulier, dit Immerthal en se donnant l'air de parler pour arranger les choses.»

Les lèvres de Tonio tremblèrent. Il se contint et dit:

«Oui, c'est un nom stupide, Dieu sait que j'aimerais mieux m'appeler Henri ou Guillaume, vous pouvez m'en croire! Mais j'ai été appelé ainsi d'après un frère de ma mère qui s'appelle Antonio; car ma mère n'est pas d'ici, comme vous le savez...»

Puis il se tut et laissa les deux autres parler chevaux et harnachement. Hans avait passé son bras sous celui d'Immerthal et causait avec un intérêt et une animation qu'il eût été impossible d'éveiller en lui pour don Carlos... De temps en temps, Tonio sentait l'envie de pleurer lui monter en picotant dans le nez; et il avait de la peine à maîtriser son menton qui se mettait continuellement à trembler...

Hans n'aimait pas son nom,—qu'y faire? Lui s'appelait Hans, et Immerthal s'appelait Erwin, bon, c'étaient là des noms universellement reconnus, qui n'étonnaient personne. Mais «Tonio» avait quelque chose d'étranger et de singulier. Oui, il avait quelque chose de singulier en lui sous tous les rapports, qu'il le voulût ou non, et il était seul et exclu du milieu des gens comme il faut et habituels, bien qu'il ne fût pourtant pas un bohémien dans une roulotte verte, mais le fils du consul Kröger, de la famille des Kröger. Mais pourquoi Hans l'appelait-il Tonio tant qu'ils étaient seuls, et avait-il honte de lui dès qu'un troisième survenait? Parfois il lui témoignait de la compréhension et de l'affection, oui. «De quelle façon le trahit-il donc, Tonio?» avait-il demandé, et il avait glissé son bras sous le sien. Mais lorsque Immerthal était arrivé, il avait tout de même poussé un soupir de soulagement, il l'avait délaissé, et il lui avait reproché sans nécessité son prénom étranger. Comme c'était douloureux de voir clair dans tout cela!... Hans Hansen l'aimait un peu au fond, quand ils étaient entre eux, Tonio le savait. Mais si un troisième survenait, Hans avait honte de lui et le sacrifiait, et Tonio était de nouveau seul. Il pensa au roi Philippe. Le roi a pleuré.

«Mon Dieu, dit Erwin Immerthal, il faut maintenant vraiment que j'aille en ville! Adieu, vous autres, et merci pour les bonbons!»

Là-dessus il sauta sur un banc qui se trouvait au bord du chemin, courut tout le long avec ses jambes arquées et partit au trot.

«J'aime Immerthal, dit Hans avec conviction.»

Il avait une façon d'enfant gâté et sûr de soi de proclamer ses sympathies et ses aversions, de daigner pour ainsi dire les distribuer... Puis il se remit à parler des leçons d'équitation parce qu'il était lancé sur ce sujet. Du reste on approchait de la maison des Hansen; le chemin par les remparts n'était pas très long. Ils serraient fortement leurs coiffures et penchaient la tête contre le grand vent humide qui grinçait et gémissait dans les branches dénudées des arbres. Et Hans Hansen parlait, tandis que Tonio jetait seulement de temps à autre avec effort un «tiens» ou un «oui», et restait insensible au fait que Hans, dans le feu du discours, avait de nouveau pris son bras, car ce n'était là qu'un rapprochement apparent et sans signification.

Puis ils quittèrent la promenade des remparts non loin de la gare, virent un train passer en soufflant avec une hâte pesante, s'amusèrent à compter les wagons et firent des signes à l'homme qui, emmitouflé dans sa fourrure, était assis tout au haut du dernier. Place des Tilleuls, devant la villa des Hansen, ils s'arrêtèrent, et Hans fit voir en détail à son ami combien il était amusant de grimper sur le portail et de le faire aller et venir sur ses gonds de façon qu'ils grinçassent. Ensuite, il prit congé.

«Maintenant, il faut que je rentre, dit-il. Adieu, Tonio, la prochaine fois, c'est moi qui t'accompagnerai chez toi, je te le promets.

—Adieu, Hans, dit Tonio, nous avons fait une jolie promenade.»

Leurs mains, qui se serraient, étaient toutes mouillées et pleines de rouille, d'avoir tenu le portail. Mais lorsque les yeux de Hans rencontrèrent ceux de Tonio, une vague expression de remords apparut sur son joli visage.

«Et puis, tu sais, je lirai bientôt Don Carlos, dit-il vite. Cette histoire du roi dans son cabinet doit être très chic.»

Là-dessus, il prit son sac sous son bras et partit en courant à travers le jardin. Avant de disparaître dans la maison, il se retourna encore pour faire un signe. Et Tonio Kröger s'éloigna tout radieux, et léger comme s'il avait des ailes. Le vent le poussait par derrière, mais ce n'était pas seulement pour cela qu'il avançait si aisément.

Hans lirait Don Carlos, et alors ils posséderaient ensemble quelque chose dont ni Immerthal ni aucun autre ne pourrait parler avec eux! Comme ils se comprenaient bien l'un l'autre! Qui sait, peut-être parviendrait-il encore à le convaincre d'écrire aussi des vers?... Non, non, il ne voulait pas essayer! Hans ne devait pas devenir comme Tonio, mais rester tel qu'il était, si clair, si fort, tel que tout le monde l'aimait, et Tonio plus que tous les autres! Mais de lire Don Carlos ne lui ferait tout de même pas de mal... Et Tonio passa sous la vieille porte trapue, longea le port, remonta les rues à pignons, raides, mouillées et pleines de courants d'air, jusqu'à la maison de ses parents. Dans ce temps-là son cœur vivait; il contenait de douloureuses aspirations, une mélancolique envie, un petit peu de dédain et une très chaste félicité.

II

La blonde Inge, Ingeborg Holm, la fille du docteur Holm, qui habitait place du Marché, là où se dressait, pointue et fouillée, la haute fontaine gothique... ce fut elle que Tonio Kröger aima quand il eut seize ans.

Comment cela arriva-t-il? Il l'avait vue mille fois, mais un soir il la vit éclairée d'une certaine façon, il la vit rejeter en riant d'une certaine façon mutine sa tête de côté, pendant qu'elle causait avec une amie; il la vit porter à la nuque d'une certaine façon sa main, une main de fillette, ni particulièrement belle ni particulièrement fine, tandis que sa manche de gaze blanche glissait au-dessus du coude; il l'entendit accentuer d'une certaine façon sonore et chaude un mot, un mot indifférent, et un ravissement s'empara de son cœur, beaucoup plus fort que celui qu'il éprouvait parfois jadis, quand il contemplait Hans Hansen, au temps où il n'était encore qu'un petit nigaud.

Ce soir-là, il emporta dans son cœur l'image de l'épaisse natte blonde, des longs yeux bleus rieurs, du petit renflement légèrement marqué de taches de rousseur au-dessus du nez; il ne put s'endormir parce qu'il entendait toujours la sonorité particulière de la voix; il essaya d'imiter doucement la façon dont elle avait accentué le mot indifférent, et en même temps frissonna. L'expérience l'avertissait que ce qu'il éprouvait là c'était l'amour. Mais, quoiqu'il sût parfaitement que l'amour lui apporterait beaucoup de souffrances, de tourments et d'humiliations, qu'il détruisait la paix de l'âme et remplissait le cœur de mélodies, sans qu'il fût possible de trouver le repos nécessaire pour leur donner une forme précise et créer dans le calme une œuvre achevée, il l'accueillit tout de même avec joie, s'abandonna tout entier à lui, et le nourrit avec toutes les forces de son âme, car il savait que l'amour rend riche et vivant, et il aspirait à être riche et vivant plutôt qu'à créer dans le calme une œuvre achevée.

Ce fut dans le salon démeublé de madame Husteede, la femme du consul, dont c'était le tour ce soir-là de recevoir le cours de danse, que Tonio Kröger tomba ainsi amoureux de la joyeuse Inge Holm. Ce cours était privé, seuls y assistaient les membres des meilleures familles, et l'on se réunissait à tour de rôle chez les parents pour recevoir les leçons de danse et de maintien. Mais le maître de ballet Knaak venait chaque semaine tout exprès de Hambourg pour les donner.

Il se nommait François Knaak, et il fallait voir le personnage!

«J'ai l'honneur de me vous présenter[A], disait-il, mon nom est Knaak... et l'on ne dit pas cela pendant que l'on s'incline, mais une fois que l'on s'est redressé, d'une voix contenue et cependant distincte. L'on n'est pas tous les jours dans une situation qui vous oblige à vous présenter en français, mais quand on est capable de le faire d'une façon correcte et impeccable dans cette langue, on peut être certain de s'en tirer aussi parfaitement en allemand...»

Comme sa soyeuse redingote noire moulait bien sa taille grasse! Ses pantalons tombaient en plis souples sur ses escarpins ornés de larges nœuds de satin, et ses yeux bruns se promenaient autour de lui, las et heureux de leur propre beauté.

Chacun était écrasé par l'excès de son assurance et de sa distinction. Il marchait,—et personne ne marchait comme lui, de ce pas élastique, ondoyant, balancé, royal—vers la maîtresse de maison, s'inclinait et attendait qu'on lui tendît la main. La lui donnait-on, il murmurait un remerciement, reculait d'un mouvement souple, tournait sur le pied gauche, s'élevait de côté sur la pointe du pied et s'éloignait en faisant osciller ses hanches...

L'on se dirigeait à reculons vers la porte en s'inclinant à plusieurs reprises, lorsque l'on quittait une réunion; l'on n'approchait pas une chaise en l'empoignant par un pied, ou en la traînant sur le parquet, mais on la portait légèrement par le dossier et on la déposait sans bruit par terre. L'on ne se tenait pas assis là, les mains sur le ventre et la langue dans le coin de la bouche, et s'il vous arrivait quand même de le faire, M. Knaak avait une façon de vous imiter qui vous inspirait le dégoût de cette attitude pour le reste de votre vie.

Voilà pour ce qui concernait le maintien. Quant à la danse, M. Knaak y déployait une maîtrise si possible encore plus complète. Dans le salon démeublé brûlaient les flammes du lustre et les bougies de la cheminée. Le sol était saupoudré de talc, et les élèves se tenaient debout, tout autour, en un silencieux demi-cercle. De l'autre coté de la portière, dans la chambre attenante, les mères et les tantes étaient assises sur des chaises de peluche, et contemplaient à travers leurs lorgnettes comment M. Knaak, penché en avant, tenant de chaque côté avec deux doigts les bords de sa redingote, démontrait de ses jambes élastiques les diverses parties de la mazurka. Mais se proposait-il d'épater complètement son public, il s'enlevait soudain et sans nécessité du sol, en faisant tourbillonner ses jambes l'une sur l'autre avec une vertigineuse vitesse, décrivait une sorte de trille, et retombait sur cette terre avec un «plouf» assourdi qui n'en ébranlait pas moins tout sur sa base.

«Quel singe impossible!» se disait Tonio Kröger. Mais il voyait bien qu'Inge Holm, la joyeuse Inge, suivait souvent les mouvements de M. Knaak avec un sourire ravi, et ce n'était pas seulement pour cela que toute cette magnifique maîtrise physique lui inspirait au fond une sorte d'admiration. Quel regard calme et assuré avaient les yeux de M. Knaak! Ils ne pénétraient pas les choses jusqu'au point où elles deviennent compliquées et tristes; ils ne savaient rien, sinon qu'ils étaient bruns et beaux! Mais c'est grâce à cela que son attitude était si fière! Oui, il fallait être bête pour pouvoir marcher comme lui, et alors on était aimé, car on était aimable. Il comprenait si bien qu'Inge, la blonde, la délicieuse Inge, regardât M. Knaak comme elle le faisait. Mais lui, est-ce que jamais une jeune fille ne le regarderait ainsi?

Oh si! cela arriva. Il y avait là Magdalena Vermehren, la fille de l'avoué Vermehren, avec son air doux et ses grands yeux noirs et francs, sérieux et sentimentaux. Elle tombait souvent en dansant; mais elle allait le trouver lorsque c'était aux dames de choisir leurs cavaliers, elle savait qu'il composait des vers, et l'avait deux fois prié de les lui montrer. Souvent elle le regardait de loin en penchant la tête. Mais qu'est-ce que cela pouvait lui faire? Lui, il aimait Inge Holm, la blonde, la joyeuse Inge, qui sûrement le méprisait parce qu'il composait des poésies... Il la regardait, regardait ses yeux allongés, bleus, qui étaient pleins de bonheur et de moquerie, et une aspiration jalouse, une souffrance âpre, torturante, de ce qu'il dût être banni de sa présence, lui demeurer éternellement étranger, brûlait dans sa poitrine.

«Premier couple en avant!» disait M. Knaak; et aucun mot ne peut rendre l'étonnante façon qu'avait le personnage d'émettre la syllabe nasale.

On étudiait le quadrille, et au profond effroi de Tonio Kröger, il se trouvait placé dans le même carré qu'Ingeborg Holm. Il l'évitait de son mieux, et pourtant il se trouvait continuellement dans son voisinage; il défendait à ses yeux de l'approcher et pourtant son regard tombait continuellement sur elle... Et maintenant elle s'avançait, conduite par le roux Ferdinand Matthiessen, glissant et courant; elle rejeta sa natte en arrière, et se plaça en reprenant son souffle juste en face de lui. M. Hinzelmann, le tapeur, posa ses mains osseuses sur les touches; le quadrille commença.

Elle se mouvait de ci, de là, devant lui, en avant et en arrière, marchant et tournant; un parfum qui émanait de ses cheveux ou de la délicate étoffe blanche de sa robe, lui parvenait par instants, et sa vue se troublait de plus en plus. «Je t'aime, chère, douce Inge», disait-il en lui-même, et il mettait dans ces paroles toute sa douleur de ce qu'elle se livrât avec tant d'ardeur et de joie à ce qu'elle faisait, et ne prît pas garde à lui. Une admirable poésie de Storm lui vint à l'esprit: «J'aimerais dormir, mais tu dois danser.» Et il souffrit de l'humiliante absurdité qu'il y avait à être obligé de danser alors qu'on aime.

«Premier couple en avant!» dit M. Knaak, car on commençait une nouvelle figure. «Compliments! Moulinet des dames! Tour de main!» et nul ne peut décrire la grâce avec laquelle il avalait le e muet du «de».

«Deuxième couple en avant!» C'était au tour de Tonio Kröger et de sa danseuse. «Compliments!» Tonio Kröger s'inclina. «Moulinet des dames!» et Tonio Kröger, la tête basse et les sourcils froncés, plaça sa main sur celles des quatre dames, sur celle de Inge Holm, et dansa le «moulinet».

Des murmures et des rires s'élevèrent alentour. M. Knaak prit une pose de ballet qui exprimait une horreur stylisée: «Ah! malheur, s'écria-t-il. Arrêtez, arrêtez! Kröger s'est fourvoyé parmi les dames! En arrière, Mademoiselle Kröger, en arrière, fi donc! tout le monde a compris sauf vous. Oust, filez, reculez!» Et il tira son mouchoir de soie jaune et se mit à l'agiter devant Tonio Kröger pour le chasser vers sa place.

Tout le monde rit, les jeunes gens, les jeunes filles et les dames derrière la portière, car M. Knaak avait fait de l'incident une chose par trop comique, et l'on s'amusait comme au théâtre. Seul M. Hinzelmann attendait, avec un visage sec d'homme d'affaires, qu'on lui fît signe de continuer, car il était endurci aux simagrées de M. Knaak.

Après cela on reprit le quadrille, et après cela il y eut un entr'acte. La femme de chambre entra, accompagnée du tintement d'un plateau chargé de boissons rafraîchissantes, et la cuisinière s'avança dans son sillage avec une cargaison de plum-cake. Mais Tonio Kröger se glissa hors du salon, gagna furtivement le corridor, et alla se placer les mains derrière le dos, devant une fenêtre dont les jalousies étaient baissées, sans songer que l'on ne pouvait rien voir à travers, et qu'il était par conséquent ridicule de rester devant, et de faire comme s'il regardait dehors.

Mais c'est en lui-même qu'il regardait, en lui-même où il y avait tant de chagrin et de douloureuse aspiration. Pourquoi, pourquoi était-il ici? Pourquoi n'était-il pas dans sa chambre, près de la fenêtre, à lire Immensee en regardant de temps à autre dans le jardin assombri par le soir, où grinçait lourdement le vieux noyer. Là, il aurait été à sa place. Bon pour les autres de danser de tout leur cœur et sans se tromper... Et pourtant, non, non, sa place était ici où il se sentait dans le voisinage d'Inge, alors même qu'il se tenait seul, loin d'elle, essayant de distinguer au milieu du brouhaha des conversations, des tintements de verres et des rires, sa voix où vibrait toute la chaleur de la vie. Oh! tes yeux bleus, longs et rieurs, blonde Inge! On ne peut être beau et enjoué comme toi que quand on ne lit pas Immensee et que l'on n'essaye jamais d'écrire soi-même rien de pareil. Voilà le malheur!...

Elle devait venir! Elle devait remarquer qu'il n'était plus là, et sentir ce qui se passait en lui, elle devait le suivre sans bruit, mettre sa main sur son épaule et dire: «Viens, rentre avec nous, sois content, je t'aime.» Et il tendit l'oreille derrière lui, et attendit avec une anxiété déraisonnable qu'elle vînt. Mais elle ne vint nullement. Ces choses-là n'arrivent pas sur la terre.

Avait-elle ri de lui, elle aussi, comme les autres? Oui, elle avait ri, si volontiers qu'il l'eût nié pour l'amour d'elle et de lui-même. Et pourtant ce n'était que parce qu'il était si absorbé par sa présence qu'il avait dansé le «moulinet des dames». Et qu'est-ce que cela pouvait faire? L'on cesserait peut-être un jour de rire! Est-ce qu'un journal n'avait pas dernièrement accepté une poésie de lui, encore que ce journal eût cessé de paraître avant que la poésie pût être imprimée? Vienne le jour où il serait célèbre, où tout ce qu'il écrirait serait publié; et alors on verrait si cela ne ferait pas d'impression sur Inge Holm... Non, cela ne ferait aucune impression sur elle, voilà la vérité. Sur Magdalena Vermehren, celle qui tombait toujours, oui, mais jamais sur Inge Holm, sur la joyeuse Inge aux yeux bleus, jamais. Et alors à quoi bon?...

Le cœur de Tonio Kröger se serra douloureusement à cette pensée. Sentir s'agiter et se jouer en soi des forces merveilleuses et mélancoliques, et savoir en même temps que ceux vers lesquels vous porte votre ardente aspiration demeurent à leur égard dans une sereine inaccessibilité, cela fait beaucoup souffrir. Mais quoiqu'il se tînt solitaire, exclu, et sans espoir devant une jalousie baissée, et qu'il feignît dans son affliction de regarder au travers, il était quand même heureux. Car dans ce temps-là son cœur vivait. Il battait ardemment et tristement pour toi, Ingeborg Holm, et son âme étreignait ta petite personnalité blonde, claire, mutine et quelconque, et se reniait elle-même avec bonheur.

Plus d'une fois il se tint, le visage brûlant, dans quelque endroit solitaire, où le son de la musique, le parfum des fleurs et le tintement des verres ne parvenaient qu'affaiblis, cherchant à distinguer dans le lointain bruissement de la fête le timbre de ta voix, souffrant à cause de toi, et malgré tout heureux. Plus d'une fois il se sentit vexé de ce qu'il pouvait causer avec Magdalena Vermehren, celle qui tombait toujours, de ce qu'elle le comprît, et rît et fût sérieuse en même temps que lui, tandis que la blonde Inge, même lorsqu'il était assis près d'elle, lui paraissait lointaine, étrangère et étrange, car son langage n'était pas le sien; et malgré tout il était heureux. Car le bonheur, se disait-il, n'est pas d'être aimé: il n'y a là qu'une satisfaction de vanité, mêlée de dégoût. Le bonheur est d'aimer et peut-être d'attraper çà et là de petits instants où l'on a l'illusion d'être proche de la personne aimée. Et il nota cette pensée dans son cœur, en approfondit complètement la signification et épuisa tout ce qu'elle pouvait lui faire éprouver.

«Fidélité! pensait Tonio Kröger. Je veux être fidèle et t'aimer, chère Ingeborg, tant que je vivrai!» Telles étaient ses bonnes intentions. Et, cependant, un sentiment de crainte et de tristesse lui chuchotait tout bas qu'il avait bien oublié complètement Hans Hansen, quoiqu'il le vît tous les jours. Et l'odieux et le pitoyable de l'affaire fut que cette voix chuchotante et un peu malicieuse eut raison, que le temps passa et qu'un jour vint où Tonio Kröger ne fut plus tout à fait aussi prêt à mourir sans conditions pour la joyeuse Inge, car il se sentait le désir et le pouvoir d'accomplir à sa manière dans le monde une quantité de choses remarquables.

Et il fit avec précaution le tour de l'autel où brûlait la chaste et pure flamme de son amour; il s'agenouilla devant, l'attisa et la nourrit de toutes les façons, parce qu'il voulait être fidèle. Et, au bout de quelque temps, sans qu'on y prît garde, sans tapage et sans éclat, elle s'éteignit tout de même.

Mais Tonio Kröger se tint encore un certain temps devant l'autel refroidi, étonné et déçu que la fidélité ne fût pas possible sur la terre. Puis il haussa les épaules et s'en alla.

III

Il suivit le chemin qu'il devait suivre, d'un pas indolent et irrégulier, en sifflotant et en regardant au loin, la tête inclinée de côté, et s'il fit fausse route, c'est que pour certains êtres il n'existe pas de véritable chemin.

Quand on lui demandait ce qu'il pensait devenir, il donnait des réponses variables, car il avait coutume de dire (et il l'avait déjà noté) qu'il portait en lui les possibilités d'une quantité d'existences, jointes à la conscience secrète qu'elles étaient au fond de pures impossibilités.

Déjà avant qu'il quittât la ville aux murailles resserrées où il était né, les chaînes et les liens par lesquels elle le retenait s'étaient doucement relâchés. La vieille famille des Kröger s'était peu à peu émiettée et désagrégée, et les gens avaient des raisons de considérer la manière d'être particulière de Tonio Kröger comme un indice de cet état de choses. La mère de son père, la doyenne de la famille, était morte, et peu après son père, le long monsieur pensif, vêtu avec soin, qui portait toujours une fleur des champs à la boutonnière, mourut aussi. La grande demeure des Kröger fut mise en vente avec tout son vénérable passé, et la maison de commerce cessa d'exister. Quant à la mère de Tonio, sa belle et ardente maman qui jouait si merveilleusement du piano et de la mandoline, et à qui tout était complètement indifférent, elle se remaria au bout d'un an, cette fois avec un musicien, un virtuose qui portait un nom italien et qu'elle suivit dans les lointains bleus. Tonio Kröger trouva cela un peu léger; mais était-il qualifié pour l'en empêcher? Il écrivait des vers et ne pouvait pas même dire ce qu'il pensait devenir...

Et il quitta la tortueuse ville natale, et ses pignons autour desquels le vent humide sifflait, il quitta le jet d'eau et le vieux noyer, les confidents de sa jeunesse; il quitta aussi la mer qu'il aimait tant, et il n'en éprouva aucune tristesse. Car il était devenu grand et raisonnable, il avait pris conscience de lui-même, et il était plein de raillerie pour l'existence lourde et mesquine qui l'avait si longtemps retenu captif.

Il se livra tout entier à la puissance qui lui apparaissait comme la plus élevée sur terre, au service de laquelle il se sentait appelé, qui lui promettait la grandeur et la réputation: la puissance de l'esprit et de la parole qui règne en souriant sur la vie inconsciente et muette. Il se donna à elle avec sa juvénile passion; elle le récompensa par tout ce qu'il est en son pouvoir de donner, et lui prit impitoyablement tout ce qu'elle a coutume de prendre en échange.

Elle aiguisa son regard et lui fit percer à jour les grands mots qui gonflent les poitrines des hommes, elle lui ouvrit l'âme des autres et la sienne propre, le rendit clairvoyant, lui montra l'intérieur du monde, et ce qui se trouve tout au fond, sous les actions et les paroles. Et ce qu'il vit fut ceci: ridicule et misère—misère et ridicule.

Alors vint, avec le tourment et l'orgueil de la connaissance, la solitude, parce qu'il lui était impossible de demeurer dans la société des gens candides, à l'âme insouciante et obscure, et que le signe qu'il portait sur son front les troublait. Par contre, il trouvait une joie de plus en plus douce dans la poursuite du mot et de la forme, car il avait coutume de dire (et il l'avait aussi noté) que la connaissance de l'âme mènerait infailliblement à la mélancolie, si le plaisir que donne la recherche de l'expression ne nous maintenait alerte et gai.

Il vivait dans de grandes villes et dans le Midi, dont le soleil, espérait-il, ferait mûrir son art d'une façon plus luxuriante. Peut-être était-ce le sang de sa mère qui l'attirait là-bas. Mais comme son cœur était mort et sans amour, il tomba dans des aventures charnelles, s'enfonça très avant dans la volupté et le péché brûlant, et en souffrit d'une manière indicible. Peut-être était-ce en lui l'héritage de son père, le grand monsieur pensif à la tenue soignée et à la boutonnière ornée d'une fleur des champs, qui le faisait tant souffrir dans les bas-fonds où il se trouvait, et réveillait parfois en lui la nostalgie vague de joies spirituelles, jadis siennes, qu'il ne retrouvait plus parmi tous ses plaisirs.

Un dégoût et une haine des sens le saisit, une soif de pureté, d'honnêteté paisible, tandis qu'il continuait à respirer l'atmosphère de l'art, la tiède et douce atmosphère saturée de parfums d'un printemps continuel, où tout pousse, bouillonne et germe dans la secrète ivresse de la procréation. Aussi il en résulta seulement que, tiraillé entre les tendances les plus extrêmes, ballotté entre une spiritualité de glace et une dévorante sensualité, il menait parmi les tourments de conscience une vie épuisante, une vie extraordinaire, déréglée, extravagante, que, lui, Tonio Kröger, détestait au fond. «Quel égarement! pensait-il parfois. Comment ai-je pu tomber dans toutes ces aventures bizarres? Je ne suis pourtant pas un bohémien, né dans une roulotte verte...»

Mais dans la mesure où sa santé s'affaiblissait, son sens artistique s'affinait, devenait difficile, délicat, exquis, fin, irritable à l'égard de la banalité et extrêmement susceptible dans les questions de tact et de goût. Lorsqu'il sortit pour la première fois de son silence, les gens compétents exprimèrent beaucoup d'approbation et de satisfaction, car il livra au public une œuvre de valeur, pleine d'humour et d'expérience de la souffrance. Et très vite son nom, ce même nom par lequel jadis ses maîtres l'avaient interpellé pour le gronder, dont il avait signé ses premières rimes sur le noyer, le jet d'eau et la mer, cet assemblage de sonorités méridionales et septentrionales, ce nom bourgeois sur lequel on avait soufflé un peu d'exotisme, devint une formule qui évoquait des qualités de premier ordre; car à la profondeur douloureuse de son expérience, se joignait une application rare, opiniâtre, ambitieuse, qui, en lutte avec la délicate irritabilité de son goût, produisait, au prix de violentes angoisses, des œuvres remarquables.

Il ne travaillait pas comme quelqu'un qui travaille pour vivre, mais comme quelqu'un qui ne veut rien faire d'autre que travailler, parce qu'il ne se compte pour rien en tant qu'être vivant, ne veut être considéré que comme créateur, et le reste du temps va et vient, terne et insignifiant, semblable à l'acteur débarrassé de son fard qui n'existe que lorsqu'il est en scène. Il travaillait en silence, enfermé chez lui, invisible et plein de mépris pour les petits écrivains dont le talent n'était qu'une parure de société, et qui, riches ou pauvres, circulaient, sauvages et débraillés, ou bien exhibaient des cravates recherchées, croyaient être heureux, charmants et artistiques au plus haut point, et ignoraient que les œuvres bonnes ne naissent que sous la pression d'une vie mauvaise, que celui qui vit ne travaille pas, et qu'il faut être mort pour être tout à fait un créateur.

IV

«Je ne vous dérange pas? demanda Tonio Kröger sur le seuil de l'atelier. Il tenait son chapeau à la main et s'inclinait même légèrement, quoique Lisaveta Iwanowna fût son amie à laquelle il disait tout.

—Je vous supplie, Tonio Kröger, entrez sans cérémonie! répondit-elle avec son accent chantant. L'on sait que vous avez joui d'une bonne éducation et que vous connaissez les usages. En parlant ainsi, elle plaçait son pinceau dans sa main gauche avec la palette, lui tendait la droite, et le regardait dans les yeux, en riant et en hochant la tête.

—Oui, mais vous êtes en train de travailler, dit-il. Laissez-moi voir... Oh! vous avez avancé.» Et il regardait alternativement les esquisses coloriées qui étaient appuyées à des chaises de chaque côté du chevalet, et la grande toile couverte d'un réseau de lignes carrées, sur laquelle, parmi l'ébauche au fusain confuse et vague, les premières taches de couleur commençaient à surgir.

C'était à Munich,—dans une maison située derrière la rue Schelling, à un des étages supérieurs. Dehors, derrière les larges fenêtres orientées au nord, régnaient le ciel bleu, les gazouillements d'oiseaux, le soleil; et le souffle jeune et doux du printemps, qui entrait à flots par un vasistas ouvert, se mêlait à l'odeur du fixatif et des couleurs à l'huile qui remplissait le vaste lieu de travail. La lumière dorée de la claire après-midi inondait sans rencontrer d'obstacles la spacieuse nudité de l'atelier, éclairait honnêtement le plancher un peu endommagé, la table grossière couverte de flacons, de tubes et de pinceaux, sous la fenêtre, et les études sans cadres contre les murs sans papier; éclairait le paravent de soie fendillée qui délimitait, dans le voisinage de la porte, un petit coin habitable, meublé avec goût, pour les moments de loisir; éclairait l'œuvre commencée sur le chevalet, et, devant, le poète et l'artiste.

Elle pouvait avoir à peu près son âge, c'est-à-dire un peu plus de trente ans. Elle était assise, enveloppée de son tablier bleu foncé couvert de taches, sur un tabouret bas, et appuyait son menton dans sa main. Ses cheveux bruns frisottés et déjà grisonnants sur les côtés, couvraient ses tempes en ondes légères et encadraient son visage brun, au type slave, très sympathique avec son nez épaté, ses pommettes saillantes et ses petits yeux noirs brillants. Tendue, défiante et comme irritée, elle examinait de biais, entre ses paupières à demi fermées, son ouvrage.

Il se tenait à côté d'elle, la main droite appuyée sur sa hanche, et tournait rapidement de la main gauche sa moustache brune. Ses sourcils obliques remuaient et se contractaient sombrement, tandis qu'il sifflotait avec douceur comme à l'ordinaire. Il était vêtu d'une façon extrêmement soignée et cossue; il portait un costume d'un gris tranquille et d'une coupe discrète. Mais sur son front tourmenté où les cheveux foncés se partageaient d'une façon remarquablement simple et correcte, passait un tressaillement nerveux; les traits de son visage au type méridional étaient déjà très accusés, comme tracés et creusés par un dur burin, pendant que sa bouche gardait un dessin très doux, et son menton des contours infiniment délicats.

Au bout d'un moment il passa sa main sur son front et sur ses yeux en se détournant.

«Je n'aurais pas dû venir, dit-il.

—Pourquoi pas, Tonio Kröger?

—Je viens de quitter mon travail, Lisaveta, et ce qu'il y a dans ma tête est exactement comme ce qu'il y a sur cette toile. Un canevas, une pâle ébauche barbouillée de corrections, et quelques taches de couleur, voilà: et je viens ici et je retrouve la même chose. Et je retrouve aussi le même conflit, la même contradiction qui me tourmente chez moi, dit-il en humant l'air. C'est bizarre. Quand une pensée s'empare de vous, on la trouve exprimée partout. On la flaire même dans le vent: l'odeur du fixatif et les parfums printaniers, n'est-ce pas? L'art et... comment appeler l'autre chose? Ne dites pas «la nature», Lisaveta, car «la nature» n'épuise pas. Non vraiment, j'aurais mieux fait d'aller me promener quoiqu'il ne soit pas certain que je m'en serais mieux trouvé. Il y a cinq minutes, tout près d'ici, j'ai rencontré un collègue, Adalbert, le romancier. «Maudit soit le printemps! m'a-t-il dit de sa manière agressive. C'est la plus affreuse des saisons. Pouvez-vous concevoir une idée raisonnable, Kröger, pouvez-vous travailler avec calme à aiguiser le plus petit trait, à obtenir le moindre effet, quand tout votre sang fourmille d'une façon indécente, et qu'une masse de sensations déplacées vous agitent, qui, sitôt que vous les scrutez, se révèlent complètement vulgaires et inutilisables? Pour ma part, je m'en vais au café. C'est un terrain neutre que n'affectent pas les changements de saisons, voyez-vous, il représente, pour ainsi dire, la sphère distante et supérieure de la littérature où il ne peut vous venir que des idées nobles.» Et il alla au café; et peut-être que j'aurais bien fait d'aller avec lui.»

Lisaveta s'amusait.

«Pas mal, Tonio Kröger. Le sang qui fourmille d'une façon indécente n'est pas mal. Et il a raison dans une certaine mesure, car vraiment le printemps n'est pas particulièrement favorable au travail. Mais maintenant faites attention. Je termine encore tout de même cette petite chose-là, ce petit trait ou ce petit effet, comme dirait Adalbert. Ensuite nous irons dans le «salon» boire du thé, et vous vous déverserez; car je vois bien que vous en avez gros sur le cœur aujourd'hui. En attendant «groupez-vous» à votre aise quelque part, par exemple sur ce coffre-là, si vous ne craignez pas pour vos vêtements aristocratiques.

—Ah! laissez-moi tranquille avec mes vêtements, Lisaveta Iwanowna! Voudriez-vous que je me promène dans une jaquette de velours déchiré ou dans une veste de soie rouge? On est toujours suffisamment bohème intérieurement quand on est un artiste. Extérieurement on doit bien s'habiller, que diable, et se comporter comme un homme convenable... Non, je n'ai rien sur le cœur, dit-il, regardant comment elle préparait un mélange sur sa palette, il s'agit seulement d'un problème, comprenez-vous, d'une contradiction qui me préoccupe et qui m'empêche de travailler... Oui. De quoi parlions-nous donc? Ah! d'Adalbert le romancier qui est un homme si fier et si fort. «Le printemps est la plus affreuse des saisons», a-t-il dit, et il est allé au café. Car on doit savoir ce qu'on veut, n'est-il pas vrai? Voyez-vous, moi aussi le printemps me rend nerveux, moi aussi je suis troublé par la charmante vulgarité des sensations et des souvenirs qu'il réveille; seulement je ne parviens pas à lui en faire un reproche et à le vouer au mépris à cause de cela; car au fond, j'ai honte devant lui, j'ai honte devant sa pure ingénuité et devant sa triomphante jeunesse. Et je ne sais si je dois envier Adalbert ou le mépriser de ce qu'il n'éprouve rien de ce sentiment...

«On travaille mal au printemps, bien sûr, et pourquoi? parce que l'on sent. Et parce qu'il faut être un imbécile pour croire que celui qui crée a le droit de sentir. Tout artiste véritable sourit de cette erreur de naïf et d'incapable; il sourit mélancoliquement peut-être, mais il sourit. Car ce que vous exprimez ne doit jamais être pour vous l'essentiel, mais seulement la matière indifférente en soi, dont il s'agit de composer, sans passion, en la dominant et comme en se jouant, une image esthétique. Si vous tenez trop à ce que vous avez à dire, si votre cœur bat trop vite pour votre sujet, vous pouvez être sûr d'un fiasco complet. Vous serez pathétique, vous serez sentimental, vous produirez une œuvre lourde, gauche, austère, dénuée de maîtrise, d'ironie et de sel, ennuyeuse, banale, et le résultat final sera l'indifférence chez le public, et pour vous la déception et le chagrin... Car c'est ainsi, Lisaveta: le sentiment, le sentiment vivant et chaud est toujours banal, inutilisable, et seules les vibrations, les froides extases de notre système nerveux corrompu, de notre système nerveux d'artiste ont un caractère esthétique. Il est nécessaire d'être dans une certaine mesure en dehors de l'humanité, d'être un peu inhumain, de vivre à l'égard de ce qui est humain dans des rapports lointains et désintéressés, pour être en état, pour être seulement tenté de le représenter, de jouer avec, de le reproduire avec goût et succès. Le don pour le style, la forme et l'expression présuppose déjà cette attitude froide et distante à l'égard des choses humaines, oui, un certain appauvrissement, un certain dépouillement. Car le sentiment sain et vigoureux, il n'y a pas à en sortir, ne connaît pas le goût. C'en est fait de l'artiste dès qu'il devient homme, et commence à sentir. Adalbert le sait, et voilà pourquoi il est allé au café, dans la «sphère supérieure», oui certes!

—Grand bien lui fasse, Batuschka, dit Lisaveta en se lavant les mains dans un récipient de fer-blanc, vous n'avez pas besoin de le suivre.

—Non, Lisaveta, je ne le suis pas et cela pour la seule raison qu'il m'arrive, par ci par là, d'avoir un peu honte, vis-à-vis du printemps, de ma qualité d'artiste. Voyez-vous, je reçois parfois des lettres de personnes inconnues, des pages de louanges et de remerciements que m'adresse mon public, des épîtres de gens émus, pleines d'admiration. Je lis ces lettres et je me sens touché par cette sympathie spontanée, gauchement humaine, que mon art a éveillée, une sorte de pitié me prend à l'égard de la naïveté enthousiaste qui s'exprime dans ces lignes, et je rougis en pensant combien l'être honnête qui les a tracées serait désenchanté, s'il pouvait jeter un regard derrière les coulisses, si sa candeur pouvait comprendre qu'au fond un homme droit, sain et normal n'écrit, ne joue, ni ne compose... Ce qui n'empêche pas que je n'utilise son admiration pour mon talent, pour me rehausser et me stimuler, que je la prenne fort au sérieux, en faisant une mine de singe qui joue au grand homme... Ah! ne protestez pas, Lisaveta! Je vous dis que je suis quelquefois las à mourir de toujours représenter ce qui est humain sans y prendre part moi-même... Au fond est-ce qu'un artiste est un homme? Qu'on le demande à «la femme»! Je crois que nous autres artistes, nous partageons tous un peu le sort de ce chantre pontifical qu'on... Nous chantons de la façon la plus émouvante, mais...

—Vous devriez avoir un peu honte, Tonio Kröger. Maintenant, venez prendre le thé. L'eau va tout de suite bouillir et voici des cigarettes. Vous en étiez à la voix de soprano; continuez. Mais vous devriez avoir honte. Si je ne savais pas avec quel fier enthousiasme vous vous adonnez à votre vocation...

—Ne parlez pas de vocation, Lisaveta Iwanowna! La littérature n'est pas une vocation, mais une malédiction, sachez-le. Quand cette malédiction commence-t-elle à se faire sentir? Tôt, terriblement tôt; à une période de la vie où l'on devrait encore avoir le droit de vivre en paix et en harmonie avec Dieu et avec l'univers. Vous commencez à vous sentir à part, en incompréhensible opposition avec les autres êtres, les gens habituels et comme il faut; l'abîme d'ironie, de doute, de contradictions, de connaissances, de sentiments, qui vous sépare des hommes, se creuse de plus en plus, vous êtes solitaire et désormais il n'y a plus d'entente possible. Quelle destinée! À supposer que le cœur soit resté vivant, assez aimant pour en sentir l'horreur!... La conscience de votre valeur s'allume parce que vous vous sentez marqué au front entre mille et que vous savez que cela n'échappe à personne. J'ai connu un acteur de génie qui, dans la vie courante, devait lutter avec une timidité et une veulerie maladives. Le sentiment aigu qu'il avait de sa valeur, joint au fait de ne savoir que représenter, quel rôle jouer dans la vie, firent que cet artiste parfait et cet homme misérable... Un artiste, un vrai, non pas un de ceux dont l'art est la fonction sociale, mais un artiste prédestiné et maudit, se reconnaît sans qu'il soit besoin d'une très grande perspicacité au milieu d'une foule. Le sentiment qu'il a d'être à part, de ne pas appartenir au reste du monde, d'être reconnu et observé, quelque chose à la fois de royal et d'embarrassé se lit sur son visage. L'on peut observer le même air sur les traits d'un prince qui se promène en civil dans la rue. Mais là les vêtements civils ne servent à rien, Lisaveta! Déguisez-vous, masquez-vous, habillez-vous comme un attaché d'ambassade ou un lieutenant de la garde en permission, vous aurez à peine besoin de lever les yeux et de dire un mot, et tout le monde saura que vous n'êtes pas un être humain, mais quelque chose d'étranger, d'étrange, de différent...

«Mais qu'est-ce qu'un artiste? Il n'y a pas de question vis-à-vis de laquelle la nonchalance et la paresse humaines se soient montrées plus invulnérables. «C'est un don», disent humblement les braves gens qui subissent l'influence d'un artiste; et comme ils croient que des effets sereins et nobles ne peuvent avoir que des causes également sereines et nobles, personne ne soupçonne qu'il s'agit peut-être ici d'un «don» des plus douteux, impliquant une contre-partie des plus déplorables... On sait que les artistes sont très susceptibles—on sait aussi que ce n'est pas le cas pour les gens qui ont une bonne conscience et le sentiment solidement fondé de leur valeur... Voyez-vous, Lisaveta, je cultive au fond de mon âme,—spirituellement parlant—à l'égard du type de l'artiste, tout le mépris que chacun de mes très honorables ancêtres, là-haut dans la ville aux murailles resserrées, aurait pu porter au saltimbanque, à l'artiste errant qui se serait présenté à sa porte. Écoutez un peu ceci: je connais un banquier, un homme d'affaires grisonnant, qui possède le don d'écrire des romans. Il fait usage de ce don dans ses moments de loisir et ses œuvres sont parfois tout à fait remarquables. Malgré—je dis malgré—ce don sublime, cet homme n'est pas absolument irréprochable; au contraire, il a été déjà condamné à un long emprisonnement, et cela pour des motifs bien fondés. Or, il s'est trouvé que c'est précisément en prison qu'il prit pour la première fois conscience de ses dons, et ses expériences de prisonnier forment le motif principal de toutes ses productions. On pourrait en conclure avec quelque hardiesse qu'il est nécessaire pour devenir poète de connaître une sorte quelconque de prison. Mais ne peut-on s'empêcher de soupçonner que les expériences faites en prison par cet homme sont moins intimement liées aux origines de sa vocation d'artiste que ce qui l'a conduit dans cette prison?—Un banquier qui écrit des romans, c'est une chose rare. Mais un banquier qui n'a pas commis de crime, un banquier irréprochable et solide qui écrit des romans, cela ne s'est jamais vu. Oui, riez si vous le voulez, et pourtant je ne plaisante qu'à moitié. Il n'y a pas au monde de problème plus angoissant que celui de la production artistique et de son action sur les hommes. Prenez la création la plus prodigieuse du plus typique, et pour cette raison du plus puissant des artistes, prenez une œuvre aussi morbide et aussi profondément double de sens que Tristan et Isolde, et observez l'effet que produit cette œuvre sur un être jeune, sain, à la sensibilité très normale. Vous le verrez élevé, fortifié, rempli d'un ardent et noble enthousiasme, stimulé peut-être à créer, lui aussi... Le brave dilettante! Le fond de notre âme, à nous autres artistes, est bien différent de ce que, avec son «cœur ardent» et son «sincère enthousiasme», il peut imaginer. J'ai vu des artistes entourés et fêtés par les femmes et les jeunes gens, tandis que, moi, je savais... On ne cesse de faire, en ce qui concerne l'origine, les manifestations et les conditions de la création artistique, les découvertes les plus surprenantes...

—Chez autrui, Tonio Kröger—excusez la question—ou pas seulement chez autrui?»

Il ne répondit pas. Il fronçait ses sourcils obliques et sifflotait.

«Donnez-moi votre tasse, Tonio. Il n'est pas fort, et prenez une nouvelle cigarette. Vous savez très bien du reste que vous envisagez les choses comme il n'est pas absolument nécessaire de les envisager...

—C'est la réponse d'Horatio, chère Lisaveta: «envisager les choses ainsi», signifie les envisager de trop près, n'est-ce pas?

—Je prétends qu'on peut les envisager d'aussi près sous un autre jour, Tonio Kröger. Je ne suis qu'une stupide femme peintre, et si je puis, somme toute, vous répondre, si je puis un peu défendre contre vous-même votre propre vocation, ce n'est assurément rien de nouveau que je vous dirai, je ne ferai que vous rappeler ce que vous savez très bien vous-même... N'est-ce pas envisager les choses de près que d'avoir présents à l'esprit l'action purificatrice, sanctifiante de la littérature, la destruction des passions par la connaissance et l'expression, la puissance libératrice de la parole, la littérature en tant qu'elle conduit à la compréhension, au pardon, à l'amour, l'esprit littéraire comme la plus noble manifestation de l'esprit humain, et l'écrivain comme un être accompli, comme un saint?

—Vous avez le droit de parler ainsi, Lisaveta, et cela en considération de l'œuvre de vos poètes, de l'admirable littérature russe, qui représente si bien la littérature sainte dont vous parlez. Mais je n'ai pas négligé vos objections, elles font partie de ce que j'ai aujourd'hui dans la tête... Regardez-moi. Je n'ai pas l'air excessivement gai, dites? Je parais un peu vieilli, creusé, fatigué, n'est-ce pas? Eh bien, pour en revenir à la «connaissance», c'est ainsi qu'il faut se représenter un homme qui, naturellement porté à croire au bien, doux, bien intentionné, un peu sentimental, serait complètement usé et démoli par la clairvoyance psychologique. Ne pas se laisser accabler par la tristesse du monde; observer, noter, faire usage de ses découvertes même les plus angoissantes, et avec cela être gai, tout en ayant pleinement conscience de sa supériorité morale sur l'affreuse invention qu'est l'existence,—oui vraiment! Il y a tout de même des moments où, malgré les joies de l'expression, tout cela vous submerge un peu. Tout comprendre, c'est tout pardonner? Je ne sais trop. Il existe un état d'esprit, Lisaveta, que j'appelle le dégoût de la connaissance: l'état dans lequel il suffit à un homme de voir clair à travers un fait quelconque pour se sentir dégoûté à mourir (et non point du tout disposé à pardonner)—le cas de Hamlet le Danois, cet homme de lettres type. Il savait ce que c'était, lui, que d'être appelé à connaître, sans être né pour cela. Voir clair à travers la brume de larmes qui voile encore vos yeux, reconnaître, noter, observer, et être obligé de mettre en réserve, avec un sourire, ce que vous avez observé, au moment où les mains s'étreignent encore, où les lèvres se rejoignent, où le regard, aveuglé par la force du sentiment, s'éteint... c'est infâme, Lisaveta, c'est vil, c'est révoltant... mais à quoi sert de se révolter?

«Un autre côté non moins charmant de la question est l'indifférence blasée, la lassitude ironique à l'égard de toute vérité; c'est un fait qu'il n'y a rien de plus silencieux, rien de plus morne qu'un cercle de gens intelligents et ayant fait le tour de tout. Toute connaissance est usée et ennuyeuse. Exprimez une vérité dont la conquête et la possession vous a peut-être procuré une certaine joie juvénile; on répondra à vos banales lumières par un bref «évidemment»... Ah oui, la littérature fatigue, Lisaveta! Il peut arriver, je vous assure, que, par pur scepticisme, et parce que vous vous abstenez d'exprimer votre opinion, vous soyez considéré parmi les hommes comme stupide, alors que vous êtes seulement fier et sans courage... Voilà pour la «connaissance». Quant à «l'expression», il s'agit peut-être moins là d'une libération que d'un moyen de refroidir, de glacer le sentiment. Sérieusement, c'est quelque chose de bien glacial, une bien révoltante prétention que cette stupide et superficielle délivrance du sentiment par l'expression littéraire. Avez-vous le cœur trop plein, vous sentez-vous trop ému par un événement attendrissant ou pathétique, rien de plus simple! Vous allez chez l'écrivain, et en un rien de temps il y mettra bon ordre. Il analysera votre affaire, la formulera, lui donnera un nom, l'exprimera, la fera parler, vous débarrassera du tout, vous y rendra indifférent pour toujours, et ne vous demandera aucun remerciement pour ses services. Et vous vous en retournerez à la maison soulagé, refroidi, éclairé, vous demandant ce qui pouvait bien, il y a peu d'instants encore, vous remplir d'un si doux tumulte. Et c'est ce froid et vaniteux charlatan que vous voulez sérieusement défendre? Ce qui est exprimé est résolu, dit sa profession de foi. Si le monde entier est exprimé, le monde entier est résolu, libéré, aboli... Très bien! Je ne suis pourtant pas un nihiliste...

—Non, vous n'en êtes pas un, dit Lisaveta. Elle tenait justement sa cuillère à thé près de sa bouche, et resta immobile dans cette attitude.

—Bon... bon... revenez à vous, Lisaveta! Je ne le suis pas, vous dis-je, en ce qui touche le sentiment vivant. Voyez-vous, l'écrivain ne comprend pas que la Vie puisse encore continuer de vivre, qu'elle n'ait pas honte de le faire, une fois qu'elle a été expliquée et «résolue». Mais, voyez un peu, malgré toute libération par la littérature, elle continue bravement à pécher sans se laisser ébranler; car toute action est un péché aux yeux de l'esprit...

«J'ai fini, Lisaveta. Écoutez-moi. J'aime la vie—ceci est un aveu. Recueillez-le et conservez-le, je ne l'ai encore fait à personne. L'on a dit, on a même écrit et fait imprimer que je haïssais la vie, ou que je la craignais, ou que je la méprisais, ou que je l'exécrais. J'ai entendu tout cela avec plaisir, cela m'a flatté; mais ce n'en est pas moins faux. J'aime la vie... Vous souriez, Lisaveta, et je sais pourquoi. Mais, je vous en conjure, ne prenez pas pour de la littérature ce que je vous dis là! Ne pensez pas à César Borgia, ou à je ne sais quelle philosophie ivre qui l'élève sur le pavois! Je le méprise, ce César Borgia, je ne fais pas le moindre cas de lui, et je ne comprendrai jamais comment on peut ériger en idéal l'extraordinaire et le démoniaque. C'est comme l'opposé éternel de l'esprit et de l'art,—et non comme une vision de grandeur sanglante, et de sauvage beauté, non comme l'extraordinaire, que la vie nous apparaît, à nous qui sommes en dehors de l'ordinaire. C'est le normal, le raisonnable, l'aimable, la vie dans son attrayante banalité, qui constituent le royaume où vont nos désirs. Il s'en faut qu'il soit un artiste, ma chère, celui dont les rêves suprêmes, les rêves les plus profonds vont vers ce qui est raffiné, excentrique, satanique, celui qui ignore ce que c'est qu'aspirer à la naïveté, à la simplicité, à la vie, à un peu d'amitié, d'abandon, de confiance et de bonheur humain,—qu'aspirer secrètement, âprement aux joies de la vie habituelle!...

«Un ami humain! Croyez-vous que cela me rendrait heureux et fier de posséder un ami parmi les hommes? Mais jusqu'à présent je n'ai eu d'amis que parmi les démons, les monstres, les gens les moins attrayants, les fantômes rendus muets par la connaissance, en un mot parmi les gens de lettres.

«Parfois je monte sur une estrade, je me trouve dans une salle, en face d'hommes qui sont venus pour m'entendre. Alors, voyez-vous, il arrive, tandis que je regarde le public autour de moi, que je m'observe, que je surprenne mon cœur cherchant secrètement dans l'auditoire celui qui est venu pour moi, celui dont l'approbation et la reconnaissance montent vers moi, celui auquel mon art m'unit par un lien idéal... Je ne trouve pas ce que je cherche, Lisaveta. Je trouve le troupeau, la communauté que je connais bien, une assemblée de premiers chrétiens, pour ainsi dire, des gens avec des corps disgracieux et de belles âmes, des gens qui tombent toujours, en quelque sorte, vous comprenez ce que je veux dire, pour qui la poésie est une douce vengeance de la vie,—toujours des gens qui souffrent, qui désirent, des déshérités, et jamais quelqu'un des autres, de ceux qui ont les yeux bleus, Lisaveta, et qui n'ont pas besoin de l'esprit!...

«Et ne serait-ce pas au fond une inconséquence regrettable que de se réjouir s'il en était autrement? C'est absurde d'aimer la vie et cependant de s'efforcer par tous les moyens de l'attirer à soi, de la gagner aux finesses, aux mélancolies, à toute la noblesse maladive de la littérature. Le règne de la littérature croît et celui de la santé et de l'innocence décroît sur la terre. On devrait conserver ce qui en reste avec le plus grand soin, et ne pas vouloir induire à aimer la poésie, des gens qui lisent plus volontiers des livres illustrés de vues instantanées sur les chevaux!

»Car, finalement, quel spectacle plus lamentable peut-il y avoir que celui de la vie s'essayant à l'art? Nous autres artistes ne méprisons personne plus complètement que le dilettante, l'homme vivant qui s'imagine pouvoir être par-dessus le marché, à l'occasion, un artiste. Je vous l'assure, cette espèce de mépris-là appartient à mon expérience personnelle. Je me trouve dans une réunion de gens bien élevés; on mange, on boit, on bavarde, on s'entend le mieux du monde, et je me sens content et reconnaissant de pouvoir un moment me perdre parmi des gens candides et normaux comme si j'étais leur semblable. Tout à coup (ceci m'est arrivé), se lève un officier, un lieutenant, un joli et vigoureux garçon que je n'aurais jamais cru capable d'une manière d'agir indigne de son habit de soirée, et il demande sans circonlocutions la permission de lire quelques vers qu'il a composés. On lui accorde cette permission avec des rires embarrassés, et il met son projet à exécution, en lisant son œuvre écrite sur un morceau de papier qu'il avait tenu jusque-là caché dans un pan de son habit, quelque chose sur la musique et l'amour, d'aussi profondément senti qu'insignifiant. Voyons, je vous demande un peu; un lieutenant! un homme du monde! il n'avait vraiment pas besoin!... Bon, il s'ensuit ce qui devait s'ensuivre: des figures longues, un silence, quelques marques de fausse approbation, et un profond malaise dans toute l'assistance. Le premier phénomène moral dont je prends conscience est que je me sens une part de culpabilité dans le trouble que ce jeune homme a apporté au milieu de cette réunion; il n'y a pas de doutes, des regards moqueurs et refroidis se dirigent aussi vers moi, dans le métier duquel ce malheureux est venu bousiller. Mais le second phénomène consiste en ceci: c'est que cet homme pour la personne et la manière d'être duquel j'avais, un instant plus tôt, le plus sincère respect, commence soudain à baisser, baisser, baisser dans mon estime... Une pitié bienveillante s'empare de moi. Je m'avance vers lui avec quelques autres messieurs courageux et charitables, et je lui adresse la parole: «Mes félicitations, lieutenant, lui dis-je. Quel joli don! C'est tout à fait charmant!» Et il s'en faut de peu que je ne lui tape sur l'épaule. Mais la bienveillance est-elle le sentiment que doit vous inspirer un lieutenant?... C'est sa faute! Il se tient là, expiant dans une grande confusion l'erreur qu'il a commise en croyant que l'on peut cueillir une petite feuille, une seule, du laurier de l'art, sans la payer de sa vie. Non, sur ce chapitre je suis avec mon collègue, le banquier criminel... Mais ne trouvez-vous pas, Lisaveta, que je suis aujourd'hui d'une loquacité digne d'Hamlet?

—Avez-vous fini, Tonio Kröger?

—Non, mais je ne dis plus rien.

—Et cela suffit aussi. Attendez-vous une réponse?

—En avez-vous une?

—Je crois que oui. Je vous ai bien écouté, Tonio, du commencement à la fin, et je veux vous donner une réponse qui convient à tout ce que vous venez de me dire, et qui est la solution du problème qui vous a tant tourmenté. Eh bien donc! La solution c'est que, tel que vous voilà, vous êtes tout bonnement un bourgeois.

—Croyez-vous? demanda-t-il, et il s'affaissa un peu sur lui-même.

—Cela vous paraît cruel, n'est-ce pas? et il est inévitable que cela vous paraisse cruel. Aussi je veux un peu adoucir mon jugement, car je le puis. Vous êtes un bourgeois engagé sur une fausse route, Tonio Kröger, un bourgeois fourvoyé.»

Silence. Puis il se leva résolument et saisit son chapeau et sa canne.

«Je vous remercie, Lisaveta Iwanowna, maintenant je puis rentrer tranquillement chez moi. Mon cas est résolu

V

Vers l'automne, Tonio Kröger dit à Lisaveta Iwanowna:

«Je pars en voyage, Lisaveta; il faut que je m'aère, je m'en vais, je prends la clef des champs.

—Quoi donc, petit père, voulez-vous de nouveau aller en Italie?

—Mon Dieu, laissez-moi donc tranquille avec l'Italie, Lisaveta! L'Italie m'indiffère jusqu'au mépris. Il est loin le temps où je m'imaginais que c'était là ma patrie. L'art, n'est-ce pas? Le ciel de velours bleu, le vin généreux, la douce sensualité... Bref cela ne me dit rien. J'y renonce. Toute cette bellezza me rend nerveux. Je ne puis pas non plus souffrir tous ces êtres terriblement vifs là en bas, avec leurs noirs regards de bêtes. Ces peuples romans n'ont pas de conscience dans les yeux... Non, je m'en vais un peu en Danemark.

—En Danemark?

—Oui, et je m'en promets beaucoup d'agrément. Il se trouve par hasard que je n'y suis jamais allé, bien que j'aie passé toute ma jeunesse près de la frontière, et pourtant j'ai de tout temps aimé et connu ce pays. Cet attrait que je ressens pour le Nord doit me venir de mon père, car les sympathies de ma mère allaient plutôt vers la bellezza, pour autant que tout ne lui était pas indifférent. Prenez les livres qui ont été écrits là-haut, ces livres profonds, purs et humoristiques, Lisaveta, pour moi il n'y a rien au-dessus, je les aime. Prenez les repas scandinaves, ces repas incomparables que l'on ne peut supporter que dans un air fortement salin, (je ne sais du reste si je les supporterais encore), et que je connais un peu, en vertu de mon origine, car l'on mange déjà tout à fait comme cela chez moi. Prenez simplement les noms, les prénoms dont les gens sont parés là-haut, et qui sont également déjà très répandus chez moi; un ensemble de sonorités tel que «Ingeborg», un accord de harpe de la plus poétique pureté. Et puis la mer,—vous avez la mer Baltique là-haut!... En un mot je m'en vais là-bas, Lisaveta. Je veux revoir la mer Baltique, je veux réentendre ces prénoms, je veux lire ces livres dans leur cadre; je veux aussi fouler du pied la terrasse de Kronborg où le «fantôme» apparut à Hamlet et apporta la tristesse et la mort au noble et malheureux jeune homme.

—Comment y allez-vous, Tonio? s'il m'est permis de le demander. Quelle route prenez-vous?

—La route habituelle, répondit-il en haussant les épaules, et il rougit visiblement. Oui, je touche ma... mon point de départ, Lisaveta, après treize ans, et cela peut être assez comique.»

Elle sourit.

«C'est ce que je voulais vous entendre dire, Tonio. Partez donc et que Dieu soit avec vous. Ne manquez pas non plus de m'écrire, entendez-vous? J'attends une lettre pleine d'expériences sur votre séjour en... Danemark.»

VI

Et Tonio Kröger se mit en voyage pour le Nord. Il voyagea confortablement (car il avait coutume de dire que, lorsqu'on a une vie tellement plus pénible intérieurement que les autres gens, on a droit à un peu de bien-être extérieur), et il ne s'arrêta pas avant de voir les tours de la ville aux murailles resserrées dont il était parti jadis, se dresser devant lui dans l'air gris. Là il fit un court et étrange séjour.

Une après-midi terne s'inclinait déjà vers le soir, lorsque le train entra sous le hall étroit, enfumé et si étrangement familier de la gare; la vapeur s'arrondissait toujours en boules sous la toiture aux vitres sales, ses lambeaux s'étiraient et allaient et venaient comme autrefois, lorsque Tonio Kröger était parti de ce même lieu, sans autre chose dans le cœur que de la raillerie.

Il s'occupa de son bagage, ordonna qu'on le portât à l'hôtel, et quitta la gare.

C'étaient bien les voitures, à deux chevaux, noires, démesurément hautes et larges de la ville qui attendaient, alignées au dehors! Il ne prit aucune d'elles, il les regarda seulement comme il regardait tout, les pignons étroits et les tours pointues qui semblaient le saluer par-dessus les toits les plus proches, les gens blonds, indolents et lourds avec leur façon de parler large et cependant rapide, et il fut pris d'un rire nerveux qui avait une ressemblance secrète avec un sanglot. Il se mit en marche lentement, la poussée continuelle du vent humide dans le visage, franchit le pont dont la balustrade était ornée de statues mythologiques et longea un moment le port.

Grand Dieu, que tout cela paraissait exigu et tortueux! Est-ce que de tout temps, les étroites rues à pignons avaient grimpé vers la ville avec une raideur si cocasse? Les cheminées et les mâts des bateaux se balançaient doucement dans le vent et le crépuscule, sur le fleuve terne. Monterait-il cette rue, là au coin, dans laquelle se trouvait la maison à laquelle il songeait? Non, demain. Il avait trop sommeil maintenant. La fatigue du voyage alourdissait sa tête, et des pensées lentes et brumeuses lui traversaient l'esprit.

Quelquefois, pendant ces treize années, il avait rêvé qu'il était de nouveau chez lui, dans la vieille maison sonore, au bord de la rue en pente, et que son père aussi était de nouveau là et le tançait vertement au sujet de sa vie dépravée,—ce qu'il avait chaque fois trouvé tout à fait dans l'ordre. Et maintenant l'heure présente ne se distinguait en rien d'un de ces rêves trompeurs dont on ne parvient pas à déchirer les mailles, au cours desquels on se demande s'ils sont illusion ou réalité, où l'on est forcé de se décider en faveur de la dernière hypothèse, pour finir malgré tout par se réveiller.

Il suivait les rues peu animées et pleines de courants d'air en tenant sa tête courbée contre le vent, et il se dirigeait comme en dormant dans la direction de l'hôtel, le premier de la ville, où il voulait passer la nuit. Un homme aux jambes arquées, qui portait un bâton au bout duquel brûlait un lumignon, marchait devant lui d'un pas balancé de marin, et allumait les becs de gaz.

Qu'avait-il donc? Qu'était-ce que ce feu qui, sous la cendre de sa fatigue, sans jaillir en flammes claires, couvait si sombre et si cuisant? Silence, silence. Pas un mot! Pas de paroles! Il serait volontiers allé longtemps ainsi, dans le vent, à travers les rues crépusculaires et familières. Mais tout était si serré et si rapproché. On se trouvait tout de suite au but.

Dans le haut de la ville, il y avait des lampes à arc et elles s'allumaient justement. L'hôtel était là, et il reconnut les deux lions noirs couchés devant l'entrée, dont il avait peur quand il était enfant. Ils continuaient à se regarder l'un l'autre comme s'ils voulaient éternuer, mais ils semblaient avoir beaucoup rapetissé. Tonio Kröger passa entre eux.

Comme il était à pied, il fut reçu sans beaucoup de solennité. Le portier et un beau monsieur en noir qui faisait les honneurs et repoussait constamment du petit doigt ses manchettes dans ses manches, l'examinèrent de la tête aux pieds, d'un œil scrutateur, s'efforçant visiblement de déterminer un peu son rang, de le situer dans la hiérarchie sociale, et de lui assigner une place dans leur considération, sans toutefois parvenir à un résultat satisfaisant: en raison de quoi ils se décidèrent pour une politesse modérée. Un sommelier, un homme à l'air doux, avec des favoris blonds couleur de pain, un habit luisant de vieillesse et des pantoufles silencieuses, ornées de rosettes, le conduisit au second étage, dans une chambre meublée proprement et à l'ancienne mode.

Derrière les fenêtres, dans le demi-jour, s'étendait une vue pittoresque et moyenâgeuse sur des cours, des pignons et les masses bizarres des églises, dans le voisinage desquelles l'hôtel se trouvait. Tonio Kröger resta un moment debout devant cette fenêtre; puis il s'assit les bras croisés sur le vaste sofa, fronça les sourcils et se mit à siffloter.

On apporta de la lumière et son bagage arriva. Le sommelier à l'air doux posa avec indifférence le bulletin d'arrivée sur la table, et Tonio Kröger y traça, la tête penchée de côté, quelque chose qui ressemblait à son nom, son état et son origine. Ensuite il commanda un repas et continua, du coin de son sofa, à regarder dans le vide. Lorsque la nourriture fut devant lui, il demeura longtemps sans y toucher, prit enfin quelques bouchées, et se promena pendant une heure en long et en large, s'arrêtant parfois et fermant les yeux. Puis il se déshabilla avec des gestes lents, et se coucha. Il dormit longtemps, en proie à des rêves embrouillés, pleins de regrets et d'aspirations étranges.

Lorsqu'il se réveilla, il vit sa chambre inondée de lumière. Dérouté, il se hâta de se remémorer où il était et se leva pour ouvrir les rideaux. Le bleu déjà un peu pâle d'un ciel de fin d'été était traversé de minces lambeaux de nuages effilochés par le vent, mais le soleil brillait sur sa ville natale.

Il mit encore plus de soin que de coutume à sa toilette, se lava et se rasa de son mieux, et se fit aussi frais et aussi net que s'il avait eu l'intention de rendre visite à des gens corrects et distingués, sur lesquels il se fût agi de produire une impression d'élégance irréprochable; et tout en s'habillant il écoutait les battements anxieux de son cœur.

Comme il faisait clair dehors! Il se serait senti plus à son aise si, de même qu'hier, le crépuscule avait assombri les rues; maintenant il lui fallait passer sous les yeux des gens, dans la brillante lumière du soleil. Allait-il tomber sur des connaissances, être arrêté, interrogé, et obligé de raconter comment il avait passé ces treize années? Non, Dieu soit loué, plus personne ne le connaissait, et ceux qui se souvenaient de lui ne le reconnaîtraient pas, car il avait vraiment un peu changé pendant tout ce temps. Il se considéra attentivement dans le miroir, et soudain il se sentit plus en sûreté derrière son masque, derrière son visage prématurément usé, qui paraissait plus vieux que son âge... Il fit venir le déjeuner et sortit ensuite, sortit sous les regards évaluateurs du portier et du beau monsieur en noir, à travers le vestibule, puis entre les deux lions, jusqu'à l'air libre.

Où allait-il? Il ne savait pas. C'était comme hier. À peine se vit-il de nouveau environné de cet assemblage étrangement vénérable et immémorialement familier de pignons, de tourelles, d'arcades, de fontaines, à peine sentit-il de nouveau sur son visage la poussée du vent, du vent fort qui portait avec lui un délicat et âcre arôme de rêves lointains, qu'une sorte de voile, de tissu nébuleux entoura ses sens... Les muscles de son visage se détendirent; avec un regard apaisé, il considéra les hommes et les choses. Peut-être que là-bas, à ce coin de rue, il se réveillerait...

Où allait-il? Il lui semblait qu'il y avait un rapport entre la direction qu'il prenait et ses étranges rêves nocturnes, si tristes et pleins de regrets... C'est au marché qu'il allait, en passant sous les voûtes de l'hôtel de ville, où les bouchers pesaient leurs marchandises avec des mains sanglantes, à la place du marché où se dressait, pointue et fouillée, la haute fontaine gothique. Là, il s'arrêta devant une maison étroite et simple, semblable à beaucoup d'autres, avec un pignon arqué et ajouré, et se perdit dans sa contemplation. Il lut le nom inscrit sur la porte et laissa son regard reposer un instant sur chaque fenêtre, puis il se détourna lentement pour s'en aller.

Où allait-il? À la maison. Mais il prit un détour, il fit une promenade hors de la ville parce qu'il avait le temps. Il passa par le rempart du Moulin et par le rempart du Holstein, serrant fortement son chapeau contre le vent qui bruissait et grinçait dans les arbres. Puis il laissa la promenade des remparts non loin de la gare, vit un train passer en soufflant avec une hâte pesante, s'amusa à compter les wagons, et suivit des yeux l'homme assis tout au haut du dernier. Mais, place des Tilleuls, il s'arrêta devant une des jolies villas qui se trouvaient là, resta longtemps à observer le jardin et les fenêtres, et s'avisa pour finir de faire aller et venir sur ses gonds la grille du jardin de façon qu'elle grinçât. Ensuite il considéra un moment sa main refroidie et remplie de rouille, et il alla plus loin, passa sous la vieille porte trapue, longea le port, et remonta la rue raide et pleine de courants d'air, jusqu'à la maison de ses parents.

Elle se dressait, enfermée par les maisons voisines qui surplombaient son pignon, grise et sérieuse comme depuis trois cents ans; et Tonio Kröger lut le verset pieux inscrit en lettres à demi effacées au-dessus de l'entrée. Puis il reprit son souffle et entra. Son cœur battait anxieusement, car il lui semblait que, d'une des portes du rez-de-chaussée devant lesquelles il passait, son père allait sortir, en vêtement de bureau et la plume derrière l'oreille; qu'il allait l'arrêter et lui demander raison sévèrement de sa vie extravagante, ce que Tonio aurait trouvé tout à fait dans l'ordre. Mais il passa sans être inquiété. La double porte n'était pas fermée, mais seulement poussée, ce qui lui parut critiquable, en même temps qu'il lui semblait être le jouet d'un de ces rêves légers dans lesquels les obstacles cèdent d'eux-mêmes devant vous, et où l'on avance sans entraves, favorisé par un bonheur merveilleux. Le vaste vestibule pavé de grandes dalles de pierre carrées résonna sous ses pas. En face de la cuisine, dont ne venait aucun bruit, on voyait toujours comme autrefois, faisant saillie hors de la muraille à une considérable hauteur, les constructions de bois, bizarres, lourdes, mais proprement vernies, qui servaient de chambres de bonnes, et que l'on ne pouvait atteindre que par une sorte d'escalier isolé montant du vestibule. Mais les grandes armoires et le bahut sculpté qui se trouvaient là jadis n'y étaient plus. Le fils de la maison gravit le vaste escalier en s'appuyant sur la rampe de bois ajouré, vernie de blanc; à chaque pas il soulevait sa main et au pas suivant, il la laissait retomber, comme s'il essayait timidement de rétablir, avec cette vieille rampe solide, l'ancienne intimité... Mais arrivé sur le palier, devant la porte de l'entresol, il s'arrêta. Un écriteau blanc était fixé à l'entrée où l'on pouvait lire, écrit en lettres noires: Bibliothèque Populaire.

«Bibliothèque Populaire?» pensa Tonio. Il trouvait que ni le peuple, ni la littérature n'avaient rien à faire ici. Il frappa à la porte, entendit retentir un «entrez», et obéit à cette injonction. Sombre et tendu, il découvrit du regard une transformation des plus déplacées.

L'appartement se composait de trois chambres en profondeur, ouvertes les unes sur les autres. Les murailles étaient tapissées jusque tout en haut de livres uniformément reliés, rangés en longues files sur des rayons de bois sombre. Dans chaque chambre, derrière une sorte de comptoir, était assis un homme à l'aspect nécessiteux qui écrivait. Deux d'entre eux tournèrent seulement la tête vers Tonio Kröger, mais le premier se leva vivement, s'appuya des deux mains sur le dessus de la table, pencha la tête en avant, arrondit les lèvres, leva les sourcils, et regarda le visiteur avec un rapide clignement des yeux...

«Pardon, dit Tonio Kröger, sans détourner les yeux de tous les livres, je suis étranger ici, je visite la ville. Ceci est donc la bibliothèque? Me permettez-vous de jeter un coup d'œil sur la collection?

—Certainement! dit le fonctionnaire, et il cligna encore plus fort... Bien sûr, l'entrée est libre. Regardez à votre aise. Voulez-vous un catalogue?

—Merci, répondit Tonio Kröger, je m'oriente facilement.» Là-dessus, il commença à longer lentement les parois, en faisant semblant d'étudier les titres inscrits sur le dos des livres. Finalement il prit un volume, l'ouvrit et se plaça près de la fenêtre.

Ici avait été la pièce où l'on déjeunait. L'on déjeunait ici le matin, et non en haut, dans la grande salle à manger où des statues de divinités se détachaient en blanc contre de la tapisserie bleue... Là se trouvait une chambre à coucher. La mère de son père y était morte après une dure agonie, malgré son grand âge, car c'était une femme mondaine, attachée aux jouissances terrestres, et elle tenait à la vie. Et plus tard son père lui-même avait rendu ici le dernier soupir, son père, le long monsieur correct, un peu pensif et mélancolique, à la boutonnière ornée d'une fleur des champs... Tonio s'était tenu assis au pied de son lit de mort, les yeux brûlants, sincèrement et entièrement livré à un sentiment muet et puissant, à l'amour et à la douleur. Et sa mère aussi s'était tenue agenouillée près de cette couche, sa belle et ardente maman, toute noyée dans ses larmes; après quoi elle était partie avec l'artiste méridional pour les lointains bleus... Mais là derrière, la troisième pièce et la plus petite, maintenant aussi toute remplie de livres surveillés par un homme à l'aspect nécessiteux, avait été longtemps sa propre chambre. C'est là qu'il était rentré après l'école, après avoir fait une promenade comme celle de tout à l'heure; près de cette paroi était placée sa table, dans le tiroir de laquelle il gardait ses premiers vers si profondément sentis et gauches... Le noyer... Une mélancolie aiguë le traversa soudain. Il regarda de côté par la fenêtre. Le jardin était abandonné, mais le vieux noyer se dressait à sa place et grinçait et bruissait lourdement au vent. Et Tonio laissa de nouveau glisser ses yeux sur le livre qu'il tenait à la main; c'était une œuvre poétique de valeur qu'il connaissait bien. Il regarda ces lignes noires et ces groupes de phrases, suivit un moment le cours plein d'art du récit, qui s'élevait avec une passion ordonnatrice jusqu'à un trait, un effet, puis s'interrompait soudain d'une façon impressionnante...

«Oui, c'est bien fait, dit-il, en déposant le volume, et il se retourna. Alors il s'aperçut que le fonctionnaire était toujours debout et faisait cligner ses yeux avec un mélange d'empressement et de méfiance méditative.

—Une excellente collection, je vois, dit Tonio Kröger. J'ai jeté un coup d'œil rapide. Je vous suis bien obligé. Adieu.»

Là-dessus il gagna la porte, mais ce fut un départ douteux, et il sentait distinctement que le fonctionnaire, très troublé par sa visite, resterait encore plusieurs minutes debout, à cligner des yeux.

Il ne se sentait nulle envie de pousser plus loin ses investigations. Il avait été à la maison. En haut, dans les grandes pièces situées derrière la galerie à colonnade, habitaient des étrangers, il le voyait, car le haut de l'escalier était fermé par une porte vitrée qui n'existait pas autrefois, et un nom quelconque était écrit dessus. Il s'en alla, traversa le vestibule sonore et quitta sa maison paternelle. Dans le coin d'un restaurant, il avala, plongé dans ses réflexions, un repas lourd et gras, puis il retourna à l'hôtel.

«J'ai fini, dit-il au beau monsieur en noir. Je pars ce soir.»

Il commanda sa note, ainsi que la voiture qui devait le mener au port pour prendre le bateau de Copenhague. Puis il monta dans sa chambre, s'assit devant la table, et demeura là, immobile et droit, la joue appuyée dans la main, et fixant sur le tapis devant lui des yeux absents. Plus tard, il régla sa note et prépara ses affaires. À l'heure fixée, on annonça la voiture et Tonio Kröger descendit, prêt à partir.

En bas, au pied de l'escalier, le beau monsieur en noir l'attendait.

«Pardon! dit-il en repoussant du petit doigt ses manchettes dans ses manches. Excusez, Monsieur, si nous sommes obligés de vous retenir encore une minute, M. Seehaase—le propriétaire de l'hôtel—voudrait vous dire deux mots. Une simple formalité... il est ici derrière... Voulez-vous avoir l'obligeance de vous donner la peine... Ce n'est que M. Seehaase, le propriétaire de l'hôtel.»

Et il conduisit Tonio Kröger, en l'invitant à le suivre, par de nombreux gestes, au fond du vestibule. Là se trouvait en effet M. Seehaase. Tonio Kröger le connaissait depuis son enfance. Il était petit, gras et avait les jambes arquées. Ses favoris tondus étaient devenus blancs, mais il portait toujours une jaquette largement taillée et une culotte de velours brodée de vert. Au reste, il n'était pas seul. Près de lui, devant un petit pupitre fixé à la muraille, se tenait, casque en tête, un agent de police, dont la main gantée était posée sur un papier barbouillé d'inscriptions placé sur le pupitre. Il regardait Tonio Kröger avec une honnête figure de soldat, comme s'il s'attendait à ce que celui-ci rentrât sous terre à sa vue.

Tonio Kröger les considéra alternativement et prit le parti d'attendre.

«Vous venez de Munich?» demanda à la fin l'agent de police, avec une bonne voix lourde.

Tonio Kröger fit signe que oui.

«Vous allez à Copenhague?

—Oui, je me rends dans une station de bains de mer, en Danemark.

—Une station de bains de mer? Bon. Veuillez produire vos papiers», dit l'agent, en prononçant le mot «produire» avec une satisfaction particulière.

Des papiers... il n'avait pas de papiers. Il sortit son portefeuille et regarda dedans; mais à part quelques notes acquittées, il ne s'y trouvait rien que les épreuves d'une nouvelle, qu'il pensait corriger une fois arrivé au but de son voyage. Il n'aimait pas avoir affaire à des fonctionnaires, et ne s'était encore jamais fait délivrer de passeport.

«Je regrette, dit-il, mais je n'ai aucun papier sur moi.

—Ah! dit l'agent de police, aucun? Comment vous appelez-vous?»

Tonio Kröger se nomma.

«Est-ce bien vrai? demanda l'agent de police; et il se tendit en avant et écarquilla soudain ses narines aussi largement qu'il put...

—Parfaitement vrai, répondit Tonio Kröger.

—Qu'êtes-vous donc?»

Tonio Kröger avala quelque chose qui l'étranglait et indiqua d'une voix ferme sa profession. M. Seehaase leva la tête et le dévisagea curieusement.

«Hum! dit l'agent. Et vous déclarez n'avoir rien de commun avec un individu du nom de—il épela sur le papier barbouillé d'inscriptions un nom bizarre et romantique, qui semblait un composé aventureux de sons provenant de races diverses, et que Tonio Kröger oublia l'instant d'après. Lequel, continua l'agent, de parents inconnus et d'origine incertaine, est poursuivi par la police de Munich pour diverses escroqueries et autres délits, et a peut-être pris la fuite pour le Danemark?

—Je ne le déclare pas seulement, dit Tonio Kröger faisant un mouvement nerveux des épaules.

Ceci produisit une certaine impression.

«Comment? Ah oui, bien sûr! dit l'agent. Mais c'est qu'aussi, ne pouvoir absolument rien produire!...»

M. Seehaase intervint à son tour d'une façon apaisante.

«Tout cela n'est qu'une formalité, dit-il, rien de plus! Il faut vous rappeler que le fonctionnaire ne fait que son devoir. Si vous pouvez prouver votre identité d'une manière quelconque... un papier...»

Tous se turent. Devait-il mettre un terme à l'incident en se faisant connaître, en révélant à M. Seehaase qu'il n'était pas un chevalier d'industrie, de condition incertaine, ni un bohémien né dans une roulotte verte, mais le fils du consul Kröger, de la famille des Kröger? Non, il n'en avait aucune envie. Et, au fond, ces gardiens de l'ordre social n'avaient-ils pas un peu raison? Dans une certaine mesure, il était tout à fait d'accord avec eux... Il haussa les épaules et resta muet.

«Qu'avez-vous donc là? demanda l'agent, là dans ce portefeuille?

—Ici? rien. Ce sont des épreuves à corriger, répondit Tonio Kröger.

—Des épreuves à corriger? Comment? Montrez un peu.»

Et Tonio Kröger lui tendit son œuvre. L'agent de police la déploya sur le pupitre et commença à lire. M. Seehaase s'approcha aussi pour prendre part à la lecture. Tonio regarda par-dessus leurs épaules pour voir à quel endroit ils en étaient. C'était un passage réussi, qui contenait un trait, un effet, de premier ordre. Il était content de lui.

«Voyez-vous, dit-il, mon nom est écrit là. C'est moi qui ai fait ceci, et maintenant cela va être publié, comprenez-vous?

—Bon, cela suffit!» dit M. Seehaase avec résolution.

Il rassembla les feuillets, les plia et les lui rendit.

«Cela doit suffire, Petersen! répéta-t-il d'un ton bref, clignant des yeux à la dérobée et secouant la tête en signe de dénégation. Nous ne devons pas retenir Monsieur plus longtemps. La voiture attend. Je vous prie, Monsieur, d'excuser le petit dérangement. L'agent n'a fait que son devoir, mais je lui ai dit tout de suite qu'il était sur une fausse piste.

—Ah? pensa Tonio Kröger.»

L'agent ne semblait pas tout à fait convaincu; il objecta encore quelque chose où il était question d'«individu» et de «produire». Mais M. Seehaase reconduisit son hôte à travers le vestibule, en réitérant l'expression de ses regrets, l'accompagna entre les deux lions jusqu'à la voiture, et ferma lui-même avec toutes sortes de témoignages de considération, la portière sur le voyageur. Après quoi la voiture ridiculement haute et large dégringola avec un bruit de vitres et de ferraille le long des rues en pente jusqu'au port...

Tel fut l'étrange séjour de Tonio Kröger dans sa ville natale.

VII

La nuit tombait et la lune montait déjà avec un flottant éclat d'argent, lorsque le bateau de Tonio Kröger gagna la pleine mer. Il se tenait près du beaupré, enveloppé dans son manteau à cause du vent qui devenait de plus en plus fort, et il plongeait ses regards au-dessous de lui, dans le sombre va-et-vient des vagues aux corps puissants et lisses, qui s'enroulaient les unes aux autres, se rencontraient en claquant, se séparaient dans des directions inattendues, et tout à coup s'illuminaient d'écume.

Un ravissement doux et berceur emplissait son âme. Il avait été un peu démoralisé de ce que, dans sa patrie, on eût voulu l'arrêter comme chevalier d'industrie, oui,—quoique, dans une certaine mesure, il eût trouvé ce qui s'était passé dans l'ordre. Mais ensuite, après s'être embarqué, il avait, comme parfois avec son père quand il était enfant, regardé charger les marchandises dont les débardeurs emplissaient le ventre profond du navire, en s'interpellant dans un mélange de danois et de bas-allemand; il avait vu comment ils y faisaient descendre, en plus des ballots et des caisses, un ours blanc et un tigre royal enfermés dans des cages à grillages épais, qui venaient sans doute de Hambourg et étaient destinés à une ménagerie danoise. Tout cela l'avait distrait. Ensuite, pendant que le bateau glissait le long du fleuve entre les rives plates, il avait tout à fait oublié l'agent de police Petersen; tout ce qui s'était passé avant, ses rêves nocturnes, doux, tristes et pleins de regrets, la promenade qu'il avait faite, la vision du noyer avaient repris de la force dans son âme. Et maintenant, comme la mer s'ouvrait devant lui, il voyait de loin la plage d'où, étant petit garçon, il avait pu épier les rêves d'été de la mer, il voyait la lueur du phare et les lumières de l'hôtel où il avait habité avec ses parents... La mer Baltique! Il appuya sa tête contre le fort vent salé qui venait à vous libre et sans rencontrer d'obstacles, vous enveloppait les oreilles, provoquait un doux vertige, un étourdissement léger où le souvenir de tout ce qui était mauvais, de toute souffrance, de toute erreur, de tout vouloir et de tout effort s'anéantissait dans un sentiment de paresseux bonheur. Et dans les mugissements, les claquements, les bouillonnements et les gémissements qui montaient autour de lui, il croyait entendre les bruissements et les craquements du vieux noyer et le grincement d'un portail... Il faisait de plus en plus sombre.

«Dieu, les étoiles, regardez donc un peu les étoiles», dit soudain une voix à l'accent lourd et chantant qui semblait sortir d'un tonneau. Il la connaissait. Elle appartenait à un homme blond-roux, simplement vêtu, aux paupières rougies et à l'aspect frais et humide de quelqu'un qui sort du bain. Au dîner, dans la cabine, cet inconnu avait été le voisin de Tonio Kröger, et avait avalé avec des mouvements hésitants et discrets des quantités étonnantes d'omelette au homard. À présent il se tenait appuyé contre le bastingage et il regardait en l'air vers le ciel, en serrant son menton entre le pouce et l'index. Sans aucun doute il se trouvait dans un de ces états d'esprit extraordinaires et solennellement contemplatifs où les barrières entre les êtres s'effondrent, où le cœur s'ouvre même à des étrangers, où la bouche laisse passer des choses qu'en tout autre temps elle aurait honte de dire...

«Regardez donc un peu les étoiles, Monsieur. Elles sont là et elles brillent, le ciel entier en est plein, Dieu m'est témoin! Et maintenant, je vous demande un peu, quand on regarde là-haut et que l'on pense que beaucoup d'entre elles sont encore cent fois plus grandes que la terre, est-ce que cela ne fait pas de l'impression? Nous autres hommes avons inventé le télégraphe et le téléphone, et tant de conquêtes des temps modernes, oui, c'est vrai. Mais quand nous regardons là-haut, nous ne pouvons faire autrement que de reconnaître et d'avouer que nous ne sommes au fond que de la vermine, de la misérable vermine et rien d'autre—est-ce que je me trompe oui ou non, Monsieur? Oui nous sommes de la vermine!» se répondit-il à lui-même, et il adressa au firmament un signe de tête plein d'humilité et de contrition.

«Non... celui-là ne fait pas de littérature», pensa Tonio Kröger. Et au même moment une lecture récente lui revint en mémoire, un fragment d'un célèbre écrivain français qui exposait une conception cosmologique et psychologique du monde; un fameux bavardage à son avis.

Il fit à l'observation profondément sentie du jeune homme une manière de réponse, puis ils continuèrent à causer ensemble, appuyés contre le bastingage, en plongeant les yeux dans la soirée tumultueuse éclairée de lueurs mouvantes. Il se trouvait que le voyageur était un jeune commerçant de Hambourg qui employait son temps de congé à ce voyage d'agrément.

«Prends un peu le steamer jusqu'à Copenhague, me suis-je dit, et me voici ici, et jusqu'à présent c'est très beau. Mais on a eu tort de nous donner de l'omelette au homard, Monsieur, vous verrez, car nous aurons une tempête cette nuit, le capitaine l'a dit, et avec une nourriture aussi indigeste dans l'estomac, ce n'est pas une plaisanterie.»

Tonio Kröger écoutait cet absurde bavardage avec un sentiment d'aise et d'amitié.

«Oui, dit-il, on mange en général trop lourdement dans le Nord. Cela rend paresseux et mélancolique.

—Mélancolique? répéta le jeune homme, et il le regarda interdit... Vous n'êtes sans doute pas d'ici, monsieur? demanda-t-il tout à coup.

—Non, je viens de loin, répondit Tonio Kröger avec un geste vague et défensif du bras.

—Mais vous avez raison, dit le jeune homme; Dieu sait que vous avez raison quand vous parlez d'être mélancolique! Je suis presque toujours mélancolique, mais surtout les soirs comme celui-ci, quand les étoiles brillent dans le ciel.» Et il soutint de nouveau son menton avec son pouce et son index.

«Sûrement il doit écrire des vers, pensa Tonio Kröger, des vers de commerçant, profondément et honnêtement sentis...»

La soirée s'avançait et le vent était devenu si fort qu'il empêchait la conversation. Aussi décidèrent-ils de dormir un peu et ils se souhaitèrent bonne nuit.

Tonio Kröger s'étendit dans sa cabine, sur l'étroite couchette, mais le repos ne vint pas. Le vent violent et son acre arôme l'avaient étrangement excité et son cœur était agité comme par l'attente anxieuse d'un doux événement. De plus, l'ébranlement qui avait lieu quand le bateau glissait au bas d'une montagne de vagues et que l'hélice, comme prise de spasmes, tournait hors de l'eau, lui causait de pénibles nausées. Il s'habilla de nouveau complètement, et monta à l'air libre.

Des nuages couraient devant la lune. La mer dansait. Les vagues ne venaient pas à vous rondes et égales. Jusqu'à l'horizon, sous une lumière pâle et vacillante, la mer était déchirée, fouettée, bouleversée; elle bondissait et léchait la nue de ses langues de géant, effilées comme des flammes, lançait en l'air, à côté d'abîmes bouillonnants, des figures déchiquetées et bizarres, et semblait éparpiller en un jeu fou, de toute la force de bras monstrueux, l'écume dans les airs. Le bateau avançait péniblement; il se frayait un chemin en tanguant, en roulant et en gémissant à travers le tumulte, et par moments on entendait l'ours blanc et le tigre qui souffraient de la traversée, mugir à l'intérieur. Un homme en manteau de toile cirée, le capuchon sur la tête et une lanterne attachée à la ceinture, allait et venait sur le pont en écartant les jambes et en se balançant péniblement; et là derrière, penché très bas sur le bastingage, se trouvait le jeune homme de Hambourg, dans un lamentable état.

«Seigneur, dit-il d'une voix creuse et mal assurée lorsqu'il s'aperçut de la présence de Tonio Kröger, voyez un peu la révolte des éléments, Monsieur!» Mais il fut interrompu et se détourna rapidement.

Tonio Kröger se tenait à un cordage fortement tendu et contemplait cette exubérance effrénée. Un cri de joie montait de sa poitrine, qui lui semblait assez puissant pour couvrir le bruit de la tempête et des flots. Un chant à la mer, plein d'enthousiaste amour, retentissait en lui. Sauvage amie de mon enfance, nous voilà donc réunis encore une fois... Mais ici s'arrêtait le poème. Il n'avait pas de fin, pas de forme précise et n'était point, écrite dans le calme, une œuvre achevée. Son cœur vivait...

Il resta longtemps ainsi; puis il s'étendit sur un banc, contre le rouf, et regarda le ciel où les étoiles vacillaient. Il s'assoupit même un peu et lorsque la froide écume jaillissait jusqu'à son visage, il lui semblait, dans son demi-sommeil, sentir comme une caresse.

D'abruptes falaises de craie qui avaient, dans le clair de lune, un aspect fantomatique, apparurent et se rapprochèrent. C'était l'île de Mœn. Et de nouveau le sommeil le reprit, interrompu par des ondées salées qui mordaient âcrement le visage et engourdissaient les traits. Lorsqu'il se réveilla complètement, il faisait déjà jour, un frais jour gris pâle, et la mer s'apaisait. À déjeuner il revit le jeune commerçant, qui rougit fortement, honteux sans doute d'avoir exprimé dans l'obscurité des choses aussi poétiques et aussi blâmables, releva de ses cinq doigts à la fois sa petite moustache rousse, lui lança un bonjour d'une brièveté militaire, pour l'éviter ensuite avec le plus grand soin.

Et Tonio Kröger aborda en Danemark. Il séjourna à Copenhague, donna des pourboires à tous ceux qui faisaient mine d'y avoir droit, parcourut la ville au sortir de sa chambre d'hôtel pendant trois jours entiers, en tenant son guide de voyage ouvert devant lui, et se comporta tout à fait comme un parfait étranger qui désire enrichir ses connaissances. Il contempla le Nouveau Marché du roi, et le «cheval» qui se dresse au milieu, leva les yeux avec respect sur les colonnes de la Frauenkirche, resta longtemps debout devant les nobles et gracieuses statues de Thorwaldsen, monta sur la Tour Ronde, visita des châteaux, et passa deux soirées variées à Tivoli. Mais ce n'était pas à proprement parler tout cela qu'il voyait.

Sur les maisons qui avaient parfois tout à fait l'aspect des vieilles maisons de sa ville natale, avec leurs pignons arqués et ajourés, il voyait des noms qui lui étaient connus depuis son enfance, qui lui paraissaient désigner quelque chose de délicat et de précieux, et en même temps enfermer en eux comme un reproche, une plainte et la nostalgie d'un bonheur perdu. Et partout, tandis qu'il aspirait à longs traits, pensivement, l'humide air marin, il voyait des yeux aussi bleus, des cheveux aussi blonds, des visages exactement du même genre, de la même forme que ceux entrevus dans les rêves étranges, douloureux et pleins de regrets qu'il avait faits lors de la nuit passée dans sa ville natale. Il arrivait que, en pleine rue, un regard, la sonorité d'un mot, un rire le remuât jusqu'au fond de l'âme.

Il ne lui fut pas possible de rester longtemps dans la ville gaie et animée. Une douce et folle inquiétude, moitié faite de souvenirs, moitié faite d'attente l'agitait; et il ressentait aussi le désir de pouvoir s'étendre tranquillement quelque part, sur une plage, et de n'avoir plus à jouer le touriste avide de s'instruire. Il s'embarqua donc de nouveau et navigua par une sombre journée (la mer noircissait) dans la direction du nord, le long des côtes du Seeland jusqu'à Helsingör. De là il poursuivit immédiatement son voyage en voiture, par la chaussée, pendant environ trois quarts d'heure, toujours surplombant un peu la mer, jusqu'à ce qu'il s'arrêtât devant son but final et véritable, le petit hôtel blanc à volets verts, bâti au milieu d'une colonie de maisons basses et dont la tour couverte en bois regardait la plage et la côte scandinave. Il descendit, prit possession de la chambre claire qu'on lui avait préparée, remplit les placards et l'armoire de ce qu'il avait apporté avec lui, et s'apprêta à demeurer là quelque temps.

VIII

On était déjà au milieu de septembre; il n'y avait plus beaucoup d'hôtes à Aalsgaard. Les repas que l'on prenait en bas, dans la grande salle à manger au plafond à solives et aux hautes fenêtres donnant sur la véranda vitrée et sur la mer, étaient présidés par la propriétaire de l'hôtel, une vieille fille aux cheveux blancs, aux prunelles incolores, aux joues d'un rose tendre et à la voix inconsistante et gazouillante, qui essayait sans cesse de disposer d'une façon un peu avantageuse ses mains rouges sur la nappe. Il y avait en outre un vieux monsieur sans cou, à la barbe de marin gris de fer, au visage tirant sur le bleu foncé, un marchand de poisson de la capitale qui savait l'allemand. Il paraissait complètement congestionné, et sous la menace d'une attaque, car il respirait d'une façon courte et saccadée, et portait de temps en temps son index orné de bagues à l'une de ses narines pour la boucher et procurer un peu d'air à l'autre, en soufflant fortement. Il n'en faisait pas moins honneur à la bouteille de rhum placée devant lui, aussi bien au petit déjeuner qu'aux repas de midi et du soir. Les seuls hôtes qu'il y avait en plus étaient trois grands jeunes Américains et leur précepteur, lequel remuait silencieusement ses lunettes et jouait tout le jour au football avec eux. Ils portaient leurs cheveux d'un jaune roux partagés par une raie et avaient de longues figures impassibles. «Please, give me the wurst-things there!» disait l'un. «That's not wurst, that's schinken!» disait un autre, et c'était toute la contribution qu'eux, aussi bien que leur précepteur, apportaient à la conversation; le reste du temps, ils demeuraient assis en silence et buvaient de l'eau chaude.

Tonio Kröger n'aurait pas souhaité des compagnons de table différents. Il jouissait d'être en paix, écoutait les gutturaux sons danois, les voyelles claires et sourdes qu'émettaient le marchand de poisson et la maîtresse de l'hôtel en causant parfois ensemble, échangeant ici et là avec le premier une remarque simple sur la position du baromètre, puis se levait pour redescendre, à travers la véranda, vers la plage où il avait déjà passé de longues heures le matin.

Parfois il y régnait une calme atmosphère d'été. La mer reposait, paresseuse et lisse, en bandes bleues, vert-glauque, ou rougeâtres, sur lesquelles jouaient en scintillant des reflets argentés. Le varech séchait au soleil, des méduses demeurées là se volatilisaient. Cela sentait un peu la décomposition et aussi un peu le goudron de la barque de pêcheur à laquelle Tonio Kröger était adossé, assis dans le sable de façon à voir l'horizon libre et non les côtes danoises; mais la respiration légère de la mer passait fraîche et pure sur tout cela.

Puis vinrent de gris jours de tempête. Les vagues courbaient leurs têtes comme des taureaux qui s'apprêtent à donner des cornes et couraient rageusement contre la côte, qu'elles arrosaient très haut et couvraient d'algues, de coquillages luisants d'eau, et d'épaves. Entre les longues collines formées par les vagues, s'étendaient, sous le ciel couvert, des vallées d'un pâle vert écumeux, pendant que là-bas, à l'endroit où le soleil se cachait derrière les nuages, un éclat blanchâtre et velouté reposait sur les eaux.

Tonio Kröger se tenait debout, enveloppé par le bruissement du vent, absorbé dans ce fracas fatigant, étourdissant, continuel qu'il aimait tant. S'il se détournait et s'en allait, tout semblait soudain devenir tranquille et chaud autour de lui. Mais il savait qu'il avait la mer derrière lui; il entendait son appel, son salut, sa promesse. Et il souriait.

Il se dirigeait vers l'intérieur du pays, à travers la solitude des prairies, et bientôt la forêt de hêtres qui s'étendait, montueuse, jusque loin dans la contrée, l'accueillait. Il s'asseyait dans la mousse, adossé à un arbre, de façon à apercevoir entre les troncs une bande de mer. Parfois le vent lui apportait le bruit des vagues se brisant contre les écueils; cela ressemblait au son de planches tombant au loin les unes sur les autres. Au sommet des arbres, des cris de corneilles enroués, monotones et perdus... Il tenait un livre sur ses genoux, mais n'en lisait pas une ligne. Il jouissait d'un profond oubli, croyait planer affranchi de l'espace et du temps, et c'est seulement par moments qu'une brusque douleur traversait son cœur, un court et cuisant sentiment d'aspiration et de regret, dont il était trop paresseux et trop absorbé pour chercher le nom et l'origine.

Plusieurs jours s'écoulèrent ainsi; il n'aurait pu dire combien et ne se souciait point de le savoir. Et puis, il en vint un où il se passa quelque chose; cela se passa pendant que le soleil brillait au ciel, en présence d'êtres quelconques, et Tonio Kröger n'en éprouva pas même un extraordinaire étonnement.

Dès l'aube, ce jour eut un caractère de fête et d'enchantement. Tonio Kröger se réveilla très tôt et tout à fait brusquement, surgit du sommeil en proie à un vague et subtil effroi, et crut avoir devant ses yeux un prodige, une illumination magique et féerique. Sa chambre, dont la porte vitrée et le balcon étaient tournés vers le Sund, et qu'un mince rideau de gaze blanche partageait en salon et chambre à coucher, avait un papier de couleur tendre et des meubles légers et clairs, de sorte qu'elle offrait toujours un aspect lumineux et agréable. Mais en ce moment ses yeux brouillés de sommeil la voyaient transfigurée et illuminée d'une façon irréelle, complètement baignée dans une lumière rose, inexprimablement vaporeuse et charmante, qui dorait les meubles et les murailles, et transformait le rideau de gaze en un rouge et doux embrasement... Tonio Kröger fut longtemps avant de comprendre ce qui se passait. Mais lorsqu'il regarda dehors, à travers la porte vitrée, il vit que le soleil se levait.

Pendant plusieurs jours le temps avait été sombre et pluvieux; mais maintenant le ciel se tendait comme une roide étoffe bleu pâle, étincelant et clair au-dessus de la mer et du pays, tandis que, traversé et entouré de nuages rouge et or, le disque du soleil s'élevait majestueusement sur la mer scintillante et ondulée qui paraissait frissonner et s'enflammer sous lui... Ainsi commença la journée. Troublé et heureux, Tonio Kröger se précipita dans ses habits, déjeuna avant tout le monde dans la véranda, nagea dans le Sund jusqu'à une certaine distance du petit établissement de bains, et marcha ensuite pendant une heure le long de la plage. Quand il revint, plusieurs voitures, sortes d'omnibus, étaient arrêtées devant l'hôtel, et, de la salle à manger, il vit qu'un grand nombre de personnes, paraissant d'après leurs costumes appartenir à la petite bourgeoisie, remplissaient le salon où se trouvait le piano, ainsi que la véranda et la terrasse. Tout ce monde, assis autour de tables rondes, buvait de la bière et mangeait des tartines en causant avec animation. C'étaient des familles entières, vieux et jeunes; il y avait même quelques enfants.

Au second déjeuner (la table était surchargée de viandes froides fumées, salées et rôties), Tonio Kröger demanda ce qui se passait.

«Des visiteurs, dit le marchand de poisson, des excursionnistes et des danseurs d'Helsingör! Oui, Dieu nous protège, nous ne dormirons pas beaucoup cette nuit! On doit danser, danser et faire de la musique, et il est à craindre que cela ne dure longtemps. C'est une association de familles, une partie de campagne en même temps qu'une réunion, bref une course par souscription ou quelque chose de ce genre, et ils profitent de cette belle journée. Ils sont venus en bateau et en voiture et maintenant ils déjeunent. Plus tard, ils iront excursionner encore plus loin, mais ce soir ils reviendront et alors il y aura bal ici dans la salle. Oui, le diable les emporte, nous ne pourrons pas fermer l'œil!

—Cela fait une jolie diversion», dit Tonio Kröger.

Là-dessus, plus personne ne dit rien pendant un certain temps. La propriétaire disposa ses doigts rouges sur la table, le marchand de poisson souffla à travers sa narine droite pour se procurer un peu d'air, et les Américains burent de l'eau chaude en faisant de longues figures.

Alors, tout à coup, il se passa ceci: Hans Hansen et Ingeborg Holm traversèrent la salle.

Tonio Kröger était appuyé à sa chaise, agréablement fatigué par son bain et sa marche rapide, et il mangeait du saumon fumé sur du pain rôti;—il était assis en face de la véranda et de la mer. Et soudain la porte s'ouvrit, et le couple s'avança la main dans la main,—sans se hâter, d'une allure de flânerie. Ingeborg, la blonde Inge, était habillée de clair, comme jadis aux leçons de danse de M. Knaak. Sa robe légère, semée de fleurs, ne lui venait que jusqu'aux chevilles, et elle portait autour des épaules une large collerette de tulle blanc décolletée en pointe qui découvrait son cou délicat et flexible. Son chapeau pendait par les rubans noués à l'un de ses bras. Elle était peut-être un peu plus développée qu'autrefois et elle avait maintenant sa magnifique natte enroulée autour de la tête; mais Hans Hansen était toujours exactement le même. Il portait sa vareuse de marin à boutons d'or, sur laquelle était rabattu, couvrant le dos et les épaules, le large col bleu, et il tenait dans sa main pendante son béret de matelot à rubans courts qu'il balançait de-ci de-là avec insouciance. Ingeborg détournait ses yeux longs, peut-être un peu gênée d'être dévisagée par les gens qui dînaient. Mais Hans Hansen regardait droit vers la table d'un air de défi, et en examinait l'un après l'autre les hôtes, d'une façon provocante et légèrement dédaigneuse; il lâcha même la main d'Ingeborg et balança encore plus fortement son béret de-ci de-là, pour bien montrer quelle sorte d'homme il était. Ainsi, contre le fond calme et bleu de la mer, sous les yeux de Tonio Kröger, le couple passa, traversa la salle dans toute sa longueur et disparut par la porte opposée, dans la pièce où se trouvait le piano.

Cela arriva vers midi et demi, et les pensionnaires étaient encore à table lorsque la bande des promeneurs à côté et dans la véranda se leva, et, sans que plus personne fût entré dans la salle à manger, quitta l'hôtel par le chemin latéral. On les entendit plaisanter et rire en s'installant dans les voitures; puis les véhicules s'ébranlèrent l'un après l'autre en grinçant sur la route, et leur roulement s'éloigna...

«Alors, ils reviendront? demanda Tonio Kröger...

—Oui, fit le marchand de poisson, et que le ciel ait pitié de moi! Ils ont commandé de la musique, vous saurez, et ma chambre est juste au-dessus de la salle.

—C'est une jolie diversion», répéta Tonio Kröger. Puis il se leva et sortit.

Il passa la journée comme il avait passé les autres, sur la plage et dans la forêt, tenant un livre sur ses genoux et clignant des yeux au soleil. Il n'agitait dans son esprit qu'une seule pensée: ils allaient revenir et danser dans la salle, ainsi que le marchand de poisson l'avait promis, et il ne faisait rien d'autre que de se réjouir de cette perspective avec une joie telle qu'il n'en avait pas éprouvée de si anxieuse et de si douce pendant les longues années mortes qu'il venait de passer. Une fois, par une association d'idées quelconque, il se souvint fugitivement d'une connaissance lointaine, Adalbert le romancier qui savait ce qu'il voulait, et était allé au café pour échapper au printemps. Et il haussa les épaules...

Le repas du milieu du jour eut lieu de meilleure heure, et l'on soupa aussi plus tôt que de coutume dans la pièce où se trouvait le piano, car dans la salle à manger on faisait déjà des préparatifs pour le bal: tout était bouleversé de la sorte en vue de la fête. Ensuite, comme il faisait déjà sombre et que Tonio Kröger était assis dans sa chambre, la route et la maison s'animèrent de nouveau. Les excursionnistes revenaient; même, de la direction d'Helsingör, arrivaient à bicyclette et en voiture de nouveaux hôtes, et déjà l'on entendait accorder un violon, et une clarinette accomplir des roulades nasillardes. Tout promettait un bal des plus brillants.

Maintenant le petit orchestre attaquait une marche: elle parvenait assourdie et rythmée: on ouvrait le bal par une polonaise. Tonio Kröger resta encore un moment tranquille sur sa chaise à écouter. Mais lorsqu'il entendit un temps de valse succéder au rythme de la marche, il se leva et se glissa doucement hors de la chambre.

Du corridor où elle donnait, on pouvait par un escalier de côté atteindre la porte latérale de l'hôtel, et de là, sans passer par une seule pièce, gagner la véranda. Ce fut ce chemin qu'il prit, sans bruit, furtivement, comme s'il se trouvait sur un terrain défendu, tâtonnant avec précaution dans l'obscurité, irrésistiblement attiré par cette musique bête et délicieusement berçante, dont les sons lui parvenaient déjà clairs et distincts.

La véranda était vide et obscure, mais la porte vitrée qui s'ouvrait sur la salle abondamment éclairée par les deux lampes à pétrole, munies de réflecteurs brillants, était ouverte. Il s'y glissa sur la pointe des pieds, et le plaisir de voleur qu'il éprouvait à être là dans l'obscurité et à pouvoir regarder sans être vu ceux qui dansaient à la lumière, lui causait une sorte de chatouillement sur la peau. Son regard se mit tout de suite avidement en quête de ceux qu'il cherchait...

La fête semblait extrêmement animée, bien qu'elle ne durât que depuis une demi-heure; mais on y était venu déjà plein d'entrain et d'animation, après toute une journée passée dans une insouciante et heureuse familiarité. Dans la pièce du piano que Tonio Kröger pouvait apercevoir lorsqu'il avançait un peu plus, plusieurs messieurs d'âge mûr s'étaient réunis pour jouer aux cartes en fumant et en buvant; d'autres, assis devant, sur des chaises de velours, près de leurs épouses, ou le long des murs de la salle, regardaient danser. Ils appuyaient leurs mains sur leurs genoux écartés, et gonflaient leurs joues d'un air satisfait, pendant que les mères, leurs petites capotes sur la tête, les mains jointes sur la poitrine et la tête penchée de côté, regardaient s'agiter l'essaim des jeunes gens. On avait édifié une estrade contre une des parois de la salle, et c'est là que les musiciens s'évertuaient. Il y avait même parmi eux une trompette, qui jouait avec une certaine circonspection hésitante, comme si elle avait peur de sa propre voix, mais émettait néanmoins à chaque instant des couacs.

Les couples se balançaient et tournaient, pendant que d'autres se promenaient bras dessus, bras dessous, autour de la salle. On n'était pas en tenue de bal, mais simplement vêtu comme pour un dimanche d'été qu'on passe à la campagne. Les danseurs portaient des costumes de coupe provinciale, soigneusement épargnés (on le devinait) pendant toute la semaine, et les jeunes filles de légères robes claires avec de petits bouquets de fleurs des champs au corsage. Il y avait aussi dans la salle quelques enfants qui dansaient entre eux à leur manière, même quand la musique s'interrompait. Un personnage à longues jambes, vêtu d'un habit à queue d'hirondelle, quelque lion de province avec un monocle et des cheveux frisés au fer, commis principal des postes ou quelque chose de ce genre, paraissait être l'ordonnateur et le chef du bal. On aurait dit l'incarnation d'un personnage comique de roman danois. Empressé, transpirant, tout à son affaire, il était partout à la fois, se pavanait d'un air affairé à travers la salle en se soulevant avec art sur la pointe des orteils et en croisant d'une façon bizarre ses pieds chaussés de bottines pointues et vernies, levait les bras en l'air, donnait des ordres, réclamait la musique, battait des mains, pendant que les rubans de la grosse cocarde multicolore, insigne de sa dignité, qu'il portait fixée à l'épaule, et vers laquelle il tournait parfois la tête avec amour, voltigeaient derrière lui.

Oui, ils étaient là, les deux êtres qui avaient passé aujourd'hui devant Tonio Kröger, dans la lumière du soleil, il les vit de nouveau et ressentit une joie pleine d'effroi en les découvrant presque en même temps. Hans Hansen était tout près, contre la porte; fermement campé sur ses jambes, et un peu penché en avant, il absorbait avec précaution un gros morceau de gâteau, tenant sa main en creux sous son menton pour recueillir les miettes. Et là-bas, contre la muraille, était assise Ingeborg Holm, la blonde Inge; et justement le commis principal s'avançait vers elle en se pavanant et s'inclinait avec recherche, une main posée sur le dos, l'autre gracieusement ramenée contre la poitrine, pour l'inviter à danser; mais elle secouait la tête, et faisait signe qu'elle était trop essoufflée et désirait se reposer un peu, sur quoi le commis principal s'assit à côté d'elle.

Tonio Kröger regardait les deux êtres pour lesquels il avait jadis enduré le tourment d'aimer,—Hans et Ingeborg. C'étaient eux, non pas tant à cause de certaines particularités et de leurs costumes semblables, qu'en vertu de l'identité de leur race et de leur type, de leur manière d'être lumineuse, aux yeux bleu d'acier et aux cheveux blonds qui évoquait une idée de pureté, de limpidité, de sérénité, en même temps que de fière, simple et inaccessible réserve. Il les regardait, et il vit que Hans Hansen avait l'air plus hardi et mieux fait que jamais, avec ses épaules larges et ses hanches minces, sous ses habits de marin; il vit Ingeborg rejeter sa tête de côté d'une certaine façon mutine, porter à la nuque d'une certaine façon sa main, une main de fillette, ni particulièrement belle, ni particulièrement fine, tandis que la manche légère glissait au-dessus du coude, et soudain une nostalgie si douloureuse bouleversa son cœur, qu'il se recula involontairement dans l'ombre, afin que personne ne pût voir la contraction de ses traits.

«Vous avais-je oubliés? pensa-t-il. Non, jamais! Je n'avais oublié ni toi, Hans, ni toi, blonde Inge! C'était pour vous que je travaillais, et lorsque j'entendais des applaudissements, je regardais à la dérobée autour de moi pour voir si vous y preniez part... As-tu maintenant lu Don Carlos, Hans Hansen, comme tu me l'avais promis devant le portail de votre jardin? Ne le lis pas! Je ne te le demande plus. Que peut te faire le roi qui pleure parce qu'il est solitaire? Il ne faut pas que tu troubles et que tu ternisses tes yeux clairs à fixer des vers et des pensées mélancoliques... Être comme toi! Recommencer encore une fois, grandir comme toi, droit, joyeux, simple, normal, régulier, d'accord avec Dieu et les hommes, être aimé des insouciants et des heureux, te prendre pour femme, Ingeborg Holm, et avoir un fils comme toi, Hans Hansen,—vivre, aimer, se réjouir, exempt de la malédiction de connaître et du tourment créateur, parmi les félicités de la vie habituelle!... Recommencer depuis le commencement? Mais cela ne servirait de rien. Ce serait de nouveau pareil—tout ce qui est arrivé arriverait encore. Car certains êtres s'égarent nécessairement, parce qu'il n'y a pas pour eux de vrai chemin.»

La musique se tut. Il y eut une pause et l'on passa des rafraîchissements. Le commis principal s'empressait en personne, avec un plateau chargé de salade aux harengs, et servait les dames. Devant Ingeborg il mit même un genou en terre, en lui présentant la petite coupe, ce qui la fit rougir de plaisir.

Cependant, on commençait, dans la salle, à remarquer le spectateur debout sous la porte vitrée, et de jolis visages échauffés tournaient vers lui des regards étonnés et investigateurs; mais il restait quand même à sa place. Ingeborg et Hans eux aussi l'effleurèrent des yeux presque en même temps, avec cette parfaite indifférence qui semble presque du dédain. Mais soudain il eut conscience que, d'un point quelconque de la salle, un regard le cherchait et se posait sur lui... Il tourna la tête et immédiatement ses yeux rencontrèrent ceux dont il avait senti le contact. Une jeune fille se trouvait là, non loin de lui, avec un visage pâle, fin et allongé. Elle n'avait pas beaucoup dansé, les cavaliers ne s'étaient guère empressés autour d'elle, et il l'avait vue s'asseoir solitaire, les lèvres serrées, contre la muraille. Maintenant encore elle était seule. Elle était vêtue d'une robe claire et vaporeuse comme les autres, mais sous l'étoffe transparente on entrevoyait ses épaules pointues et chétives, et son cou maigre descendait si profondément entre ces pauvres épaules, que la silencieuse jeune fille paraissait presque un peu contrefaite. Elle tenait ses mains couvertes de mitaines minces devant sa poitrine plate, de façon que ses doigts se touchassent légèrement par le bout. La tête penchée, elle regardait Tonio Kröger de bas en haut, avec des yeux noirs, noyés. Il se détourna...

Là, tout près de lui, étaient assis Hans et Ingeborg. Hans s'était assis près d'elle, qu'on pouvait prendre pour sa sœur, et, entourés d'autres jeunes êtres aux joues colorées, ils mangeaient et buvaient, bavardaient et s'amusaient, se lançaient des taquineries de leurs voix au timbre clair, et riaient à gorge déployée. Ne pouvait-il pas un peu s'approcher d'eux? Leur adresser à l'un ou à l'autre quelque plaisanterie qui lui viendrait à l'esprit, et à laquelle ils répondraient au moins par un sourire? Cela le rendrait heureux, il désirait ardemment le faire; il retournerait ensuite plus content dans sa chambre, avec le sentiment d'avoir établi un petit lien entre eux et lui. Il réfléchit à ce qu'il pourrait dire, mais il ne trouva pas le courage de le dire. C'était aussi comme toujours: ils ne le comprendraient pas, ils l'écouteraient avec étonnement, car leur langage n'était pas son langage.

À présent la danse semblait devoir reprendre. Le commis principal déployait une vaste activité. Il faisait en hâte le tour de la salle, invitant tous les messieurs à engager les dames, enlevait avec l'aide du sommelier les chaises et les verres qui encombraient, donnait des ordres aux musiciens, et poussait devant lui par les épaules quelques maladroits dépareillés qui ne savaient que faire d'eux-mêmes. À quoi se préparait-on? Les couples, quatre par quatre, formaient des carrés... Un affreux souvenir fit rougir Tonio Kröger. On allait danser le quadrille.

La musique attaqua et les couples se croisèrent en s'inclinant. Le commis principal commanda; il commandait, Dieu m'est témoin, en français, et prononçait les syllabes nasales avec une distinction incomparable. Ingeborg Holm dansait près de Tonio Kröger, dans le carré qui se trouvait immédiatement près de la porte vitrée. Elle se mouvait de-ci de-là, en avant et en arrière, marchant et tournant; un parfum qui émanait de ses cheveux ou de la délicate étoffe de sa robe lui parvenait par instants et il fermait les yeux, en proie à un sentiment de tout temps bien connu, dont il avait vaguement senti l'arôme et le charme amer tous les jours précédents et qui, maintenant, le remplissait de nouveau complètement de son doux tourment.

Qu'était-ce donc? Aspiration? Tendresse? Envie et mépris de soi-même? Moulinet des dames! As-tu ri, blonde Inge, as-tu ri de moi, lorsque je dansais le moulinet et me rendis si lamentablement ridicule? Et rirais-tu encore de moi, aujourd'hui que j'ai fini par devenir une sorte d'homme célèbre? Oui, tu rirais, et tu aurais trois fois raison! Et quand bien même j'aurais, à moi tout seul, produit les neuf Symphonies, le Monde comme volonté et comme représentation, et le Jugement dernier, tu aurais éternellement raison de rire... Il la regardait et un vers lui vint à l'esprit, auquel il n'avait pas pensé depuis longtemps, et qui, pourtant, lui était si connu et familier! «J'aimerais dormir, mais tu dois danser.» Il le connaissait si bien le lourd sentiment d'une septentrionale mélancolie et d'une malhabile profondeur qui s'exprimait dans ces mots. Dormir... Aspirer à vivre simplement et uniquement pour le sentiment qui, sans être obligé de se convertir en action et en danse, repose doux et paresseux en vous, et cependant danser, être forcé d'exécuter, prompt et attentif, cette difficile, difficile et dangereuse danse qu'est le combat de l'art, sans jamais oublier complètement combien il est humiliant et absurde de danser alors qu'on aime...

Soudain un mouvement fou, effréné s'empara de toute la bande. Les carrés s'étaient rompus et les danseurs se dispersaient en glissant et en sautant; on terminait le quadrille par un galop. Les couples passaient en volant devant Tonio Kröger, au rythme endiablé de la musique, se poursuivant, se précipitant, se rattrapant les uns les autres, avec de courts éclats de rire essoufflés. L'un d'eux approchait, entraîné par le tourbillon général qui tournait et s'avançait avec bruit. La jeune fille avait un pâle visage fin, et de maigres épaules trop hautes. Et soudain, juste devant Tonio, un faux pas, une glissade, une chute... La jeune fille pâle tomba par terre. Elle tomba si rudement et si violemment qu'il semblait que sa chute dût être dangereuse, et son cavalier tomba aussi. Celui-ci devait s'être fait cruellement mal, car il en oubliait tout à fait sa danseuse; à demi relevé, il frottait son genou, en faisant des grimaces, tandis que la jeune fille, sans doute complètement étourdie par sa chute, demeurait toujours par terre. Alors Tonio Kröger s'avança, la prit avec précaution par le bras et l'aida à se relever. À bout de forces, confuse et malheureuse, elle leva les yeux sur lui, et soudain son délicat visage se colora d'une faible rougeur.

«Tak! O, mange Tak![B] dit-elle en le regardant de bas en haut avec ses sombres yeux noyés.

—Vous ne devriez plus danser, mademoiselle», dit-il doucement.

Puis il les chercha encore une fois des yeux, eux, Hans et Ingeborg, et s'en alla; il quitta la véranda et le bal et monta dans sa chambre.

Il était grisé par cette fête à laquelle il n'avait pas pris part, et malade de jalousie. Cela s'était passé comme autrefois, tout à fait comme autrefois! Il était resté debout dans un coin obscur, le visage brûlant, souffrant à cause de vous, beaux êtres blonds, de vous, les vivants, les heureux, puis il s'en était allé solitaire! Mais maintenant quelqu'un devait venir! Ingeborg devait venir, elle devait remarquer qu'il n'était plus là, elle devait le suivre sans bruit, lui mettre la main sur l'épaule et lui dire: «Viens, rentre avec nous! Sois content! Je t'aime!...» Mais elle ne vint nullement. Rien de ce genre ne se produisit. Oui, c'était comme jadis, et comme jadis il était heureux. Car son cœur vivait. Mais, pendant tout le temps où il était devenu ce qu'il était aujourd'hui, qu'est-ce qui avait existé? L'engourdissement, le vide, un froid de glace; et l'esprit! et l'art!...

Il se déshabilla, se coucha, éteignit la lumière. Il murmura deux noms dans son oreiller, ces quelques syllabes du Nord, aux consonances chastes qui symbolisaient pour lui sa manière propre et fondamentale d'aimer, de souffrir, d'être heureux, qui évoquaient la vie, le sentiment simple et profond, la patrie. Il repassa en imagination les années écoulées depuis son départ jusqu'à ce jour. Il pensa aux tristes aventures des sens, des nerfs et de la pensée qu'il avait vécues; il se vit dévoré par l'ironie et la réflexion, vidé et paralysé par la connaissance, à demi consumé par la fièvre et les frissons de l'activité créatrice, sans consistance et tiraillé, au milieu des tourments de conscience, entre les tendances les plus extrêmes, entre la sainteté et la sensualité, raffiné, appauvri, épuisé d'exaltations froides et facticement provoquées, égaré, ravagé, torturé, malade—et il sanglota de repentir et de nostalgie.

Autour de lui tout était silencieux et sombre. Mais d'en bas lui parvenait, assourdi et berceur, le rythme à trois temps, doux et vulgaire, de la vie.

IX

Du Nord où il séjournait, Tonio Kröger écrivait à son amie Lisaveta Iwanowna, comme il le lui avait promis:

«Chère Lisaveta, là-bas en Arcadie où je retournerai bientôt, écrivait-il. Voici donc une espèce de lettre, mais elle vous décevra sans doute, car j'ai l'intention de me tenir un peu dans les généralités. Non que je n'aie absolument rien à raconter, que je n'aie pas vécu à ma façon quelques événements; chez moi, dans ma ville natale, on a même voulu m'arrêter... mais je vous raconterai cela de vive voix. Il m'arrive maintenant, à certains jours, de préférer exprimer convenablement des idées générales plutôt que de raconter des histoires.

«Vous souvenez-vous encore, Lisaveta, que vous m'avez appelé une fois un bourgeois, un bourgeois fourvoyé! Vous m'avez appelé ainsi un jour où, entraîné par d'autres aveux qui m'avaient échappé auparavant, je vous avais confessé mon amour pour ce que je nomme la vie; et je me demande si vous vous rendez compte à quel point vous disiez vrai en parlant ainsi, à quel point mon essence bourgeoise et mon amour pour la «Vie» sont une seule et même chose. Ce voyage m'a fourni des occasions de réfléchir à cela...

«Mon père, vous le savez, était un tempérament du Nord, réfléchi, profond, correct par puritanisme et enclin à la mélancolie; tandis que ma mère, d'une origine exotique indéterminée, était belle, sensuelle, naïve, à la fois nonchalante et passionnée, et d'une impulsive légèreté. Sans aucun doute tout cela formait un mélange qui contenait des possibilités exceptionnelles, mais aussi des dangers exceptionnels. Ce qui en sortit fut ceci: un bourgeois qui se fourvoya dans l'art, un bohème qui a la nostalgie des bonnes manières, un artiste tourmenté par une mauvaise conscience. Car c'est ma conscience bourgeoise qui me fait apercevoir dans toute activité artistique, dans tout ce qui sort de l'ordinaire, dans tout génie, quelque chose de profondément trouble, de profondément suspect, de profondément douteux, qui me remplit de cette amoureuse faiblesse pour ce qui est simple, naïf, agréablement normal, pour ce qui est dépourvu de génie et raisonnable.

«Je suis placé entre deux mondes, je ne me trouve chez moi dans aucun, aussi la vie est-elle pour moi un peu pénible. Vous, artistes, vous m'appelez un bourgeois, et les bourgeois sont tentés de m'arrêter... Je ne sais ce qui des deux me blesse le plus cruellement. Les bourgeois sont bêtes; mais vous, les adorateurs de la Beauté, qui me jugez flegmatique et dépourvu d'aspirations, vous devriez penser qu'il existe une vocation artistique si profonde, tellement imposée, voulue par le destin qu'aucune aspiration ne lui paraît plus douce et plus digne d'être éprouvée que celle qui a pour objet les délices de la vie habituelle.

«J'admire ceux qui, pleins de fierté et de froideur, s'aventurent sur le chemin qui conduit à la beauté grandiose et démoniaque, et qui méprisent «les hommes», mais je ne les envie pas. Car si quelque chose est capable de faire d'un homme de lettres un poète, c'est bien cet amour bourgeois que je ressens pour ce qui est humain, vivant et habituel. Toute chaleur, toute bonté, tout humour, viennent de lui, et il me semble presque que c'est de cet amour dont il est écrit que sans lui, celui-là même qui parlerait toutes les langues des hommes et des anges, n'est qu'un airain qui résonne et une cymbale qui retentit.

«Ce que j'ai fait jusqu'ici n'est rien, pas grand'chose, autant que rien. Je produirai des œuvres meilleures, Lisaveta—ceci est une promesse. Tandis que j'écris, le bruissement de la mer monte vers moi et je ferme les yeux. Je plonge mes regards dans un monde à naître, un monde à l'état d'ébauche, qui demande à être organisé et à prendre forme; je vois une foule mouvante d'ombres humaines qui me font signe de venir les chercher et les délivrer; des ombres tragiques et des ombres ridicules et d'autres qui sont l'un et l'autre à la fois—celles-là je les aime particulièrement. Mais mon amour le plus profond et le plus secret appartient à ceux qui ont des cheveux blonds et des yeux bleus, aux êtres clairs et vivants, aux heureux, aux aimables, aux habituels.

«Ne blâmez pas cet amour, Lisaveta, il est bon et fécond. Il est fait d'aspirations douloureuses, de mélancolique envie, d'un petit peu de dédain, et d'une très chaste félicité.»

NOTES:

[A] En français dans le texte.

[B] En danois: merci, merci beaucoup.

LE PETIT MONSIEUR FRIEDEMANN


Ce fut la faute de la nourrice. Madame Friedemann eut beau, dès qu'on s'en fut aperçu, l'exhorter très sérieusement à surmonter un tel vice, elle eut beau lui donner chaque jour, en plus de la bière alimentaire, un verre de vin rouge, cela ne servit à rien. On découvrit tout d'un coup que cette fille allait jusqu'à boire l'alcool destiné au réchaud, et avant qu'on eût trouvé à la remplacer, avant qu'on eût pu la renvoyer, le malheur était fait. Un jour, la mère et ses trois grandes filles, en rentrant d'une course, trouvèrent le petit Jean, âgé à peu près d'un mois, gisant à terre avec un faible et affreux gémissement, au pied de la table où on l'emmaillotait, tandis que la nourrice se tenait auprès, l'air hébété.

Le docteur qui examina avec une fermeté circonspecte les membres du petit être recroquevillé, et tressaillant, prit un visage très, très sérieux; les trois grandes filles sanglotaient, debout dans un coin, et madame Friedemann, dans la frayeur de son cœur, priait tout haut.

La pauvre femme s'était vu enlever son mari, consul des Pays-Bas, encore avant la naissance de l'enfant. Il avait été emporté par une maladie aussi soudaine que violente, et elle était encore trop brisée pour être seulement capable d'espérer que le petit Jean lui serait conservé. Cependant, au bout de deux jours, le docteur lui déclara avec une encourageante poignée de main qu'un danger immédiat n'était décidément plus à redouter; la légère affection cérébrale avait, en tout cas, complètement disparu, comme on pouvait le voir rien qu'au regard, qui n'avait plus du tout l'expression fixe du début. Assurément, il fallait attendre, voir comment les choses tourneraient, et avoir bon espoir, comme on dit, avoir bon espoir.

La maison grise à pignon, dans laquelle grandit Jean Friedemann, était située près de la porte nord de la vieille ville marchande, d'importance à peine moyenne. Par la porte d'entrée, on pénétrait dans un vaste vestibule dallé de pierres, d'où un escalier à la rampe peinte en blanc conduisait aux étages supérieurs. Les tapisseries de la pièce où l'on se tenait au premier rang, montraient des paysages fanés, et, tout autour de la lourde table d'acajou couverte d'un tapis de peluche rouge, étaient rangés des sièges à dossiers rigides.

C'est là que, souvent dans son enfance, il s'asseyait, près de la fenêtre devant laquelle s'épanouissaient toujours de belles fleurs. Installé sur un petit tabouret, aux pieds de sa mère, il écoutait quelque merveilleuse histoire, en contemplant ses bandeaux gris et lisses et son bon visage bienveillant, et en respirant le parfum léger qui émanait toujours d'elle. Ou bien encore, il se faisait montrer le portrait de son père, un monsieur affable avec des favoris gris. Il était au ciel, disait sa mère, où il les attendait tous.

Derrière la maison était un petit jardin, dans lequel on avait coutume en été de passer une bonne partie de la journée, malgré les effluves douceâtres que le vent apportait presque toujours d'une raffinerie voisine. Un vieux noyer noueux s'y dressait, et le petit Jean se tenait souvent assis à son ombre, sur un petit escabeau, occupé à casser des noix, pendant que madame Friedemann et les trois sœurs, maintenant déjà toutes grandes, étaient réunies sous une tente en toile à voile grise. Mais le regard de la mère se levait souvent de son ouvrage à l'aiguille, pour glisser vers l'enfant avec une affectueuse mélancolie. Il n'était pas beau le petit Jean, et lorsque, avec sa poitrine haute et pointue, son dos proéminent et ses bras beaucoup trop longs et maigres, il était accroupi de la sorte sur son tabouret, faisant craquer ses noix avec dextérité, il offrait un très singulier spectacle. Pourtant ses mains et ses pieds étaient fins et bien faits; il avait de grands yeux bruns couleur chamois, une bouche délicatement dessinée et de beaux cheveux brun clair. Quoique son visage fût si lamentablement enfoncé entre ses épaules, on pouvait presque le qualifier de beau.

Lorsqu'il eut six ans, on l'envoya à l'école, et les années passèrent dès lors uniformes et rapides. Chaque jour il se dirigeait, avec cette démarche comiquement importante particulière parfois aux bossus, entre les maisons à pignon et les magasins, vers la vieille école aux voûtes gothiques, et quand il avait fini ses devoirs chez lui, il lisait dans ses livres ornés de beaux frontispices coloriés, ou bien il travaillait dans le jardin, pendant que ses sœurs tenaient le ménage, à la place de leur mère toujours souffrante. Elles allaient aussi dans le monde, car les Friedemann appartenaient à la meilleure société, mais malheureusement elles n'étaient pas encore mariées, car elles ne possédaient pas grand'chose et elles étaient assez laides. Jean recevait bien aussi çà et là une invitation de la part des garçons de son âge, mais il ne trouvait pas grand plaisir à les fréquenter. Il ne pouvait pas prendre part à leurs jeux, et comme ils ne se départissaient pas à son égard d'une réserve gênée, aucune camaraderie ne pouvait s'établir entre eux.

Le temps vint où il les entendit souvent causer dans la cour de certains sentiments qu'ils éprouvaient; avec de grands yeux attentifs, il les écoutait parler de leur toquade pour telle ou telle petite fille, et il ne soufflait mot. Il se disait que ces choses, dont les autres étaient visiblement tout remplis, faisaient partie de celles pour lesquelles il n'était pas né, de même que la gymnastique et le jeu de ballon. Cela le rendait parfois un peu triste, mais somme toute, il était habitué de tout temps à vivre à part et à ne pas partager les intérêts des autres.

Cependant il arriva,—il avait alors seize ans,—qu'il éprouva pour une jeune fille de son âge une subite inclination. C'était la sœur d'un camarade de classe, une pétulante et joyeuse blonde, dont il fit la connaissance chez son frère. Il se sentait étrangement oppressé dans son voisinage, et la manière gênée, l'amabilité voulue, avec laquelle elle aussi le traitait, le remplissait de tristesse.

Une après-midi d'été qu'il se promenait solitaire sur le rempart devant la ville, il entendit un murmure derrière un buisson de jasmin, et regarda avec précaution entre les branches. Là, sur un banc, la jeune fille en question était assise, à côté d'un grand garçon à cheveux rouges qu'il connaissait très bien; le jeune homme avait passé son bras autour d'elle, et pressait sur ses lèvres un baiser qu'elle lui rendit avec un petit rire étouffé. Lorsque Jean Friedemann eut vu cela, il fit demi-tour et s'éloigna sans bruit.

Sa tête était plus enfoncée que jamais entre ses épaules, ses mains tremblaient, et une douleur aiguë, pénétrante, lui montait de la poitrine dans la gorge. Mais il l'avala et se redressa résolument dans la mesure où il le pouvait. «Bon, se dit-il, voilà qui est fini! Je ne veux plus jamais m'occuper de tout cela. Cela procure aux autres du bonheur et de la joie, mais à moi, cela n'apportera jamais que des tourments et de la souffrance. Allons, c'est une affaire terminée, une question réglée. Plus jamais!»

La résolution lui fit du bien. Il renonçait, renonçait pour toujours. Il alla à la maison et prit un livre, joua du violon, ce que, malgré sa poitrine difforme, il avait appris à faire.

À seize ans, il quitta l'école pour devenir négociant, comme tout le monde dans son entourage, et il entra dans le grand commerce de bois de monsieur Schlievogt, en bas, au bord du fleuve. On le traitait avec égards, et lui de son côté était aimable et prévenant, et le temps passait paisible et bien réglé. Lorsqu'il eut vingt ans, sa mère mourut après de longues souffrances.

Ce fut pour Jean Friedemann un grand chagrin où il se complut longtemps. Il en jouissait, il s'y abandonnait, comme on s'abandonne à un grand bonheur, le nourrissait avec mille souvenirs d'enfance et l'exploitait comme la première émotion forte qu'il eût éprouvée.

La vie n'est-elle pas une chose bonne en soi, qu'elle tourne ou non pour nous d'une façon qu'on appelle «heureuse»? Jean Friedemann sentait cela et il aimait la vie. Personne ne sait avec quelle attention profonde, lui qui avait dû renoncer au plus grand des bonheurs qu'elle puisse nous offrir, il savait savourer les joies qui lui étaient accessibles. Une promenade au printemps dans les jardins hors de la ville, le parfum d'une fleur, le chant d'un oiseau,—ne pouvait-on être reconnaissant pour de semblables choses?

Et que la culture soit une source de jouissances, oui, que la culture ne soit guère au fond qu'aptitude à jouir, il le comprenait aussi, et il se cultivait. Il aimait la musique et assistait à tous les concerts que l'on donnait dans la ville. Lui-même était parvenu à la longue à jouer assez bien du violon, bien qu'il eût, lorsqu'il se livrait à cette occupation, un aspect des plus curieux, et il se réjouissait de chaque son mélodieux et pur qu'il réussissait à tirer. Il s'était aussi peu à peu, à force de lire, formé un goût littéraire qu'il était seul à posséder dans la ville. Il était au courant de tout ce qui paraissait de nouveau, dans le pays comme à l'étranger, savait apprécier le charme rythmique d'une poésie, laisser agir sur lui l'inspiration intime d'une nouvelle bien écrite,—oh! on pouvait presque dire qu'il était un épicurien.

Il apprit à comprendre que l'on peut jouir de tout, et qu'il est presque fou de distinguer entre les événements heureux et les événements malheureux. Il faisait bon accueil à toutes ses sensations et états d'âme et les cultivait, les tristes comme les gais, et ses vœux non réalisés aussi,—le désir! Il l'aimait pour lui-même et se disait qu'avec l'accomplissement le meilleur s'en irait. La douce et douloureuse attente, le vague espoir des calmes soirs de printemps n'est-il pas plus délicieux que toutes les réalisations que l'été peut apporter?—Oui, c'était un épicurien que le petit monsieur Friedemann!

Ils ne s'en doutaient guère, les gens qui le saluaient dans la rue avec cette pitié amicale à laquelle il était accoutumé depuis toujours. Ils ne savaient pas que ce malheureux avorton qui marchait là, dans la rue, avec son air d'importance comique, en pardessus clair et en huit reflets—il était chose curieuse un peu vaniteux—aimait tendrement la vie, qui s'écoulait pour lui doucement, sans grandes émotions, mais remplie du bonheur délicat et paisible qu'il savait se créer.

Mais le goût le plus vif de monsieur Friedemann, sa passion propre, c'était le théâtre. Il possédait une sensibilité dramatique tout à fait exceptionnelle; un effet scénique puissant, le dénouement catastrophal d'une tragédie pouvaient faire trembler tout son petit corps. Il avait sa place réservée au premier rang du théâtre municipal et s'y asseyait régulièrement; de temps à autre, ses trois sœurs l'accompagnaient. Depuis la mort de leur mère, elles tenaient le ménage pour elles et leur frère, dans la vieille maison qu'elles possédaient en commun avec lui.

Elles n'étaient malheureusement toujours pas mariées, mais elles avaient depuis longtemps atteint un âge où l'on se résigne, car Frédérike, l'aînée, avait seize ans de plus que monsieur, Friedemann. Elle et sa sœur Henriette étaient un peu grandes et maigres, tandis que Pfiffi, la plus jeune, paraissait trop petite et corpulente. Cette dernière, en outre, avait une drôle de manière de se secouer à chaque mot qu'elle prononçait, et d'humecter du même coup les coins de sa bouche.

Le petit monsieur Friedemann ne s'occupait pas beaucoup des trois demoiselles; elles, par contre, se tenaient étroitement unies et étaient toujours du même avis. En particulier lorsque des fiançailles se produisaient dans leur entourage, elles affirmaient d'une seule voix que c'était là un événement fort heureux.

Leur frère continua de demeurer chez elles, même après qu'il eut quitté le commerce de bois de monsieur Schlievogt et se fut rendu indépendant en entreprenant une petite affaire quelconque, une agence ou quelque chose de ce genre qui n'exigeait pas trop de travail. Il occupait quelques pièces du rez-de-chaussée, de façon à n'avoir à monter les escaliers que pour les repas, car il souffrait de temps en temps d'un peu d'asthme.

Le jour de son trentième anniversaire, un clair et chaud jour de juin, il se trouvait assis après le déjeuner dans la tente de toile grise du jardin, un nouveau coussin, qu'Henriette lui avait brodé, dans le dos, un bon cigare dans la bouche, et un bon livre à la main. De temps en temps il posait celui-ci, écoutait le gazouillement heureux des moineaux posés dans le vieux noyer, et regardait le sentier de gravier bien net qui conduisait à la maison, et la pelouse avec ses plates-bandes multicolores.

Le petit monsieur Friedemann ne portait pas de barbe, et son visage n'avait presque pas changé; les traits s'étaient seulement un peu accentués. Il portait ses beaux cheveux brun clair partagés par une raie et lissés de coté.

À un moment donné, comme il laissait le livre s'abaisser tout à fait sur ses genoux et regardait en clignotant le ciel bleu et ensoleillé, il se dit: «Voilà donc trente années derrière moi. Maintenant, il en viendra peut-être encore dix ou même vingt autres. Dieu le sait. Elles viendront et passeront doucement et sans bruit, comme celles déjà écoulées, et je les attends l'âme en paix».

En juillet de la même année eut lieu ce changement à la tête de la garnison qui mit tout le monde en émoi. L'homme corpulent et jovial qui avait occupé ce poste durant de longues années, avait été très aimé de la bonne société et on le vit partir à regret. Dieu sait par suite de quelle circonstance, justement à ce moment-là, monsieur de Rinnlingen, qui venait de la capitale, fut envoyé ici.

Il ne semblait au reste pas qu'on dût perdre au change, car le capitaine, qui était marié mais sans enfants, loua dans le faubourg sud de la ville une villa très spacieuse, d'où l'on conclut qu'il comptait recevoir. Dans tous les cas, le bruit selon lequel il était extraordinairement riche parut confirmé par le fait qu'il amenait avec lui quatre domestiques, cinq chevaux de selle et de trait, un landau et un léger phaéton.

Le couple commença, bientôt après son arrivée, à rendre visite aux familles en vue et leur nom était sur toutes les lèvres; mais ce fut décidément non pas sur monsieur de Rinnlingen, mais sur son épouse que se concentra l'attention. Les messieurs étaient ahuris et m'avaient, pour le moment, encore pas d'opinion; quant aux dames, elles désapprouvaient dès l'abord le genre et les manières de Gerda de Rinnlingen.

«Que l'on s'aperçoive qu'elle a vécu dans la capitale, disait madame Hagenstrom, c'est tout naturel. Elle fume, elle monte à cheval,—soit! Mais, elle n'a pas seulement des allures libres, elle a des allures de garçon, et ce n'est même pas encore le mot juste. Voyez, elle n'est certainement pas laide, on peut même la trouver jolie, et cependant elle est dépourvue de tout attrait féminin; son regard, son rire, ses mouvements n'ont rien de ce qui plaît aux hommes. Elle n'est pas coquette, et Dieu sait que je suis la dernière à l'en désapprouver; mais une aussi jeune femme—elle a vingt-quatre ans—doit elle vous faire regretter l'absence de toute grâce, de tout charme naturel? Ma chère, je ne m'exprime peut-être pas bien, mais je sais ce que je veux dire. Nos messieurs sont pour le moment complètement abasourdis. Vous verrez que, d'ici quelques semaines, ils se détourneront d'elle complètement dégoûtés.

—Allons, dit mademoiselle Friedemann, elle s'est en tout cas fort bien casée.

—Son mari! parlons-en, s'écria madame Hagenstrom. Si vous saviez comme elle le traite! Il faut voir cela! Vous le verrez! Je suis la première à soutenir qu'une femme mariée doit, jusqu'à un certain point, tenir l'autre sexe à distance. Mais comment se comporte-t-elle vis-à-vis de son propre mari? Elle a une façon glaciale de le regarder, et de l'appeler «cher ami» d'un ton protecteur qui me révolte! Car il faut le voir avec elle: correct, énergique, chevalesque, un homme de quarante ans admirablement conservé, un officier des plus brillants! Ils ont quatre ans de mariage, ma chère!»

L'endroit où pour la première fois il fut donné au petit monsieur Friedemann d'apercevoir madame de Rinnlingen, se trouva être la grande rue qui était presque exclusivement bordée de maisons de commerce, et cette rencontre eut lieu vers midi, comme il revenait de la Bourse où il avait été échanger quelques propos.

Il se promenait, minuscule et important, aux côtés du négociant Stephen, un homme extraordinairement grand, aux épaules carrées, aux favoris arrondis et aux sourcils terriblement épais. Tous deux portaient des chapeaux à haute forme et avaient, à cause de la grande chaleur, leurs pardessus ouverts. Ils parlaient politique, tout en frappant en mesure le trottoir de leur canne, mais, lorsqu'ils furent parvenus environ à mi-hauteur de la rue, le négociant Stephen dit tout à coup:

«Le diable m'emporte si ce ne sont pas les Rinnlingen qui viennent là.

—Bon, cela se trouve bien», dit M. Friedemann de sa voix haute et un peu perçante, et il regarda devant lui, très intéressé. «Je ne les ai pas encore aperçus. Voici la voiture jaune.»

C'était en effet le phaéton jaune dont madame de Rinnlingen se servait ce jour-là, et elle conduisait en personne les deux élégants chevaux, tandis que le domestique était assis derrière elle, les bras croisés. Elle portait une ample jaquette très claire et sa robe était claire aussi. De sous son petit chapeau de paille rond, orné de rubans de cuir brun, s'échappaient ses cheveux blonds roux, qui frisaient au-dessous des oreilles et lui retombaient très bas sur la nuque en une torsade épaisse. La couleur dominante de son visage ovale était un blanc mat, et dans les coins de ses yeux extrêmement rapprochés s'amassaient des ombres bleuâtres. Son nez court, mais très joli de forme, était surmonté d'un petit renflement couvert de taches de rousseur qui lui allait très bien; quant à sa bouche, on ne pouvait voir si elle était belle, car elle avançait et retirait continuellement la lèvre intérieure en frôlant celle d'en haut.

Le négociant Stephen salua avec une déférence inusitée quand la voiture fut tout près, et le petit monsieur Friedemann souleva aussi son chapeau tout en regardant madame de Rinnlingen avec de grands yeux attentifs. Elle abaissa son fouet, inclina légèrement la tête et passa lentement, en examinant à droite et à gauche les maisons et les devantures.

Quand ils eurent fait quelques pas, le négociant dit:

«Elle a fait une promenade et à présent elle rentre chez elle.»

Le petit monsieur Friedemann ne répondit pas, il tenait les yeux baissés sur le pavé. Puis, tout à coup, il regarda le négociant et demanda:

«Que dites-vous?»

Et M. Stephen répéta sa perspicace observation.

Trois jours plus tard, Jean Friedemann rentrait à midi de sa promenade habituelle. On déjeunait à midi et demi, et il se disposait à aller encore pour une demi-heure dans son bureau, qui se trouvait immédiatement à droite de la porte d'entrée, lorsque la domestique traversa le vestibule et lui dit:

«Il y a des visites, monsieur Friedemann.

—Chez moi? demanda-t-il.

—Non, en haut, chez ces dames.

—Qui donc?

—Le capitaine et madame de Rinnlingen.

—Oh! dit M. Friedemann, alors je veux tout de même...»

Et il monta l'escalier. En haut, il traversa le vestibule, et il avait déjà dans la main la poignée de la haute porte blanche qui conduisait dans «la chambre des paysages», lorsqu'il s'arrêta soudain, recula d'un pas, fit demi-tour, et s'en retourna lentement comme il était venu. Et bien qu'il fût complètement seul, il dit à haute et intelligible voix:

«Non, il vaut mieux pas.»

Il descendit dans son bureau, s'assit devant sa table à écrire, et prit le journal. Mais au bout de quelques minutes, il le laissa retomber et il regarda de côté vers la fenêtre. Il demeura dans cette position, jusqu'à ce que la domestique vînt et annonçât que le repas était servi; alors il se rendit en haut dans la salle à manger, où ses sœurs l'attendaient déjà, et il s'assit sur sa chaise qui était surhaussée par trois livres de comptes.

Henriette qui servait la soupe dit:

«Sais-tu, Jean, de qui nous avons eu la visite?

—Eh bien? demanda-t-il.

—Du nouveau capitaine et de sa femme.

—Vraiment, c'est très aimable à eux d'être venus.

—Oui, dit Pfiffi, en humectant le coin de ses lèvres, je trouve que ce sont tous deux des gens tout à fait charmants.

—En tout cas, dit Frédérike, nous ne devons pas tarder à leur rendre leur visite. Je propose que nous y allions après-demain dimanche.

—Dimanche, dirent Henriette et Pfiffi.

—Tu viendras bien avec nous, Jean? demanda Frédérike.

—Cela va de soi!» dit Pfiffi en se secouant. M. Friedemann n'avait pas du tout entendu la question, et mangeait sa soupe d'un air taciturne et anxieux. On aurait dit qu'il prêtait l'oreille, on ne sait où, à quelque inquiétante rumeur.

Le jour suivant on donnait Lohengrin au théâtre de la ville, et tous les gens cultivés y assistaient. La petite salle était peuplée du haut en bas et toute remplie de rumeurs confuses, d'odeur de gaz et de parfums. Mais, au parquet comme aux galeries, toutes les lorgnettes se dirigeaient vers la loge 13, immédiatement à droite de la scène, car pour la première fois ce soir-là y étaient apparus monsieur et madame de Rinnlingen, et l'on avait enfin l'occasion d'examiner le couple en détail.

Lorsque le petit monsieur Friedemann, revêtu d'un habit noir impeccable avec un devant de chemise d'une blancheur éclatante qui pointait en avant, pénétra dans sa loge,—la loge 13—il recula vivement sur le seuil; il avait porté la main à son front et ses narines s'élargirent un instant convulsivement. Mais ensuite il s'assit à sa place, le siège à gauche de madame de Rinnlingen.

Elle le regarda un moment attentivement en avançant la lèvre inférieure, tandis qu'il s'asseyait, puis se détourna pour échanger quelques mots avec son mari, qui était assis derrière elle. C'était un grand homme robuste, avec des moustaches relevées et un bienveillant visage brun.

Lorsque l'ouverture commença et que madame de Rinnlingen se pencha sur le rebord de la loge, M. Friedemann coula de côté vers elle un regard rapide et furtif. Elle portait une claire toilette de soirée et était même, seule de toutes les dames présentes, un peu décolletée. Ses manches étaient très larges et bouffantes, et ses gants blancs remontaient jusqu'à ses coudes. Sa tournure avait aujourd'hui quelque chose d'opulent, ce que, l'autre jour, son ample jaquette n'avait pas permis de remarquer; sa poitrine se soulevait avec plénitude et lenteur, et la lourde torsade de ses cheveux blonds-roux lui retombait très bas sur la nuque.

M. Friedemann était pâle, beaucoup plus pâle que de coutume, et de petites gouttes se montraient sur son front, sous ses cheveux bruns bien lissés. Madame de Rinnlingen avait enlevé le gant de son bras gauche qui reposait sur le velours rouge de la balustrade, et ce bras rond, d'un blanc mat, qui, de même que la main sans bagues, était sillonné de veines d'un bleu tout à fait pâle, il le voyait tout le temps; il n'y avait rien à y faire.

Les violons chantèrent, les trompettes y mêlèrent leurs sons éclatants, Telramund tomba, une allégresse générale régna dans l'orchestre, et le petit M. Friedemann demeurait immobile, pâle et silencieux, la tête basse entre les épaules, un index contre la bouche et l'autre main passée dans le revers de son habit.

Pendant que le rideau tombait, madame de Rinnlingen se leva pour quitter la loge avec son mari. M. Friedemann s'en aperçut sans lever les yeux, passa légèrement son mouchoir sur son front, se leva brusquement, alla jusqu'à la porte qui conduisait au corridor, revint, s'assit à sa place et attendit là, sans bouger, dans la position qu'il avait auparavant.

Lorsque le timbre retentit et que ses voisins rentrèrent, il sentit que les yeux de madame de Rinnlingen reposaient sur lui, et, sans le vouloir, il leva la tête vers elle. Lorsque leurs regards se rencontrèrent, elle ne détourna nullement le sien, mais continua à le considérer attentivement sans le moindre signe d'embarras, jusqu'à ce que, vaincu et humilié, il baissât lui-même les yeux. Il était devenu encore plus pâle et une colère, dont la morsure lui était étrangement douce, montait en lui. La musique commença.

Vers la fin de cet acte, il arriva que madame de Rinnlingen laissa glisser son éventail et que celui-ci tomba à terre à côté de M. Friedemann. Tous deux se penchèrent en même temps, mais elle saisit elle-même l'objet et dit avec un sourire:

«Je vous remercie.»

Leurs têtes s'étaient trouvées tout près l'une de l'autre et il avait été forcé de respirer un instant le chaud parfum de sa poitrine. Son visage était bouleversé, tout son corps se contractait et son cœur battait si horriblement fort et péniblement qu'il en perdait le souffle. Il resta encore assis une demi-minute, puis repoussa son siège, se leva sans bruit et sortit sans bruit.

Il longea le couloir, suivi par les sons de la musique, se fit donner au vestiaire son chapeau à haute-forme, son pardessus clair et sa canne et descendit dans la rue. C'était une chaude et paisible soirée. À la lumière des becs de gaz, les maisons grises à pignon se dressaient silencieuses contre le ciel où les étoiles claires brillaient doucement. Les pas des rares promeneurs qui croisaient M. Friedemann résonnaient sur le trottoir. Quelqu'un le salua, mais il ne le vit pas; il baissait la tête très bas et sa haute poitrine en pointe tremblait, tant il respirait difficilement. De temps à autre il murmurait tout bas:

«Mon Dieu, mon Dieu!»

Il voyait en lui-même, avec un regard d'épouvante et d'angoisse, sa vie affective, qu'il avait soignée avec tant de sollicitude, qu'il avait toujours traitée avec tant de douceur et d'intelligents ménagements, à présent déchirée, bouleversée, ravagée... Et soudain, complètement subjugué, en proie à un état de vertige, d'ivresse, de désir et de douleur, il s'appuya contre un réverbère et balbutia en tremblant:

«Gerda!»

Tout resta silencieux. De près ou de loin il n'y avait à ce moment-là personne en vue. Le petit M. Friedemann se redressa avec effort. Il avait remonté la rue dans laquelle se trouvait le théâtre et qui descendait vers le fleuve par une pente assez rapide; il suivait maintenant la rue principale dans la direction du nord, vers sa demeure.

Comme elle l'avait regardé! Comment donc? Elle l'avait forcé à baisser les yeux? Elle l'avait humilié du regard. N'était-elle pas une femme et lui un homme? Et ses étranges yeux bruns n'avaient-ils pas véritablement vibré de joie à ce moment-là?

Il sentait de nouveau monter en lui la même haine impuissante et voluptueuse, mais ensuite il pensa à l'instant où sa tête avait touché la sienne, où il avait respiré le parfum de son corps, et il s'arrêta pour la seconde fois, pencha en avant le haut de sa taille contrefaite, aspira l'air entre ses dents, et murmura de nouveau, complètement désemparé, désespéré, hors de lui:

«Mon Dieu, mon Dieu!»

Il reprit machinalement son chemin, lentement, à travers la soirée lourde, par les rues désertes, jusqu'à ce qu'il fût devant sa demeure. Dans le vestibule il s'arrêta un moment et huma la fraîche odeur de cave qui y régnait; puis il entra dans son bureau.

Il s'assit à la table à écrire, devant la fenêtre ouverte, et fixa droit devant lui une grosse rose jaune, que quelqu'un avait placée là à son intention dans le verre à boire. Il la prit et respira, les yeux fermés, son parfum; mais au bout d'un instant, il la repoussa avec un geste las et triste. Non, non, c'était fini! Que lui importait à présent un tel parfum? Que lui importait à présent tout ce qui, jusque-là, avait constitué son «bonheur»?

Il se détourna et regarda dehors dans la nuit silencieuse. De temps à autre un bruit de pas naissait au loin et passait en résonnant. Les étoiles au ciel scintillaient. Comme il se sentait devenir faible et mortellement las! Sa tête était si vide, et son désespoir commençait à se fondre en une mélancolie profonde et douce. Quelques vers papillonnèrent dans son esprit, la musique de Lohengrin résonna de nouveau à ses oreilles. Il vit encore une fois la silhouette de madame de Rinnlingen, son bras blanc contre le velours rouge, puis il tomba dans un sommeil lourd, accablé de fièvre.

Souvent il était tout près du réveil, mais il le redoutait et replongeait chaque fois à nouveau dans l'inconscience. Mais lorsqu'il fit tout à fait clair, il ouvrit les yeux et promena autour de lui un long regard douloureux. Tout se présentait clairement à son esprit; c'était comme si sa souffrance n'avait pas du tout été interrompue par le sommeil.

Sa tête était pesante et ses yeux brûlants; mais quand il se fut levé et qu'il eut mouillé son front d'eau de Cologne, il se sentit mieux et il s'assit de nouveau à sa place, près de la fenêtre qui était restée ouverte. Il était encore très tôt, environ cinq heures du matin. De temps à autre passait un garçon boulanger, sans cela on ne voyait personne. Mais les oiseaux gazouillaient, et le ciel était d'un bleu étincelant. C'était une magnifique matinée de dimanche.

Un sentiment de bien-être et de confiance envahit le petit M. Friedemann. De quoi avait-il peur? Il avait eu un accès fâcheux la veille, c'était vrai, mais cela ne devait pas se renouveler! Ce n'était pas encore trop tard, il pouvait encore être sauvé. Il devait éviter tout ce qui pouvait donner à l'accès l'occasion de se reproduire; il se sentait assez de force pour vaincre le mal et l'étouffer complètement en lui-même.

Lorsque huit heures sonnèrent, Frédérike entra et posa le café sur la table ronde qui se trouvait devant le canapé de cuir, contre le mur du fond.

«Bonjour Jean, dit-elle, voici ton déjeuner.

—Merci, dît M. Friedemann. Et il ajouta:—Chère Frédérike, je regrette, mais il vous faudra faire sans moi cette visite. Je ne me sens pas assez bien pour vous accompagner. J'ai mal dormi, je souffre de la tête, enfin il faut que je vous prie...

—C'est dommage, répondit Frédérike. Tu ne pourras en tout cas te dispenser complètement de faire cette visite. Mais, c'est vrai que tu as l'air souffrant. Veux-tu que je te prête mon crayon à migraine?

—Merci, dit M. Friedemann, cela passera.» Et Frédérike repartit.

Il but son café, debout près de la table, et mangea aussi un croissant. Il était content de lui et fier de sa résolution. Quand il eut fini, il prit un cigare et s'assit de nouveau près de la fenêtre. Le déjeuner lui avait fait du bien et il se sentait heureux et plein d'espoir. Il prit un livre, lut, fuma et regarda en clignotant dehors dans le soleil.

La rue était maintenant tout à fait animée; le roulement des voitures, le bruit des conversations et le timbre des tramways retentissaient jusqu'à lui, mais à travers tout on percevait le gazouillement des oiseaux, et du rayonnant ciel bleu venait un souffle tendre et chaud.

À dix heures, il entendit ses sœurs traverser le vestibule, il entendit la porte d'entrée craquer et vit, sans y prêter grande attention, les trois dames passer devant la fenêtre. Une heure passa; il se sentait de plus en plus heureux.

Une sorte d'exubérance intempestive commençait à s'emparer de lui. Que l'air était bon, et comme les oiseaux gazouillaient! S'il allait faire un petit tour? Et alors soudain surgit en lui, complètement isolée et accompagnée d'un doux effroi, cette idée: «Si j'allais chez elle?» Et tandis qu'il étouffait en lui-même, par un véritable effort des muscles, tout ce qui l'avertissait craintivement, il ajouta, avec une résolution qui l'inonda de bonheur: «J'irai chez elle.»

Il revêtit son costume noir des dimanches, prit son chapeau à haute-forme et sa canne, et traversa d'un pas rapide, en respirant très vite, toute la ville jusqu'au faubourg sud. Il levait et abaissait la tête à chaque pas, sans voir personne, en proie à un état de distraction et d'exaltation complète, jusqu'à ce qu'il se trouvât dans l'allée des marronniers, devant la villa rouge, sur l'entrée de laquelle on pouvait lire le nom: Capitaine de Rinnlingen».

Là un tremblement le saisit, son cœur battait convulsivement et péniblement contre sa poitrine. Mais il traversa le vestibule et sonna. Maintenant le sort en était jeté, il n'y avait pas moyen de revenir en arrière. «À la grâce de Dieu», pensa-t-il. Un silence de mort se fit soudain en lui.

La porte s'ouvrit brusquement, le domestique vint à sa rencontre à travers le vestibule, prit sa carte et l'emporta en haut des escaliers, qui étaient couverts d'un tapis rouge. M. Friedemann demeura sans bouger, les yeux fixés sur ce tapis, jusqu'à ce que le domestique revînt en annonçant que Madame le faisait prier de bien vouloir monter.

En haut, à côté de la porte du salon où il déposa sa canne, il jeta un coup d'œil sur la glace. Son visage était pâle et ses cheveux se collaient à son front, au-dessus de ses yeux rougis; la main avec laquelle il tenait son chapeau tremblait irrésistiblement.

Le domestique ouvrit et il entra. Il se trouva dans une pièce assez grande, à demi-obscure; des rideaux voilaient les fenêtres. À droite, se dressait un piano, et au milieu, autour d'une table, étaient groupés des fauteuils de soie brune. Au-dessus du sofa, contre la paroi de gauche, pendait un paysage dans un lourd cadre doré. La tapisserie était foncée aussi. Au fond, dans la véranda, il y avait des palmiers.

Une minute s'écoula jusqu'à ce que madame de Rinnlingen écartât la portière à droite et s'avançât sans bruit vers lui sur l'épais tapis brun. Elle portait une robe de coupe très simple, à carreaux rouges et noirs. Une colonne de lumière, dans laquelle la poussière dansait, tombait de la véranda juste sur ses lourds cheveux roux, de sorte qu'ils brillèrent un instant comme de l'or. Elle tenait ses étranges yeux fixés sur lui d'un air scrutateur, et avançait comme de coutume la lèvre inférieure.

«Madame, commença M. Friedemann, en levant les yeux en l'air vers elle, car il ne lui atteignait qu'à la poitrine, je désirais moi aussi vous présenter mes respects. J'étais malheureusement absent, quand vous avez honoré mes sœurs de votre visite, et... l'ai vivement regretté...»

Il ne savait absolument plus que dire, mais elle demeurait debout et le regardait impitoyablement, comme pour le forcer à continuer de parler. Tout son sang lui monta soudain à la tête. «Elle veut me tourmenter et se moquer de moi! pensa-t-il, et elle lit en moi! Comme ses yeux vibrent!»

Elle dit enfin d'une voix tout à fait claire et nette:

«C'est aimable à vous d'être venu. J'ai aussi regretté de vous avoir manqué. Ne voulez-vous pas prendre place?»

Elle s'assit près de lui, posa ses bras sur les accoudoirs du fauteuil et s'appuya en arrière. Il se tenait penché en avant, son chapeau entre ses genoux. Elle dit:

«Savez-vous qu'il n'y a pas un quart d'heure, mesdemoiselles vos sœurs étaient encore ici? Elles m'avaient dit que vous étiez malade.

—C'est vrai, répondit M. Friedemann, je ne me sentais pas bien ce matin. J'ai cru que je ne pourrais pas sortir. Je vous prie de m'excuser si je suis venu si tard.

—Vous n'avez encore maintenant pas très bonne mine, dit-elle, tout à fait tranquillement, le regard toujours fixé sur lui. Vous êtes pâle et vos yeux sont enflammés. Votre santé n'est en général pas très bonne?

—Oh!... balbutia M. Friedemann, dans l'ensemble je ne puis vraiment pas me plaindre.

—Moi aussi, je suis souvent malade, continua-t-elle sans le quitter des yeux. Je suis nerveuse et je passe par les états les plus extraordinaires.»

Elle se tut, appuya son menton sur sa poitrine et le regarda de bas en haut d'un air d'attente. Mais il ne répondit pas. Il se tenait tranquille sur sa chaise et la contemplait avec de grands yeux songeurs. Comme elle parlait étrangement, et comme sa voix claire et fluide l'émouvait! Son cœur s'était calmé; il lui semblait qu'il rêvait. Madame de Rinnlingen reprit:

«Si je ne me trompe, vous avez quitté le théâtre bien avant la fin de la représentation.

—En effet, Madame.

—Je l'ai regretté, vous étiez un voisin attentif, bien que l'exécution ne fût pas bonne, ou du moins seulement relativement bonne. Vous aimez la musique? Jouez-vous du piano?

—Je joue un peu de violon, dit M. Friedemann. C'est-à-dire—il ne vaut presque pas la peine d'en parler...

—Vous jouez du violon? demanda-t-elle; puis elle regarda dans le vide à côté de lui et réfléchit.

—Mais alors, nous pourrions de temps à autre faire de la musique ensemble, dit-elle tout à coup. Je sais un peu accompagner. Je serais heureuse d'avoir trouvé quelqu'un ici... Viendrez-vous?

—Avec plaisir, Madame, je suis tout à votre disposition, dit-il, toujours comme dans un rêve. Une pause survint. Alors subitement l'expression du visage de madame de Rinnlingen changea. Il vit un éclair à peine perceptible de moquerie cruelle le défigurer, et ses yeux se diriger de nouveau sur lui, insistants et scrutateurs, avec cette vibration inquiétante qu'ils avaient déjà eue deux fois auparavant. Il avait le visage en feu et sans savoir de quel côté se tourner, complètement désorienté et hors de lui, il enfonça sa tête entre ses épaules et regarda, tout décontenancé, le tapis. Mais, comme un frisson bref, la colère impuissante, doucement torturante, qu'il avait déjà ressentie, le parcourut de nouveau.

Lorsque, avec une résolution désespérée, il leva de nouveau les yeux, elle ne le dévisageait plus, mais regardait tranquillement par-dessus sa tête, vers la porte. Il prononça péniblement quelques mots.

«Êtes-vous à peu près satisfaite de votre séjour dans notre ville, Madame?

—Oh! certainement, dit madame de Rinnlingen, avec indifférence. Pourquoi ne serais-je pas satisfaite? Sans doute je me sens un peu à l'étroit, un peu surveillée, mais... Du reste, continua-t-elle immédiatement, nous avons l'intention de réunir prochainement quelques personnes, une petite soirée tout à fait sans façon. On pourrait faire un peu de musique... causer... Et puis, nous avons derrière la maison un très joli jardin; il va jusqu'à la rivière. Enfin, vous et ces dames recevrez naturellement encore une invitation, mais je vous prie de suite de vouloir bien être des nôtres. Nous ferez-vous ce plaisir?»

M. Friedemann avait à peine exprimé ses remerciements et accepté, que le loquet de la porte fut énergiquement tourné et que le capitaine entra. Tous deux se levèrent, et pendant que madame de Rinnlingen présentait les deux messieurs l'un à l'autre, son époux s'inclinait avec la même politesse devant M. Friedemann et devant elle. Son visage brun était tout luisant de chaleur.

Tout en enlevant ses gants, il adressa de sa voix forte et brusque une phrase quelconque à M. Friedemann, qui levait sur lui de grands yeux absents et s'attendait à chaque instant à ce qu'il lui frappât avec bienveillance sur l'épaule. Toutefois le capitaine se tourna, les talons rapprochés et le haut du corps légèrement incliné, vers son épouse, et dit en atténuant sensiblement sa voix:

«As-tu prié M. Friedemann de venir à notre petite réunion, ma chère? Si cela te convient, nous pourrions l'organiser pour d'aujourd'hui en huit. J'espère que le temps se maintiendra et que nous pourrons aussi nous tenir dans le jardin.

—Comme tu voudras», répondit madame de Rinnlingen sans le regarder.

Deux minutes plus tard, M. Friedemann prit congé. Quand, près de la porte, il s'inclina encore une fois devant elle, il rencontra ses yeux qui reposaient sur lui dénués de toute expression.

Il s'en alla, il ne retourna pas vers la ville, mais prit, sans le vouloir, un chemin qui se détachait de l'avenue, et conduisait à l'ancien rempart, au bord du fleuve. Là se trouvait un parc bien soigné, des chemins ombragés et des bancs.

Il marchait vite et sans en avoir conscience, les yeux baissés. Il avait insupportablement chaud; il sentait des flammes monter et s'abaisser en lui, et sa pauvre tête battre impitoyablement.

Est-ce que son regard ne reposait pas encore toujours sur lui? Non comme tout à l'heure, vide et sans expression, mais comme auparavant, avec cette vibration cruelle qu'il avait eue, juste après qu'elle lui avait parlé de cette façon si étrange et paisible. Est-ce que cela l'amusait donc de le plonger dans la détresse et de lui faire perdre la tête? Ne pouvait-elle, si elle lisait en lui, le prendre un peu en pitié?

Il était arrivé au bord du fleuve, près du rempart verdoyant, et il s'assit sur un banc entouré en demi-cercle par des buissons de jasmin. L'air alentour était rempli d'un parfum doux et lourd. Devant lui le soleil dormait sur l'eau tremblante.

Qu'il se sentait las, épuisé, et pourtant quel cruel tumulte il y avait en lui! Le mieux ne serait-il pas de regarder encore une fois autour de soi, puis de descendre dans l'eau calme pour trouver la délivrance après une courte angoisse, et se réfugier dans le repos? Oui le repos, c'était le repos qu'il voulait! Mais pas le repos dans le néant vide et sourd; non, une paix doucement ensoleillée, remplie de bonnes et paisibles pensées.

Il sentit frémir en lui dans cet instant tout son tendre amour de la vie et une profonde nostalgie de son bonheur perdu. Puis il contempla autour de lui la paix silencieuse, infiniment indifférente de la nature, il vit comme le fleuve poursuivait son chemin dans le soleil, comme l'herbe se remuait et tremblait, comme les fleurs se dressaient où elles avaient fleuri pour se faner ensuite et se disperser au vent, il vit comme tout, tout se courbait avec la même muette soumission à la vie, et il se sentit soudain envahi par ce sentiment d'amitié et d'entente avec la nécessité qui procure une sorte de supériorité sur le destin.

Il pensa à cette après-midi de son trentième anniversaire où, heureux de se sentir en paix, il avait cru envisager, sans crainte et sans espoir, le reste de son existence. Il n'y avait distingué ni lumières, ni ombres, mais son avenir entier s'était déployé devant lui, baigné d'un doux demi-jour, jusqu'à ce que tout se perdît presque insensiblement, là-bas, dans les ténèbres; et avec un sourire tranquille et détaché, il avait regardé s'avancer les années à venir;—combien de temps y avait-il de cela?

Alors cette femme était venue, elle devait venir, c'était son destin, elle était elle-même son destin, elle seule! Ne l'avait-il pas senti dès le premier instant? Elle était venue, et quand bien même il avait essayé de défendre la paix de son âme, tout ce qu'il avait refoulé depuis sa jeunesse, sentant que cela ne lui apporterait que ruine et tourment, devait se révolter en lui à cause d'elle. Une force terrible, irrésistible s'était emparée de lui et l'entraînait à sa perte.

Elle l'entraînait à sa perte, il le sentait. Mais à quoi bon lutter et se tourmenter encore? Que les choses aillent comme elles pourraient! Il n'avait qu'à suivre son chemin et à fermer les yeux pour ne pas voir le précipice béant là-bas, obéissant au destin, obéissant à la force toute-puissante, à la fois torturante et douce, à laquelle il n'est pas possible d'échapper.

L'eau scintillait, le jasmin exhalait son parfum pénétrant et lourd, les oiseaux gazouillaient alentour dans les arbres, entre lesquels étincelait un lourd ciel de velours bleu. Mais M. Friedemann, le petit bossu, resta encore longtemps assis sur le banc. Il se tenait penché en avant, le front appuyé dans ses deux mains.

Tout le monde était d'accord que l'on passait son temps très agréablement chez les de Rinnlingen. Une trentaine de personnes environ se trouvaient assises autour de la longue table décorée avec goût, qui se dressait d'un bout à l'autre de la vaste salle à manger; les domestiques et deux valets engagés pour l'occasion s'empressaient déjà de passer la glace. Un cliquetis d'argenterie, un tintamarre de vaisselle, de chaudes exhalaisons de mets et de parfums remplissaient l'air. Il y avait là de braves négociants avec leurs épouses et leurs filles, puis presque tous les officiers de la garnison, un vieux médecin très aimé dans la ville, quelques membres du barreau, et tout ce que la bonne société de l'endroit comptait d'autre. Un étudiant en médecine, un neveu du lieutenant en visite chez son parent, était aussi du nombre; il conversait sur les sujets les plus profonds avec mademoiselle Hagenstrom qui se trouvait en face de M. Friedemann.

Celui-ci était assis sur un beau coussin de velours rouge, au bas de la table, à côté de la peu jolie épouse du directeur du collège, non loin de madame de Rinnlingen, que le consul Stephen avait conduite à table. C'était étonnant quel changement s'était opéré chez le petit M. Friedemann durant ces huit derniers jours. Peut-être fallait-il attribuer à l'intense lumière blanche, dont la salle était remplie, l'affreuse pâleur de son visage; mais ses joues s'étaient creusées, il y avait dans ses yeux rougis et cernés une lueur indiciblement triste, et l'on aurait dit que sa taille était plus contrefaite que jamais. Il buvait beaucoup de vin et adressait de temps à autre quelques mots à sa voisine.

Madame de Rinnlingen n'avait pas encore échangé un mot avec M. Friedemann depuis qu'on était à table; à la fin, elle se pencha un peu en avant et lui dit:

«Je vous ai attendu en vain, ces jours-ci, vous et votre violon.»

Il la regarda un moment d'un air complètement absent avant de répondre. Elle portait une toilette claire et légère qui découvrait son cou blanc, et une rose Maréchal Niel toute grande épanouie était fixée dans ses cheveux lumineux. Ses joues étaient ce soir-là teintées de rose, mais il y avait, comme toujours, des ombres bleues au coin de ses yeux.

M. Friedemann baissa les yeux sur son assiette, fit une réponse quelconque, puis il dut répondre à la femme du directeur qui lui demandait s'il aimait Beethoven. Mais à ce moment le capitaine, qui était assis tout au haut de la table, jeta un coup d'œil à son épouse, frappa sur son verre et dit:

«Messieurs et Mesdames, je propose que nous passions à côté pour boire le café; du reste il ne doit pas non plus faire mauvais ce soir au jardin, et si quelqu'un veut aller y prendre l'air, je le suivrai volontiers.»

Au milieu du silence qui suivit, le lieutenant de Deidesheim fit, avec tact, une plaisanterie, de sorte que tout le monde se leva parmi de joyeux rires. M. Friedemann quitta la salle un des derniers avec sa voisine de table; il l'accompagna à travers la pièce de style vieil-allemand où l'on commençait déjà à fumer, jusqu'au salon confortable et à demi obscur, et prit congé d'elle.

Il était habillé avec soin; son habit était impeccable, sa chemise d'un blanc éblouissant, et ses pieds étroits et bien faits étaient chaussés de souliers vernis. De temps en temps on pouvait voir qu'il portait des chaussettes de soie rouge.

Il regarda dehors, dans le corridor, et vit que des groupes plus nombreux descendaient déjà l'escalier pour aller au jardin. Mais il s'assit avec son cigare et son café à la porte du fumoir, où quelques messieurs se tenaient debout en causant, et il regarda dans le salon.

Immédiatement à droite de la porte, autour d'une petite table, plusieurs personnes formaient un cercle, au centre duquel l'étudiant parlait avec animation. Il avait émis l'assertion que l'on peut, par un point, mener plus d'une parallèle à une ligne droite; Madame Hagenstrom, la femme de l'avoué, s'était écrié: «c'est impossible!» et maintenant il prouvait sa théorie d'une façon si convaincante, que tous faisaient comme s'ils avaient compris.

Au fond de la pièce, sur le divan, à côté duquel était placée une lampe basse voilée de rouge, Gerda de Rinnlingen causait avec Mademoiselle Stephen. Elle se tenait légèrement renversée contre les coussins de soie jaune, les jambes croisées, et fumait lentement une cigarette, en exhalant la fumée par le nez et en avançant la lèvre inférieure. Mademoiselle Stephen se tenait devant elle, droite et comme taillée dans du bois, avec un sourire anxieux.

Personne ne prenait garde au petit monsieur Friedemann, et personne ne remarquait que ses grands yeux étaient continuellement dirigés sur Madame de Rinnlingen. Il était assis dans une attitude affaissée et il la regardait. Il n'y avait rien de passionné dans ses yeux, à peine une expression de souffrance; seulement quelque chose d'accablé et de mort, un abandon de soi morne et découragé.

Dix minutes environ s'écoulèrent ainsi; puis Madame de Rinnlingen se leva brusquement, et, sans le regarder, comme si elle l'avait tout le temps observé à la dérobée, elle se dirigea vers l'endroit où il se trouvait et resta debout devant lui. Il se leva, regarda en l'air vers elle, et entendit les paroles suivantes:

«Voulez-vous m'accompagner au jardin, monsieur Friedemann?»

Il répondit:

«Avec plaisir, Madame.

—Vous n'avez pas encore vu notre jardin? lui dit-elle dans l'escalier. Il est passablement grand. J'espère qu'il ne s'y trouve pas encore trop de monde; j'aimerais bien pouvoir respirer un peu. J'ai la migraine depuis le dîner; peut-être que ce vin rouge était trop fort pour moi. C'est par cette porte qu'il nous faut sortir».

C'était une porte vitrée qui les conduisit du vestibule à un petit corridor froid; de là quelques marches menaient en plein air.

Dans la merveilleuse nuit chaude, toute claire d'étoiles, le parfum des fleurs montait de toutes les plates-bandes. La lumière de la lune éclairait en plein le jardin où les invités se promenaient en causant et en fumant, par les allées dont le gravier blanc brillait. Un groupe s'était réuni autour du jet d'eau, où le vieux médecin très aimé s'amusait à faire flotter des bateaux de papier au milieu de la gaîté générale.

Madame de Rinnlingen passa avec un léger signe de tête et désigna au loin l'endroit où le jardin soigné et odorant s'assombrissait en parc.

«Descendons l'allée du milieu», dit-elle.

Deux obélisques bas et larges se dressaient à l'entrée.

Là-bas, au bout de l'allée de marronniers parfaitement rectiligne, ils voyaient le fleuve, verdâtre et luisant, briller au clair de lune. Alentour il faisait sombre et frais. Ici et là se détachait un chemin latéral, qui conduisait aussi sans doute au fleuve par un détour. On n'entendit longtemps pas le moindre bruit.

«Au bord de l'eau il y a une jolie place où je me suis déjà souvent assise, dit-elle. Nous pourrions causer là un moment. Regardez, on voit de temps en temps une étoile scintiller entre les branches.»

Il ne répondit pas; il tenait les yeux fixés sur la surface verte et brillante dont ils approchaient. On pouvait distinguer la rive d'en face, la promenade du rempart. Lorsqu'ils quittèrent l'allée pour s'avancer sur la pelouse qui descendait vers le fleuve, madame de Rinnlingen dit:

«Voici notre place, là, un peu à droite; voyez, il n'y a personne.»

Le banc sur lequel ils s'assirent était adossé au parc, à six pas de l'allée. Il faisait plus chaud là qu'entre les grands arbres. Le cri strident des grillons montait de l'herbe qui, tout au bord de l'eau, se changeait en roseaux minces. Le fleuve blanc de lune jetait une douce lueur.

Ils restèrent tous deux un moment silencieux, les yeux fixés sur l'eau. Puis il dressa l'oreille, saisi d'émotion, car l'intonation qu'il avait entendue une semaine auparavant, cette intonation grave, pensive et douce, lui parvenait de nouveau.

«De quand date votre infirmité, monsieur Friedemann? demanda-t-elle. Est-ce de naissance?»

Il fit un mouvement pour avaler, car il se sentait la gorge comme étranglée. Puis il répondit doucement et de bonne grâce:

«Non, Madame. On m'a laissé tomber quand j'étais enfant. C'est de là que cela vient.

—Et quel âge avez-vous maintenant? demanda-t-elle encore.

—Trente ans, Madame.

—Trente ans, répéta-t-elle. Et vous n'avez pas été heureux pendant ces trente ans?»

Monsieur Friedemann secoua la tête et ses lèvres tremblèrent.

«Non, dit-il, ce n'était que mensonge et imagination.

—Vous avez donc cru être heureux? demanda-t-elle.

—J'ai essayé de l'être», dit-il.

Elle répondit:

«C'était courageux.»

Quelques minutes s'écoulèrent. Seuls les grillons faisaient entendre leur cri strident, et derrière eux les arbres bruissèrent doucement.

«Je m'y connais un peu en fait de malheur, dit-elle alors. De semblables nuits d'été au bord de l'eau, sont ce qui fait le plus de bien.»

Il ne répondit pas, mais montra d'un geste faible la rive opposée qui reposait paisiblement dans l'ombre.

«Je suis venu m'asseoir là il n'y a pas longtemps, dit-il.

—En sortant de chez moi?» demanda-t-elle.

Il inclina seulement la tête.

Puis, tout à coup, il se dressa tout tremblant de son siège, poussa un sanglot, fit entendre un son, une plainte qui semblait en même temps l'expression d'une délivrance, et tomba lentement à ses pieds. Sa main avait touché la sienne qui reposait sur le banc à côté de lui, et maintenant il la serrait, s'emparait aussi de l'autre, et ce petit être complètement difforme, tout agité de tremblements et de mouvements convulsifs, se tenait agenouillé devant la jeune femme, et pressait sa tête sur ses genoux en balbutiant d'une voix affreusement altérée et haletante:

«Vous le savez... Laisse-moi... Je ne peux plus... Mon Dieu... mon Dieu...»

Elle ne le repoussa pas, elle ne se pencha pas non plus vers lui. Elle demeurait assise, la taille haute, un jeu rejetée en arrière, et ses petits yeux rapprochés dans lesquels l'éclat humide de l'eau semblait se refléter, regardaient avec une expression fixe et tendue droit devant eux, par-dessus sa tête à lui.

Et puis soudain, d'un coup, avec un rire bref, fier, méprisant, elle arracha ses mains de ses doigts brûlants, le saisit par le bras, le renversa complètement de côté par terre, se leva d'un bond et disparut dans l'allée.

Il gisait là, le visage dans l'herbe, étourdi, hors de lui, et à chaque instant un tressaillement courait le long de son corps.

Il se releva péniblement, fit deux pas, et se jeta de nouveau par terre. Il était couché près de l'eau.

Que se passa-t-il au juste en lui, lors de ce qui advint ensuite? Peut-être la haine voluptueuse qu'il avait ressentie ressemble lorsqu'elle l'avait humilié d'un regard, dégénérait-elle, maintenant qu'il gisait à terre après avoir été traité comme un chien, en une colère folle, avide de s'assouvir, fût-ce contre sa propre personne,—ou peut-être le mépris de lui-même le remplissait-il de la soif de s'anéantir, de se mettre en pièces, de se supprimer.

Il se traîna sur le ventre encore plus avant, souleva le haut de son corps et le laissa retomber dans l'eau. Il ne releva plus la tête; il ne remua même plus ses jambes, qui étaient allongées sur la berge.

Au bruit que l'eau avait fait en rejaillissant, les grillons un instant s'étaient tus. Puis leur cri-cri recommença, un léger bruissement parcourut le parc, et du fond de la longue allée parvint un éclat de rire affaibli.

HEURE DIFFICILE


Il se leva de son bureau, de son petit secrétaire branlant, il se leva comme un désespéré, et alla, la tête basse, dans l'angle opposé de la chambre, vers le poêle qui était haut et élancé comme une colonne. Il posa ses mains contre les carreaux de faïence, mais ils étaient presque tout à fait refroidis, car minuit était depuis longtemps passé; il y appuya donc son dos, sans avoir obtenu le petit réconfort qu'il cherchait, rapprocha en toussant les pans de sa robe de chambre, hors des revers de laquelle pendait le jabot de dentelle usé par les lessives, et aspira péniblement pour se procurer un peu d'air; car il avait le rhume comme d'habitude.

C'était un rhume particulier et inquiétant qui ne le quittait jamais complètement. Ses paupières en étaient enflammées, les bords de ses narines tout meurtris, et dans sa tête et ses membres ce rhume pesait comme une lourde et douloureuse ivresse. Ou bien toute cette apathie et cette lourdeur provenaient-elles de l'insupportable réclusion auquel le médecin le condamnait depuis des semaines? Dieu sait s'il avait raison. Cet éternel catarrhe et des points dans la poitrine et le ventre rendaient peut-être cette précaution nécessaire, et le mauvais temps régnait à Iéna depuis des semaines et des semaines, c'était vrai, un temps misérable, atroce, que l'on sentait dans tous ses nerfs, rude, sombre et froid; les hurlements du vent de décembre dans le tuyau de poêle avaient quelque chose de si abandonné de Dieu, de si maudit, que l'on songeait à une âme errant sur la lande, dans les ténèbres, la tempête et le désespoir. Mais elle n'était pas bonne pour les idées et pour le rythme du sang dont les idées naissaient.

La chambre hexagonale, nue, pauvre et dépourvue de confort, avec son plafond blanchi sous lequel planait de la fumée de tabac, sa tapisserie à losanges, ornée de silhouettes dans des cadres ovales, et ses quatre ou cinq meubles aux pieds grêles, était éclairée par deux bougies qui brûlaient sur le secrétaire devant le manuscrit. Des rideaux rouges pendaient à la traverse supérieure des fenêtres, de simples bandes de cretonne symétriquement relevées; mais ils étaient rouges, d'un rouge chaud et sonore, et il les aimait et ne permettait jamais qu'on les enlevât, parce qu'ils mettaient un peu de luxe et de volupté dans l'indigence austère et ascétique de sa chambre.

Il se tenait près du poêle et regardait, avec un clignotement des yeux rapide et douloureusement préoccupé, dans la direction de l'œuvre loin de laquelle il avait fui, de ce fardeau, ce poids, ce tourment de conscience, cette mer qu'il fallait boire, ce terrible devoir qui était son orgueil et sa misère, son ciel et sa damnation. Cela se traînait, s'interrompait, s'arrêtait—de nouveau déjà, de nouveau déjà! C'était la faute du temps, de son catarrhe et de sa fatigue. Ou bien était-ce le sujet? L'œuvre elle-même? dont la conception était malheureuse et sans espoir?

Il s'était levé pour mettre un peu de distance entre elle et lui, car souvent l'éloignement matériel du manuscrit permettait d'acquérir une vue d'ensemble, un coup d'œil plus étendu sur le sujet, et de trouver des combinaisons nouvelles. Oui, il y avait des cas où le sentiment de soulagement que l'on éprouvait en s'écartant du lieu de la lutte agissait d'une façon inspirante. Et c'était une inspiration plus inoffensive que celle procurée par la liqueur ou le café.—La petite tasse était sur le guéridon. Si elle l'aidait à franchir l'obstacle? Non, non, il ne voulait plus! Non seulement le médecin, mais une seconde personne encore, quelqu'un de plus considérable, lui avait prudemment déconseillé tout excitant de ce genre, l'Autre, là-bas, à Weimar, celui qu'il aimait avec une amoureuse hostilité. Il était sage, lui. Il savait vivre et créer; il n'abusait pas de ses forces; il était plein d'égards pour lui-même.

Le silence régnait dans la maison. On n'entendait que le vent qui descendait en sifflant la rue du Château, et la pluie quand, chassée par la rafale, elle picotait les vitres. Tout dormait, le propriétaire et les siens, Lotte et les enfants. Et il veillait solitairement près du poêle refroidi, regardant avec un clignotement angoissé l'œuvre à laquelle sa maladive exigence l'empêchait de croire. Son cou blanc s'allongeait hors de sa cravate, et entre les pans de sa robe de chambre on apercevait ses jambes courbées en dedans. Ses cheveux rouges, ramenés en arrière de son front haut et délicat, laissaient voir au-dessus des tempes deux échancrures sillonnées de veines pâles, et couvraient les oreilles de boucles rares. À la racine de son grand nez recourbé, qui se terminait brusquement par une pointe blanchâtre, les forts sourcils, plus foncés que ses cheveux, se rejoignaient presque, ce qui donnait au regard des yeux, profondément enfoncés et battus, une expression tragique. Forcé de respirer par la bouche, il ouvrait ses lèvres minces, et ses joues marquées de taches de rousseur et pâlies par l'air confiné, pendaient flasques et creuses.

Non, l'œuvre échouait, et tout était inutile! L'armée! Il aurait fallu montrer l'armée! L'armée était la base de tout. Puisqu'il n'était pas possible de la mettre devant les yeux du spectateur,—pouvait-on concevoir un art assez prodigieux pour l'imposer à l'imagination? Et le héros n'était pas un héros; il était froid et manquait de noblesse! Le plan était mauvais, la langue était mauvaise, et il n'avait écrit qu'un cours d'histoire sec, sans élan, verbeux, insipide et perdu pour la scène!

Bon, c'était donc fini. Une défaite, une entreprise manquée. Une banqueroute. Il voulait l'écrire à Körner, au bon Körner, qui croyait en lui, s'attachait à son génie avec une naïve confiance. Il le raillerait, le supplierait, tempêterait,—l'ami; il lui rappellerait le «Carlos» qui était aussi né parmi les doutes, les fatigues, les hésitations et s'était finalement trouvé être, après tant de tourments, une œuvre d'une excellence universellement reconnue, un glorieux exploit. Oui, mais ce n'était pas la même chose. Alors, il était encore homme à empoigner une besogne d'une main heureuse et à forcer la victoire. Des scrupules et des luttes? Certes. Et il avait été malade, encore plus malade que maintenant; il manquait de tout, il était fugitif, brouillé avec le monde, écrasé par le sort, et pauvre comme Job de sympathie humaine. Mais jeune, encore tout jeune! Chaque fois, si profondément que le sort l'eût courbé, son esprit s'était relevé avec une prompte souplesse, et aux heures d'affliction avaient succédé les autres, les heures de foi et de triomphe intérieur. Elles ne venaient plus maintenant, ou ne venaient que bien rarement. Il fallait payer d'une semaine de ténèbres et d'engourdissement une nuit d'enthousiasme, où l'on entrevoyait soudain à la lumière de la passion et du génie ce que l'on pourrait créer, si l'on restait toujours en possession d'une telle grâce. Il était fatigué, il n'avait que trente-sept ans et il était déjà fini. La foi était morte, la foi dans l'avenir qui avait été son étoile dans la misère. Et voici, telle était la désespérante vérité: les années de dénûment et d'obscurité qu'il avait considérées comme des années de souffrance et d'épreuve, c'étaient en réalité elles qui avaient été des années riches et fécondes; et maintenant où un peu de bonheur lui était venu, où il avait cessé d'être un aventurier de l'esprit pour entrer dans une certaine légalité, contracter des liens sociaux, où il exerçait une charge honorable, où il possédait femme et enfants, maintenant il était épuisé, fini. Renoncer, renoncer—c'était tout ce qui lui restait à faire.

Il gémit, pressa ses mains devant ses yeux, et s'enfuit comme pourchassé à travers la chambre. La pensée qu'il venait d'avoir était si terrible qu'il ne lui était pas possible de demeurer à l'endroit où elle lui était venue. Il s'assit sur une chaise contre la muraille, laissa pendre ses mains jointes entre ses genoux, et fixa des yeux mornes sur le plancher.

Sa conscience... comme sa conscience l'accusait! Il avait péché, il s'était rendu coupable envers lui-même durant toutes ces années passées, envers le fragile instrument de son corps. Les excès de sa fougue juvénile, les nuits de veille, les jours passés dans une atmosphère confinée, enfumée de tabac, à se surmener intellectuellement en oubliant son corps, les excitants dont il avait usé pour s'aiguillonner au travail,—tout cela se vengeait, se vengeait à présent!

Eh bien, si tout cela se vengeait, il braverait les dieux qui vous induisaient en faute et vous punissaient ensuite. Il avait vécu comme il fallait qu'il vive, il n'avait pas eu le temps d'être sage, le temps d'être circonspect. Cette douleur toujours à la même place, là, à cet endroit de sa poitrine, lorsqu'il respirait, toussait, bâillait, ce petit avertissement diabolique, transperçant, lancinant, qui ne s'était pas tu depuis que, il y a cinq ans, à Erfurt, il avait eu la fièvre catarrhale, cette violente inflammation des poumons,—que signifiait-elle? En vérité, il ne savait que trop bien ce qu'elle signifiait,—le médecin pouvait feindre de croire ce qu'il voulait. Lui n'avait pas le loisir de se traiter avec de sages ménagements, de se conduire suivant les principes d'une douce morale. Ce qu'il voulait faire, il devait le faire bientôt, aujourd'hui même, vite.—La morale? Mais comment donc se faisait-il que précisément le péché, l'abandon de soi à ce qui est dangereux, épuisant, lui paraissait plus moral que toute la sagesse et la froide discipline du monde? Non, ce n'était pas dans cette sagesse, ce n'était pas dans l'art méprisable de conserver une bonne conscience que résidait la morale, mais dans la lutte et le péril, la passion et la souffrance!

La souffrance... comme ce mot lui élargissait la poitrine! Il se redressa, croisa les bras, et son regard, sous ses sourcils rougeâtres et rapprochés, s'anima d'une plainte éloquente. L'on n'était pas encore misérable, pas encore tout à fait misérable, tant que l'on pouvait gratifier sa misère d'un nom noble et fier. Ce qu'il fallait, c'était le courage de donner à sa vie de beaux et grands noms. Ne pas attribuer ses maux à l'air confiné et à la constipation! Être assez sain pour être pathétique—pour pouvoir regarder et sentir par delà la vie corporelle! N'être naïf que sur ce point, alors que sur tous les autres on n'était pas dupe! Croire, pouvoir croire à la souffrance... Mais il y croyait à la souffrance, si profondément, si intensément, qu'en vertu de cette foi, ce qui naissait dans la souffrance ne pouvait être ni inutile, ni mauvais. Son regard se porta vivement sur le manuscrit et ses bras se croisèrent plus fermement sur sa poitrine.—Le talent même—n'était-il pas une souffrance? Et si, là-bas, cette œuvre malencontreuse le faisait souffrir, n'était-ce pas dans l'ordre ainsi, n'était-ce pas déjà presque un bon signe? Jamais encore il n'avait écrit d'un jet, et il ne commencerait réellement à se défier que si cela lui arrivait. Il n'y avait que les écrivailleurs et les dilettantes qui écrivaient d'un jet, ceux qui se satisfaisaient facilement, qui ne savaient pas, ne vivaient pas sous la tyrannie et la discipline du talent. Car le talent, Messieurs et Mesdames qui êtes assis là en bas, au parterre, le talent n'est rien de léger ni de futile. Ce n'est pas un simple pouvoir. À l'origine, c'est un besoin, une science critique de l'Idéal, une obligation impérieuse qui, seulement ensuite, se crée et augmente, non sans tourments, ses moyens d'exécution. Et c'est chez les plus grands, les plus exigeants que le talent est le fouet le plus cinglant!—Ne pas se plaindre! Ne pas se vanter! Considérer avec modestie, avec patience, ce que l'on portait en soi! Et si pas un jour de la semaine, pas une heure n'était exempte de souffrance—qu'importait? Mépriser les soucis, les efforts, les exigences, les tracas, les fatigues, ne pas y attacher d'importance,—voilà ce qui rendait grand!

Il se leva, tira sa tabatière et aspira avidement, jeta ses mains derrière son dos et marcha avec tant d'impétuosité à travers la chambre que les flammes des bougies vacillèrent au courant d'air.—Grandeur! Célébrité! Conquête du monde et immortalité! Que comptait le bonheur de l'éternel ignoré auprès de ce but? Être connu,—connu et aimé des peuples de la terre! Parlez si vous voulez d'amour exagéré de soi, vous qui ne savez rien de la douceur de ce rêve et de cet ardent besoin! Celui qui s'élève au-dessus de l'ordinaire s'aime toujours lui-même, dans la mesure où il souffre. Je voudrais vous y voir, pense-t-il, vous qui n'avez pas de mission, pour lesquels la vie est tellement plus facile! Et l'ambition dit: cette souffrance aura-t-elle été inutile? Il faut qu'elle me rende grand!—

Les ailes de son grand nez étaient tendues, son regard errait, menaçant. Sa main droite s'enfonçait fortement et profondément entre les revers de sa robe de chambre, tandis que son poing gauche pendait, fermé. Une rougeur fugitive était montée à ses joues maigres, une flamme jaillie de son égoïsme d'artiste, de cette passion pour son moi qui brûlait inextinguible au fond de lui. Il la connaissait bien, la griserie secrète de cet amour. Il lui suffisait quelquefois de contempler sa main pour être rempli à l'égard de lui-même d'une tendresse enthousiaste, et il décidait alors de mettre au service de ce sentiment toutes les armes du talent et de l'art qui lui avaient été données. Il en avait le droit, il n'y avait à cela rien de vil. Car, plus profondément encore que cet amour de soi, vivait la conscience de se consumer, de se sacrifier avec un complet désintéressement pour quelque chose d'élevé, sacrifice auquel, à dire vrai, il n'avait pas de mérite, mais qu'il accomplissait sous l'empire d'une nécessité. Et sur ce point il était jaloux: personne ne devait le dépasser, qui n'eût aussi plus profondément souffert pour monter si haut.

Personne! Il resta debout, la main sur les yeux, le haut du corps à demi détourné, comme pour se dérober, fuir. Mais déjà il sentait dans son cœur l'aiguillon de l'inévitable pensée, la pensée de lui, de l'autre, de l'homme serein, instinctif, sensuel, divinement inconscient, qui était là-bas à Weimar et qu'il aimait avec une amoureuse hostilité.—Et de nouveau, comme toujours, en proie à une agitation profonde, à une impatiente ardeur, il sentit commencer en lui le travail qui suivait cette pensée: affirmer et définir sa propre personnalité, son propre art par rapport à ceux de l'autre.—Était-il, cet autre, plus grand que lui? En quoi? Pourquoi? S'il était vainqueur, serait-ce en vertu d'un sanglant «quand même»? Sa défaite offrirait-elle jamais un tragique spectacle? Il était un dieu, peut-être,—mais pas un héros! Mais c'était plus facile d'être un dieu que d'être un héros!—Plus facile... L'autre avait un sort plus facile! Séparer d'une main sage et heureuse la connaissance de l'action créatrice, cela pouvait procurer la sérénité, la paix et une jaillissante fécondité. Mais s'il était divin de créer, connaître était héroïque, et il était à la fois un dieu et un héros celui qui créait en sachant!

Vouloir le difficile... Se doutait-on de toute la discipline, de tout l'effort sur soi qu'une phrase, une pensée forte lui coûtaient? Car somme toute il était un ignorant, un indiscipliné, un rêveur paresseux et extravagant. Il lui était plus difficile d'écrire une lettre du Julius, que de composer la scène la meilleure,—et à cause de cela n'était-ce pas peut-être justement ce qui avait le plus de valeur? De la première impulsion rythmique, née du sens artistique intime, vers le sujet, la matière, la possibilité d'une extériorisation,—jusqu'à la pensée, à l'image, au mot, à la phrase: quelle lutte! quel calvaire! C'étaient des miracles d'aspiration passionnée que ses œuvres, des miracles d'aspiration vers la forme, le contour, la délimitation, la matérialisation; d'aspiration vers le monde lumineux de l'autre qui, de sa bouche divine, nommait immédiatement par leur nom toutes les choses qui sont sous le soleil.

Et pourtant, en dépit de ce rival, qui donc était un artiste, un poète semblable à lui, à lui-même? Qui tirait comme lui ce qu'il créait du néant, de son propre cœur? Est-ce qu'un poème ne naissait pas dans son âme sous forme de musique, pure manifestation de l'Être, bien avant qu'il eût emprunté une figure et un vêtement au monde des apparences? Histoire, sagesse du monde, passion: des moyens, des prétextes pour quelque chose qui appartenait à un tout autre domaine, qui avait sa patrie dans des profondeurs orphiques. Les mots, les idées: des touches seulement, que son art frappait pour faire résonner une corde cachée.—Le savait-on? Les bonnes gens se louaient beaucoup pour la puissance de conviction avec laquelle il frappait telle ou telle touche. Et son mot préféré, son accent le plus pathétique, la grosse cloche, au moyen de laquelle il convoquait aux grandes fêtes de l'âme, attirait beaucoup de monde à lui.—Liberté... en vérité, il entendait par là plus ou moins qu'eux lorsqu'ils poussaient des cris d'allégresse. Liberté—que signifiait ce mot? Un peu de dignité bourgeoise, mais qui cessait d'exister devant les trônes royaux. Rêvez un peu à tout ce qu'on peut avoir l'audace d'entendre par ce mot? Liberté à l'égard de quoi? de quoi encore? peut-être même à l'égard du bonheur, cette chaîne de soie, ce tendre et délicieux devoir.

Du bonheur... Ses lèvres tremblèrent; on aurait dit que son regard se tournait en dedans, et lentement il laissa tomber sa tête entre ses mains.—Il était dans la chambre voisine. Une lumière bleuâtre tombait de la lampe, et les rideaux semés de fleurs enveloppaient la fenêtre de plis paisibles. Il alla près du lit, se pencha vers la tête charmante qui reposait sur l'oreiller... Une boucle noire s'enroulait contre la joue d'une pâleur de perle, et les lèvres enfantines s'entr'ouvraient dans le sommeil... Ma femme! Bien-aimée! As-tu répondu à mon rêve, es-tu venue à moi pour être mon bonheur? Tu l'es, sois tranquille! et dors! Ne relève pas maintenant ces chers longs cils ombreux pour me regarder, comme tu le fais parfois, avec de grands yeux sombres qui semblent m'interroger, me chercher! Par Dieu, par Dieu, je t'aime beaucoup! Seulement, parfois, je ne puis pas trouver mon sentiment, parce que je suis souvent très fatigué de souffrir et de lutter avec cette tâche que mon propre moi m'impose. Et je n'ai pas le droit d'être trop à toi, d'être jamais complètement heureux en toi, à cause de ma mission.

Il l'embrassa, se détacha de la douce chaleur de son sommeil, regarda autour de lui, s'en retourna. L'horloge lui rappela combien la nuit était déjà avancée, mais il lui sembla en même temps qu'elle annonçait avec bienveillance la fin d'une heure difficile. Il respira, ses lèvres se fermèrent résolument; il s'avança et saisit la plume.—Il ne fallait pas se noyer dans des réflexions. Il était trop profond pour avoir le droit de se noyer dans les réflexions! Il ne fallait pas descendre dans le chaos; tout au moins pas s'y arrêter. Mais tirer du chaos, qui est la plénitude, jusqu'à la lumière, ce qui est mûr et prêt à recevoir une forme. Ne pas se noyer dans les réflexions! Travailler! délimiter, éliminer, former, terminer!

Et elle fut terminée l'œuvre de souffrance. Peut-être n'était-elle pas bonne, mais elle fut terminée. Et lorsqu'elle fut terminée, voyez, il se trouva aussi qu'elle était bonne. Et de son âme, du royaume de la Musique et de l'Idée, de nouvelles œuvres luttaient pour naître, de mélodieuses et chatoyantes images, dont la forme divine faisait merveilleusement pressentir la patrie infinie, de même que dans le coquillage bruit la mer, hors de laquelle il a été tiré.

L'ENFANT PRODIGE


L'enfant prodige apparaît;—le silence se fait dans la salle.

Le silence se fait, puis les gens commencent à applaudir, parce que quelque part, de côté, un personnage né pour dominer et diriger les foules a, le premier, frappé dans ses mains. Ils n'ont encore rien entendu, mais ils applaudissent, car une réclame puissamment organisée a préparé les voies à l'enfant prodige, et les gens sont déjà éblouis, qu'ils le sachent ou non.

L'enfant prodige sort de derrière un magnifique paravent, tout brodé de couronnes empire et de fleurs fabuleuses, grimpe lestement les marches de l'estrade, et entre dans les applaudissements comme dans un bain, avec un petit frisson, un léger tressaillement, mais pourtant comme dans un élément amical. Il s'avance au bord de l'estrade, sourit ainsi que devant un appareil photographique, et remercie avec un timide et gracieux petit salut de dame, bien qu'il soit un garçon.

Il est tout habillé de satin blanc, ce qui suscite dans la salle un certain attendrissement. Il porte une petite veste de satin blanc, d'une coupe fantaisiste, une écharpe, et même ses souliers sont en satin blanc. Mais avec ses petites culottes de satin blanc contrastent fortement ses petites jambes nues qui sont toutes brunes; car l'enfant est grec.

Il s'appelle Bibi Saccellaphylaccas. Tel est son nom. De quel prénom «Bibi» est le diminutif ou la forme d'affection, nul ne le sait, à part l'imprésario qui considère la chose comme un secret commercial. Bibi a dés cheveux lisses et noirs qui lui tombent presque sur les épaules et sont cependant séparés de côté par une raie, et rattachés en arrière de son front brun, finement bombé, par un mince bandeau de soie. Il a la plus innocente petite figure d'enfant du monde, un petit nez indécis et une bouche sans astuce; seule la partie du visage au-dessous de ses yeux de souris, noirs comme du jais, est déjà un peu fatiguée et nettement cernée de deux traits caractéristiques. Il paraît avoir neuf ans, n'en compte réellement que huit, et on le présente comme en ayant sept. Les gens ne savent pas eux-mêmes s'ils le croient vraiment. Peut-être ne sont-ils pas dupes et y croient-ils tout de même, comme ils ont coutume de faire dans tant de cas. Ils se disent qu'un peu de mensonge fait partie de la beauté. Quelle édification, quelle exaltation serait possible, au sortir de la vie quotidienne, si l'on ne mettait pas un peu de bonne volonté à ne pas y regarder de si près. Et ils ont tout à fait raison dans leurs cervelles de gens.

L'enfant prodige remercie, jusqu'à ce que le crépitement qui l'a accueilli s'apaise; puis il se dirige vers le piano et les gens jettent un dernier coup d'œil sur leur programme. D'abord vient «Marche solennelle», puis «Rêverie», puis «Le hibou et les moineaux»,—tout de Bibi Saccellaphylaccas. Le programme entier est de lui, ce sont ses compositions. Il ne peut, à dire vrai, pas les écrire, mais il les possède toutes dans son extraordinaire petite tête, et l'on est obligé de reconnaître leur valeur artistique, ainsi que le fait remarquer, d'un ton sérieux et objectif, la notice que l'impresario a composée. Il semble que l'impresario n'ait réussi à arracher cet aveu à sa nature critique qu'au prix des plus pénibles luttes.

L'enfant prodige s'assied sur le tabouret et essaie, avec ses petites jambes, d'accrocher les pédales, qui grâce à un mécanisme ingénieux, se trouvent placées beaucoup plus haut que d'habitude, afin que Bibi puisse les atteindre. C'est son propre piano, qu'il emporte partout avec lui. Il repose sur des supports de bois, et son vernis est passablement fatigué par les nombreux transports; mais tout cela ne rend la chose que plus intéressante.

Bibi pose ses pieds de satin blanc sur les pédales, puis prend une petite mine précieuse, regarde droit devant lui et lève la main droite. C'est une naïve et brunâtre main d'enfant, mais le poignet est robuste et peu enfantin, et montre des os développés par l'exercice.

Bibi fait sa mine pour les gens, parce qu'il sait qu'il doit un peu les distraire. Mais lui-même éprouve, à part soi, son plaisir particulier, un plaisir qu'il ne pourrait décrire à personne. C'est ce bonheur qui chatouille, ce frisson de joie cachée, qui le parcourt chaque fois qu'il est de nouveau assis devant un piano ouvert,—il ne perdra jamais cela. De nouveau le clavier est là qui s'offre, ces sept octaves noirs et blancs, parmi lesquels il s'est si souvent perdu dans des aventures et des vicissitudes profondément émouvantes. C'est la musique, toute la musique qui s'étend devant lui! Elle s'étend devant lui comme une mer qui vous attire, et il peut se précipiter dedans, et nager comme un bienheureux, et plonger complètement dans la tempête, et cependant, en même temps, conserver la maîtrise de ses mains, gouverner, ordonner... Il tient sa main droite en l'air.

Dans la salle on n'entend pas un souffle. La tension qui précède la première note règne... Comment cela commencera-t-il? Cela commence comme ça: Bibi de son index fait sortir le premier son du piano, un son d'une force tout à fait inattendue, dans le médium, semblable à un coup de trompette. D'autres s'y joignent, une introduction s'ensuit,—les membres des auditeurs se détendent.

La salle, située dans un hôtel moderne de premier ordre, est somptueuse, avec ses tableaux aux murailles où apparaissent des nudités roses, ses piliers chargés d'ornements, ses glaces entourées d'entrelacs, et le nombre infini, le vrai système mondial de lampes électriques qui jaillissent partout en grappes, en faisceaux entiers et font trembler à travers la pièce une lumière plus claire que celle du jour, une lumière fluide, dorée, céleste... Pas une chaise n'est inoccupée, il y a même des gens debout au fond et dans les allées de côté. Sur le devant où la place coûte douze marks (car l'impresario professe le principe des prix qui imposent le respect), s'alignent les gens distingués. La haute société témoigne d'un vif intérêt pour l'enfant prodige. L'on voit beaucoup d'uniformes, des toilettes d'un goût recherché... Et il y a même là quelques enfants qui laissent pendre leurs jambes de leurs chaises d'un air bien élevé, et contemplent avec des yeux brillants leur petit collègue en satin blanc favorisé du ciel...

En avant, à gauche, est assise la mère de l'enfant prodige, une dame extrêmement corpulente, avec un double menton poudré et une plume sur la tête; et à côté d'elle, l'impresario, un personnage de type oriental qui porte de larges boutons d'or à ses manchettes très apparentes. Enfin, au milieu du premier rang, se trouve la princesse. C'est une vieille petite princesse, ridée et ratatinée, mais elle favorise les arts, dans la mesure où ils ne blessent pas la délicatesse. Elle est assise dans un profond fauteuil de soie rouge, et à ses pieds sont étendus des tapis persans. Elle tient ses mains croisées tout contre sa poitrine, sur sa robe de soie rayée de gris, incline la tête, et offre l'image d'une paix pleine de distinction, tandis qu'elle regarde l'enfant prodige se démener. À côté d'elle se trouve sa dame d'honneur, qui porte s'il vous plaît une robe de soie rayée de vert. Mais elle n'en est pas moins seulement une dame d'honneur, et n'a même pas le droit de s'appuyer à son dossier.

Bibi termine en grande pompe. Avec quelle vigueur ce petit bout de rien manie le piano! On n'en croit pas ses oreilles. Le thème de la marche, une mélodie entraînante et victorieuse, éclate encore une fois, pleinement harmonisé, large et magnifique, et Bibi rejette à chaque temps son corps en arrière, comme s'il s'avançait triomphalement dans un cortège. Puis il termine avec puissance, se pousse de côté, en se courbant, à bas du tabouret, et guette en souriant les applaudissements.

Et les applaudissements se déchaînent, unanimes, émus, enthousiastes. Voyez donc quelle élégante tournure a cet enfant lorsqu'il exécute son petit salut de dame! Battez des mains, battez des mains! Attends que j'enlève mes gants. Bravo, petit Saccophylax, ou comment t'appelles-tu donc?—Mais c'est tout à fait un gaillard!

Bibi doit ressortir trois fois de derrière le paravent, avant qu'on le laisse tranquille. Quelques retardataires, des arrivants de la dernière minute, se poussent en avant depuis le fond et se casent avec difficulté dans la salle pleine. Puis le concert continue.

Bibi susurre sa «Rêverie», qui est toute composée d'arpèges au-dessus desquels s'élève parfois sur de faibles ailes un petit bout de mélodie; puis il joue «Le hibou et les moineaux». Ce morceau a un succès foudroyant, électrise tout le monde. C'est un vrai morceau d'enfant, remarquablement expressif. À la basse est perché le hibou, clignant en mesure d'un air chagrin ses yeux voilés, tandis qu'à l'octave d'en haut les moineaux le narguent, en pépiant d'une façon à la fois hardie et inquiète. Bibi est rappelé trois fois après ce morceau. Un domestique de l'hôtel, vêtu d'une livrée à boutons brillants, lui apporte sur l'estrade trois grandes couronnes de laurier et les tient devant lui, de côté, pendant que Bibi salue et remercie. Même la princesse participe aux applaudissements, en agitant tout à fait délicatement ses mains plates l'une contre l'autre, sans que cela produise le moindre bruit...

Comme ce petit rusé s'entend à prolonger le succès! Il se fait attendre derrière le paravent, s'attarde un peu sur les marches de l'estrade, examine avec un plaisir enfantin les nœuds de satin des couronnes, quoique depuis longtemps ils l'ennuient, et laisse aux gens le temps de donner libre cours à leur exaltation, afin que rien ne soit perdu du précieux tapage de leurs mains. Le «hibou» est mon clou, pense-t-il; car il a appris cette expression de l'impresario. Ensuite, vient la «Fantaisie» qui est, au fond, bien meilleure, surtout le passage où l'on passe en ut dièse. Mais toi, Public, tu raffoles de ce hibou, quoique ce soit la première et la plus stupide chose que j'aie faite. Et il remercie gracieusement.

Puis il joue une «Méditation» et puis une «Étude»;—le programme est extrêmement nourri. La «Méditation» ressemble tout à fait à la «Rêverie», ce qui n'est pas une objection contre elle, et, dans l'«Étude», Bibi déploie sa technique d'exécutant, laquelle est du reste un peu au-dessous de ses dons d'invention. Mais ensuite vient la «Fantaisie». Elle est son morceau préféré. Il la joue chaque fois un peu différemment, la traite d'une façon très libre, et se surprend parfois lui-même par des trouvailles, des modulations nouvelles, les soirs où il est bien disposé.

Il est assis et joue, tout petit et brillant dans son habit blanc, devant le grand piano à queue noir, seul, élu d'entre les mortels, sur l'estrade, au-dessus de la masse humaine indistincte qui ne possède toute ensemble qu'une âme morne, difficile à émouvoir, sur laquelle il doit agir avec son âme individuelle et isolée. Ses fins cheveux noirs ont glissé sur son front avec le bandeau de soie blanc, ses poignets entraînés, aux os saillants, se démènent, et l'on voit trembler les muscles de ses brunes joues enfantines.

Parfois viennent des secondes d'oubli et de solitude, où ses étranges yeux de souris, entourés d'une cerne pâle, glissent de côté, loin du public, vers la paroi peinte près de lui, qu'ils transpercent pour se perdre dans des espaces remplis d'événements et de vie vague. Mais un regard jeté du coin de l'œil retourne vivement vers la salle, et il se retrouve devant le public.

Plaintes et cris d'allégresse, essor et chute profonde.—Ma Fantaisie! pense Bibi avec amour. Écoutez, voilà l'endroit où cela passe en ut dièse! Et il presse sur la pédale, au moment où cela passe en ut dièse. Le remarquent-ils? Mais non, bien sûr, ils ne le remarquent pas! Il lance du moins un joli coup d'œil au plafond, pour qu'ils aient tout de même quelque chose à regarder.

Les gens sont assis en longues rangées et regardent l'enfant prodige. Ils pensent aussi toutes sortes de choses dans leurs cervelles de gens. Un vieux monsieur avec une barbe blanche, une bague à cachet à l'index, et une protubérance bulbeuse sur sa calvitie, une excroissance si l'on veut, se dit à part soi: On devrait vraiment avoir honte. On n'a jamais pu aller plus loin que les «Trois chasseurs du Palatinat», et l'on est assis là avec ses cheveux gris, à écouter bouche bée ce phénomène pas plus haut qu'une botte. Mais il faut penser que cela vient d'en-haut. Dieu dispense ses dons, et l'on n'y peut rien, et ce n'est pas une honte d'être un homme ordinaire. C'est un peu comme avec l'Enfant Jésus. L'on peut s'incliner devant un enfant sans en avoir honte. Quel bien étrange cela fait!—Il n'ose pas penser: comme c'est doux!—«doux» serait peu convenable pour un énergique vieux monsieur. Mais il le sent! Il le sent tout de même!

L'Art... pense l'homme d'affaires au nez de perroquet. Oui, sûrement, cela met un peu d'éclat dans la vie, un peu de tintamarre et de satin blanc. Du reste c'est une assez bonne affaire. Il y a largement cinquante places à douze marks de vendues, rien que cela fait six cents marks,—et en plus tout le reste. Si l'on déduit le loyer de la salle, l'éclairage et les programmes, il reste bien mille marks. Cela vaut la peine.

Allons, c'était du Chopin, ce qu'il vient de nous servir là! pense la maîtresse de piano, une dame au nez pointu, parvenue à l'âge où les espérances s'endorment et où le discernement devient plus aigu. On peut dire qu'il n'a pas beaucoup d'originalité. Je dirai plus tard: il manque d'originalité. Cela sonne bien. De plus la tenue de sa main est tout à fait défectueuse. On doit pouvoir placer un thaler sur le dessus de la main... Je le dresserais au moyen de la règle.

Une jeune fille au teint de cire qui se trouve à un âge inquiet où des pensées délicates peuvent très bien vous venir, pense à part elle: Mais qu'est-ce que c'est que cela? Qu'est-ce qu'il joue là! C'est la passion qu'il joue là! Mais ce n'est pourtant qu'un enfant? S'il m'embrassait, ce serait comme si mon petit frère m'embrassait,—ce ne serait pas un baiser. Existe-t-il donc une passion détachée, une passion en soi et sans objet terrestre, qui ne serait qu'un ardent jeu d'enfants? Bon, si je disais cela tout haut, on m'administrerait de l'huile de foie de morue. C'est comme cela qu'est le monde.

Contre un pilier se tient un officier. Il considère le glorieux Bibi et pense: Tu es quelqu'un, et je suis quelqu'un, chacun à sa manière! Au demeurant il joint les talons et paie à l'enfant prodige le tribut de respect qu'il paie à toutes les puissances établies.

Mais le critique, un homme vieillissant, vêtu d'un habit luisant et de pantalons retroussés et éclaboussés, est assis à sa place non payante et pense: Voyez un peu ce Bibi, ce petit drôle! Comme individu il a encore un bout de chemin à faire, mais comme type, comme type de l'artiste, il est déjà complètement achevé. Il a en lui la noblesse de l'artiste et son absence de dignité, sa charlatanerie et son étincelle sacrée, son dédain et son ivresse secrète. Mais je ne puis pas écrire ceci, c'est trop bien. Allez, je serais moi-même devenu un artiste, si je ne voyais pas si clair dans tout cela...

Voici que l'enfant prodige a fini, et une vraie tempête s'élève dans la salle. Il doit sortir et sortir encore de derrière son paravent. L'homme aux boutons brillants traîne de nouvelles couronnes sur l'estrade, quatre couronnes de laurier, une lyre en violettes, un bouquet de roses. Il n'a pas assez de bras pour présenter à l'enfant prodige tous ces dons, l'impresario se rend personnellement sur la scène pour lui venir en aide. Il passe une couronne autour du cou de Bibi, il caresse tendrement ses cheveux noirs. Et soudain, comme subjugué, il se penche et donne à l'enfant prodige un baiser, un baiser retentissant, juste sur la bouche. Alors la tempête s'enfle en ouragan. Ce baiser traverse la salle comme une secousse électrique, parcourt la foule d'un frisson nerveux. Un besoin fou de faire du bruit s'empare des gens. De bruyants vivats se mêlent au crépitement déchaîné des mains. Quelques-uns des petits camarades insignifiants de Bibi, là en bas, agitent leurs mouchoirs... Mais le critique pense: Naturellement, ce baiser d'impresario devait venir. Un vieux tour qui ne rate jamais son effet. Ah! Seigneur Dieu, si l'on ne voyait pas si clair dans tout cela!

Et le concert de l'enfant prodige se termine. Il a commencé à sept heures et demie, à huit heures et demie il est terminé. L'estrade est pleine de couronnes et deux petits pots de fleurs se dressent sur les supports à lampes du piano. Bibi joue comme dernier numéro sa «Rhapsodie grecque», qui s'achève par l'hymne grec, et ses compatriotes présents chanteraient bien avec, s'il ne s'agissait pas d'un concert distingué. Ils se dédommagent à la fin par un vacarme énorme, un tapage délirant, une vraie démonstration nationale. Mais le critique vieillissant pense: Naturellement, l'hymne devait venir. On transporte l'affaire sur un autre terrain, on ne néglige aucun moyen d'augmenter l'enthousiasme. J'écrirai que ceci n'est plus de l'art. Mais peut-être, au contraire, est-ce justement de l'art. Qu'est-ce que l'artiste? Un pitre. La critique est très au-dessus. Mais je ne puis pas écrire cela. Et il s'éloigne dans ses pantalons éclaboussés.

Après neuf ou dix rappels, l'enfant grec ne se retire plus derrière le paravent, mais descend vers sa maman et vers l'impresario, dans la salle. Les gens se tiennent debout entre les chaises confondues et applaudissent et se poussent en avant pour voir Bibi de près. Quelques-uns veulent aussi voir la princesse: deux cercles compacts se forment devant l'estrade, autour de l'enfant prodige et autour de la princesse, et l'on ne sait pas bien lequel des deux fait centre. Mais la dame d'honneur, sur l'ordre de sa maîtresse, se rend auprès de Bibi; elle tiraille et lisse un peu sa veste de soie, pour le rendre digne de paraître en cour, le conduit par le bras devant la princesse et lui fait signe avec gravité de baiser la main de Son Altesse. «Comment fais-tu, enfant?» demande la princesse. «Est-ce que cela te vient tout seul dans l'esprit, quand tu t'assieds?»—«Oui Madame», répond Bibi. Mais en lui-même, il pense: «Stupide vieille princesse, va!...» Puis il se détourne d'un air effarouché et gauche et va de nouveau vers les siens.

Dehors, devant le vestiaire, règne une foule compacte. L'on tend ses numéros, l'on reçoit à bras ouverts, par-dessus la table, les fourrures, les manteaux, les caoutchoucs. La maîtresse de piano est debout quelque part parmi des connaissances et leur exprime ses critiques: «Il a peu d'originalité», dit-elle tout haut, et elle regarde autour d'elle...

Devant un des grands miroirs, une élégante jeune dame se laisse enfiler son manteau de soirée et ses souliers fourrés par deux sous-lieutenants, ses frères. Elle est ravissante avec ses yeux bleu d'acier et son visage clair et aristocratique, une vraie demoiselle de la noblesse. Lorsqu'elle a fini, elle attend ses frères: «Ne reste pas si longtemps devant la glace, Adolphe!» dit-elle tout bas, d'un air contrarié, à l'un des deux qui ne peut se détacher de la vue de son joli visage naïf. Allons, allons! avec votre permission, le sous-lieutenant Adolphe boutonnera tout de même son paletot devant la glace, si cela lui convient!—Puis ils s'en vont, et dehors, dans la rue où les lampes à arc répandent une lumière trouble à travers le brouillard neigeux, le sous-lieutenant Adolphe, le col relevé, commence un peu à agiter ses pieds, les mains dans les poches en biais de son manteau, à exécuter sur la neige durcie par le gel une petite danse nègre, parce qu'il fait si froid.

Un enfant! pense la jeune fille mal coiffée qui marche derrière eux les bras ballants, accompagnée d'un jeune homme sombre. Un aimable enfant! L'autre là-dedans était digne de respect... Et d'une voix haute et monotone elle dit: «Nous sommes tous des enfants prodiges, nous autres créateurs».

Bon! pense le vieux Monsieur qui n'a jamais été plus loin que les Trois Chasseurs du Palatinat, et dont la protubérance est maintenant recouverte d'un chapeau à haute-forme, qu'est-ce que c'est que cela? Une sorte de Pythie à ce qu'il me semble.

Mais le jeune homme sombre qui la comprend à demi-mot incline lentement la tête.

Puis ils se taisent et la jeune fille mal coiffée suit des yeux les trois aristocratiques jeunes gens. Elle les méprise, mais elle les suit des yeux, jusqu'à ce qu'ils aient disparu au coin de la rue.

UN PETIT BONHEUR


Silence, nous allons regarder dans une âme. Au vol, pour ainsi dire, en passant, et seulement pendant quelques pages; car nous sommes extrêmement occupés. Nous venons de Florence, des siècles passés; il s'agit, là-bas, de résoudre des situations malaisées. Quand ce sera fait, où irons-nous? Peut-être à la cour, dans un château royal, qui sait? D'étranges choses brillent faiblement, sur le point de prendre forme... Anna, petite baronne, Anna, nous n'avons pas beaucoup de temps pour toi!

Musique à trois temps, bruit de verres qui s'entrechoquent, brouhaha, fumée, bourdonnement des conversations, pas de danse: on nous connaît, on connaît nos petites faiblesses. Est-ce parce que la souffrance a là ses yeux les plus profonds et les plus douloureux, que nous aimons en secret à demeurer dans les lieux où la vie célèbre sa simple fête?

«Aspirant!» cria à travers toute la salle le baron Harry, le capitaine de cavalerie, en s'arrêtant de danser. Il entourait encore sa danseuse du bras droit, et appuyait sa main gauche sur sa hanche. «Ce n'est pas une valse que vous nous jouez là, mon garçon, mais une marche funèbre! Vous n'avez pas de mesure dans le corps; vous ne faites, comme cela, que flotter et planer. Lieutenant de Gelbsattel, jouez de nouveau, pour que nous ayons au moins un peu de rythme! Allez-vous-en, aspirant! Dansez, si vous vous entendez mieux à la danse!»

Et l'aspirant se leva, joignit les talons, et fit place silencieusement sur l'estrade au lieutenant de Gelbsattel, qui commença aussitôt à taper avec ses grandes mains blanches, largement écartées, sur le piano plein de vibrations et de résonances.

Le baron Harry, lui, avait de la mesure dans le corps, des mesures de valises et de marches, de l'entrain et de la fierté, du bonheur, du rythme, et de la foi au succès. La veste de hussard à brandebourgs d'or seyait admirablement à son jeune visage échauffé, qui ne montrait pas la moindre trace de souci ou de réflexion. Son teint était rougi par le soleil, comme d'habitude chez les blonds, bien que ses cheveux et ses moustaches fussent bruns, particularité qui plaisait aux dames. La cicatrice rouge, au-dessus de la joue droite, donnait à son visage ouvert une expression martiale. On ne savait pas si on devait l'attribuer à un coup d'épée ou à une chute de cheval,—dans tous les cas à quelque chose de splendide. Il dansait comme un dieu.

Mais l'aspirant «flottait et planait», s'il est permis d'employer l'expression du baron Harry au figuré. Ses paupières étaient beaucoup trop longues, de sorte qu'il ne parvenait jamais à ouvrir complètement les yeux; son uniforme aussi était trop vaste et mal adapté à son corps, et Dieu sait comment il avait été amené à entrer dans la carrière militaire. Il n'avait pris part qu'à contre-cœur à cette farce de casino avec «les hirondelles», mais il était venu tout de même, parce qu'il devait prendre garde de ne pas éveiller les suspicions; car premièrement il était d'origine bourgeoise, et deuxièmement il existait de lui une sorte de livre, une série d'histoires en vers, qu'il avait écrites lui-même, composées, comme on dit, et que tout le monde pouvait acheter dans les librairies, fait qui devait éveiller une certaine défiance à l'égard de l'aspirant.

La salle du casino des officiers à Hohendamm était longue, large, et, à vrai dire, beaucoup trop spacieuse pour les trente couples qui s'y divertissaient ce soir-là. Les parois et l'estrade des musiciens étaient ornées de fausses draperies de stuc peint en rouge; du plafond de mauvais goût pendaient deux lustres faussés, sur lesquels des bougies brûlaient de travers, en laissant tomber des gouttes de cire; mais le parquet avait été frotté toute l'après-midi par six hussards dépêchés par ordre, et, finalement, même messieurs les officiers ne pouvaient pas, dans un coin perdu, un trou, une Abdère comme Hohendamm, exiger plus de splendeur. Du reste, ce qui pouvait manquer à la fête était compensé par les dispositions spéciales de joie maligne qui donnaient à la soirée son caractère particulier, par le plaisir défendu et osé qu'il y avait à se trouver en compagnie des «hirondelles». Même les stupides ordonnances riaient sous cape, en plaçant de nouvelles bouteilles de champagne dans les seaux à glace, près des tables couvertes de nappes blanches qui étaient dressées sur trois côtés de la salle. Ils regardaient autour d'eux et baissaient les yeux en souriant, comme des serviteurs qui prêtent un concours silencieux et dégagé de toute responsabilité à une entreprise risquée,—tout cela à cause des «hirondelles».

Les hirondelles, les hirondelles?—Eh bien, bref, c'étaient les «hirondelles de Vienne»! Elles traversaient le pays comme une bande d'oiseaux migrateurs, prenaient leur essor de ville en ville, au nombre environ d'une trentaine, et paraissaient dans les music-halls et les théâtres de cinquième ordre, en chantant, avec des allures libres et des voix allègres et gazouillantes, leur chant de prédilection:

Quand les hirondelles reviendront,
Elles s'étonneront, elles s'étonneront...

C'était un joli chant, d'un humour facile à saisir, et elles le chantaient au milieu de l'approbation de la partie compréhensive du public.

C'est ainsi que les «hirondelles» étaient venues à Hohendamm, et avaient chanté dans la brasserie de Gugelfing. Tout un régiment de hussards tenait garnison à Hohendamm; elles étaient donc en droit de s'attendre à rencontrer plus d'intérêt que d'habitude auprès des cercles compétents. Elles trouvèrent plus, elles trouvèrent de l'enthousiasme. Jour après jour les officiers non mariés venaient s'asseoir à leurs pieds, écoutaient le chant des «hirondelles», et buvaient la bière blonde de Gugelfing à la santé des jeunes filles; avant peu, les officiers mariés se trouvèrent aussi du nombre, et, un soir, le colonel de Rummler était apparu en personne, avait suivi le programme avec une sympathie des plus vives, et s'était, pour finir, exprimé de divers côtés d'une façon pleinement approbative sur le compte des «hirondelles».

C'est alors que, parmi les lieutenants et les capitaines, avait mûri le plan de recevoir les «hirondelles» dans l'intimité, un choix d'entre elles, environ dix des plus jolies, de les inviter au casino pour une soirée amusante, où l'on ferait du vacarme et où l'on boirait du champagne. Les officiers supérieurs ne devaient, par égard pour l'opinion, rien savoir de l'entreprise, et s'abstenir, de cœur lourd, d'y participer; quant aux autres, non seulement les sous-officiers célibataires, mais aussi les lieutenants et les capitaines mariés y prenaient part, et même (là résidait le piquant, le sel particulier de la chose), et même en compagnie de leurs femmes.

Des obstacles, des scrupules? Le lieutenant de Levzahn avait découvert ce principe admirable que, pour les soldats, les obstacles et les principes n'existent qu'afin d'être surmontés et jetés au vent! Les bons habitants de Hohendamm pouvaient bien, s'ils apprenaient la chose, s'indigner de ce que les officiers aient réuni leurs femmes aux «hirondelles»,—à la vérité, eux n'auraient pas pu se permettre cela. Mais il existe des hauteurs, il existe des régions aventureuses et extrêmes de la vie, où il est de nouveau loisible de faire ce qui, dans des sphères plus basses, souillerait et déshonorerait. Et puis, les honorables habitants de l'endroit n'étaient-ils pas habitués à s'attendre, de la part de leurs hussards, à toutes sortes d'extravagances? Les officiers montaient à cheval sur les trottoirs, sous le clair soleil du bon Dieu, si cela leur plaisait. C'était arrivé. Une fois, vers le soir, on avait tiré des coups de pistolet sur la place du marché, ce qui, également, n'avait pu être que le fait des officiers. Et quelqu'un s'était-il permis de grogner? Maintes personnes affirment l'authenticité de l'anecdote suivante.

Un matin, entre cinq et six heures, le capitaine baron Harry revenait fort joyeusement, avec quelques camarades, d'une réunion nocturne; il y avait là le capitaine de Hühnemann, ainsi que les lieutenants et sous-lieutenants Le Maistre, Truchsess, de Trautenau et de Lichterloh. Comme ces messieurs passaient sur le vieux pont, ils rencontrèrent un garçon boulanger qui portait sur l'épaule une grande corbeille remplie de petits pains, et suivait son chemin à travers le frais matin, en sifflant avec insouciance. «Donne cela!» cria le baron Harry, et il saisit la corbeille par son anse, lui fit décrire trois cercles en l'air, si adroitement que pas un petit pain ne s'en échappa, et la lança ensuite, suivant un arc de cercle qui témoignait de la force de son bras, loin dans les flots troubles. Le gamin, tout d'abord saisi de frayeur, leva, lorsqu'il vit flotter et disparaître ses petits pains, les bras en l'air, poussa des cris lamentables et se comporta comme un désespéré. Mais, après que ces messieurs se furent amusés un moment de sa frayeur enfantine, le baron Harry lui jeta une pièce d'argent qui valait trois fois le contenu de la corbeille, puis les officiers continuèrent en riant leur route. Alors le gamin comprit qu'il avait eu affaire à des gens nobles, et se tut.

Cette histoire avait vite fait le tour du pays, mais nul ne se serait seulement risqué à faire la grimace! En souriant ou en grinçant des dents, il fallut, de la part du baron Harry et de ses camarades, avaler la chose. Ils étaient les maîtres! Les maîtres de Hohendamm! Et c'est ainsi que les femmes des officiers se trouvèrent réunies aux «hirondelles».

Sans doute l'aspirant ne s'y entendait-il pas plus à danser qu'à jouer des valses, car, sans engager personne, il s'assit en s'inclinant à une table, à côté de la petite baronne Anna, la femme du baron Harry, et lui adressa quelques mots timides. S'entretenir avec les «hirondelles» lui était impossible. Il avait une vraie terreur d'elles, car il s'imaginait que cette sorte de jeunes filles le regarderait, quoi qu'il dise, avec étonnement, et cette idée faisait souffrir l'aspirant. Mais, comme la musique la plus mauvaise le plongeait dans un état d'esprit taciturne, las et rêveur, ainsi que c'est le cas pour beaucoup de natures molles et incapables, et que la baronne Anna, à qui il était parfaitement indifférent, ne lui répondait que d'une façon distraite, ils se turent bientôt tous les deux, avec un sourire fixe et un peu crispé qui leur était étrangement commun.

Les bougies des lustres vacillaient et égouttaient tellement qu'elles étaient complètement déformées par des excroissances rugueuses et à demi-figées de stéarine. Au-dessous d'elles, les couples tournaient et glissaient au rythme enflammé du lieutenant de Gelbsattel. Les pieds avançaient en s'appuyant sur la pointe, tournaient avec élasticité, et se coulaient plus loin. Les longues jambes des messieurs s'infléchissaient un peu, s'enlevaient, rebondissaient et s'élançaient au delà. Les habits flottaient. Les vestes aux couleurs vives des hussards s'entre-croisaient en tourbillonnant, et les danseuses, avec une inclination de tête voluptueuse, appuyaient leur taille aux bras des danseurs.

Le baron Harry tenait une hirondelle étonnamment jolie assez fortement pressée contre sa poitrine galonnée, et, son visage très près du sien, la regardait fixement dans les yeux. Le sourire de la baronne Anna suivait le couple. Là-bas, l'immense sous-lieutenant de Lichterloh faisait rouler avec lui une petite hirondelle grasse, ronde comme une boule, et excessivement décolletée. Mais, sous un des lustres, Madame la capitaine de Hühnemann, qui aimait le champagne par-dessus tout, tournoyait en personne, dans un complet oubli de ce qu'elle se devait, en compagnie d'une troisième hirondelle, une mignonne créature marquée de taches de rousseur, dont le visage rayonnait complètement de l'honneur inusité qui lui était fait. «Chère baronne, dit plus tard Madame de Hühnemann à la femme du lieutenant de Truchsess, ces filles ne sont pas du tout ignorantes, elles peuvent vous énumérer sur le bout du doigt toutes les villes de garnison de l'empire». Elles dansaient ensemble parce qu'il y avait deux dames de trop, et ne s'apercevaient pas du tout que, peu à peu, tout le monde se retirait de la scène pour les laisser se produire toutes seules. Elles finirent tout de même par le remarquer, et restèrent debout au milieu de la salle, complètement accablées par les rires, les applaudissements et les bravos.

Ensuite on but du champagne, et les ordonnances gantées de blanc coururent de table en table pour remplir les verres. Puis les «hirondelles» durent chanter encore une fois, oui, il fallait qu'elles chantassent, peu importait qu'elles fussent hors d'haleine ou non.

Elles se tenaient alignées sur l'estrade qui occupait un des petits côtés de la salle, et jouaient des yeux. Leurs épaules et leurs bras étaient nus, et leurs robes arrangées de façon à former des vestes gris clair avec des queues d'hirondelles plus foncées. Elles portaient en outre des bas à jours gris, et des souliers très découverts à talons extrêmement hauts. Il y en avait de blondes et de brunes, de grosses à l'air jovial, et d'autres d'une intéressante maigreur, certaines avaient des joues d'un vieux rouge tout à fait particulier, et d'autres le visage aussi blanc que des clowns. Mais la plus jolie de toutes était assurément la petite brune aux bras d'enfant et aux yeux taillés en amande que le baron Harry venait justement de faire danser. La baronne Anna trouvait aussi que c'était la plus jolie, et continuait à sourire.

Maintenant les «hirondelles» chantaient, tandis que le lieutenant de Gelbsattel les accompagnait, la tête tournée vers elles, en rejetant le haut du corps en arrière, et en allongeant les bras pour atteindre les touches. Elles chantaient à l'unisson qu'elles étaient de légers oiseaux, qui avaient déjà parcouru le monde entier, et qu'elles emportaient en s'envolant tous les cœurs avec elles. Elles chantèrent un chant extrêmement mélodieux qui commençait par ces mots:

Oui, oui, les militaires,
Nous les aimons beaucoup...

et qui se terminait aussi tout à fait de la même façon. Ensuite, à la supplication générale, elles chantèrent encore une fois le chant des hirondelles, et les messieurs, qui le savaient déjà par cœur aussi bien qu'elles, reprirent avec enthousiasme:

Quand les hirondelles reviendront,
Elles s'étonneront, elles s'étonneront...

La salle tremblait de chants, de rires, du cliquetis et des trépignements des pieds éperonnés qui marquaient la mesure.

La baronne Anna riait aussi de tant d'exubérance et des folies; elle avait déjà tant ri toute la soirée, que la tête et le cœur lui en faisaient mal, et qu'elle aurait aimé fermer les yeux en paix dans l'obscurité, si Harry ne s'était pas amusé avec tant d'ardeur. «Ce soir, je suis gaie!» avait-elle dit auparavant à sa voisine de table, pendant un instant où elle le croyait; mais cela lui avait valu un silence et un regard moqueur, sur quoi elle s'était souvenue que l'on n'avait pas coutume, en société, de dire des choses de ce genre. Si l'on était gai, on se conduisait en conséquence; le constater et l'exprimer était déjà risqué et bizarre; mais dire: «Je suis triste», aurait été radicalement impossible.

La baronne Anna avait grandi au milieu d'une si grande solitude et d'un si grand silence, dans la propriété de son père, au bord de la mer, qu'elle était toujours trop portée à négliger de semblables vérités, bien qu'elle craignît de paraître étrange aux gens, et désirât ardemment être tout à fait semblable aux autres, afin qu'on l'aimât un peu. Elle avait des mains pâles et des cheveux cendrés, beaucoup trop lourds pour son mince petit visage à l'ossature délicate. Entre ses sourcils clairs, se creusait une ride verticale, qui donnait à son sourire quelque chose de malheureux et de souffrant.

Il faut vous dire qu'elle aimait son mari.—Ne souriez pas! Elle l'aimait même encore à cause de l'histoire des petits pains, elle l'aimait lâchement et misérablement, bien qu'il la trompât et maltraitât journellement son cœur comme un gamin; elle souffrait de l'aimer, comme une femme qui méprise sa propre délicatesse et sa propre faiblesse, et sait que la force et le robuste bonheur ont tous les droits sur la terre. Oui, elle s'abandonnait à cet amour et à ses tourments, comme elle s'était elle-même abandonnée à lui, avec le désir assoiffé d'une créature solitaire et rêveuse vers la vie, la passion et les tempêtes du sentiment, jadis, lorsque, dans un court accès de tendresse, il avait demandé sa main.

Mesure à trois temps, bruit de verres qui s'entre-choquent, brouhaha, fumée, bourdonnement des conversations, pas de danses: c'était l'univers de Harry et son royaume, et c'était le royaume de ses rêves à elle, parce que là se trouvaient le bonheur, la banalité, l'amour et la vie.

Vie mondaine! Innocente et joyeuse vie mondaine, poison énervant, avilissant, séducteur, plein d'un stérile attrait, coquette ennemie de la pensée et de la paix, tu es une chose terrible! Elle demeurait assise là des nuits durant, torturée par le contraste aigu entre le vide, le néant alentour, et l'animation fiévreuse, due au vin, au café, à la musique sensuelle et à la danse. Elle demeurait assise, et voyait Harry charmer des femmes jolies et gaies, non parce qu'elles le rendaient particulièrement heureux, mais parce que sa vanité exigeait qu'il se fît voir avec elles, comme un homme privilégié à qui rien ne manque, qui n'est exclu de rien, ne connaît aucun désir. Comme cette vanité lui faisait mal et pourtant comme elle l'aimait! Comme il était doux de constater qu'il était beau, jeune, brillant et fascinant! Comme l'amour que les autres femmes lui portaient enflammait douloureusement le sien! Et quand c'était fini, lorsque, après une fête qu'elle avait passée à souffrir et à se tourmenter à cause de lui, il se répandait en éloges, avec un inconscient égoïsme, sur la soirée qu'il venait de passer, alors venaient ces instants où sa haine et son mépris égalaient son amour, où elle le nommait dans son cœur «vaurien», «fat», et où elle essayait de le punir par son silence, son silence ridicule et désespéré.

Est-ce bien cela, petite baronne Anna? Exprimons-nous bien tout ce qui se cache derrière ton pauvre sourire, tandis que les «hirondelles» chantent? Et puis vient cet état pitoyable et humiliant où, étendue dans son lit, vers le matin, après un peu de cette innocente vie mondaine, tu épuises les forces de ton esprit à réfléchir aux plaisanteries, aux mots spirituels, aux bonnes réponses que tu aurais dû trouver pour être aimable, et que tu n'as pas trouvés. Puis viennent ces rêves vers l'aube, où, épuisée de douleur, tu pleures sur son épaule, où il essaie de te consoler d'une de ses paroles gentilles, vides, et quelconques, et où tu es soudain traversée par la honte et le sentiment de l'absurdité qu'il y a à pleurer sur son épaule de ce que le monde soit ce qu'il est.

S'il tombait malade, n'est-ce pas? Avons-nous bien deviné? N'est-il pas vrai que, d'un malaise insignifiant chez lui, surgit pour toi tout un monde de rêves, dans lesquels tu le vois souffrant et livré à tes soins, où il gît devant toi, impuissant et brisé, et enfin, enfin, t'appartient? N'aie pas honte! Ne te prends pas en horreur! La souffrance rend parfois un peu mauvais,—nous le voyons, nous le savons, hélas, pauvre petite âme, nous en avons vu bien d'autres dans nos voyages! Mais tu pourrais bien t'occuper un peu du jeune aspirant aux paupières trop longues, qui est assis à côté de toi, et unirait volontiers sa solitude à la tienne. Pourquoi le dédaignes-tu? Pourquoi le méprises-tu? Parce qu'il appartient à ton propre univers, et non pas à l'autre, celui où règnent l'entrain, la fierté, le bonheur, le rythme et la foi au succès? Certes, il est dur de n'être chez soi ni dans un monde, ni dans l'autre,—nous le savons! Mais il n'y a pas de réconciliation possible.

Les applaudissements éclatèrent au milieu des dernières mesures jouées par le lieutenant de Gelbsattel, les «hirondelles» avaient fini. Sans se servir des marches elles sautèrent à bas de l'estrade, avec lourdeur ou légèreté, et les messieurs s'empressèrent de leur venir en aide. Le baron Harry aida la petite brune aux bras d'enfant, il le fit avec conscience et discernement. Il entoura le haut de ses cuisses d'un de ses bras, de l'autre sa taille, lui laissa le temps de s'asseoir et la porta presque jusqu'à l'une des petites tables, où il remplit son verre jusqu'à le faire déborder, et trinqua avec elle lentement, en la regardant dans les yeux avec un sourire vide et insistant. Il avait beaucoup bu, et sa cicatrice ressortait en rouge sur son front blanc, qui contrastait fortement avec son visage hâlé; mais il se sentait libre et dispos, parfaitement joyeux, et aucune passion ne le troublait.

Sa table se trouvait en face de celle de la baronne Anna, à l'extrémité opposée de la salle, et celle-ci, tout en échangeant des paroles indifférentes avec quelqu'un qui se trouvait près d'elle, tendait avidement l'oreille aux rires qui s'élevaient là-bas, épiait honteusement, à la dérobée, chaque mouvement, en proie à cet état étrange, plein de douloureuse tension, qui vous permet de poursuivre machinalement, en conservant tous les usages du monde, un entretien avec une personne, et d'être, en même temps, complètement absent d'esprit, d'être auprès de quelqu'un d'autre que l'on observe.

Une ou deux fois, il lui sembla que le regard de la petite «hirondelle» effleurait le sien. La connaissait-elle? Savait-elle qui elle était? Comme elle était belle! Comme elle était hardie, insouciante, pleine de vie, séduisante! Si Harry l'avait aimée, s'était rongé pour elle, avait souffert à cause d'elle, la baronne Anna le lui aurait pardonné, aurait compris, sympathisé. Et soudain, elle sentit que sa propre aspiration vers la petite «hirondelle» était plus ardente et plus profonde que celle de Harry.

La petite «hirondelle»! Mon Dieu, elle s'appelait Emmy et était parfaitement quelconque, mais ravissante, certes, avec ses mèches de cheveux noirs, qui entouraient un visage large et avide, ses yeux en amande, sa grande bouche pleine de dents éblouissantes, et ses bras bruns, tendres, aux rondeurs attirantes; ce qu'elle avait de plus beau, c'était les épaules, qui, lorsqu'elle faisait certains mouvements, glissaient dans leurs articulations avec une souplesse inexprimable. Le baron Harry était plein d'intérêt pour ces épaules; il ne voulait absolument pas permettre qu'elle les couvrît, mais engagea une lutte tumultueuse pour s'emparer du châle qu'elle s'était mis dans la tête de jeter autour,—et, durant tout cela, personne, de près ni de loin, pas plus le baron Harry que son épouse, ou quelqu'un d'autre, n'avait remarqué que cette petite créature sans défense, rendue sentimentale par le vin, avait, pendant toute la soirée, soupiré après le jeune aspirant chassé du piano quelque temps auparavant pour son manque de rythme. Les yeux las et le jeu du jeune homme l'avaient séduite; il lui paraissait noble, poétique, d'un autre monde, tandis que la manière d'être du baron Harry ne lui était que trop connue et l'ennuyait. Elle était tout à fait malheureuse et désolée de ce que le jeune aspirant ne lui eût, de son côté, pas accordé la moindre marque de sympathie.

Les bougies, presque consumées, répandaient une lumière trouble à travers la fumée des cigarettes, qui planait en couches bleuâtres au-dessus des têtes. Un parfum de café flottait à travers la salle. Une atmosphère fade et lourde, vapeurs de fête, exhalaisons humaines, rendues plus épaisses et troublantes par les parfums risqués des hirondelles, reposait sur toutes choses, sur les tables couvertes de nappes blanches, sur les seaux à champagne, sur les êtres fatigués et excités, sur le bourdonnement de leurs voix, leurs rires éclatants ou étouffés, et leurs badinages amoureux.

La baronne Anna ne parlait plus. Le désespoir et ce terrible assemblage de désir, d'envie, d'amour et de mépris de soi-même que l'on nomme jalousie, et qui ne devrait pas exister si le monde était bon, avait tellement submergé son cœur qu'elle n'avait plus la force de jouer la comédie. Qu'il voie donc où elle en était, et qu'il ait honte d'elle, afin qu'il y ait dans son cœur au moins un sentiment la concernant!

Elle regarda de son côté. Le jeu, là-bas, allait un peu loin, et tout le monde le suivait curieusement des yeux en riant. Harry avait inventé une nouvelle sorte de lutte tendre avec la petite «hirondelle». Il s'obstinait à vouloir faire l'échange de leurs bagues; ses genoux appuyés contre les siens, il la maintenait fermement sur sa chaise, tout en essayant, par une poursuite effrénée, d'attraper sa main, et en cherchant à ouvrir son petit poing fortement serré.

Enfin il y parvint. Parmi les bruyants applaudissements de l'assemblée, il lui enleva cérémonieusement son étroit anneau, et, triomphant, lui passa de force sa propre alliance au doigt.

Alors la baronne Anna se leva. La colère et la douleur, le désir de se cacher dans l'obscurité avec sa souffrance et le cher sentiment de son néant, le vœu désespéré de le punir par un scandale, d'attirer d'une façon quelconque son attention, la dominèrent complètement. Très pâle, elle repoussa sa chaise, et se dirigea à travers la salle vers la porte.

Ce mouvement fit sensation. On échangeait des regards graves et dégrisés. Quelques messieurs appelèrent tout haut Harry par son nom. Le bruit se calma.

Alors il se passa quelque chose de tout à fait singulier. L'«hirondelle», à savoir Emmy, prit, avec la plus vive énergie, fait et cause pour Anna. Était-ce que l'instinct commun aux femmes pour la souffrance et l'amour malheureux inspirait sa conduite, était-ce que son propre chagrin au sujet de l'aspirant aux paupières lasses lui faisait voir dans la baronne Anna une camarade d'infortune? Toujours est-il qu'elle agit à l'étonnement général.

«Vous êtes vulgaire!» dit-elle tout haut, au milieu du silence qui régnait, en repoussant le baron Harry abasourdi. Ce seul mot: «Vous êtes vulgaire!», et, d'un trait, elle fut auprès de la baronne Anna, qui tenait déjà la poignée de la porte.

«Pardon!» dit-elle tout bas, comme si personne d'autre autour d'elle n'était digne de l'entendre. «Voici la bague!» En même temps elle pressait l'alliance d'Harry dans la main de la baronne Anna. Et, tout à coup, la baronne Anna sentit sur cette main la large et chaude petite figure de la jeune fille, et la brûlure d'un fervent et tendre baiser. «Pardon!», murmura encore une fois la petite «hirondelle», et elle s'enfuit.

Mais la baronne Anna se tenait dehors dans l'obscurité, encore tout étourdie, attendant que cet événement inattendu prît en elle un sens et une forme. Et il arriva qu'un sentiment de bonheur, de doux, chaud et secret bonheur lui ferma un instant les yeux.

Assez! pas plus loin! Voyez un peu le précieux petit incident! Elle se tenait là, toute charmée et ravie, parce que cette folle petite vagabonde était venue lui baiser la main!

Bonsoir, baronne Anna, nous te quittons, nous mettons sur ton front un baiser et nous nous sauvons. Adieu! Dors, maintenant. Tu vas rêver toute la nuit de la petite «hirondelle» qui est venue à toi, et pour quelques instants tu seras heureuse.

Car un peu de bonheur, un petit frisson, un petit transport de bonheur effleure l'âme, lorsque ces deux mondes, entre lesquels erre le désir, se rapprochent en une courte et illusoire rencontre.

E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY


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[Fin de Tonio Kröger par Thomas Mann, traduit par Geneviève Maury]