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Titre: Les vengeances — Drame en six actes
Auteur: Le May, Pamphile (1837-1918)
Date de la première publication: 1876
Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Québec: LÉON BOSSUE dit LYONNAIS, 1876 (première édition)
Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 1 juin 2008
Date de la dernière mise à jour: 1 juin 2008
Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 125

Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque

Nous tenons à remercier la Bibliothèque nationale du Québec d'avoir offert en ligne les images de l'édition imprimée sur laquelle nous avons fondé ce livre électronique.



THÉÂTRE NATIONAL

LES VENGEANCES

DRAME EN SIX ACTES

PAR M. PAMPHILE LEMAY.

QUEBEC.

IMPRIMÉ PAR LÉON BOSSUE dit LYONNAIS
Rue St. François, St. Roch

1876



                               PERSONNAGES:

JEAN LOZET, habitant riche............................ MM. Léon LIONNAIS

TONKOUROU, chef huron.................................     P. DECHÊNE

LÉON, capitaine de goélette...........................     ALPH. LÉPINE

AUGER, pilote.........................................     L. SAVARD

FRANÇOIS RUZARD, jeune habitant prétendant à la main
de Louise.............................................     J. E. MERCIER

SIMON LANGLOIS, jeune habitant........................     NAP. CANTIN.

JOSON VIDAL,..........................................     ALF. DARVEAU

PASCAL BLANCHET.......................................     ADJ. MENARD

PATON,................................................     S. FRÉDÉRIC

JOSEPH FANFAN.........................................     LUC BARIBEAU

BAPTISTE GAGNON, habitant.............................     N. CANTIN

LE PÈRE BÉLANGER......................................     J. MARTINEAU

LE PÈRE BOISVERT......................................     ED. JACKSON

LE PÈRE BIBAUD,.......................................     ALPH. TRÉPANIER

PAUL LAPERCHE, petit garçon...........................     ARTHUR

DEUX HABITANTS........................................     S. FRÉDÉRIC
                                                           ADJ. MENARD

DEUX SAUVAGES.........................................     ALPH. TRÉPANIER
                                                           CHS. CANTIN

PLUSIEURS REBELLES....................................

UN ENFANT, (5 ans) ...................................     JOSEPH

MADAME JEAN LOZET, femme de Jean Lozet............. Mlles. MATILDA

LOUISE, orpheline élevée chez J. Lozet................     ÉLISE

LA MÈRE BIBAUD .......................................     ALPHÉDA

MARIE ANNE DÉVÉRIQUE, jeune fille.....................
LA SORCIÈRE DU BOIS DES HURONS........................     ANNA

MELONNE GERMAIN, jeune fille..........................     ALPHÉDA

ANGÈLE BAPTISTON......................................     GENEVIÈVE

ADÈLE BOURRÉ..........................................     MADELEINE

UNE VOISINE...........................................     GERTRUDE

La scène se passe à Lotbinière

Il s'écoule un intervalle de 20 ans entre le 1er et le 2e acte; un autre de six mois entre le 2e et 3e acte; puis un autre de 2 ans entre le 3e et 4e acte.

Note:--L'impression du 5e acte était commencée lorsque, pour faciliter le décor et lui donner plus d'éclat, j'ai cru devoir diviser cet acte. La première partie prend le titre suivant:Le départ de la Noce--La scène représente, d'un côté, une pièce de la maison de Jean Lozet; de l'autre, une partie de la voie publique. La seconde partie, ou 6e acte, garde le titre donné en premier lieu au 5e acte: Le Fou.

L. P. Le May.



LES VENGEANCES

Drame Canadien



ACTE PREMIER.

La Vengeance Indienne

La scène représente, d'un côté, l'intérieur d'une maison, des champs; de l'autre, le chemin public et un arbre élevé.


SCÈNE I

MADAME LOZET.

MAD. LOZET, est assise à son rouet et file en chantant:

Un Canadien errant

Banni de ses foyers

Parcourait on pleurant

De pays étrangers.


Un jour, triste et pensif,

Assis au bord des flots,

Au courant fugitif

Il adressa ces mots:


Si tu vois mon pays...

(Elle s'interrompt et cherche des yeux son petit garçon; elle dit:) Bébé, ou es-tu donc? Viens ici, mon petit, viens. (Elle se lève et se dirige vers la porte; au même instant entre la mère Bibaud.)


SCÈNE II.

MME. LOZET, LA MÈRE BIBAUD.

MAD. LOZET.--Bonjour, mère Bibaud. Vous marchez toujours comme à l'âge de quinze ans.

MÈRE BIBAUD, appuyée sur na canne,--Ah! foutre! mes quinze, ans sont loin, Lisette, et je vais clopin-clopant, maintenant... Si je n'avais pas ma canne, je ne pourrais pas monter la côte chez France. C'est-il ton petit garçon qui joue à la porte avec des petits chevaux de bois? C'est un bel enfant...!

MAD. LOZET.--Est-il à la porte? Je me levais pour voir où il est. (Elle met la tête en dehors.) Ne t'éloigne pas, petit, à cause des méchants sauvages qui t'emporteraient.

VOIX D'ENFANT au dehors--Non, maman, non.

MAD. LOZET,--Venez vous asseoir, mère Bibaud, venez vous asseoir.

MÈRE BIBAUD.--Je ne veux pas être longtemps, car je m'en vais chez José Piériche. Sa fille est malade.

MAD. LOZET.--Oui, j'ai su ça. Il paraît que c'est depuis que le p'tit Pierre-à-Jos l'a quittée pour aller voir la p'tite François-Louis.

MÈRE BIBAUD.--Oui. C'est bien mal ça de la part d'un garçon d'en faire accroire à une jeune fille et de la laisser ensuite.

MAD. LOZET.--Y a-t-il quoique chose de nouveau à l'Église?

MÈRE BIBAUD.--Bigre de chien! non, non.... En effet, sais-tu que la petite Dévérique est par ici? Elle vient de la ville. Elle a bien fait parler d'elle à Québec; ce qu'on rapporte.

MAD. LOZET--Il se fait tant de nouvelles, mère Bibaud. Il n'y a peut-être pas un mot de vrai dans tout ce que l'on dit.

MÈRE BIBAUD.--Ah! va, il n'y a pas de fumée sans feu. Elle était si fière, si orgueilleuse!... Si ce que l'on dit est vrai, elle en a bien rabattu. Il paraît qu'elle va se marier avec le jeune chef sauvage.

MAD. LOZET.--Avec Tonkourou?

MÈRE BIBAUD.--Oui, oui! ça se dit... Tonkourou, ton ancien!

LOZET, au dehors, à son petit garçon.--Quand tu seras grand tu viendras au champ avec papa.... Tu auras un gros cheval qui marchera tout seul.... Seras-tu content?

VOIX D'ENFANT au dehors.--Oh! oui, papa. (Lozet entre.)


SCÈNE III.

MAD. LOZET, LA MÈRE BIBAUD, JEAN LOZET.

JEAN LOZET.--Tiens! tiens! la mère Bibaud!

MÈRE BIBAUD.--Eh oui! Jean, eh oui!

LOZET.--Vous marchez toujours: vous êtes comme le juif errant.

MAD. LOZET.--Savez-vous encore la complainte du juif errant, la mère?

MÈRE BIBAUD,--Ah! seigneur! je n'ai plus de mémoire, je n'ai plus de voix! Il y a longtemps que je ne chante plus... quand j'étais jeune....

LOZET.--Vous deviez être une fille de plaisir, la mère, dans votre jeunesse?... quand je dis une fille de plaisir, ça se comprend.

MÈRE BIBAUD,--Foutre! ce n'est pas pour me vanter, mais je n'étais pas indifférente. Allons! je fais ma commission et je continue mon chemin.

LOZET.--Vous avez le temps, la mère, vous avez le temps.

MÈRE BIBAUD.--Foutre! à mon âge, faut se dépêcher... (à Mad. Lozet) Écoute donc, Lisette, la femme à Baptiste Gagnon te fait demander si tu as un peu de laine rouge à lui prêter; c'est pour mêler avec de la grise, pour faire des bas à son petit garçon qui va faire sa première communion dans quinze jours.

MAD. LOZET.--Oui, je pense que j'en ai encore un peu.

LOZET.--Ils feraient bien mieux de me rendre mon sarrasin que d'emprunter de la laine.

MÈRE BIBAUD.--Écoute donc, Jean, moi je fais ma commission.

MAD. LOZET.--Allons! Jean, tu sais qu'ils ne sont pas riches, chez Gagnon.

LOZET.--Lui, c'est un paresseux, elle, c'est une fausse ménagère.

MÈRE BIBAUD.--Vous ferez bien comme vous voudrez; ça m'est égal. J'entrerai toujours en repassant, ça fait que si vous voulez lui en envoyer, je l'emporterai. Eh bien! bonsoir Jean, bonsoir, Lisette... en repassant! (Elle sort.)


SCÈNE IV.

MAD. LOZET, JEAN LOZET.

LOZET.--Sais-tu qu'il y aura 6 ans demain que nous sommes mariés?

MAD. LOZET.--J'y pensais toute à l'heure....

LOZET.--Six ans de bonheur. Oui, car tu as été une bonne femme et une bonne mère.

MAD. LOZET.--Je n'ai fait que mon devoir.

LOZET.--Et Dieu nous a bénis. Il nous a bénis. Il nous a donné un enfant, un bel enfant, un enfant plein d'intelligence; et nous en ferons un monsieur. Faudra pas le laisser courir avec les petits Gagnon, ces enfants-là sont élevés pauvrement; ça ne fera que des quêteux.

MAD. LOZET.--Ils ont de bons parents...

LOZET.--Pouah! des paresseux! des paresseux!...

MAD. LOZET.--Il ne faut pas mépriser les pauvres.

LOZET.--Les pauvres, ah! les pauvres... des voleurs!... des gens qui vivent à nos dépens, je connais ça!...

MAD. LOZET.--Les pauvres sont les amis de notre Seigneur: c'est l'écriture qui le dit....

LOZET.--Pas les pauvres que je connais, toujours....

MAD. LOZET.--Parlons de notre enfant plutôt. Nous le ferons instruire?

LOZET.--Oui, nous le ferons instruire à fond. Nous le mettrons au séminaire de Québec. C'est là qu'on en apprend de ces choses!... On en fera peut-être un prêtre.

MAD. LOZET.--Oh! mon Dieu! s'il faisait un prêtre!

LOZET.--Il ne faut pas trop y compter d'avance, en cas qu'il aimerait mieux se faire docteur ou avocat.

MAD. LOZET.--Avocat! ils sont bien savants les avocats ils savent bien parler; mais il parait que dans les procès il n'y a toujours qu'eux autres qui gagnent quelque chose....

LOZET.--C'est pour cela que ça ne me déplairait pas de voir notre garçon embrasser cet état-là.... Crois-tu, hein! que nous aurons du plaisir quand le monde dira en parlant de notre enfant: "c'est M. le curé Lozet, le fils à Jean... c'est le docteur Lozet... c'est M. Lozet, l'avocat..." Et puis nous ne serons pas obligés de quêter pour le mettre aux études et pour l'établir. Nous avons une terre magnifique. C'est la meilleure de la paroisse.... Et... j'ai joliment des pièces blanches dans mon coffre....

MAD. LOZET.--Il ne faut pas trop aimer l'argent, Jean, le bon Dieu pourrait nous punir.

LOZET.--Bah! tais-toi donc. Si je ramasse de l'argent, c'est pour le petit. Tiens! nous ferons une petite fête, ce soir, i l'occasion du 6e anniversaire de notre mariage... Je vais me hâter d'aller au champ pour revenir de bonne heure. Je vais aller atteler mes boeufs, (Il part--sa femme le retient,)

MAD. LOZET.--Écoute donc, Jean, si je donnais un écheveau de laine à la Baptiste Gagnon, à l'occasion de notre 6e anniversaire?

LOZET.--Donner! toujours donner! laisse-moi donc... qu'ils me rendent mon sarrasin! (Il sort.)


SCÈNE V.

MADAME LOZET.

MAD. LOZET (debout dans la ports regarde où est son enfant. Elle l'appelle;) Léon! Léon!...

UNE VOISINE (répond de loin sans être vue.) Il est ici, madame Lozet, il en ici!

MAD. LOZET.--Le petit coureux! Ayez en donc soin, madame Boisvert....

LA VOISINE (toujours invisible) Oui! oui! ne craignez rien!

(Tonkourou entre.)


SCÈNE VI.

MAD. LOZET, TONKOUROU.

TONKOUROU.--Où est ton mari, ma soeur? Est-il allé labourer?

MAD. LOZET.--Il est allé mettre ses boeufs au joug. Il va partir dans l'instant.

TONKOUROU.--Tonkourou t'aimait bien, va; il t'aimait bien, et il t'aurait rendu heureux. Il est bon chasseur. Tu as mieux aimé un blanc comme toi: c'est bon! c'est bon! Le sauvage fait peur au blanc. N'importe, il ne t'en veut pas.

MME LOZET.--(se remettant à son rouet) Tu aurais tort de me garder rancune.

TONKOUROU--Je n'aurais pas tort car tu m'as donné un soufflet dans la figure.

MME. LOZET.--C'était pour rire.

TONKOUROU--Oh! non! ce n'était pas pour rire. Si Lozet avait voulu t'embrasser, tu ne l'aurais pas traité de cette façon-la... N'importe, Tonkourou ne t'en veut pas. Ton petit garçon est beau. C'est un oiseau dans le nid. La mère le couvre de son aile. Il sera heureux cet enfant: il sera heureux, je te le prédis.... (Lozet entre.)


SCÈNE VII.

LOZET, MAD. LOZET, TONKOUROU.

LOZET.--Bonjour! Tonkourou, bonjour! La chasse a-t-elle été bonne?

TONKOUROU.--Pas mauvaise, frère, pas mauvaise. J'ai pris deux renards argentés et un jaune, 12 visons et 15 loutres. Sèmes-tu beaucoup de grains, toi?

LOZET,--Si ça vient bien, j'en aurai à vendre. Nous aurons encore de quoi manger l'hiver prochain.

MME. LOZET. (Toujours filant) Dieu merci!

TONKOUROU.--Vous êtes heureux, vous autres, vous êtes heureux comme les oiseaux qui se font l'amour sur les rameaux.

LOZET.--L'élection du chef de ton village est-elle faite?

TONKOUROU.--Elle va se faire aujourd'hui.

LOZET--Tu vas être élu encore?

TONKOUROU.--Je n'en sais rien, frère. Si je suis élu je conduis la tribu loin d'ici, et elle ne reviendra que lorsque les neiges qui vont tomber auront disparu, (On entend des cris: Ohé! Ohé! Ohé! Ohé!)

MAD. LOZET (se levant de ton rouet.)-- Je vais chercher le petit. (Elle sort. Les sauvages entrent.)


SCÈNE VIII.

LOZET, TONKOUROU, LES SAUVAGES.

LES SAUVAGES.--Ohé! ohé! ohé! ohé!

L'UN DES SAUVAGES.--Tonkourou, viens à l'élection du chef.

UN AUTRE SAUVAGE.--Si tu ne Viens pas le vieux Onkoi pourrait bien être choisi.

TONKOUROU.--J'y vais, frères, j'y vais!

LES SAUVAGES.--Ohé! ohé! ohé! ohé! (Ils sortent.)


SCÈNE IX.

LOZET.

LOZET.--Oui! c'est un drôle d'être que ce Tonkourou. Il m'a toujours traité en ami. Pourtant il doit être jaloux de mon bonheur. Il a bien aimé ma femme alors qu'elle était jeune fille. Mais bah! l'amour, c'est un mal qui se passe. Il vient ici tous les jours quand sa tribu dresse ses tentes au bois des hurons: et jamais il n'a insulté ma femme. Il aime mon petit garçon; il le caresse; il lui apporte toutes sortes de choses pour l'amuser. C'est une bonne nature; c'est un sauvage qui a des qualités. (Marie-Anne Dévérique entre.)


SCÈNE X.

LOZET, MARIE-ANNE DÉVÉRIQUE.

LOZET--Quoi! toi ici! d'où viens-tu? où vas-tu?

MARIE-ANNE.--D'où je viens? De la ville. Où je vais? je vais dans les bois avec les sauvages.

LOZET.--Toujours des folies... pauvre Marie-Anne!

MARIE-ANNE.--Tu m'as dédaignée; tu n'as pas voulu m'épouser, je me suis jetée dans les plaisirs. Oh! j'ai été bien recherchée, bien aimée.

LOZET.--Sois donc sage, maintenant, sois donc sage. Ta vieille mère a tant de chagrins.

MARIE-ANNE.--Du chagrin? Ah bien! qu'est-ce que cela me fait? C'est aussi naturel d'avoir du chagrin quand on est vieux que du plaisir quand on est jeune. Vive la joie!

LOZET.--Pauvre Marie-Anne, un peu de réflexion et tu regretteras ta conduite.

MARIE-ANNE.--Tonkourou était ici; est-il parti?

LOZET.--Oui, il vient de partir.

MARIE-ANNE.--Ta femme est-elle bien?

LOZET.--Très bien, elle vient de sortir. Je pense qu'elle est allée chercher le petit chez François Boisvert.

MARIE-ANNE.--As tu plusieurs enfants?

LOZET--Je n'ai qu'un petit garçon.

MARIE-ANNE.--Quel âge a-t-il.

LOZET.--Il a 5 ans. Mais, assied-toi donc.

MARIE-ANNE.--Non, il faut que je voie Tonkourou. Je m'ennuie avec les blanc. Je vais essayer de vivre avec les peaux rouges. Vive la liberté! Vive l'amour! Bonsoir, Jean. Adieu! Des amitiés à ta femme. (Elle sort.)


SCÈNE XI.

LOZET seul.

LOZET.--(Marchant dans l'appartement.) Pauvre Marie-Anne! Je l'ai aimée pourtant! Oui, je l'ai aimée.... Mais elle était si coquette. Elle amusait tant d'amoureux à la fois! Et je n'étais pas d'humeur à me faire jouer. C'est heureux que je ne l'aie pas épousée. Sacristie! Je crois qu'il y aurait eu du brouille dans le ménage. Elle est bien pervertie. C'est un peu la faute à sa mère. Oui sa mère l'a trop laissée sortir seule le soir, dans les veillées. Elle lui a trop dit qu'elle était belle et qu'elle épouserait un seigneur si elle le voulait. Il faut que les mères veillent sur leurs filles. Aujourd'hui la vieille regrette bien d'avoir été si aveugle et si négligente. Il est trop tard..


SCÈNE XII.

LOZET, BAPTISTE GAGNON.

GAGNON.--Entre, une poche de sarrasin sur le dos.--Bonjour, Jean. Je viens de rencontrer la mère Bibaud. Elle m'a dit que tu demandais ton sarrasin.

LOZET.--C'est vrai. Quand je prête je ne donne pas. Si vous n'avez pas le moyen de rendre, demandez par charité.

GAGNON,--Tu n'as pas besoin de te fâcher, Jean, ça ne vaut pas la peine, pour un minot de méchant sarrasin. Tien! le voici ton sarrasin.

LOZET.--Comment, du méchant sarrasin?... du sarrasin net comme ma main et qui fait des crêpes jaunes comme de l'or.

GAGNON.--On te connaît, Jean, tu prêtes ce que tu as de plus mauvais, et il faut te rendre du meilleur. Tu ne t'enrichis pas de rien. Tiens! regarde, le trouves-tu de ton goût? Je n'ai pas envie de passer mon temps à disputer. (Lozet examine le grain,)

LOZET.--Pas trop beau! pas trop beau! N'importe! c'est mieux que rien. Le compte y est-il?

GAGNON.--Tu le mesureras et tu le sauras. Merci, bonsoir! (Il sort, à la porte il dit tout haut.)--Je lui ai joué un bon tour. C'est du sarrasin que je viens de prendre dans sa grange. (Mad. Lozet entre.)


SCÈNE XIII.

J. LOZET, MADAME LOZET.

MAD. LOZET.--(dans la porte et regardant en dehors.) Si tu ne veux pas entrer, bébé, reste ici près du perron. Ne t'éloigne pas.

VOIX D'ENFANT.--Non maman, non.

MAD. LOZET.--Baptiste Gagnon a l'air de mauvaise humeur.

LOZET.--Ces gens-là sont toujours de mauvaise humeur quand ils rendent ce qu'on leur prête. (Mad. Lozet va à son rouet et file. Des habitants en vareuse de toile entrent.)


SCÈNE XIV.

LOZET, SA FEMME, DES HABITANTS.

L'UN DES HABITANTS.--Eh bien Lozet, viens-tu labourer!

LOZET.--Oui, je partais, mes boeufs sont attelés.

MAD. LOZET.--Ne viens pas trop tard, je ne sais pas pourquoi, mais je suis inquiète....

LOZET.--Allons! pas de folie. Je ne viendrai pas tard, car nous faisons une petite fête ce soir. Vous en serez, vous autres, (Il s'adresse aux habitants.) Nous fêtons le 6e anniversaire de notre mariage.

LES HABITANTS.--Ah! oui! nous en serons!

UN HABITANT.--Attention! j'ai vu un corbeau sur la maison, ce n'est pourtant pas signe de fête cela.

LOZET.--N'effrayez pas ma femme pour rien.

UN HABITANT.--Je ne dis pas cela pour lui faire peur; mais tu sais quand le petit Fanfan Bégin s'est noyé, un corbeau avait passé la journée sur le pignon de la maison.

UN HABITANT.--Je m'en souviens puisque j'ai tiré dessus.

LOZET.--L'as-tu tué?

L'HABITANT.--Non, mais il s'en est guère manqué.

LOZET.--Si tu l'avais tué, cela aurait prévenu le malheur. Veux-tu essayer de tuer celui qu'on entend crier sur la maison. (Il va prendre son fusil.) Tiens prend mon fusil. Il est tout chargé. (L'habitant prend le fusil. Ils sortent à la porte.)

L'HABITANT.--J'essaierai bien. (Il vise, tire. Le corbeau n'envole en criant.-- Quelqu'un devra imiter le cri du corbeau.)

LOZET.--L'as-tu attrappé?

UN HABITANT.--C'est le corbeau qui l'a attrapé.

LOZET--Un coup de perdu. C'est autant de six sous. Allons labourer, cela nous paiera mieux, À ce soir Lisette. (Faisant semblant de voir l'enfant à la porte.) Bonsoir petit.


SCÈNE XV.

MADAME LOZET.

MADAME LOZET.--Mon Dieu! je me sens mal. D'où vient que j'éprouve ce trouble? On dirait que le coeur me fait mal. (Elle se met à genoux.) Mon Dieu! délivrez-moi de ces angoisses. (Elle se relève.) Je suis folle. Chassons ces idées sombres. (Elle chante. Elle s'interrompt.) Seigneur! j'ai bien oublié de faire mon lit ce matin! ce n'est pas souvent que cela m'arrive. (Elle passe dans son cabinet. Tonkourou entre enveloppé dans une couverte.)


SCÈNE XVI.

TONKOUROU.

TONKOUROU.--Personne ici? Personne! (Il regarde partout.) Personne! Lozet est parti pour aller au champ. La jeune femme est seule.... Elle est probablement dans sa chambre: vite, hâtons-nous! Ah! je me vengerai bien! j'ai attendu six ans, mais la vengeance n'en sera que plus terrible. Les insensés qui me croient leur ami! Je sais donc bien déguiser mes sentiments. Oh! l'indien est plus habile que le blanc. Lozet, tu as été mon rival heureux, mais tu seras un père infortuné. Lisette, tu m'as dédaigné, tu m'as dédaigné, tu vas voir ce qu'il en coûte pour mépriser le chef huron. Ton enfant est beau. L'as-tu embrassé ce matin? Ç'aura été pour la dernière fois. Tu ne le reverras plus!... Et vous continuerez à me croire votre ami, car vous ne saurez pas que c'est moi qui suis la cause de votre mal. Mes mesures sont bien prises. Marie-Anne veut se venger, elle aussi. Nous sommes unis pour le crime. Nous nous entendons bien Elle retarde Marie-Anne, elle retarde.... (Il regarde au dehors) la voici! (Il sort. Marie-Anne entre, ils se font des signes de convention,).


SCÈNE XVII.

MARIE-ANNE, MADAME LOZET.

MAD. LOZET.--(Sortant de sa chambre au même instant que Marie-Anne entre. Elle fait un pas en arrière de surprise.) Marie-Anne!

MARIE-ANNE.--Lisette! (Elle va pour l'embrasser.)

MAD. LOZET.--(se reculant un peu.) On dit que tu n'es pas une bonne personne....

MARIE-ANNE.--Vas-tu faire la bégueule? Ah! c'est bon! Tu me crois plus méchante que je ne le suis. Je viens pour te rendre service, et c'est comme cela que tu me reçois.

MAD. LOZET.--Quel service?

MARIE-ANNE.--Je devrais m'en aller sans rien dire, pour t'apprendre à mieux traiter tes anciennes connaissances; mais je vais mettre la vengeance de côté. C'est au sujet de ton enfant. Je viens t'avertir d'en avoir soin. Il y en a eu deux d'enlevés à Ste. Croix la semaine dernière.

MAD. LOZET.--Seigneur! que dis tu là?

MARIE-ANNE.--Oui, deux. On croit que c'est par un loup-garou. Car, il disparaît et prend la forme qu'il veut. Il est grand; il a les cheveux rouges, c'est tout ce que l'on sait. On l'a vu; on l'a suivi. Au moment de l'arrêter, il a disparu. Tonkourou qui est jongleur, tu le sais, connaît le moyen de trouver ces gens-là qui enlèvent les enfants, et il peut retrouver les enfants aussi, quand ils ne sont pas morts. Des gens de Ste. Croix sont venus pour le consulter, et... (On entend le cri aigu de l'enfant.) Maman! Maman! (Pendant que Marie-Anne parle, on voit Tonkourou caché derrière le grand arbre... Il avance la tête de temps en temps. Tout à coup il se précipite et enlève l'enfant. On le voit fuir l'enfant dans tes bras.)

MAD. LOZET.--(poussant un cri) Seigneur! mon enfant! c'est le voleur, c'est le voleur d'enfants. (Elle se précipite à la porte cherche son enfant et crie.) Bébé! Léon! mon enfant! mon enfant! Marie-Anne, viens donc (elle la tire par le bras) viens donc!

MARIE-ANNE, (sort en disant)--Oui, allons-y pour mieux la tromper.

MAD. LOZET.--(apercevant le ravisseur sans le reconnaître et s'élançant sur ses pas.) Ah! il emporte mon enfant! Mon Dieu! ôtez-lui donc mon enfant! (Elle disparaît et l'on entend encore ses cris.)



ACTE SECOND.

Vingt ans après.

La Sainte Catherine.

La scène représente l'intérieur d'une maison d'habitant. (Lozet est assis à la porte du poèle et fume.--Louise achève de balayer la place.--La mère sert son rouet.)


SCÈNE I.

JEAN LOZET, MADAME LOZET, LOUISE.

MAD. LOZET à Louise.--Bon, Louise, à cette heure va te rechanger, parce que les veilleux vont arriver.

LOUISE.--Il n'est encore que 7 heures: j'ai le temps. Ils n'arriveront pas avant 7 heures et demie.

JEAN LOZET, à Louise.--Mets-toi faraude. Il faut que tu éclipses Mélonne Germain et Angèle Baptiston. Il faut que François te trouve belle.

LOUISE.--Ah! s'il ne me recherche que pour ma beauté.. (Elle sort.)


SCÈNE II.

JEAN LOZET, MAD. LOZET.

LOZET.--Il y aura 18 ans cet hiver que cette chère enfant nous a été laissée. Elle nous a bien consolés de la perte de notre petit Léon..

MAD. LOZET, essuyant ses yeux.-- Jamais, oh! jamais je n'oublierai mon enfant.... Mon Dieu! qu'est-il devenu? Est-il mort? est-il vivant encore? Je le pleure depuis 20 ans, et je le pleurerai toute ma vie.

LOZET,--Allons! allons! ne te laisse pas gagner par le chagrin. Si les veilleux te voyaient avec des yeux rouges que diraient-ils? Parlons d'autre chose. Le ciel n'a pas voulu nous rendre notre petit Léon, eh bien! qu'il le garde!...

MAD. LOZET,--Oh! si j'étais sûre qu'il est au ciel!

LOZET.--Tu serais capable d'aller l'y chercher et de ne plus revenir..

MAD. LOZET, embrassant son mari.. --Ah! je ne voudrais pas te laisser, mon vieux!

LOZET, l'embrassant.--Tiens! pour cette bonne parole là. Je suis d'humeur à m'amuser ce soir. Puis il faut faire plaisir à cette bonne Louise qui nous aime tant. Nous avons bien fait de la garder cette pauvre orpheline. Elle est jolie. La mère était belle aussi. T'en souviens-tu?

MAD. LOZET,--Oui, c'était une belle jeune femme. Pauvre femme! elle est morte dans mes bras!

LOZET.--Il y aura 18 ans cet hiver, à la fin de février, qu'elle vint un soir, nous demander l'hospitalité. Mon Dieu! que le temps passe vite! et que l'on vieillit! Elle nous a bien recommandé sa petite fille en mourant. Et son mari? C'est curieux qu'on n'en ait jamais entendu parler, et qu'il ne soit jamais venu voir sa fille.... Tiens! J'ai oublié de hacher du tabac. Il y aura des fumeux ce soir, je suppose, et il faut se préparer en conséquence. Ah! ça, la vieille, va donc à la cave, me chercher un rouleau de tabac.

MAD. LOZET.--Tu aimes toujours à te faire servir. (Elle, sort.)


SCÈNE III.

LOZET, seul.

LOZET.--Allons! qui sont ceux qui vont venir ce soir? Simon Langlois: un beau merle, oui! c'est à peine si ça gagne son tabac à fumer. N'importe! il ne danse pas mal, et dans les veillées c'est ce qu'il faut; Pascal Blanchet, un garçon fier comme un paon et malin comme un diable; Paton, un bon gars, mais un mauvais caboteur: il fait noyer son monde. Adèle Baptiston, une belle grosse brune qui voudrait bien en faire passer à ma Louise mais je t'en fiche! François Ruzard n'est pas si sot. Et puis, c'est qu'il faut compter avec le bonhomme!.. Ruzard sera mon gendre, ou je ne m'appelle pas Jean Lozet.


SCÈNE IV.

J. LOZET, MADAME LOZET.

MAD. LOZET, apportant le tabac.-- Tiens! vieux, tu diras que je ne t'aime pas.

LOZET.--Grand merci, femme. A présent si tu me donnais mon couteau à ressorts. Il doit être dans le placage.

MAD. LOZET.--Dieu! qu'il aime à ne faire servir!

LOZET.--(gravement.) La femme doit obéir à son mari et le servir.


SCÈNE V.

LES MÊMES, LOUISE.

LOUISE, entrant en riant.--Quand c'est raisonnable, petit père.

LOZET.--Allons! si vous vous mettez deux contre moi, je suis battu, c'est fini, (il examine Louise.) Tu n'es pas trop mal comme ça.... François sera ravi. Angèle va être jalouse. Ce qu'il y a de bien c'est que tu as fait toi-même l'étoffe de ta robe, et ta robe aussi. Ça coûte moins cher et c'est meilleur que ce que l'on achète à Québec.

LOUISE.--Si je travaille un peu bien, c'est à ma maman que je le dois.

MAD. LOZET.--C'est le devoir d'une bonne mère de famille d'enseigner à ses filles à travailler et à tenir le ménage comme il faut.

LOZET.--Comme c'est le devoir du père de conduire les petits gars au champ. Faut travailler sur la terre; et quand on travaille, on vient toujours à bout de se faire une place au soleil.... À propos Louise, encourage François, c'est un brave garçon, un rude travailleur, et avec cela, ménager! ménager. Me voilà vieux bientôt. Il me faut quelqu'un pour m'aider à mes travaux. De tous les jeunes gens qui viennent ici c'est celui que je préfère. Et c'est un parti avantageux... Il a une belle terre et un gros roulant, (On entend le bruit des voitures qui arrivent, le son des grelots et des sonnettes, on entend crier: Ouo! ouo! ouo!) Tiens les veilleux! (Ou entend rire et parler à la porte, Louise et sa mère arrangent les chaises, l'un des veilleux frappe à la porte.)

LOZET.--Entrez! (les veilleux entrent habillés pour le froid, capots, etc.)


SCÈNE VI.

J. LOZET. MAD. LOZET, LOUISE, LES VEILLEUX.

LES VEILLEUX entrent, donnent lu main à Lozet, à Mad. Lozet et à Louise en disant les paroles d'usages.--Comment allez-vous, père Lozet? Vous êtes bien, Mad. Lozet? vous êtes bien Louise?... (quand le bonjour est dit, Louise invite les jeunes files à passer dans une autre chambre pour y déposer leurs chapeaux, etc., etc.)

LOUISE.--Entrez ici, Mesdemoiselles. Tenez mettre vos châles ici... (Elle sort avec les jeunes files et Mad. Lozet.)


SCÈNE VII.

JEAN LOZET, LES VEILLEUX.

LOZET.--Allons! ôtez vos capots, déshabillez-vous. Pas de gêne, mes enfants! pas de gêne! Mais, sapristi! les chevaux! faut dételer les chevaux. Arrêtez, je vais avec vous autres. (Il met sa tuque et son gilet.)

LANGLOIS.--Nous irons bien seuls à l'écurie, M. Lozet.

BLANCHET,--Dites-nous seulement dans quelle parcs mettre nos chevaux.

LOZET.--Ont-ils chaud?

PATON.--Oui, parce que l'on est venu vite.

RUZARD.--Je vous ai toujours bien enfilés de la belle façon avec ma grise.

JOSON VIDAL.--Si mon blond avait été mieux ferré.

LANGLOIS.--Tut! tut! ton blond se dérange.

BLANCHET.--Ah! pour ça il n'est pas franc comme la grise à François.

LOZET.--Tout cela ça ne vaut pas ma cendrée.

TOUS ENSEMBLE.--La cendrée au père Lozet, rien comme la cendrée! ça c'est du butin!

LOZET.--Et ça marche, ça dévore le chemin. Si le pont peut prendre, et si le froid continue il y aura des battures demain. Si le pont peut prendre, on trottera. (Ils sortent.)

LOZET à Ruzard.--Tu n'a pas besoin de venir, François, j'aurai bien soin de ta grise. Reste pour divertir les filles.

RUZARD.--Vous êtes bien trop bon.


SCÈNE VIII.

RUZARD.

RUZARD, (Se promenant dans l'appartement.)--Bientôt cette maison m'appartiendra; bientôt la belle terre du père Lozet sera à moi; je serai riche, oui, riche! Sont-ils jaloux de moi ces bons amis! Ah! le père Lozet est tombé dans le panneau! J'ai l'ai mis dedans comme il faut... Il m'aime déjà comme si j'étais son fils... Et puis Louise n'est pas laide: elle est même jolie.. Je ne suis pas bête, après tout, et je vais suivre les avis de la bonne femme Simpière, la sorcière du bois des hurons--la femme à Tonkourou.--Je vais me marier: aux Rois en cas que quelqu'un ne me joue le tour. Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. (Il réfléchit un instant,) Mais c'est ce diable de Tonkourou qui m'embête. Je me suis livré à lui. Il m'a bien rendu service pourtant, et c'est grâce à lui si je suis en train de flouer le père Lozet. C'est lui qui presse le vieux de me donner sa fille, et son bien! Sa fille, cela m'importe peu... il y en a tant de jolies filles... mais une belle terre... ah! c'est autre chose... seulement j'ai promis cent louis à Tonkourou si je réussissais à devenir maître de cette terre... Mais je trouverai bien moyen de me débarrasser de lui. (Lozet entre.)


SCÈNE IX

LOZET, RUZARD.

LOZET.--(dans la porte, parlant à ceux qui sont dehors.) Allons! vous n'entrez pas vous autres?

LANGLOIS (dehors) Dans une minute, M. Lozet. On va ici chez Maxime, acheter de la pinparmane (pepperminte) pour défrayer les filles.

LOZET, entrant.--Ces amoureux! ces amoureux! ça dépense! ça dépense!...

RUZARD.--C'est avec des sous qu'on fait des piastres.

LOZET.--Oui, mon cher François, et c'est avec des piastres qu'on achète des propriétés.

RUZARD.--Ce n'est pas en gaspillant des sous que vous êtes devenu le plus riche habitant de la paroisse.

LOZET.--Pas le plus riche, mais....

RUZARD.--Le plus riche, oui! Lazé Leclerc a plus grand de terres mais il a des dettes; Jos Bélanger a bâti une maison qui va manger sa terre.... Et vous savez cultiver, vous. Vous n'aimez pas la routine.

LOZET.--Pour cola, par exemple, je m'en vante.... Tu sais cultiver, aussi toi... tu fais de l'argent.... Tu comprends bien que le père Lozet n'agit pas en aveugle quand (il tape sur l'épaule de Ruzard) il te choisit pour son gendre.

RUZARD,--Ah! quel bonheur!

LOZET.--Je te parle franchement, moi, pas de porte d'arrière! Tu aimes Louise; tu l'auras....

RUZARD.--Louise! Oh! oui je l'aime!... Mais elle, m'aime-t-elle? elle ne me l'a pas avoué encore....

LOZET.--Ces choses-là se laissent deviner... (Les femmes entrent et s'assoient autour de l'appartement.)


SCÈNE X.

LOZET, RUZARD, LES FEMMES.

(Lozet va s'asseoir à la porte du poèle et allume sa pipe. Pendant que Ruzard parle à Louise, il fait des signes d'assentiment.)

RUZARD à Louise.--Ah! Louise, vous êtes toujours ravissante, mais ce soir, plus que de coutume encore.

LOUISE (présentant une chaise à Ruzard) Vous êtes trop flatteur pour être sincère.

RUZARD, s'asseyant auprès de Louise; Par exemple! je suis la franchise en personne... jamais je ne vous ai dit une parole qui ne fut vraie... surtout quand je vous ai parlé de mon amour.

LOUISE.--Vous autres jeunes gens vous êtes toujours galants: il faut qu'on se défie de vous un peu... (les jeunes gens entrent se disant: Entre donc! non, entre!)


SCÈNE XI.

LES MÊMES, LES JEUNES GENS.

LANGLOIS.--Dieu! qu'il fait froid! On gèle! on gèle!

JOS. FANFAN.--Les battures seront larges demain matin.

PATON.--Et c'est qu'il neige!...

LOZET, se levant--C'est la bordée de la Ste. Catherine.

RUZARD.--Je ne suis pas vieux c'est vrai; mais je ne me souviens pas d'avoir vu un froid pareil à cette époque.

LOZET.--N'importe, laissons faire. Si la Sainte Catherine nous apporte du froid et de la neige, j'espère qu'elle nous apporte aussi du plaisir. Amusez-vous, mes enfants, amusez-vous!... Il y en a qui ne doivent pas s'amuser ce soir. Ce sont ceux qui sont à bord de la goélette qui montait après-midi... C'est sûr qu'ils vont rester pris dans la glace...

RUZARD.--Je pense qu'ils ont pu atteindre les Grondines. (Tonkourou entre.)


SCÈNE XII.

LES MÊMES. TONKOUROU.

TONKOUROU.--Salut! frères, salut!

LOZET,--Sois le bienvenu, Tonkourou. Viens t'asseoir.

TONKOUROU.--Merci, frère, Tonkourou a une grande tâche à remplir: Il faut qu'il se hâte.... Pendant que vous vous amusez, il y en a qui souffrent et qui vont périr. Écoutez, vous allez entendre des cris de désespoir. Vis-à-vis d'ici, sur les bancs de roche, les glaces ont jeté un vaisseau. (Tout le monde se lève.)

LOZET.--C'est la goélette qui montait tantôt....

TONKOUROU.--L'indien ne sera pas assez cruel pour laisser périr les blancs, ses frères. Écoutez! (Il ouvre la porte. Tout le monde se précipite se couvrant la tête, les hommes de leurs casques, les femmes de leurs châles, Tonkourou reste en dedans et fait signe à Ruzard. On entend des cris faiblis dans le lointain.)


SCÈNE XIII

TONKOUROU, RUZARD.

On voit les autres par la porte entr'ouverte.

TONKOUROU,--Une bonne affaire! Viens avec moi sauver ces gens.

RUZARD,--La glace n'est pas assez forte.

TONKOUROU.--Elle est bonne: j'ai passé sur le rivage.

RUZARD--C'est difficile.

TONKOUROU.--Nous traînerons un canot. Il y a de l'argent à faire.

RUZARD.--Je comprends. Nous serons de moitié.

TONKOUROU.--De moitié. Tu vas paraître un héros aux yeux de Lozet et de Louise. C'est le temps d'en profiter. La terre est à toi, c'est certain. Louise t'adorera. Les femmes aiment l'héroïsme.

RUZARD.--J'y suis! c'est cela. Magnifique! (Les autres rentrent.)


SCÈNE XIV.

LES MÊMES.

LOZET.--Ah! c'est triste! Pauvres gens! Ils vont périr!

RUZARD.--Ils ne périront pas: ou je périrai aussi moi.

TOUS.--Bravo!

RUZARD.--Tonkourou, je te suis: allons sauver ces malheureux. Allons-y au prix de notre vie.

LOZET.--Mais mon enfant, tu n'y penses pas. La glace n'est pas assez forte pour porter un homme. La batture ne fait que de prendre.

RUZARD.--N'importe, Dieu nous aidera!

TONKOUROU.--Dieu nous aidera!

LOZET. (Serrant la main à François Ruzard.)--Brave garçon! brave garçon, c'est beau ce que tu fais là! c'est beau! Dieu te récompensera. Ma femme, vois-tu? Vois-tu, Louise? Ah! je vous le disais bien que c'était un garçon sans pareil.... Louise, vite, donne la carafe et les verres. Faut donner un coup à ces braves.

RUZARD.--Non! non! On n'a pas le temps.

TONKOUROU.--On n'a pas le temps!

LOZET.--(Louise lui donne la carafe et les verres.) Que c'est noble ce garçon-là! qu'il mérite bien l'estime qu'on lui porte! qu'en dites-vous, vous autres?

TOUS.--Oui! oui!

LOUISE.--(S'approchant de François qui se dispose à sortir, et met son capot, sa ceinture.) Bonne chance, François,--(Elle lui tend la main.) que Dieu vous ramène tain et sauf!

RUZARD.--Merci, mon ange, merci! (Il sort avec Tonkourou.)

LOZET.--Eh bien! mes amis, on va prendre à leur santé, nous autres, Allons! Louise, est-ce prêt? Eh bien! puis qu'il faut donner l'exemple! (Il se verse un verre et passe la carafe aux autres. Lozet continue s'adressant aux jeunes filles.) Il faut que les filles prennent un petit verre, aussi à la santé de ces braves.

LES FILLES.--Merci! pour moi. Je n'en prends jamais...

LOZET.--A la santé de François et de Tonkourou!

TOUS.--A la santé de François et de Tonkourou.


SCÈNE XV.

LES MÊMES, MOINS RUZARD ET TONKOUROU.

MAD. LOZET.--Pauvres gens qui se noient peut-être!

MELONNE GERMAIN.--Ruzard est bien courageux.

LANGLOIS.--Tonkourou aussi, assurément....

LOZET.--Mes vieux joueurs de quatre-sept retardent bien.

LANGLOIS.--J'ai vu le père Boisvert; il m'a dit qu'il allait venir.

LOZET.--Il est peut-être arrêté prendre le père France en passant.

LOUISE.--Quel jeu allons-nous faire?

ANGÈLE BAPTISTON.--Jouons à madame demande sa toilette.

MELONNE GERMAIN.--Jouons à la paroisse!

JOS FANFAN.--Passons le clairon....

MAD. LOZET (riant.)--Que je vous voie, par exemple! passer le clairon.... C'est un jeu exprès pour se prendre les mains.

LOZET (allumant sa pipe) Monsieur le curé n'aime pas ça.

LANGLOIS,--On aime bien ça nous autres....

PATON.--Jouons à la chaise honteuse.

LOUISE.--Oh! non! vous allez nous dire des choses....

BLANCHET.--Tiens! pas tant de cérémonie. (Il se lève et va vers l'un des joueurs.) Recule-toi de là, Paton.

PATON.--Pourquoi ça.

BLANCHET.--Parce que tu es près de Louise et que je n'y suis pas.... (Paton se lève et fait un tour dans l'appartement.)

PATON.--Qui est-ce qui va faire le curé pour retirer les gages?

LOZET toujours fumant.--C'est moi! c'est moi! j'étais destiné à cela.... si je n'avais pas eu le malheur de rencontrer cette (il montre sa femme) belle Lisette... (tous jettent un éclat de rire.) Eh mon Dieu! combien de vocations perdues par la faute des Lisettes!... (tous rient encore.) Tiens! si vous vouliez m'en croire, vous danseriez une danse ronde, c'est bien plus drôle que votre recule-toi de là.

TOUS.--C'est bon! une danse ronde! (Ils se lèvent, se mettent en rond se tenant par la main.)

LANGLOIS,--Venez donc danser avec nous père Lozet.

LOZET.--Sapristi, je suis trop vieux!

TOUS.--Venez donc, venez donc! Venez vous aussi, madame Lozet.

MAD. LOZET.--Ah! ben! si j'y vais par exemple....

LOZET.--Tiens, Lisette, si tu veux venir, j'irai....

MAD. LOZET.--Tais toi donc, Jean; tu vois bien qu'on va faire rire de nous autres. (On entend du bruit à la porte.)

LOZET.--Tiens, voilà les vieux! (aux jeunes gens) dansez, dansez!... (les jeunes gens se demandent tour à tour pour chanter, les vieux entrent, ils sont trois.)


SCÈNE XVI.

LES MÊMES, LE PÈRE BOISVERT, LE PÈRE BÉLANGER, LE PÈRE VIDAL.

Le père BOISVERT.--Excusez si l'on entre sans cogner.

LOZET.--Entrez! entrez! (Il se lève et va vers eux.) Je commençais à croire que vous ne viendriez pas.

Le père BÉLANGER.--Il fait si mauvais.

LOZET.--Il lait un temps affreux. Ôtez vos capots. Les cartes vous attendent. Tu vas voir, Boisvert, si je vais t'arranger ce soir. Je me sens la main bonne. (Les vieux ôtent leurs capots, pendant ce temps les jeunes gens se sont priés, tour à tour, de chanter. Louise se décide à chanter.)

LOUISE.--C'est bon! je vais chanter. Vous m'excuserez et vous ferez chorus.

TOUS.--Oui! oui!

Le père VIDAL.--(Regardant les jeunes gens.) Ces jeunes gens, ça s'amuse-t-il un peu! ça s'amuse-t-il!

LOZET.--C'est comme dans notre temps!...

LES VIEUX.--C'est comme dans notre temps. (Les vieux s'assoient.)

LOUISE.--(Chantant.)

Dans ma main droite

J'ai t'un rosier....

(Elle chante toute la ronde, pendant que l'on tourne en cadence.)

LOZET.--(Pendant que les jeunes gens dansent.) On va jouer aux cartes?

LES VIEUX.--On est venu exprès pour te donner une raclée. LOZET.--Lisette, mets-nous la table.

MAD. LOZET.--Oui, j'y vais. (Elle met un tapis et un jeu de cartes sur la table.)

Le père BÉLANGER,--On va se chauffer un peu. J'ai les doigts gourds..

LOZET.--On n'est pas pressé! Chauffez-vous. Savez-vous l'accident? Il y a une goélette sur les roches. L'équipage est peut-être péril. On entendait crier tout-à-l'heure...

Le père BOISVERT.--Oui, en effet, j'ai cru entendre quelque chose.

LOZET.--Ruzard y est allé avec Tonkourou. C'est un brave, ce Ruzard! c'est un garçon sans pareil!... Allons! vous autres (Il s'adresse aux jeunes gens.) n'oubliez pas la tire..

LOUISE.--On achève cette danse et l'on y va. (La danse finie Louise dit:) C'est bon! allons faire de la tire..

Le père BOISVERT.--Écoute donc, Jean, tu ne danses pas ta jigue?

LOZET.--J'ai la jambe pas mal raide....

Le père VIDAL.--Danse donc, danse donc, pour donner une leçon à ces jeunesses.

LOZET.--Ah! je danserai bien.... qui c'est qui danse avec moi?

L'UN DES VIEUX.--J'essaierai bien moi!...

LOZET.--C'est bon! (S'adressant à l'un des vieux.) Langlois, joues-tu une jigue?

LANGLOIS.--Oui, M. Lozet, mais mon violon n'est pas beaucoup en ordre. Avez-vous de l'arcanson?

Le père VIDAL--Encore, envoie toujours ça ira bien! (La jigue se danse.)

LOZET.--Merci! maintenant allez faire votre tire; mais allez la faire dans l'autre côté. Ici, vous allez nous faire cuire.

LOUISE.--Allons dans l'autre côté.

TOUS.--La tire! la tire! Vive la tire! (Elle sort avec les jeunes gens.)


SCÈNE XVII.

LOZET, LES VIEUX.

LOZET.--Oui! ce que c'est! pendant que l'on s'amuse il y a de pauvres gens qui souffrent.

Le père BÉLANGER.--C'est toujours comme ça dans la vie.

LOZET.--Pourvu que Ruzard et Tonkourou nous reviennent sans accident. Ils s'exposent joliment, allez!

Le père BOISVERT.--Oui! ils s'exposent joliment....

LOZET.--On va toujours faire une petite partie. Boisvert, joues-tu avec moi?

Le père BOISVERT.--Si on se met les deux meilleurs ensemble. Ils ne pourront pas gagner une partie.

Le père BÉLANGER.--Pargué! Vous allez voir. Viens, Bibaud. Tu vas voir si on va les battre. (Il se placent à la table.)

LOZET.--Tirons à qui brassera.

Le père BOISVERT.--Au premier roi, au premier roi!... (Lozet donne les cartes jusqu'au premier roi.)

LOZET, s'adressant à celui qui a le premier roi.--Brasse, brasse comme il faut. Ah! ça! Il faut qu'on leur donne un capot pour commencer et une vilaine, pour achever!...

Le Père BÉLANGER.--Vous n'êtes pas assez fins.... (Ils jouent une vraie partie de quatre-sept. A la fin de la partie la porte s'ouvre. Ruzard et Tonkourou entrent suivis de deux étrangers, un jeune homme et un homme âgé de 50 ans. Ils portent chapeaux à large bords.)


SCÈNE XVIII.

LOZET, LES VIEUX, TONKOUROU, RUZARD, DEUX ÉTRANGERS

LOZET, se levant tout d coup.--Vous les avez sauvés! Dieu soit loué.

RUZARD.--Ce n'est pas sans misère, allez! mais enfin. (Les étrangers s'approchent du poèle.)

TONKOUROU.--Ils étaient quatre. Nous sommes arrivés trop tard pour sauver les deux autres.

AUGER.--Je suis bien fatigué, bien brisé par le froid!

LOZET, leur donnant des chaises.--Assoyez-vous, on va vous donner quelque chose pour vous réconforter, (il appelle) Louise! Lisette! (Louise, sa mère, et tous les jeunes gens reviennent dans l'appartement, quelques-uns jettent un cri de surprise en entrant.)


SCÈNE XIX.

LOZET.--Louise, prépare une bonne ponce pour ces pauvres naufragés....

MAD. LOZET.--Vos habits sont mouillés? je vais vous en apporter d'autres. (Pendant cette scène les jeunes gens se parlent bas et font des signes.)

LE CAPITAINE.--Nous ne pouvons pas les ôter maintenant ils sont gelés sur nous. Laissez-nous réchauffer un peu.... Oh! que la chaleur est bonne! Oh! que l'on est bien ici!

LOZET.--Pauvres gens! je suis heureux de pouvoir vous donner l'hospitalité! Vous passerez l'hiver ici, si vous le voulez. Jean Lozet n'est pas riche; mais deux de plus, ça ne paraîtra pas....

LE CAPITAINE.--Que Dieu vous bénisse, cher monsieur! Il est bon dans le malheur, de rencontrer des âmes charitables. (Louise apporte aux naufragés un verre de rhum.)

LE CAPITAINE levant les yeux sur Louise.--Merci! mademoiselle, secourir les malheureux, cela porte bonheur....

LOUISE.--Secourir les malheureux, c'est un bonheur.... (les naufragés vident leurs verres et les remettent à Louise qui va les déposer sur la table, elle se trouve face à face avec Ruzard.)

LOUISE.--François! que je suis contente de vous revoir déjà! Vous avez sauvé la vie à ces pauvres gens, que vous devez être heureux!...

RUZARD.--J'ai failli périr....

LOUISE.--Mon Dieu! est-ce possible...

RUZARD.--Je vous conterai cela... (Il fait signe à Tonkourou et tous deux se retirent à l'écart.) Dis donc, Tonkourou, ils oublient de nous payer, le capitaine nous a dit qu'il avait dans son gousset, une bourse pleine d'or....

TONKOUROU.--Il a les mains dégourdies, à cette heure il peut s'en servir...

AUGER.--Capitaine, pardon! nous oublions de récompenser nos sauveurs... bravos gens qui se sont dévoués pour nous.

LE CAPITAINE.--Mon Dieu que je suis ingrat!... mais j'ai tant souffert que j'en ai perdu la tête, je crois. (Il met la main dans son gousset de pantalon et en tire une bourse.) C'est tout ce qui me reste de mon bien.... quelques pièces d'or.... Vaut autant ne rien avoir. Au reste, c'est promis!... (s'adressant à Ruzard) Tenez, mon ami, c'est peu, mais c'est tout ce que je possède à l'heure qu'il est.

RUZARD, (feignant le désintéressement.) --Jamais! oh! non jamais!

LE CAPITAINE.--Mais il me semble que vous m'avez demandé....

RUZARD.--Jamais! vous vous êtes trompé....

LE CAPITAINE.--Il se peut que j'aie mal compris. J'étais troublé par le froid et la douleur....

AUGER.--Pourtant....

RUZARD.--Je ne veux rien! je fais le bien pour le bien! je suis assez payé comme cela. (Le capt. et Auger se regardent surpris.)

TONKOUROU, à part.--L'hypocrite!

LOZET.--Que c'est beau d'avoir de pareils sentiments. Je n'ai pas honte de le dire tout haut, tu seras mon gendre, François! (Louise penche la tête, murmure chez les jeunes gens.)

TONKOUROU.--à part.--la ferme est à lui! c'est sûr!...

RUZARD au capitaine.--Si vous voulez donner quelque chose au sauvage, il est pauvre, il a besoin....

TONKOUROU à part.--Le traître! l'hypocrite! il m'enfonce!

LE CAPITAINE à Tonkourou.--Prenez, mon ami, prenez!...

TONKOUROU.--Ah! l'indien ne sait pas déguiser... il est pauvre, (il prend la bourse, la soupèse et la met dans sa poche.)

RUZARD à Tonkourou.--Nous irons compter cet or chez moi et nous le partagerons, tu sais.

LE CAPITAINE aux jeunes gens.--Vous étiez à vous amuser, il ne faut pas que nous soyons des gâtes-fêtes. Continuez cela nous fera plaisir.

LOZET.--Votre tire est-elle faite?

LOUISE.--Elle est au feu.

LOZET--Allez l'achever, j'ai envie d'en manger un bâton... Ruzard, tu sais faire ça toi, la tire; tu en a assez vendu à la porte de l'église.... Eh! bien! tu faisais des sous avec cela: je t'ai remarqué dès ce temps-là.... Va donc leur faire leur tire.... (les jeunes gens sortent.)


SCÈNE XX.

AUGER au capitaine.--Capitaine, quel jour de malheur pour nous!

LE CAPITAINE.--Mon cher Auger, la Providence nous a sauvés pendant que nos compagnons mouraient à côté de nous, bénissons-la.

LOZET--Vous avez perdu des hommes.

LE CAPITAINE.--Mes deux matelots.

LOZET.--Et votre bâtiment est-il complètement perdu?

LÉON.--Hélas! oui, totalement.

AUGER.--Je le regretterai longtemps ce joli brigantin. Il portait si bien sa voilure.... Il se défendait si bien à la mer!... décidément Lotbinière est une place de malheur.... pour vous capitaine comme pour moi....

LÉON.--Moi je n'y ai perdu que ma fortune, vous Auger, vous y avez perdu le bonheur de toute votre vie.

LOZET à Auger--Vous êtes donc déjà venu à Lotbinière?

AUGER.--Jamais. Et pourtant j'y ai subi le plus grand des malheurs....

LOZET.--C'est curieux! Et vous capitaine, êtes-vous venu ici déjà?

LÉON.--C'est ce que je crois la première fois que je navigue dans ce fleuve. Pourtant il me semble que tout petit je l'ai vu déjà.... je ne sais pas comment expliquer cela, c'est comme un rêve.... Il me semble que j'ai déjà, vu ces glaces et ces bancs de roches... et pourtant je n'ai navigué que dans la mer et dans les pays du sud.

AUGER.--Eh! capitaine, vous pourriez bien être un enfant de ce pays....

LOZET.--Pardon! mais dites-nous monsieur Auger, comment il se fait que Lotbinière soit une place de malheur pour vous.

AUGER.--Si cela peut vous intéresser, je n'ai pas d'objection.... je suis réchauffé, je me sens bien. Au reste, j'ai intérêt à vous conter mon histoire. Vous m'aiderez peut être à retrouver une personne que je voudrais bien retrouver.... Il faut vous dire que ce que je vous conte là ne date pas d'hier puisqu'il y a 10 ans que je ne suis pas venu dans le pays. J'ai passé sur le fleuve il y 19 ans.... Je le connaissais bien alors ce beau St. Laurent. Je montais à Montréal en goélette. Une fine voilière aussi celle-là! et qui portait haut dans les plus grands vents! Rendu à Gentilly la brise tombe. On jette l'ancre et je débarque. A terre, je fais connaissance d'une charmante jeune fille, je l'aime, elle m'aime, nous nous aimons. Sans plus attendre je la demande en mariage. Elle dit oui. Si le vent était contraire sur l'eau, vous voyez qu'à terre, la brise me poussait vite vers le pays du bonheur. Deux jours après notre mariage on s'embarque pour Montréal. Là je prends un chargement pour les Antilles. En passant à Gentilly je laisse ma chère petite femme avec sa mère pour jusqu'à mon retour, (il s'essuie les yeux: Lozet s'est levé et marche à grands pas dans l'appartement.)

LOZET.--Mais c'est un peu extraordinaire ce que vous dites là.... c'est extraordinaire, (il marche toujours..)

AUGER.--Jusqu'à mon retour.... hélas! il fut bien triste mon retour!... je débarquai malade au Bic et je me rendis à l'Islet dans ma famille....

LOZET, étonné.--A l'Islet? à l'Islet? dites-vous?

AUGER.--Eh oui à l'Islet... je fus longtemps malade. Ma pauvre femme qui était sur le point de devenir mère se mit en route avec son frère, en plein coeur d'hiver, pour descendre me voir.... Ils s'arrêtèrent à Lotbinière....

LOZET.--de plus en plus surpris,--Hein! Ils s'arrêtèrent à Lotbinière? Où? où cela?

AUGER.--Je n'en sais rien.... je sais seulement qu'ils s'arrêtèrent à Lotbinière pour y passer la nuit... ô nuit affreuse!... et que ma pauvre femme brisée par le froid, la fatigue et la peine, ma pauvre jeune femme mourut, en me donnant une fille.... une fille que je n'ai jamais vue... que je ne verrai peut-être jamais. (Il essuie ses yeux.)

LOZET.--Ah! Seigneur! Seigneur! qui l'aurait pensé? (Il marche avec précipitation.)

AUGER.--Quand j'ai su mon malheur, je me suis livré au désespoir, je suis retombé dans un état pitoyable. Je fus plusieurs mois à me remettre. Puis mes parents redoutant les suites de ma peine, et sachant que mon enfant était élevée dans une excellente maison me firent embarquer sur un vaisseau de long cours. La destinée la plus étrange m'a tenu jusqu'à ce jour dans les pays lointains....

LOZET. (Toujours agité parlant à part.) Quel hasard! quel coup de la Providence! que c'est extraordinaire!... c'est elle! mais oui, c'est, bien elle!... (Les autres vieillards disent aussi quelques monosyllabes semblables et feignent la surprise.)

LOZET--(S'approchant d'Auger.) Votre femme comment s'appelait-elle?...

AUGER.--Elle se nommait Philomène Lacroix!...

LES VIEILLARDS.--Ah!

LOZET.--(Se frappant le front.) Ah! c'est elle! c'est elle! (Il court à la chambre où sont les jeunes gens.) Louise! Louise! Viens donc! mais viens donc!... qui le croirait.... Ah! ton père! ton père! (Louise arrive suivie des jeunes gens et de sa mère. Lozet la prend par le bras. Puis va prendre Auger à son tour.) Auger! Auger! ah! vous êtes heureux!... votre fille, la voici! Louise! tu retrouves ton père! Cet homme c'est ton père (Tous jettent un cri de surprise.)

AUGER.--Ma fille! c'est ma fille!

LOUISE.--Mon père!!! (Ils tombent dans les bras l'un de l'autre.)

AUGER.--(Eloignant un peu Louise pour mieux la voir.) Ah! mon enfant! c'est mon enfant! Oui! je la reconnais à l'air de sa mère.... Elle a les cheveux de sa mère! et ses beaux yeux! et sa taille superbe.... Et c'est la même voix!... Oh! oui c'est ma fille, j'en suis certain! (Il la ramène sur son coeur.) O mon Dieu! soyez béni! soyez béni!... vous qui me rendez mon enfant!...

MAD. LOZET.--(Levant les mains au ciel.) Oh! qui me rendra moi fils, à moi?... (Les convives ont marché pendant ces paroles, toujours gesticulant, etc. La toile tombe.)



ACTE TROISIÈME.

Six mois après.

La Vengeance Chrétienne.

La scène représente un bois auprès du fleuve.


SCÈNE I.

LA SORCIÈRE.

LA SORCIÈRE, assise pris d'un chaudron, brasse quelque chose qui bout.--Malheur au capitaine! malheur au capitaine! François aura Louise car je le veux! j'ai des herbes qui rendent amoureux ceux qui ne veulent pas aimer. Je prépare un philtre pour mon jeune ami Ruzard. Avec ce philtre il se fera aimer de Louise. Cuisez! bouillez! herbes mystérieuses.

RUZARD, criant au loin,--Tonkourou! Tonkourou!

LA SORCIÈRE.--Tiens! c'est mon ami François qui vient! Herbes impures, cuisez, bouillez!

RUZARD, criant encore, mais de plus près.--Tonkourou! Tonkourou!

LA SORCIÈRE.--Par ici, mon ami, par ici!--(Ruzard entre.)


SCÈNE II.

RUZARD>.--Ah! vous voilà, la mère Simpière! je ne me souvenais pas bien du lieu que vous m'aviez désigné! Où est Tonkourou?

LA SORCIÈRE.--A la cabane. Il sera ici dans une minute. Où en sont tes amours?

RUZARD.--Ce damné de capitaine veut me ravir Louise. Elle l'aime, je le vois bien, je m'en ficherais pas mal, si j'avais le bien du père Lozet. Mais pour avoir le bien, faut avoir la fille. Ah! si j'avais su ce que je sais maintenant. Oui, les misérables, je les aurais laissés périr de froid ou se noyer. Qui se serait imaginé que je sauvais le vrai père de Louise en sauvant Auger.... et que je me donnais un rival en sauvant le capitaine?--(Tonkourou entre.)


SCÈNE III.

LES MÊMES, TONKOUROU.

TONKOUROU.--Ah! frère tu est ponctuel. L'indien est habile, il a réussi, tu le sais, à brouiller Lozet et le capitaine.

RUZARD.--Oui, et le capitaine s'est vu mettre dehors, bien poliment, c'est vrai; mais, tout de même, il a été éconduit. Cela n'empêche pas le capitaine d'aimer Louise, et Louise d'aimer le capitaine.

LA SORCIÈRE.--Mettant dans une fiole la liqueur qu'elle a préparée.--Ne dis rien, j'arrangerai cela, moi.

TONKOUROU.--J'ai dit à Lozet: Veille sur ta fille. Elle se compromet. Le jeune étranger abuse de son innocence et de ta bonté. Il se fait aimer de Louise; il lui fera perdre l'amour de Ruzard, et ensuite il la plantera là pour s'en aller en tromper d'autres.... J'ai dit cela à Lozet. Je l'ai dit partout. Et maintenant tout le monde le dit, et tout le monde en dit bien plus long que cela.... Si bien, que tout à l'heure le curé a défendu à Lozet de laisser fréquenter sa fille par cet étranger.

RUZARD.--Bon! bon!

TONKOUROU.--Ce n'est pas tout, j'ai dit à Lozet tantôt: Viens à la tombée de la nuit, vers la pointe du bois des hurons, sur la grève, tu comprendras le danger que ta fille court.

RUZARD.--Comment cela?

TONKOUROU.--Tu vas voir. C'est un tour de ma façon. J'ai envoyé le petit Laperche dire à Louise de la part de Léon, de se rendre ici vers le soir, et je l'ai envoyé ensuite dire la même chose au capitaine, de la part de Louise. Du sorte qu'ils vont se rendre ici tous deux. Une fois rendus, ils s'expliqueront cette rencontre comme ils le pourront. Ce n'est pas mon affaire. Puis le père Lozet arrivera. Vois-tu?

RUZARD.--Parfait! parfait! Ah! j'ai toujours le père pour moi! surtout depuis les courses sur la glace, surtout depuis l'incendie de la grange....

TONKOUROU.--L'incendie de la grange! j'ai eu une bonne pensée cette fois-là. Il ne faut reculer devant rien pour arriver au but.... Lozet croit dur comme fer que n'est le capitaine Léon qui a mis le feu à sa grange, pour se venger....

RUZARD.--Tout était contre lui. Lozet l'avait surpris au pied de l'orme.... On a dit qu'on l'avait vu rôder autour de la grange.... Puis les soupçons ne pouvaient pas tomber sur nous, puisqu'après avoir allumé le feu on était allé veiller avec Lozet lui-même.

TONKOUROU.--Dis, j'avais bien arrangé l'affaire.

RUZARD.--Magnifiquement.

LA SORCIÈRE, s'avançant vers Ruzard et lui donnant une fiole.--Tiens, tâche qu'elle boive quelques gouttes de cette liqueur, et je te jure qu'elle deviendra amoureuse de toi. Si tu as besoin de moi, tu me trouveras à la cabane.--(Elle sort.)


SCÈNE IV.

TONKOUROU.--Prenons un coup!

RUZARD.--En as tu?

TONKOUROU, Tirant une petite bouteille de sa poche.--Regarde!

RUZARD.--C'est bon! cela remet. (Ils boivent à même la bouteille.)

RUZARD.--Si les constables anglais étaient venus prendre ce jeune révolté de capitaine qui cherche à soulever le peuple contre le gouvernement, on aurait bien simplifié l'affaire.

TONKOUROU.--Ils pourraient bien venir. Après tout, ils n'ont tardé que de quelques jours.

RUZARD.--Ah! s'il pouvait être fait prisonnier! s'il pouvait être exilé!

TONKOUROU,--On travaillera pour qu'il le soit. Tu sais que Tonkourou est tenace, il ne lâche pas prise facilement.

RUZARD.--Voici le capitaine, là-bas! Vois-tu?

TONKOUROU.--Oui! c'est lui! le misérable! je le hais! je le hais plus que tu ne le hais toi-même! Tiens! va de ce côté... je te rejoins dans la minute, derrière la grosse roche. (Ruzard se cache.)


SCÈNE V.

TONKOUROU.--Oui je le hais! je le connais bien, moi, ce capitaine! quand il s'est démis un bras, c'est moi qui l'ai soigné. J'ai vu sur ce bras.... Ah! qui l'aurait jamais cru! Et comment cela peut-il se faire?... j'ai reconnu des signes que personne ne connaissait... personne, si ce n'est le vieux chef Sioux à qui j'ai vendu l'enfant il y a 20 ans... quel hasard singulier a rejeté cet homme entre mes mains? Tonkourou, tu es chanceux dans tes vengeances! Et la jeune fille blanche, Lisette, oui Lisette, qui m'a méprisé il y a 25 ans a été bien punie de sa témérité. Je l'aimais cette jeune fille; je voulais être son mari. J'étais jeune, fort, bon chasseur! Elle m'a donné un soufflet un jour que je lui disais mon amour. Ah! l'indien sait se venger.... Il attend longtemps quelquefois; mais son heure arrive inévitablement. La jeune fille blanche s'est mariée à Lozet. Elle a eu un enfant, un beau petit garçon.... Ah! elle l'aimait bien son petit garçon... Un soir... Oh! la belle vengeance, la belle vengeance! Et puis l'on ne m'a jamais soupçonné.-- Mes mesures étaient bien prises.... Aujourd'hui, le hasard rejette dans mes bras cet enfant, devenu homme. Je me vengerai une seconde fois.... Alors seulement, je révélerai tout.... Car il faut que l'on sache que c'est moi qui ai fait tout le mal. Alors le désespoir de la mère Lozet sera terrible et ma joie sera grande!... Cachons-nous, le voici qui arrive. (Léon entre.)


SCÈNE VI.

LÉON.--C'est bien ici que je dois la voir. Elle viendra, car elle m'aime. O Louise! ô mon bonheur!... Lozet est bien injuste à mon égard. Je ne lui ai fait aucun mal, et il me croit un misérable. Il m'a chassé de sa maison après m'avoir si bien accueilli... Auger, mon fidèle ami, Auger est parti sur un vaisseau. Quand reviendra-t-il?... Je connais mes ennemis. Tonkourou. Ruzard, vous êtes bien méchants! Ruzard est jaloux. Il aime Louise. Mais si Louise ne l'aime plus... Ces hommes-là me perdront, je le sens. Ils sont habiles autant que méchants. (Il regarde si Louise vient.) Louise! ô ma Louise! viens! un moment de félicité! un moment pour tant d'heures de souffrances!... J'entends du bruit! C'est elle! c'est elle!


SCÈNE VII.

LÉON, LOUISE, entrant,.

LÉON--(ouvrant ses bras à Louise qui s'y jette.) O ma Louise, que je t'aime! Tu le vois, j'ai obéi avec promptitude à ta prière!... Oh! demande-moi plus souvent de venir ici te rencontrer... puisque ton père ne veut pas que je te voie chez vous! Ici, du moins, nous pouvons nous voir et nous parler sans témoins.

LOUISE.--Que dites-vous? C'est moi qui obéis à vos instances.... Oh! il m'en a bien coûte de faire cette démarche imprudente... et si vous n'étiez pas pour partir dans quelques jours... je n'aurais pas consenti....

LÉON.--Mais... alors quel est ce mystère qui vous a dit que je désirais vous rencontrer ici?

LOUISE.--C'est le petit Paul Laperche.

LÉON.--Et c'est lui aussi qui m'a dit que vous désiriez me voir.

LOUISE.--Oh! si j'avais su!...

LÉON, attirant Louise sur son coeur:--O Louise! C'est un ami, bien sûr, qui nous protège ainsi. Profitons du moment, bientôt nous serons séparés (Il l'entraîne au pied d'un arbre où ils s'assoient.) O Louise, quand je serai loin, m'aimerez-vous encore?

LOUISE.--Toujours!

LÉON.--Mais je ne reviendrai peut-être plus.... je resterai sur le champ de bataille.... Il vaut mieux que je meure...

LOUISE.--Ne parlez pas ainsi... Cela me fait mal.... (Le capitaine et Louise se tiennent par la main.)


SCÈNE VIII.

LES MÊMES, LOZET.

LOZET, se montrant tout-à-coup.--Ah! ah! les amoureux, on vous surprend, hein? (Louise et le capitaine se lèvent.)

LÉON.--Nous n'avons pas raison de craindre les regards de personne....

LOZET.--Et pourquoi vous cachez-vous, séducteur de filles? Vous devriez rougir! Entraîner comme ça une jeunesse imprudente dans les bois, sur les grèves... quelle horreur!... Ah! je me défiais de vous, et j'avais raison.

LE CAPITAINE.--Vous êtes aussi bien que moi la victime de deux scélérats.... Ils me calomnient, et ils trompent votre bonne foi....

LOZET.--Je ne me laisse tromper par personne. Je sais ce que je sais et je vois ce que je vois!...

LE CAPITAINE.--J'ai toujours respecté Louise, parce que je l'aime et que je suis honnête homme.

LOZET.--Vous, un honnête homme? Vous?...

LOUISE, à son père--O mon père! mon père! assez!

LOZET, repoussant Louise.--Toi, laisse-moi tranquille! fille ingrate! Va-t-en à la maison. (Louise baisse la tête,) (au capitaine). Ah! je t'ai reçu chez moi et tu veux déshonorer ma maison!... Tu trouble mon bonheur, la paix de ma famille.... Malheur à toi! jeune homme! malheur à toi! je ne sais ce qui m'empêche de te... (il ferme les poings et menace Léon, Louise se jette, dans ses bras, il la repousse de nouveau). Va-t-en, te dis-je! va-t-en à la maison, fille perfide et dénaturée... (Louise s'éloigne en pleurant.)

LE CAPITAINE, à Louise.--Adieu, Louise, adieu! (Louise se détourne et lui jette un long regard d'adieu.)

LOZET.--Oui, tu peux lui dire adieu; car je vous le jure, vous ne vous reverrez jamais... ou je ne m'appelle pas Jean Lozet. Ah! tu vas apprendre qu'on ne brûle pas les granges impunément, canaille que tu es! c'est toi qui as brûlé ma grange, l'hiver dernier, je le sais!... j'en ai la preuve!

LÉON.--Père Lozet, la colère vous ôte la raison.

LOZET.--Je sais ce que je dis aussi bien que toi! Et si le gouvernement ne t'arrête pas comme rebelle, je t'arrêterai, moi, comme incendiaire.... Et ça ne sera pas long. Tu peux faire ton paquet, gueux que tu es!... (Il s'éloigne.) Ah! tu vas voir ce que c'est que le père Lozet quand il se fâche! (Il disparaît.)


SCÈNE IX.

LE CAPITAINE LÉON.

LÉON, se portant la main au front.--Est-ce un rêve? quelle scène! Est-ce un piège qu'on m'a tendu?... Ah! Ruzard! Ah! Tonkourou! je vous reconnais!... (Il marche), je ne soupçonnais pas toute votre perversité!... Vous avez dit, je le devine, que c'est moi qui ai brûlé la grange du père Lozet. Vous êtes capable de jurer que c'est moi!... Vous êtes capables de tout.... je ne me suis pas assez défié de vous... ô Ruzard! je m'explique maintenant ton hypocrisie quand je t'offris ma bourse pleine d'or!... Tu la refusas après m'avoir fait promettre de te la donner... tu la refusas, parce que je te l'offrais devant quelqu'un!... tu la fis prendre par Tonkourou... ô hypocrite!... j'aurais dû te confondre alors!... Ah! je suis fatigué (il s'arrête de temps en temps) de cette existence! Je vais partir! je vais m'éloigner de ce rivage!... j'ai perdu tout ce que je possédais... je n'ai plus rien qui m'attache à la terre... Plus d'amis! plus de famille!... j'irai mourir pour la liberté!... j'aiderai les patriotes qui ont jeté le cri d'alarme.... On se rassemble à St. Denys, à St. Charles! j'irai à St. Denys! j'irai à St. Charles! j'irai partout où la liberté a besoin d'un défenseur je verserai mon sang pour la défense du peuple... Du moins si ma vie est inutile ma mort ne le sera point.... (Paul Laperche arrive.)


SCÈNE X.

PAUL LAPERCHE, LÉON.

LÉON.--Toi, ici! qui cherches-tu? Viens-tu voir si le tour que tu m'as joué a bien réussi. Des tours comme celui-là tu peux m'en jouer tous les jours; je n'en serai pas fâché. Et puis cela te paiera, car je te donnerai le double de la somme que te donneront Tonkourou et Ruzard? Combien t'ont-ils donné?

PAUL.--Ils ne m'ont rien donné!...

LÉON.--Combien t'ont-ils promis?

PAUL--Rien.

LÉON.--Ne mens pas, petit Paul, je sais tout... je ne t'en veux pas; au contraire, je suis bien aise.... Est-ce qu'ils t'ont défendu d'en parler?

PAUL.--Non.

LÉON.--Est-ce Ruzard qui t'a envoyé?

PAUL.--Non.

LÉON.--Alors c'est Tonkourou.... Tu ne parles pas.... Tu n'as pas besoin de craindre.

PAUL.--Je savais bien que vous ne seriez pas fâché!...

LÉON.--Tu vas à la cabane de Tonkourou, hein? Tu diras au sauvage que je le remercie beaucoup. Vas-tu chercher ta récompense?

PAUL.--Non monsieur...

LÉON.--Vas-tu prendre ses ordres pour une nouvelle farce?

PAUL.--Je m'en vais, je suis pressé!... (Il s'éloigne.)

LÉON.--Arrête! arrête! tiens! (Il lui donne, une pièce d'argent) tu vois que je suis content de toi.

PAUL.--Merci, monsieur!..

LÉON--Es-tu bien pressé?

PAUL.--Oui....

LÉON.--Pourquoi donc? (Paul ne répond pas.) Pourquoi? réponds....

PAUL.--Pour rien....

LÉON.--Ah! par exemple, si tu veux te moquer de moi, ça ira mal. On est seul ici... et je te....

PAUL.--Vous ne direz pas que je vous l'ai dit?...

LÉON.--Jamais!... sois tranquille....

PAUL.--Les Anglais sont arrivés pour vous prendre.

LÉON, surpris.--Les Anglais? les Anglais? qui leur a dit de venir? où sont-ils?... (Il se frappe le front) Ah! Ruzard et Tonkourou ont été à Québec la semaine dernière!... je devine! c'est cela! Les misérables! Petit Paul, ce sont Ruzard et Tonkourou qui ont été leur dire de venir me prendre....

PAUL.--Ils sont descendus en ville tous les deux en canot d'écorce... mais je ne sais pourquoi... seulement ils m'ont dit de les avertir si je voyais arriver les Anglais....

LÉON--Et tu vas avertir Tonkourou?

(Paul ne répond pas.) Vas-y!... Tu ne vaux, pas mieux qu'eux!... (Paul part en courant.)


SCÈNE XI

LÉON, LES REBELLES.

LÉON, se laissant choir sur l'herbe.--Mon Dieu! mon Dieu! qu'ai-je donc fait à ces hommes pour qu'ils me persécutent ainsi? (quelques jeunes rebelles crient en dehors de la scène: Hourrah! pour Papineau! Vive la liberté!... Ils arrivent sur la scène avec leurs armes.)


SCÈNE XII.

LES JEUNES REBELLES.--Vive Papineau! Vite la liberté!...

LÉON, se levant.--Oui, mes amis, vive la liberté! Nous sommes guettés: soyons prudents! Des constables sont arrivés pour m'arrêter....

L'UN DES REBELLES.--Nous le savons, et nous venons cacher nos armes ici dans le bois; nous les reprendrons quand ils seront partis.

LÉON,--C'est bon! s'ils font des recherches chez vous, ils ne trouveront rien. Nous partirons demain dans la nuit. Êtes-vous toujours décidés à sacrifier votre vie pour la défense de vos droits.

TOUS--oui! oui! mille vies si nous les avions! vive la liberté!

LÉON,--Oui! vive les peuples libres! les peuples qui peuvent pratiquer en pais la religion des ancêtres, les peuples qui ne connaissent d'autres lois que celles qu'ils ne donnent eux mêmes!

L'UN DES REBELLES.--Mort aux tyrans! mort aux bourreaux des nations!

TOUS.--Mort aux tyrans! mort aux bourreaux des nations!

LÉON.--Cachez vos armes et retournez vite chez vous, afin de ne pas éveiller de soupçons. Moi, je reste ici... on ne me prendra pas, soyez en sûrs...

TOUS.--Vive notre capitaine! Vive Papineau! vive la liberté. (Ils sortent, la sorcière entre.)


SCÈNE XIII.

LÉON, LA SORCIÈRE..

LA SORCIÈRE, sans voir Léon.--Ah! les gueux! les canailles! Ils ne veulent pas me donner ma part d'argent! ils boivent tous seuls le rhum qu'ils ont volé à Lozet!... j'appelle sur eux les malédictions de l'enfer... Tonkourou! Ruzard! oh! vous me le paierez... (elle agite une petite fiole pleine d'une liqueur rouge) malheur! malheur! Il y aura du sang de répandu!... J'ai fait un pacte avec le démon!... oh! mes beaux jours passés! Ah! l'enfer me brûle!... (elle regarde dans la fiole) Ah! je vois des étendards! je vois des soldats furieux! (elle porte la fiole à non oreille) j'entends le bruit du canon!... j'entends les cris des blessés! j'entends le râle des mourants!... Victoire aux patriotes! mort aux tyrans!... (silence) Ah! mort aux patriotes! Victoire aux bourreaux!... l'échafaud! l'échafaud.... La liberté naît dans le sang!... (elle aperçoit Léon) Va-t-en! les loups te guettent! Tu vas être dévoré!... Les voici! les voici!... cache-toi! tu vas les voir!... (La sorcière et Léon se cachent, Ruzard et Tonkourou entrent ivres et chancelants.)


SCÈNE XIV.

TONKOUROU, riant aux éclats.--Ha! ha! ha! ha! on l'a mis dedans! on l'a mis dedans. On l'a mis dedans comme il faut, hein? (il rit) encore un coup à sa santé. (Il boit et passe la bouteille à Ruzard).

RUZARD.--Salut! Capitaine Léon! salut! que le diable t'emporte! ah! je triomphe! oui... je triomphe! Les Anglais sont arrivés! Il va être pincé! oui pincé....

TONKOUROU.--Il va être pendu comme...

RUZARD.--Oui! il va être pendu comme.... (Ils rient.)

TONKOUROU.--Il se croit bien caché, on va le dénicher...

RUZARD.--On va le dénicher...

TONKOUROU.--On va aller chercher les constables...

RUZARD.--Oui, allons, de suite... en canot...

TONKOUROU.--On va dire à la vieille d'avoir l'oeil sur lui...

RUZARD.--Oui, la vieille. On l'a mise à sa place, hein?

TONKOUROU.--La vieille folle!... As-tu la fiole d'eau d'amour?

RUZARD.--Oui (il prend la fiole) tiens! la voici. C'est ça qui va rendre la Louise amoureuse... (il rit et laisse tomber la fiole qui se brise) Ah!...

TONKOUROU.--Ah! l'amour qui s'en va!... c'est mauvais signe...

RUZARD.--J'en aurai d'autre...

TONKOUROU.--D'autres amours?

RUZARD--Non, d'autres herbes.

TONKOUROU.--Ces herbes-là sont rares...

RUZARD.--Bah! je m'en ris! quand le capitaine Léon sera au bout de la corde, j'aurai bien la fille à Lozet.

TONKOUROU.--Allons à la Vieille Église, avertir les constables... Ils vont bien nous payer...

RUZARD.--Oui, on va avoir une bonne poignée d'argent... et pas une copepour la bonne femme Simpière.

TONKOUROU.--Pas une maudite cope! Allons!.. (Ils partent toujours titubants.)


SCÈNE XV.

LÉON, LA SORCIÈRE.

LÉON.--Les traîtres! les misérables!... (Il marche.)

LA SORCIÈRE, riant.--Ha! ha! ha! je te le disais bien! moi, je pourrais te sauver... je peux conjurer l'enfer.

LÉON.--Arrière! laisse-moi! laisse-moi! (Il marche.) Trahi! encore trahi!... Pourvu qu'ils ne livrent pas mes amis!... Mais ils ne me prendront pas! oh! ils ne me prendront jamais!...

LA SORCIÈRE.--Pourquoi refuses-tu mes services? Ils m'ont maltraitée, je veux me venger....

LÉON--Je te l'ai dit, je ne veux rien de toi... Laisse-moi tranquille!...

LA SORCIÈRE.--Prends garde!.., toi aussi!...

LÉON, s'adossant à un arbre.--Les traîtres! les traîtres! je ne leur ai pourtant jamais fait de mal;... (il marche et s'arrête tout à coup) Les voilà qui partent en canot!... oh! les imprudents!... dans l'état d'ivresse où ils sont!... Mon Dieu! ils vont verser!.. ils vont verser!... Ah!... les voilà à l'eau! Ils vont se noyer! ils se noient....

LA SORCIÈRE.--C'est bon pour eux! Vive la mort!...

LÉON, paraissant lutter contre une mauvaise pensée.--Mon Dieu!... Arrière, mauvaise pensée!... Non! non! Il faut que je les sauve (Il ôte son habit.)

LA SORCIÈRE, se cramponnant à lui.-- Non! laisse-les périr!...

LÉON, cherchant à se débarrasser.--Laisse-moi! laisse-moi! je veux les sauver!

LA SORCIÈRE.--Tu ne les sauveras pas!...

LÉON, repoussant la vieille qui tombe.--Je les sauverai pour l'amour de Dieu. (Il s'élance vers le fleuve où l'on voit les malheureux se débattre.)



ACTE QUATRIÈME.

(Deux ans après.)

Aveux et Repentir de l'Indien.

La scène représente le chemin public vis-à-vis la maison de Jean Lozet--Une fenêtre de la maison est ouverte.


SCÈNE I.

LOUISE.

LOUISE, assise dans la fenêtre ouverte.--Oh! que le ciel est beau! j'espère qu'il ne pleuvra point demain matin. Quand il pleut durant le mariage, c'est mauvais signe.--On dit que les mariés auront du chagrin.... Mon Dieu! si Léon revenait! Mais c'est impossible.... Pas de nouvelles depuis deux ans! il est mort ou il m'a oubliée.... Après tout, François se montre si bon, si empressé!... Il m'aime beaucoup.... Puis papa Lozet l'estime tant. Ensuite, mon confesseur m'a dit d'oublier Léon, et de me marier avec François. Chassons donc tout autre pensée.... Pourtant, je l'aimais bien!... N'importe Je serai bonne épouse, et je tâcherai de rendre mon mari heureux.--Mais il faut que je fasse ma toiletta. Voici le soir qui arrive et les invités vont venir.... Ils vont venir fêter la mariée!... fêter la mariée!!!!

(Elle lève les mains et les joignant comme avec douleur. Elle s'éloigne de la fenêtre.)


SCÈNE II.

TONKOUROU.

TONKOUROU, en guenille.--Ah! c'est ici, enfin! c'est ici! Me voilà de retour! Quel voyage j'ai fait! Quelle marche! Ah! je ne puis me résoudre à entrer maintenant.... Non, je reviendrai quand la nuit pourra cacher la rougeur de mon front... je me suis caché derrière la talle d'aunes là-bas et j'ai entendu parler Ruzard et la sorcière.... Ruzard se marie...!

Il épouse Louise!... Eh bien! Malheur! c'est mon ouvrage! c'est mon ouvrage!... Non! ce n'est pas possible! il ne déshonorera pas cette innocente jeune fille.... Je l'en empêcherai... le dirai tout!... oui, tout! Mais, comment moi qui suis si coupable, comment reprocher aux autres leurs fautes?... Ah! Léon... Léon! c'était un ange! Je lui ni fait bien du mal, il m'a toujours fait du bien.--Depuis qu'il m'a sauvé la vie quand je me noyais, il s'est opéré un changement extraordinaire dans mon âme... Mes yeux ont vu clair... Auparavant, j'étais dans les ténèbres!... Ceux qui font le bien pour le mal ne se doutent pas de leur puissance.... Le sauvage est vindicatif! il est reconnaissant aussi.... Depuis que le capitaine m'a vaincu par sa grande vertu, il n'a pas eu de plus fidèle ami que moi.--Mon espoir était qu'il ne serait pas tué à St. Eustache.... Hélas! j'aurais fait bien des heureux!... Maintenant je mourrai de désespoir... Et je ne dirai rien.... Il vaut mieux que je me taise!...


SCÈNE III.

RUZARD, TONKOUROU.

RUZARD, étonné.--Quoi! Tonkourou?...

TONKOUROU.--Ruzard!

RUZARD.--D'où viens-tu?

TONKOUROU.--De bien loin!

RUZARD.--Pourquoi es-tu parti si mystérieusement?

TONKOUROU.--C'est mon secret.

RUZARD.--Ah!... sais-tu que je me marie?

TONKOUROU.--Oui.

RUZARD--Et que le père Lozet me donne son bien par donation.

TONKOUROU.--Oui....

RUZARD.--Tu viens chercher tes 100 louis?

TONKOUROU.--Non.

RUZARD,--Tu dis non? Allons! tant mieux, j'en aurai plus!

TONKOUROU--Tu n'en auras pas plus!... Jure-moi que tu n'accepteras pas un sou, ni en argent, ni en propriété..

RUZARD.--Mais quel mal y a-t-il?...

TONKOUROU.--Ruzard, tu sais que je te tiens!... Gare à toi, ou je parlerai!

RUZARD, à part.--Malédiction!...

TONKOUROU.--Ruzard, je te laisse.... Ne dis à personne que je suis ici.... Renonces-tu au bien de Lozet?...

RUZARD.--Oui... puisqu'il le faut!... (à part) je l'aurai bien plus tard... et tu me le paieras!... (Tonkourou s'éloigne et Ruzard lui montre lu poing.) Tu regretteras d'être revenu!... (Il sort, Langlois et Vidal arrivent chacun de son côté.)


SCÈNE IV.

SIMON LANGLOIS, JOSON VIDAL.

LANGLOIS.--Bonjour, Joson!

VIDAL.--Bonjour, Simon...

LANGLOIS.--Vas-tu aux noces?

VIDAL.--Toi?

LANGLOIS.--Oui.

VIDAL.--Moi aussi...

LANGLOIS.--On va avoir du fun... Une grosse noce!

VIDAL.--Il n'y aura pas moins de 25 voitures... ah! je suis disposé à danser...

LANGLOIS.--Moi aussi! je me suis fait faire des bottes neuves exprès....

VIDAL.--Mènes-tu Mélonne Germain?

LANGLOIS.--Je penserais! Je la mène et la ramène! Toi, vas-tu avec la petite France Gagné?

VIDAL.--Belle demande!

LANGLOIS.--On va en faire une broche!..

VIDAL.--Ça peut compter.

LANGLOIS.--Je ne pensais pas que François Ruzard réussirait?...

VIDAL.--Je ne crois pas que Louise l'aime beaucoup.

LANGLOIS.--C'est le père Lozet qui fait ce mariage-là. Te souviens-tu il y a deux ans passés à la Ste. Catherine... le père l'avait appelé son gendre?...

VIDAL.--Eh! oui! je m'en rappelle... mais le jeune capitaine a manqué déranger les plans du bonhomme.

LANGLOIS.--On ne sait toujours pas ce qu'il est devenu ce capitaine....

VIDAL.--Non! Et ce qu'il y a de plus drôle, c'est que Tonkourou est disparu dans le même temps que lui, et qu'il n'est pas revenu, lui non plus.

LANGLOIS.--Je les crois morts tous les deux.

VIDAL.--C'est probable. Le père Lozet n'en est pas fâché.

LANGLOIS.--Ruzard non plus... Tiens, voilà la mère Simpière qui vient... Allons nous-en, parce qu'elle est capable de nous jeter des sorts...

VIDAL,--Es-tu si peureux que ça, toi...

LANGLOIS.--Elle a des rapports avec le diable, c'est certain.... A tantôt donc!

VIDAL.--A tantôt.... (Langlois rencontre la mère Simpière en sortant, la salue et dit trois fois: Je te redoute, c'est aujourd'hui lundi!)


SCÈNE V.

LA SORCIÈRE, entre le panier au bras et une canne.--Tout le monde me fuit!... Je suis un objet d'horreur!... J'ai mérité mon sort... si j'avais voulu! si j'avais voulu! j'étais belle, j'étais recherchée... j'aurais pu faire un bon mariage... j'aurais été heureuse! quelle vie j'ai menée!... Oh! il n'y a pas de bonheur dans le désordre!... Il n'y a pas de félicité sans la vertu!... La vanité m'a perdue!... Oui, la vanité!... Il est trop tard aujourd'hui pour faire des réflexions!... Dieu ne me pardonnera jamais!...


SCÈNE VI.

LOZET sortant de sa maison.--Tu te trompes, Marie-Anne, tu te trompes: la miséricorde de Dieu est inépuisable.

LA SORCIÈRE.--Ah! on meurt comme on a vécu.... J'ai vécu dans le mal, j'y mourrai.... c'est une fatalité....

LOZET.--C'est mal de désespérer....

LA SORCIÈRE.--Donne-moi quelques sous, cela me fera plus de bien que tes conseils....

LOZET--Tu sais bien que je n'aime pas à te donner des sous... tu les gaspilles, tu les bois... si tu a faim, entre dans la maison. Il y a toujours du pain pour ceux qui ont faim.

LA SORCIÈRE.--Ah! je n'entre pas! Je n'entre pas!... Je ne veux déranger personne. Ils se préparent pour le mariage, je suppose....

LOZET--Les pauvres ne nous dérangent jamais.... Tu peux entrer.

LA SORCIÈRE--Quand on est riche, il n'est pas malaisé de donner.

LOZET.--Quand on est pauvre, on doit recevoir avec joie....

LA SORCIÈRE.--Tu maries ta fille, Jean?

LOZET.--Oui, demain....

LA SORCIÈRE.--Demain!... avec Ruzard?

LOZET.--Oui... c'est un bon parti.... Excuse, je suis pressé. (Il s'éloigne.)

LA SORCIÈRE.--Tu ferais mieux de ne pas la marier?

LOZET. (Sans se détourner.)--Tais-toi donc, vieille folle.... (Il disparaît.)


SCÈNE VII

LA SORCIÈRE, RUZARD, TONKOUROU.

LA SORCIÈRE,--Oui! il ferait mieux de ne pas la donner à Ruzard, sa fille.... Je le connais, moi, ce gibier là, c'est mon élève.... Il est digne de moi!... (Elle aperçoit Ruzard et Tonkourou et se retire un peu.)

RUZARD arrivant avec Tonkourou.--Tu parais bien mystérieux. Viens mon vieux, tu seras des noces.... Ruzard est toujours bon compagnon.

TONKOUROU.--Tu ne te marieras pas.

RUZARD.--Hein? Je ne me marierai pas?

TONKOUROU.--Non.

RUZARD.--Pourquoi?

TONKOUROU.--Parce que je ne le veux pas.

RUZARD, (prenant la main à Tonkourou.) Tonkourou, mon ami, souviens-toi...

TONKOUROU.--Je ne me souviens que trop.... Ta ne le marieras pas....

RUZARD.--Ah! si tu savais comme je l'aime!

TONKOUROU.--Tu l'aimes?

RUZARD.--Je l'aime à la folie!... Je la rendrai heureuse! Et puis, elle m'aime!

TONKOUROU.--Elle t'aime? En es-tu certain?

RUZARD.--Oui.

TONKOUROU.--La pauvre enfant!... Tu la rendras heureuse?

RUZARD.--Je le jure....

TONKOUROU.--Alors renonce à la dot, renonce au bien du père Lozet....

RUZARD.--Hein?

TONKOUROU, (lentement.)--Renonce au bien du père Lozet....

RUZARD.--Mais pourquoi....

TONKOUROU.--Parce que je le veux.... Du reste, Lozet et Louise ne t'en estimeront que plus.

RUZARD.--Tes 100 louis.... tu ne les veux donc plus?

TONKOUROU.--Non!...

RUZARD, (à part.)--Damnation!

TONKOUROU.--Veux-tu te marier quand même?... Tu ne réponds pas?

RUZARD.--Oui, je le veux, (à part.) Pourquoi est-il arrivé sitôt, le misérable!

TONKOUROU. (se retirant.)--Ruzard, prend garde!...

RUZARD. (baissant la tête et gardant un moment de silence.)--Tonkourou, prends garde!

LA SORCIÈRE (revenant)--J'ai faim... il faut toujours bien mettre l'orgueil de côté et ne pas se laisser mourir de faim.... si j'avais un verre de rhum!... Entrons! (Elle va vers la porte.)

RUZARD.--Aie! la mère! (La sorcière se détourne.)

LA SORCIÈRE.--Que me veux-tu?

RUZARD.--Arrêtez donc un peu.... Venez ici.... (La vieille vient vers lui.) Personne ne nous écoute?... vous savez qu'on vous craint comme le feu?

LA SORCIÈRE.--Oui, et avec raison.

RUZARD.--Vous savez, que la petite Bibaud m'a aimé. Je l'ai fréquentée un peu.... Je l'aimais..,. Et je lui ai fait des promesse.... ça fait que.... vous savez!... Elle veut tout déclarer.... cela pourrait retarder mon mariage.... Voyez-la donc. Faites-lui peur.... Dites-lui que si elle en desserre les dents, vous lui jetterez un sort...

LA SORCIÈRE.--Tu paies si bien, ce n'est pas de valeur de travailler pour toi.

RUZARD. (Mettant un écu dans la main de la sorcière.)--Tenez!... et je vous en donnerai encore, si vous arrangez l'affaire.. au moins pour jusqu'à demain... après le mariage....

LA SORCIÈRE. (Riant et regardant son Écu.)--Deux pots de rhum! Deux pots!... J'arrangerai bien l'affaire.... (Elle entre dans la maison.)


SCÈNE VIII.

RUZARD.

RUZARD.--Oui! j'ai triomphé. Je me Marie!... Le père Lozet me donne son bien!... Le notaire vient ce soir faire les arrangements... Ah! j'oubliais... (Il porte les mains à sa tête.) J'oubliais la promesse que je viens de faire à Tonkourou!... Renoncer au bien... renoncer à l'argent!... Non! ce n'est pas possible!... Maudit Tonkourou, pourquoi es-tu revenu troubler mon bonheur?... Prends garde à toi, vieux coquin! prends garde à toi!... Je te ferai partir pour un plus long voyage!... Je l'aurai la terre du père Lozet! oui, je l'aurai!... Il ne peut pas la donner à d'autres qu'au mari de sa fille... Et demain je serai le mari de Louise!... Je l'aime Louise... Oui! je sens que je l'aime maintenant... et je tuerais celui qui voudrais me la ravir.... Elle a oublié le capitaine Léon.... Et quand même elle penserait à lui de temps en temps, il ne reviendra jamais... ça fait que je m'en fiche pas mal... mais cette pauvre petite Bibaud! Bah! je serais bien fou de m'en occuper... pourquoi m'a-t-elle aimé? c'est bien sa faute!... j'ai eu diablement du bonheur depuis deux ans... Louise s'est fait prier un peu... N'importe! La prière obtient tout... Non-seulement du ciel, mais de... (On entend une voix).


SCÈNE IX.

RUZARD, LE PÈRE BIBAUD, PETIT PAUL.

LE PÈRE BIBAUD, (sans être vu.)--Ah! gueux! je te tiens! je te tiens! (Ruzard se détourne, il aperçoit le père Bibaud, il veut s'en aller.)

Le père BIBAUD, en entrant.--Arrête un peu, mon garçon, que je te parle.... Ah c'est comme ça que tu te comportes à l'égard des jeunes filles!... Ou va voir si tu t'en claireras de même!...

RUZARD, (revenant)--Quoi, père Bibaud, qu'est-ce que vous me chantez-là?

LE PÈRE BIBAUD.--Ce que je te chante? tu vas le voir.... Ah! tu n'es pas marié encore... tu n'es pas marié!...

RUZARD.--Je le sais bien!

LE PÈRE BIBAUD.--Et je m'en vais voir M. le Curé; je vais tout lui conter... et je mets l'arrêt sur les bancs!... Ah! on ne se moque pas comme ça du père Bibaud. (Petit Paul Laperche arrive en courant.)

PETIT PAUL (riant et se frappant dans les mains.)--Souque! souque!

RUZARD.--Je me moque de vous!...

PETIT PAUL.--Souque! souque!

LE PÈRE BIBAUD.--Si Lozet te connaissait comme je te connais!...

RUZARD.--Vous êtes jaloux parce que je ne marie pas votre fille....

PETIT PAUL.--Souque! souque! souque! (Langlois arrive d'un côté, Vidal de l'autre.)

BIBAUD.--Ma fille? Quand même tu la voudrais, à cette heure que je te connais, tu ne l'aurais pas!

LANGLOIS, à Petit Paul.--Qu'est-ce qu'il y a donc?

PETIT PAUL.--Une bataille de coqs!...

BIBAUD, à Petit Paul.--Tais-toi, toi, petit polisson!...

RUZARD.--Ce n'est pas malaisé de faire taire les enfants....

BIBAUD, donnant un coup de poing à Ruzard.--Tiens! canaille! crois-tu que j'ai peur de toi?... je suis vieux, mais je n'ai pas peur d'un homme encore!... (Ruzard va pour frapper Bibaud, Langlois et Vidal s'interposent.)

LANGLOIS.--Pas de bataille.

VIDAL.--Ruzard, la veille de ton mariage!... Tu n'y penses pas.

BIBAUD, se retirant.--Je te rejoindrai, va!...


SCÈNE X.

RUZARD, LANGLOIS, VIDAL, LOUISE, PETIT PAUL.

LOUISE, sortant de la maison.--Mon Dieu! qu'y a-t-il donc?

RUZARD, allant vers Louise.--Ce n'est rien, ma chère, ce n'est rien! Une petite querelle avec le père Bibaud....

LANGLOIS, à Vidal.--Il a encore le bras bon, le père?

VIDAL.--Oui, pour le sûr!

FRANÇOIS à Louise.--Il est jaloux, il est fâché, le père, parce que je n'épouse point sa Madeleine. Comme si je pouvais, comme si je devais en aimer une autre que toi...

LOUISE.--Il a peut-être eu raison de croire que tu aimais Madeleine?

LANGLOIS à Vidal.--Elle ne lui envoie pas mal ça, hein?

VIDAL à Langlois.--A bout portant.

RUZARD à Louise.--O ma Louise, pas de reproches... je ne vis plus que pour toi...

LANGLOIS à Vidal--C'est beau l'amour, hein?

VIDAL à Langlois.--Oui! c'est dommage que ça dure si peu!... (Louise et Ruzard, parlent bas.)


SCÈNE XI

LES MÊMES, LOZET.

LOZET, sans être vu.--Eh bien! pas tant de cérémonie!... si tu ne veux pas venir, tu resteras chez toi... (Il paraît sur la scène) Est-il drôle, un peu, ce bonhomme Bibaud? je l'invite des noces; il me dit qu'il ne viendra pas, qu'il a des raisons pour ne pas venir... Avez-vous déjà vu cela, vous autres, des raisons pour ne pas aller aux noces? Eh bien! qu'il reste chez lui! je le lui ai dit tout net. On s'amusera bien sans lui... hein Joson? hein Simon?... hein, mon François?... (apercevant Petit Paul) qu'est-ce que tu reluques ici, toi?... (Petit Paul part en courant.)

LOZET à Ruzard.--Quelle est cette goélette donc qui a jeté l'ancre à la Vieille Église tantôt?

RUZARD.--Je ne la connais pas.

LOZET.--La chaloupe n'est pas venue à terre?

RUZARD.--Pas à ma connaissance. (On entend chanter Auger.)

C'est la belle Françoise!

Allons! gué!

C'est, la belle Françoise!

Qui veut se marier,

Ma luron, ma lurette!

Qui veut se marier,

Ma luron, ma luré!

LOZET.--Diable! je ne connais pas cette voix-là?

LES AUTRES.--Moi non plus! (la voix approche, second couplet.)


SCÈNE XII.

AUGER, arrivant en chantant, s'interrompt tout à coup.--Allons! allons! les amis, ça va-t-il?

TOUS.--Auger! le père Auger!...

LOUISE, courant à son père.--Papa Auger! papa! ah! que je suis contente!... (Auger embrasse sa fille.)

RUZARD, à part.--C'est le diable qui l'amène....

AUGER, à Louise.--Deux ans, petite, deux ans que je ne t'ai pas vue!...

LOUISE.--Ah! que ça m'a paru long!...

AUGER.--Mais tu n'es pas trop changée!...

LOZET.--Vous arrivez à propos, pour les noces....

AUGER.--Faut toujours se donner la main un peu! (Il donne lu main à chacun.)

LANGLOIS, à Vidal, à part.--C'est dommage que Tonkourou n'arrive pas à cette heure.

VIDAL à Langlois,--Oui, c'est dommage! Et, le capitaine, donc!

LANGLOIS.--Ah! celui-là, par exempta, il n'a pas de temps à perdre, s'il ne veut pas arriver trop tard!

AUGER.--Pour les noces? dites-vous, les noces de qui?...

LOZET.--Mais, sapristi! les noces de notre fille... les noces de Louise.

AUGER.--Avec qui se marie-t-elle? Ça m'intéresse! ça m'intéresse!... Voyons, ma Louise, quel va être ton mari?

LOUISE, montrant Ruzard--Le voici, papa....

AUGER.--Ah!...

RUZARD.--Oui, j'ai ce bonheur d'être aimé de Louise.

AUGER.--Le capitaine, qu'est-il devenu?

LOZET.--Parti.... Parti depuis deux ans aussi. Peu de temps après vous... parti pour ne plus revenir, c'est lui qui l'a dit...

AUGER.--J'espérais le retrouver ici...

LOUISE (à Auger).--Vous allez entrer?...

AUGER.--Oui, ma fille, dans l'instant. Tu peux toujours entrer...

VIDAL--T'en viens-tu, Simon?

LANGLOIS.--Oui, allons! A ce soir père Lozet, à ce soir, monsieur Auger!

LOZET.--A ce soir mes enfants... (Ils sortent, s'éloignent, Ruzard et Louise entrent dans la maison.)


SCÈNE XIII.

LOZET, AUGER.

AUGER.--Vous mariez ma fille avec Ruzard?

LOZET.--Oui, c'est le meilleur parti de la paroisse....

AUGER.--Je ne l'aime pas, moi.

LOZET.--Pourquoi donc?

AUGER.--Parce que je ne le crois pas un honnête homme.

LOZET.--Vous ne le connaissez pas.... Vous êtes parti depuis deux ans....

AUGER.--Hormis qu'il se serait bien amendé depuis que je l'ai vu....

LOZET.--Ç'a toujours été un brave garçon.... Je l'ai connu tout petit enfant, moi... Je l'ai vu élever....

AUGER,--Ce n'est pas mon opinion....

LOZET.--Vous pouvez vous tromper.

AUGER.--Vous aussi.

LOZET.--Il me semble que vous devriez l'aimer... un homme qui a risqué sa vie pour sauver la vôtre....

AUGER.--Il ne l'a peut-être pas risquée autant que vous pensez, sa vie.... Et il s'est peut être fait payer mieux....

LOZET.--Vous êtes drôle de parler ainsi; vous êtes injuste; si je n'avais pas été témoin de son abnégation.... Vous pourriez peut-être m'en imposer....

AUGER.--Tonnerre d'un nom, moi, je vous dis que c'est un fripon!...

LOZET.--C'est un garçon ménager....

AUGER.--C'est un avare!...

LOZET,--Pas plus que vous!...

AUGER.--Mille noms! on verra, par exemple!

LOZET.--On verra.... (Des invités arrivent précédés d'un joueur de violon.)


SCÈNE XIV

LOZET, AUGER, LOUISE, DES INVITÉS.

LOZET, (aux arrivants..)--Bonjour! mes amis, bonjour! arrivez! arrivez!

AUGER.--Bonjour, mes amis!...

LOZET.--Ils viennent divertir la mariée! (à Auger.) Vous savez que c'est la coutume la veille du mariage....

AUGER.--Oui... la veille du mariage...

LOZET.--Oui,,. la veille du mariage...

LOUISE. (Dans la porte, aux invités.) Entrez, mes amis, entrez!

AUGER.--Louise, viens donc ici, une minute.... (Elle vient.) Je ne veux pas être un trouble-fête.... Je m'en vais.

LOUISE.--Mon père!

AUGER.--Oui, tu sais, nous autres, marins, on y va franchement.... Je n'aime pas ton mari... ton futur, c'est-à-dire... et c'est mieux que je m'en aille.

LOUISE,--Vous ne partirez pas! Vous resterez!

AUGER.--Es-tu bien décidée à te marier? LOUISE. (Elle est quelques instants sans répondre.)--M. le curé m'a dit que je devais oublier Léon....

AUGER.--Et que tu devais épouser Ruzard?

LOUISE.--Oui....

LOZET.--Avoue que tu l'aimes, et que c'est un fier garçon. Dites donc, vous autres, (Il s'adresse aux autres.) y a-t-il un meilleur garçon que François?...

TOUS.--Non! non!..

AUGER à Louise.--J'aimerais mieux, Louise, que tu ne te marierais pas... cependant, si tu aimes cet homme.... c'est ton affaire... avec l'amour on ne raisonne pas.

LOZET.--Moi, Louise, j'aime mieux que tu te maries.... Et tu sais que j'ai toujours cherché ton bien, ton bonheur!... tu sais quel soin j'ai pris de toi... si je n'étais pas sûr que tu seras heureuse avec Ruzard, je ne voudrais pas qu'il devint ton mari... non assurément!

LOUISE. (Embrassant Lozet.)--Cher papa, je le sais, vous avez été bien bon pour moi!..,.

LOZET.--Eh bien! ne me paie pas de ma sollicitude par l'indifférence ou le mépris de mes conseils!... Si je t'ai rendue heureuse dans ton enfance et dans ta jeunesse, aie pitié de moi maintenant, et n'afflige pas mes vieux jours!

LOUISE.--O mon père, vous savez que je vous chéris!...

LOZET.--Au reste, on ne joue pas comme cela avec le mariage,... Toutes les promesses sont faites. Les trois bancs sont publiés (à Auger.) Il faudrait de plus graves raisons que les vôtres, père Auger, pour les empêcher de se marier....

AUGER à Lozet,--Vous répondrez du bonheur de ma fille....

LOZET.--Je pense que ce que j'ai fait dans le passé répond de l'avenir!..

TOUS. (Se frappant dans les mains.)-- Bravo! Bravo!,... (Tonkourou arrive en haillons.)


SCÈNE XV.

LES MÊMES, RUZARD, MAD. LOZET..

TOUS, (avec stupeur.)--Tonkourou! Tonkourou!

LOUISE (s'élançant dans la porte et appelant sa mère.)--Maman! maman! François! (Mad. Lozet et Ruzard arrivent à la hâte.)

LOZET.--Tonkourou, est-ce bien toi? n'est-ce pas plutôt ton spectre?... D'où viens-tu?... Que veux-tu?... Des prières?...

TONKOUROU.--C'est Tonkourou, on chair et en os... Ce n'est pas son spectre...

LOZET, donnant la main à Tonkourou.--Tu as souffert? Tu es défait. Tu n'es plus reconnaissante....

AUGER.--Dieu! qu'il est changé!...

Mme. LOZET.--Quoi! c'est-il Tonkourou!

TONKOUROU.--Oui, je suis changé!... Et mon coeur est plus changé que mon visage...

LOZET.--Viens prendre quelque chose pour te réconforter... On n'est pas pour toujours demeurer à la porte ainsi!...

TONKOUROU.--Je ne prendrai rien, Lozet, je n'entrerai pas dans ta maison, tant que tu ne m'auras point accordé mon pardon....

LOZET.--Es-tu fou? Que veux-tu dire?...

TONKOUROU.--O vous, qui m'écoutez, sachez que je suis le plus misérable des hommes! Regardez-moi avec horreur; accablez-moi d'injures.... jamais, jamais vous ne me mépriserez autant que je le mérite!...

MME. LOZET, à Auger.--Demandez-lui donc ce qu'est devenu le capitaine...

TONKOUROU.--Le capitaine... le capitaine... (il essuie ses yeux) ah! c'était un brave.

LOUISE, portant la main à son coeur,-- Mon Dieu!... Qu'est-il devenu?...

TONKOUROU.--Je le dirai tantôt Avant de parler, il me faut mon pardon...

TOUS.--Son pardon!...

TONKOUROU.--Lozet, il n'y a pas trois ans encore, ta grange a été brûlée, et tu n'as jamais su par qui?...

LOZET.--C'est-à-dire que... le capitaine... Du moins ça serait bien surprenant si ce n'était pas...

RUZARD, à part.--Mon Dieu! s'il allait tout révéler...

TONKOUROU.--Celui qui a brûlé ta grange, ce n'est pas celui que tu penses..

LOZET.--Hein? que dis-tu?

TONKOUROU.--Le misérable qui a mis le feu à ta grange c'est...

RUZARD (à part.)--Ah! il va le dire!...

TONKOUROU,--C'est moi!...

LOZET.--Toi!...

TOUS.--Lui!...

TONKOUROU.--Oui, c'est moi.

RUZARD.--Il est fou!... Vous voyez bien que la privation et la misère l'ont rendu fou...

TONKOUROU, à Ruzard.--Tais-toi!... Tu sais que je ne suis pas fou... (à Lozet) Lozet, tiens! (il donne une bourse pleine d'or à Lozet) une grange, cela peut se payer!... et je répare le dommage que je t'ai fait... j'ai fait la chasse dans les régions du nord, et j'ai été chanceux....

Maintenant, je reviens ici avant de mourir, car, je le sens, je mourrai bientôt, je reviens ici demander mon pardon...

LOZET, qui a examiné et soupesé la bourse, tend sa main à Tonkourou.--Je te pardonne!... eh oui, je te pardonne! Viens, viens, n'y pensons plus!...

TONKOUROU.--Arrête, Jean, ce n'est rien cela... (Tous se regardent avec surprise.)

RUZARD, à part.--Ah! que va-t-il dire encore!

TONKOUROU.--Lozet, le ciel avait béni ton mariage. Ta femme était belle, et elle t'avait donné un charmant enfant.... Cet enfant, c'était votre amour, c'était votre espoir!... Un soir, il disparut. Il ne revint jamais!... j'étais méchant... j'avais une vengeance à exercer... (il tombe à genoux) Eh bien! c'est moi qui t'enlevai ton enfant... Pardon! pardon! (murmure parmi les assistants.)

LOZET.--Toi!

TOUS.--Lui! lui!... ah!...

La Mère: Lozet,--Tonkourou! mon enfant! rends-moi mon enfant!... (Elle part en criant) Mon enfant! mon enfant! (Tonkourou reste à genoux. Il se fait un silence.)

LOZET.--Mon enfant! Peux-tu me rendre mon enfant!... (On entend toujours la mère Lozet dans la maison qui crie: Mon enfant! mon enfant!)

TONKOUROU, pleurant,--il est... mort!...

TOUS.--Mort.!... il est mort!... (On entend encore la mère Lozet criant) Mon enfant! mon enfant!...



ACTE CINQUIÈME.

Le Fou.

La scène représente, d'un côté la maison du père Lozet; de l'autre côté, un paysage avec un cap et un précipice au dernier plan.


SCÈNE I.

JEAN LOZET.

LOZET, se frottant tes mains de joie,-- Enfin! on les marie, ces bons enfants, on les marie!... Je savais bien que Ruzard deviendrait mon gendre!... Je le savais bien! quel bon garçon! quel beau caractère! Et dire que je ne le connaissait pas encore comme il faut! Non! je ne le connaissais pas bien... C'est hier soir, seulement, que j'ai pu apprécier toute la grandeur de son âme, toute son abnégation, toute sa noblesse. Ah! ils sont rares les gens de cette trempe-là! Je sens que je vais l'aimer comme j'aurais aimé mon propre enfant.... Refuser d'accepter de l'argent! refuser d'accepter mon bien!... Oui, il a refusé d'accepter la donation que je voulais lui faire par devant notaire!... Ah! quels beaux sentiments! comme c'est délicat!... Y en a-t-il un seul dans la paroisse qui aurait fait la mente chose?... Ce n'est toujours pas cet aventurier de capitaine Léon.... Ah! pour celui-là, le ciel m'en a débarrassé dans le bon temps.


SCÈNE II.

LOZET, TONKOUROU.

TONKOUROU. Entrant.--Salut, mon frère. Dieu te bénira, parce que tu as été miséricordieux, et que tu m'as pardonné le mal que je t'ai fait.

LOZET,--Tu comprends que dans la circonstance, je suis disposé à la bienveillance. Je ne voulais pas gâter mon bonheur par un acte de sévérité inutile. Tu te souviendras, Tonkourou, que je t'ai pardonné à l'occasion du mariage de ma Louise.... Cependant, ne viens pas trop souvent ici, car la bonne femme ne peut pas pardonner et oublier comme je l'ai fait....

TONKOUROU.--Je viendrai après le mariage souhaiter aux jeunes époux que les neiges froides ne tombent pas sur leur amour..., et puis je gagnerai ma cabane. Ah! Tonkourou le pressent: il tombera avant les feuilles!... (Auger. Bélanger et Boisvert entrent.)


SCÈNE III.

LOZET, AUGER, BÉLANGER, BOISVERT ET TONKOUROU.

LOZET.--Salut! salut! mes vieux!... On va avoir beau....ça va aller!...

BÉLANGER.--Sapristi! je me sens en air de danser....

BOISVERT,--Il faut en faire passer aux jeunes.

LOZET,--Les noces, ça réveille et ça rajeunit tout le monde!...

AUGER.--Oui, bateau! même les mariés.

TONKOUROU, à Auger.--Allez-vous à l'église, vous?...

AUGER--Faut bien!... c'est ma fille, enfin... Et puis à quoi cela sert-il, bateau! de faire toujours de l'opposition... suivons le courant!... ou faisons vent arrière!... (Louise en robe blanche entre avec ta mère.)


SCÈNE IV.

BÉLANGER, allant vers Louise--Ah! tu es charmante mon enfant, et c'est ta dernière fois que je t'embrasse fille. (Il l'embrasse.)

BOISVERT, embrassant Louise.--Oui, saperlotte, c'est une bonne bouchée!...

TONKOUROU, à part,--Elle est belle, la victime!... belle comme la lune! pure comme la neige!... (Il n'ose l'embrasser et va lui tendre la main. Louise l'embrasse. Emu, les larmes aux yeux, il continue.) Ah! c'est le baiser d'un ange. Je me sens réhabilité. (Louise et sa mère s'assoient.)

LOZET.--Voyons! asseyons-nous un peu, en attendant les autres, Tonkourou va nous parler des combats de St. Denis et de St. Eustache.

TONKOUROU.--Je le veux bien; cela vous intéressera. Je le ferai en peu de mots. (Langlois, Paton, Angèle Baptiston, Mélonne Germain et autres, entrent.)

SCÈNE V.

LOZET se levant pour recevoir les invités.--Bonjour, mes amis, bonjour! Ou vous attend, on vous attend.

LE PÈRE BÉLANGER.... Les vieux vous ont devancés...

LANGLOIS.--Bah! tant que le marié ne sera pas arrivé, rien ne pressera.

LOZET.--Asseyez-vous... Tonkourou va nous parler de la révolte en attendant le marié. (Ils s'assoient.)

TONKOUROU.--Le capitaine Léon venait de me sauver la vie. L'indien est vindicatif, mais il est reconnaissant. Je fus touché de la noble action de ce pauvre homme que je persécutais injustement. Je le délivrai des mains des Anglais, et de ce moment nous fûmes amis. Nous gagnâmes Sorel, puis St. Denis. Nous allâmes trouver Nelson et Papineau, ils eurent confiance en nous. Léon eut un commandement, moi je me fis espion. Espion pour servir son pays, ce n'est pas un déshonneur, mais c'est un métier bien dangereux.

AUGER.--Oui, bateau! il faut de la bravoure, du sang froid et de l'esprit.

LOZET.--C'est vrai.

TOUS--Oui, oui! c'est vrai!

TONKOUROU.--J'allai au-devant de l'armée du colonel Gore. Je parvins jusqu'au colonel. L'indien connaît le pays, lui dis-je; il sais les intentions des rebelles. Veux-tu de mes services! Oui, répondit Gore: mais tu joues ta vie.... Si tu me trahissais je te retrouverais, ne fut-ce que dans l'enfer.. Alors je lui donnai quelques faux renseignements et je conduisis son armée sous le feu de nos braves qui l'attendaient dans le village de St. Denis. Quand il s'aperçut du tour, je me sauvai. Les balles sifflèrent à mes oreilles.... mais je m'en moquais pas mal... cela m'eut été indifférent d'être tué! j'avais réussi. Les Anglais furent battus par une poignée de héros: Léon fit des prodiges. On avait forcé Papineau à s'éloigner. Sa vie précieuse pouvait être plus utile ailleurs. A St. Charles, les patriotes furent écrasés par le nombre Alors ou apprit qu'un jeune Canadien de St. Eustache, le docteur Chénier,... un brave, allez! se mettait à la tête des siens. On voulut le joindre, et l'on se mit eu route armé de mauvais fusils, de haches, de faulx. On était 200 environ. Le capitaine Léon nous avait devancés de quelques jours. Quand noue arrivâmes à St. Eustache, nous fumes terrifiés.... Nous trouvâmes le docteur Chénier et Léon seuls... Tous leurs soldats, tous leurs amis les avaient abandonnés. Les Anglais arrivaient; voyez-vous... ils étaient nombreux, terribles.... Et ces pauvres habitants n'étaient pas accoutumés à la guerre; Chénier et Léon pleurèrent de joie on nous voyant arriver. Vous êtes des braves, nous dirent-ils; et si le pays comptait 10,000 soldats comme vous autres, jamais armée anglaise ne pourrait y entrer. Nous nous renfermâmes dans le couvent qu'ils avaient fortifié. Nous eûmes à soutenir un siège terrible. Nous fîmes plusieurs sorties, et chaque fois nous repoussâmes au loin les colonnes ennemies. Mais notre petite forteresse fut peu à peu démolie et brûlée. Il nous fallut chercher refuge ailleurs.... Les Anglais nous entouraient d'un cercle d'airain.... Nous étions comme le serpent au milieu d'un cercle de flamme. L'ennemi recevait toujours du renfort, et nous, nous étions décimés. L'église était tout prés, nous y courûmes. Ce fut un nouveau siège plus terrible que le premier--Alors un Anglais orgueilleux, monté sur un cheval aussi orgueilleux, vînt nous défier,... Léon sortit et jura de punir l'insolent.... Le combat fut long et beau.... L'Anglais appelait ses compagnons à son secours, car il était maltraité par notre héros.... Mais Léon, aussi, avait reçu des coups sérieux.. Il perdait son sang, et ses forces s'épuisaient. Trois Anglais accoururent à la rescousse de leur compagnon.... Nous voulûmes aussi, nous, secourir Léon. Mais, Chénier dit: C'est un piège qu'on nous a tendu pour nous faire sortir. Restez ici. Léon faisant moulinette avec son fusil, tenait ses ennemis à distance... Mais il céda peu à peu et les quatre Anglais se ruèrent sur lui.... il tomba.... son ennemi s'affaissa près de lui...!

AUGER.--Pauvre jeune capitaine!... (Louise essuie des pleurs en secret.)

LE PÈRE BÉLANGER.--Brave jeune homme!...

TONKOUROU.--Nous nous défendîmes encore quelque temps, mais l'église tombait sous les boulets de canon: le toit était en feu.... Il nous fallut prendre un parti désespéré et passer à travers la ligne ennemie. Chénier dit: Suivez-moi! Il sortit, nous le suivîmes.... Hélas nous étions fouettés par les balles, comme les blés par la grêle.... Bien peu d'entre nous purent se sauver. Chénier allait toujours, et passait sur les corps de ses ennemis. Nous étions dans le cimetière-- Soudain, je le vis embrasser une croix et s'affaisser. Je l'entendis s'écrier: O ma patrie, que mon sang ne soit pas inutile!... Hélas! dois-je le dire.... Celui qui lui porta le dernier coup était un compatriote, un Canadien. Il se nommait Leclerc.... qu'il soit maudit!...

AUGER.--Qu'il soit maudit!...

TOUS.--Oui!... qu'il soit maudit!...

TONKOUROU:--J'étais couvert de blessures! je fus fait prisonnier.... Mais j'aimais trop la liberté pour ne pas trouver moyen de m'échapper. Et puis je voulais venir me jeter aux genoux de Lozet....

LOZET.--Eh bien! de quoi cela sert-il d'aller se faire tuer comme ça?

TONKOUROU--Frère, quand les citoyens meurent pour une idée ou un droit, les tyrans réfléchissent et s'humanisent, Ruzard entre avec Vidal qui lui sert de père, et Pascal Blanchet, garçon d'honneur.


SCÈNE VI.

LOZET.--Voici le marié! voici le marié! (Tous les invités se lèvent--Ruzard va vers Louise et l'embrasse, il embrasse aussi la mère Lozet, et donne la main à chacun --En embrassant Louise, il dit:)

RUZARD.--Le moment heureux est donc arrivé?...

LOZET répond,--Il fait soleil, mes enfants, c'est bon signe.

TONKOUROU.--Sous les cieux sereins, les orages soudains!...

AUGER.--Bateau! oui! j'en sais quelque chose...

LOZET.--Allons, vous autres, prophètes de malheur, taisez-vous. Pas d'idées sombres.... Aujourd'hui, du plaisir, de la joie pour tout le monde....

TONKOUROU, à Auger.--As-tu vu les signaux de ce navire qui est passé tout à l'heure?

AUGER.--Oui, bateau! cela m'a intrigué.... ce sont des saluts... je connais bien cela...

LANGLOIS.--Le navire a jeté l'ancre près de la batture à Mayrand.

AUGER.--Oui?...

TONKOUROU.--C'est curieux!...

PATON.--J'ai vu une chaloupe gagner terre, vis-à-vis chez Amable Beaudet....

AUGER.--Ah!... bateau!...

LOZET, à Louise.--Prépare-toi, on va partir. (Louise et toutes les dames sortent.) Nous autres, les hommes, nous allons passer ici et prendre un petit verre avant de partir....

TONKOUROU.--A tantôt,... moi je vais rêver sur le bord de la côte.... (Il sort de la maison, les autres passent dans une autre chambre.)


SCÈNE VII.

LE CAPITAINE LÉON.

LÉON, marchant à pas lents.--Ah! tout est désert!... je ne vois personne!... Mon Dieu! je tremble.... j'ai peur d'arriver... Vais-je retrouver Louise?... Est-elle encore ici?... se souvient-elle de moi?... m'a-t-elle oublié.... (de temps en temps il s'arrête ou s'adosse à un arbre.) Ah! si elle était la femme d'un autre!.,. Lozet!... le père Lozet, comment va-t-il me recevoir?... (Il fait quelques pas vers la porte) Ah! je n'ose pas entrer!... (Petit Paul arrive en courant et ne voit pas Léon.)


SCÈNE VIII

PAUL, se détournant pour répondre à sa mère qui l'appelle.--Arrêtez un peu! je veux voir partir les gens des noces!

LÉON.--Les gens des noces! les gens des noces!... Ah! serait-ce les noces de Louise?... (Il porte la main à son front) Louise! Louise! tu m'as donc oublié!... (Il s'appuie à l'arbre.)

PAUL, les mains dans ses poches.--Allons, les mariés, dépêchez-vous donc! faut que je m'en aille, maman m'appelle!... Vite Ruzard! vite Louise!... je suis pressé... (Il siffle.)

LÉON.--Malheur! malheur!... trop tard! j'arrive trop tard!... Ah! Louise, Louise, ce n'est pas ce que tu m'avais promis!... Ah! si Tonkourou était ici! Tonkourou empêcherait, lui, ce malheur de fondre sur moi!... j'aurais encore quelqu'espérance.... il dirait que je n'ai jamais été méchant... que... ô folie! Ah! pourquoi suis-je revenu! Pourquoi ne suis-je pas mort à St. Eustache!... (Il reste anéanti adossé à l'arbre.)

PAUL, apercevant Léon.--Est-il fou celui-là? (Lozet et les invités reparaissent, Louise porte un voile blanc.)


SCÈNE IX.

LOZET.--C'est mieux d'aller à pied.... c'est mieux!...

RUZARD.--Les chemins sont si beaux!

LANGLOIS--Et puis il n'y a pas loin...

LA MÈRE LOZET, (embrassant sa fille.) Que le bon Dieu te bénisse, ma fille!

LOZET.--En route! en route! fais-nous un bon fricot, la bonne femme!.,.... C'est moi qui vas le premier avec, la mariée.... Viens, Louise. (Louise prend le bras de son père. Le marié va le dernier avec son père.)

LE PÈRE BÉLANGER.--C'est cela, précisément.... (Ils se mettent deux par deux Lozet sort avec Louise; les autres suivent, Léon s'avance de quelques pas, tout à coup un cri sort de sa poitrine.)

LÉON.--Louise! Louise!...

LOUISE, (apercevant Léon.)--Ah! (Elle tombe dans les bras de son père.)

LOZET.--Qu'est-ce que cela veut dire? (reconnaissant Léon.) Quoi! vous ici? Vous n'êtes pas mort?...

AUGER, se jetant au cou du capitaine.--Mon capitaine! mon cher capitaine! Pas mort! bateau! pas mort!... ah! ça va changer! bateau!...

LÉON.--Mon cher Auger! ah! je suis bien malheureux! (Il n'avance vers Louise et met un baiser sur ton front) Ah! elle m'aimait donc encore!...

LOZET (repoussant Léon.)--Allez-vous-en! allez-vous-en! Vous n'avez pas d'affaire ici!

RUZARD, (à part, manifestant une grande surprise.)--Est-ce le ciel ou l'enfer qui l'amène ici?

LOZET, (portant Louise, à la maison et la déposant sur un lit)--Maudit capitaine! Je te ferai décamper, moi! ah! tu n'es pas mort! Tu aurais aussi bien fait de mourir!...

MAD. LOZET.--Mon Dieu! Louise! le capitaine! ah!...(Elle entoure de ses bras la tête de Louise évanouie.)

LÉON, resté seul en dehors de la maison --Adieu! Louise! adieu!...

AUGER, dans la porte--Pas d'adieu! mon capitaine, vous la reverrez.

LOZET.--Qu'il y vienne la revoir!

RUZARD.--Malédiction!

AUGER.--C'est ma fille plus qu'à vous, je suppose!

LOZET.--Je vous fiche à la porte!...

LÉON (s'éloignant,)--Adieu! je porte malheur à tout ce qui m'environne!...

(Il disparaît. Auger le suit.)

RUZARD (à part.)--Oh! s'il rencontre Tonkourou, je suis perdu!

LOZET à Ruzard.--Ne te décourage pas. Ce ne sera rien... Un petit orage.... On ne joue pas ainsi avec le père Jean Lozet. Je t'ai donné ma fille, tu l'auras.

RUZARD (à part.)--Oh! que l'enfer m'inspire!...(Lozet marche, il ne semble plus voir personne et a l'air furieux.)

LOUISE, dans le délire.--Ah! qui donc me brûle ainsi?... Va-t-en! va-t-en, Ruzard!... je ne suis pas ta femme! Non, je suis la femme du jeune capitaine!...

LE PÈRE BÉLANGER.--Elle a le délire.

LES AUTRES.--Oui!

LOUISE.--Où est-il, mon époux? Ma mère, défendez-moi!... le même tombeau pour nous deux!...

La MÈRE LOZET, embrassant sa fille.--Je suis ici, ma Louise, je suis ici, ne crains rien!

LOUISE, portant la main à son front et paraissant s'éveiller.--Ah! j'ai fait un rêve affreux!... Mais, (elle regarde autour d'elle avec effroi) qu'y a-t-il donc?... que m'est-il arrivé?... (elle jette un cri) Ah!... je me souviens! Il est ici... je suis folle! mon Dieu! suis-je folle?... Léon! est-il venu?

MAD. LOZET.--Oui, il est venu.

LOUISE.--O mon Dieu! (elle pleure à chaudes larmes.)

LE PÈRE BÉLANGER.--Elle est sauvée, maintenant, elle pleure.

RUZARD, à part.--Et je suis perdu!... (Tonkourou entre.)


SCÈNE X.

TONKOUROU.--Vous ne partez pas? que faites-vous donc? (apercevant Louise) Ah! ah! je devine! je devine! ça coûte de faire le dernier pas....

LE PÈRE BÉLANGER.--Tu ne devines pas.... c'est autre chose... Ah! tu ne devines pas!...

LOZET,--Tonkourou! je t'ai pardonné, mais va-t-en, je ne veux plus te voir ici.

TONKOUROU.--Ah!... frère....

RUZARD, se ranimant.--Père Lozet, vous pouvez juger de la véracité de Tonkourou... par le mensonge qu'il vient de conter.... Tout ce qu'il vous dira ne sera que des sornettes.... Il a juré de me perdre, c'est facile à voir... pour protéger son nouvel ami Léon....

LOZET.--Je le comprends!... je le comprends!...

TONKOUROU.--Je ne comprends rien, moi...

LANGLOIS.--Le capitaine que vous disiez mort est revenu....

TONKOUROU.--Hein!... que dis-tu? le capitaine n'est pas mort?... Il est ici!... Ah! Dieu soit béni!... Mais je le croyais mort... Il est resté sur le, champ de bataille....

LANGLOIS,--C'est vrai, mais il est ici quand même.

TONKOUROU.--(à Lozet) Jean, bénis le ciel.... Oui, bénis le ciel! ah! tu vas être heureux! Et moi, et moi, je mourrai content!... Où est-il Léon? où est-il? Il faut que je le ramène ici! il faut que ce soit moi qui le ramène, entendez vous? moi-même!...

LOZET,--Tu ferais mieux de ne pas le conduire ici, je t'en avertis!...

TONKOUROU.--Jean, tu ne sais pas ce que tu dis! tu ne sais pas ce que je sais, moi! j'ai été bien méchant.... Je t'ai fait du mal, beaucoup de mal! eh bien! je vais te faire autant de bien que je t'ai fait de mal....

TOUS! (s'entreregardant, surpris) Que dit-il... hein?

TONKOUROU.--Ah! tu vas me remercier tantôt! tu vas me remercier à genoux!... Où est le jeune capitaine? Où est-il? quel beau jour pour toi, Lozet! quel beau jour!...

LE PÈRE BÉLANGER--Il est sorti avec Auger....

TONKOUROU.--(partant) Je le trouverai! Lozet: ah! tu vas être heureux!... (Pendant cette scène Ruzard s'est assis près d'une table et s'est caché le front dans sa main.)

MAD. LOZET à Louise.--Viens, mon enfant, viens dans ta chambre tu seras mieux. (Elles sortent toutes deux, Louise appuyée sur l'épaule, de sa mère.)


SCÈNE XI.

LOZET (marchant toujours)--Quel contretemps! quel coup! qui l'aurait pensé? Ah! ce capitaine! ce capitaine! Ce Tonkourou!... que veut-il dire?... quel est ce mystère? Si... mais non! ce n'est pas possible! ce n'est pas possible... Est-ce une ruse nouvelle?... Dites-donc, vous autres, y comprenez-vous quelque chose? (Les vieux hochent de la tête.)

RUZARD (se levant.)--J'y comprends quelque chose, moi. (Il sort.)

LOZET.--Où vas-tu? Reste ici, va; j'ai besoin du toi... j'ai besoin de toi. Ah! je n'ai plus la tête à moi cela me tue... (Ruzard s'éloigne toujours.) Où va-t-il donc?... Va-t-il avoir peur de Tonkourou? quel être que ce sauvage!... je crois que c'est un démon. Louise, est-tu mieux? Ah! tu le regretteras!... tu le regretteras cet enfantillage!... mais... (s'apercevant que Louise, n'est pas là.) Je vous le dis, je suis fou... Louise est dans sa chambre... Allons voir comment elle est.... Venez, venez.... (Tous le suivent dans la chambre de Louise.)



ACTE SIXIÈME.

Le Fou.

La scène représente au premier plan, un rivage, des caps et un précipice, au dernier plan. On voit Ruzard s'avancer sur le bout du cap et regarder dans le précipice.


SCÈNE I.

RUZARD.

RUZARD.--Je l'attends ici. Il y viendra. L'abîme est profond, le lit du torrent est semé de cailloux. Tonkourou, il faut que tu meures! Ah! il n'y a plus de place pour nous deux sur la terre.... Si Léon n'était pas revenu!... Maudit capitaine!... ne passe pas par ici!... Ah! vous brisez mon bonheur au moment, où je vais le goûter dans toute sa plénitude!... Vous êtes venus un jour trop tôt! malheur à vous! je suis plus fort que vous deux!... je vous tuerai!.. Chut! voici quelqu'un.


SCÈNE II.

RUZARD, TONKOUROU..

TONKOUROU. (de loin.)--Est-ce toi, Léon? est-ce toi?... (Il avance.) Ah! Mais.... c'est François, je crois....

RUZARD--Oui, c'est François!... c'est François qui vient de jeter Léon (Il, montre de la main.) là, à cent pieds....

TONKOUROU, (s'avançant vivement.)--Que dis-tu? malheureux! tu as jeté Léon dans le précipice!... Ah! tu n'es pas si méchant que cela!...

RUZARD.--Regarde!... Il se tord comme, un serpent sur les cailloux rouges de sang!...

TONKOUROU, (se penchant sur l'abîme.) Pauvre!... (Il n'a pas le temps d'achever, Ruzard lui donne une poussée, Tonkourou tombe, main en tombant il saisit Ruzard par une jambe et reste suspendu au-dessus, du gouffre. Alors commence une lutte désespérée. Ruzard veut faire lâcher prise au sauvage qui t'entraîne avec lui.)

RUZARD, (se cramponnant au sol.)--Laisse-moi! laisse-moi!

TONKOUROU.--Viens! viens dans l'abîme avec moi!... Viens! nous avons été amis!... Viens! nous mourrons ensemble!...

RUZARD.--Laisse moi donc!... malédictions!...

TONKOUROU.--Ah! l'indien a les doigts comme des tenailles.... Tu ne m'échapperas pas!... je te tiens, va!

RUZARD.--Grâce, pour l'amour de Dieu!...

TONKOUROU.--Misérable! tu oses parler de Dieu!... Viens donc! mais viens donc!...

RUZARD.--Ah! maudit! laisse-moi!-- Remonte, viens!...

TONKOUROU.--Remonter! c'est impossible!... Tu le vois bien!... tu glisses!... tu glisses! ah! tu viens!

RUZARD.--Ah! si je pouvais te mordre les doigts... laisse-moi! Là une branche pour m'y attacher! mon Dieu! mon Dieu!... Ah!...(On entend sonner la cloche de l'église.)

TONKOUROU.--Entends-tu? Ce sont nos glas qui sonnent!... (Moment de silence. Ruzard fait des efforts désespérés.)

TONKOUROU.--Ah!... c'est moi qui t'ai perdu... j'ai été bien coupable... le ciel me punit par la main.. Je me soumets... j'accepte le châtiment!... Ruzard, adieu! adieu!... Mon Dieu! pardonnez-moi comme je lui pardonne!... (Il desserre les doigts et tombe dans l'abîme.) (Ruzard, délivré de l'étreinte, s'éloigne en marchant sur les mains et les genoux et il rit d'un rire idiot.)


SCÈNE III.

LÉON, AUGER, TONKOUROU.

AUGER.--Bateau! mon cher capitaine, je vous croyais bien mort.

LÉON.--Hélas! j'aimerais autant l'être... si Louise m'est ravie!...

AUGER.--Bateau! on verra!... Je vais avertir le curé.... (On entend des plaintes) qu'est-cela?... des plaintes....

LÉON.--Oui! oui, des plaintes....

AUGER.--De ce côté, je crois. (Il indique que le cap,)

LÉON.--Allons voir. (Ils se rendent au pied du cap.)

AUGER et LÉON.--(apercevant Tonkourou) Ah!...

LÉON.--C'est Tonkourou!...

AUGER.--C'est Tonkourou!...

LÉON, touchant te sauvage: Tonkourou! Tonkourou!...

AUGER.--Sans connaissance!... terriblement blessé!...

LÉON.--Il a tombé en bas du cap.

AUGER.--Portons-le chez Lozet.... En est-on capables?

LÉON.--Essayons toujours.... (Ils soulèvent Tonkourou qui semble se ranimer un peu. Ils font quelques pas en le soutenant; Tonkourou balbutie des paroles inintelligibles: peu à peu il s'affaisse.)

LÉON.--N'essayons pas à le mener plus loin; il va mourir.

AUGER.--Faisons-lui un lit sur ces rameaux.

LÉON,--Pauvre Tonkourou! pauvre ami!...

AUGER.--N'avez-vous aucun soupçon, capitaine?

LÉON, comme frappé d'une idée sainte. --Hein?

AUGER, couchant le mieux possible te vieux sauvage.--Il y a quelque chose là-dessous....

LÉON.--Je cours chercher quelqu'un...

AUGER.--Appelons.... Les maisons ne sont pas éloignées. On nous entendra. (On entend siffler, c'est le petit Paul qui passe au loin.)

LÉON.--Tiens! Voici que l'on vient...

AUGER, regardant du côté où se trouve Paul--Oui, quelqu'un... c'est un petit garçon.... crions! appelons....

LÉON, regardant.--C'est petit Paul. (il crie) Petit Paul!... Petit Paul!...

PETIT PAUL, loin, sans être vu.--Holà! qu'est-ce que vous voulez?...

LÉON.--Ici! viens ici!...

PETIT PAUL, toujours loin.--Je n'ai pas le temps!... je m'en vais aux noces....

AUGER.--Viens vite! vile! vite!...

PETIT PAUL.--Pourquoi?...

LÉON, s'impatientant.--Viens donc! mais viens donc!...(à Auger) Avez-vous jamais vu un gamin pareil?

AUGER.--Le voici, le voici!... (Il regarde le sauvage) Pauvre homme!... quelles blessures!...

LÉON, se baissant sur Tonkourou. Tonkourou! Tonkourou (à Auger) Il entend, je crois.... Il entr'ouvre les yeux, (Paul arrive en courant.)


SCÈNE IV.

LÉON, AUGER, PETIT PAUL, TONKOUROU.

PETIT PAUL--Que me voulez-vous? (apercevant Tonkourou) Ah! (Il s'avance vers le blessé) Est-il mort?...

LÉON.--Vite, vite chercher du monde....

PETIT PAUL, toujours regardant le blessé.--Est-il mort?...

LÉON, impatient,--Vas-tu partir, oui ou non?...

PETIT PAUL, regardant Léon--Chercher qui?

LÉON.--Chercher quelqu'un.... chercher n'importe qui!...

PETIT PAUL.--En voilà du monde (il montre de la main) En voilà.... Ce sont les gens des noces.... Ils cherchent le marié.... (il crie) Aie! par ici, vous autres! par ici!...

AUGER, à Léon.--ils cherchent le marié!...

LÉON, à Auger.--Ils cherchent le marié!... y comprenez-vous quelque chose?...

PETIT PAUL, regardant le blessé.--Il aura toujours bien de la chance s'il en revient....


SCÈNE V.

LES MÊMES, LES GENS DE LA NOCE.

LOZET.--Allons! qu'y a-t-il donc?... qu'est-ce que c'est?... (Il aperçoit le sauvage.) Tonkourou!..

AUGER.--Tonkourou, ce pauvre Tonkourou!... (Les invités causent entre eux à voix basse et gesticulent.)

LÉON.--On l'a trouvé au pied du cap, dans le torrent....

PETIT PAUL.--Je vais aller le dire aux femmes, moi, faut qu'elles viennent. (Il part.)


SCÈNE VI.

LES MÊMES, MOINS PETIT PAUL.

LANGLOIS.--Il y a du mystère là-dedans.... Il faut que cela s'éclaircisse, qu'en dites-vous, père Bélanger?

LE PÈRE BÉLANGER.--Par ma foi je ne sais que penser... je ne sais que penser!

LOZET,--C'est triste! triste! pauvre Tonkourou!... qui sait?... Il s'est peut-être tué exprès?...

LÉON (avec feu.)--Oh! non! j'en suis certain!... Il regrettait ses crimes, et il espérait en Dieu!...

LOZET (branlant la tête,)--C'est étonnant! étonnant!... Si... mais non, ce n'est pas possible....

LÉON (tâtant le poulx du malade.)--Il est bien faible, il se meurt.... Vite, le prêtre!...

BLANCHET.--J'y cours!...

LÉON.--Pourtant... ce sera inutile.... Dans vingt minutes il sera mort....

LANGLOIS.--N'importe! vas-y toujours, Blanchet. Faut qu'une chance, vois-tu. (Blanchet part et dit en partant:) Voici des femmes qui viennent.


SCÈNE VII

LES MÊMES, MOINS BLANCHET.

LOZET, regardant venir les femmes.--Les femmes! les femmes! sont-elles curieuses! (s'adressant aux vieux.) Si on portait ce malheureux sauvage à la maison, ce serait mieux que de passer notre temps en des plaintes inutiles.

LÉON.--Monsieur Lozet, pardon!... mais je crois qu'il ne supportera pas ce transfert.... Il est trop faible....

AUGER.--Il est bien faible, en effet, bien faible....

LOZET.--Essayons, essayons.... Allons! les plus forts ici! (quelques-uns s'avancent; les femmes arrivent.)


SCÈNE VIII.

LES MÊMES, LES FEMMES.

MAD. LOZET.--Mon Dieu! Qu'y a-t-il donc?...

LOUISE, apercevant Léon.--Ah!... Léon!...

LÉON, à Louise.--Louise!...

LOZET.--Pas d'amourette ici, pas de sentimentalité!

MAD. LOZET.--Tonkourou, c'est Tonkourou!...

LOUISE.--(tremblante.) Est-il mort?

LÉON.--Il se meurt... Il a été tué...

(Un murmure, s'élève.)

AUGER.--Je le crois....

LANGLOIS.--Je le crois.... (On entend chanter en dehors.)

Vive la Canadienne

Vole! mon coeur vole!

Vive la Canadienne,

Et ses jolis yeux doux!

Et ses jolis yeux doux, tout doux!

Et ses holis yeux doux!

(Le chant continue. Tout le monde prête l'oreille.)

AUGER.--Bateau! voilà un joyeux compère!

LE PÈRE BOISVERT--Il me semble que je connais cette voix-là....

LES AUTRES.--Moi aussi pourtant.... (Ruzard arrive, toujours chantant, il est tout ébouriffé et a l'air hagard.)


SCÈNE IX.

LES MÊMES, RUZARD.

RUZARD, achève le couplet alors commencé, puis il dit: C'est le jour de mes noces! Vive le plaisir! Vive l'amour!... Où est la mariée? La belle mariée?... (Il siffle et danse.)

LE PÈRE BÉLANGER.--Il est fou!

TOUS.--Mon Dieu! il est fou!... c'est certain....

LOZET, allant vers Ruzard Allons! que fais-tu! sois sage, mon garçon!...

RUZARD.--Ah! c'est le beau-père!... Va donc chez le bonhomme, toi!...(Il fait encore un tour en sifflant et dansant. Il aperçoit Louise) Ah! voilà l'amante du soleil! Viens sur mon coeur!... (Il s'avance vers Louise qui pousse un cri et se jette dans les bras de son père. Léon s'avance pour la défendre) La fiancée viendra à son époux quand la couche sera dressée.... (Il aperçoit Tonkourou, et il éclate de rire.) Te voilà, Tonkourou! qui t'a apporté ici?... Je t'avais jeté dans le fond du torrent, sur les cailloux....

TOUS.--Ah!...

AUGER.--Bateau! c'est lui qui l'a tué!.. (On entend, un sourd murmure.)

RUZARD, continue.--Ah! je n'ai plus peur de toi. Tu ne parleras plus maintenant.... Les morts ne parlent pas.... (Il rit encore.) Tu ne diras pas que j'étais avec toi quand tu as mis le feu à la grange du père Lozet!... Tu ne diras pas que je me mariais avec Louise pour avoir le bien du bonhomme!... Tu ne diras pas que c'est toi qui m'as forcé ensuite à renoncer à la dot!... Ah! j'ai trouvé un bon moyen de te fermer la bouche!... Parle donc, Tonkourou, parle donc si tu en es capable!... Je n'ai pas peur de toi... ni du capitaine (Il rit.) Le capitaine, il fera la culbute, lui aussi, un bon jour, en bas du cap!... (Il danse.) Dansons... c'est la noce!... dansons... (Il s'arrête regardant encore le sauvage.) Ah! retenez donc le sauvage! retenez-le!... Il me poigne! il m'entraîne!... Il m'entraîne dans l'abîme!... Il me tient par la jambe!... Ah! Tonkourou! laisse-moi! laisse-moi!... Défendez-moi! sauvez-moi! il m'enveloppe dans son linceul!... (Il sort en riant.) il m'enveloppe dans son linceul!.. (Mouvement de surprise et de terreur. On entend encore crier:) Il m'enveloppe dans son linceul!


SCÈNE X.

LES MÊMES, MOINS RUZARD..

LÉON, qui s'est rapproché du malade.--Si vous voulez lui dire adieu, hâtez-vous! il semble avoir un moment de connaissance... c'est la lampe qui va s'éteindre.... (Tonkourou fait quelques mouvements.)

LOZET, comme épouvanté de ce qu'il a vu.--Ah! c'est affreux!... affreux!... Ruzard!... Ruzard!... qu'as-tu fait?... Tonkourou!... Tonkourou!... ne meurs pas!... Arrête!... Tonkourou!... (Tonkourou se lève légèrement et entr'ouvre les yeux. Léon lui prend et serre la main.)

TONKOUROU, d'une voix forte.--Mon Dieu! soyez béni! Lozet! Lozet!... je te rends ton enfant!... Léon, c'est ton fils!... J'en atteste le ciel!... Je le jure par le. Dieu qui va me juger!... Léon!... voici ton père... Lozet... Léon... je vous rends l'un à l'autre... Mon Dieu, merci... Pardon! (Il retombe et meurt. Un cri s'élève:) Son fils! c'est son fils!?

LÉON, se jette dans les bras de Lozet.--Mon père! ah! mon père! ne me rejetez pas!...

LOZET, stupéfait, immobile.--Quoi! Est-ce possible! il l'a juré sur le nom de Dieu! mon fils! c'est mon enfant!... Ah! mon Dieu! mon Dieu! merci! Mon fils! mon Léon, mon enfant! pardon! pardon! (il tombe à genoux aux pieds de son fils.)

LA MÈRE LOZET, s'est jetée en même temps au cou de son fils qu'elle embrasse avec fureur:--Mon enfant!... c'est mon enfant!... (Louise tombe à genoux.)

LÉON.--Mon père! mon père! je vous en prie! relevez-vous!...

AUGER.--Bateau! quel coup!... Ah! mon capitaine! mon capitaine! ça me le disait!...

LOZET, se levant, va d'un ami à l'autre traînant Léon par la main.--Ah! qui l'aurait cru?... qui l'aurait cru?... Moi qui le persécutais! moi qui le haïssais!... dites donc... pouvais-je deviner?... mon Léon! mon enfant!... Oh! tu me pardonnes! n'est-ce pas? tu me pardonnes? Tonkourou, pauvre ami, dors en paix! dors en paix!... Il le disait bien, toute à l'heure, que je le bénirais! que je serais heureux! Pauvre enfant... moi qui le maltraitais!... Lisette, dis donc! quel bonheur!... Ah! que Ruzard vienne donc, maintenant!... Plus d'affaire! Mon Léon, mon capitaine, à toi ma Louise! Viens, Louise! (Il va vers Louise) Viens! embrassez-vous, mes enfants... embrassez-vous et pardonnez-moi! (Léon et Louise se tiennent embrassés un instant.)

LA MÈRE LOZET, donnant un baiser à Léon et à Louise.--Oh! mes chers anges!

AUGER d'une voix effrayée.--Regardez donc!...

PLUSIEURS.--Quoi?

AUGER, montre la cime du cap, on y voit Ruzard debout.--Écoutez! écoutez bateau! que va-t-il faire?...

RUZARD.--Viens, ô ma bien-aimée! Viens dans mes bras!... Louise, tu tardes trop!... La voici!... la voici!... O Louise, je t'aime!... Ah! Louise... reçois-moi dans tes bras! (Il se jette dans l'abîme.)

TOUS.--Ah!

AUGER.--Le misérable!...

LE PÈRE BÉLANGER.--Quel exemple!...

LOZET, tombant à genoux.--Ah! mon Dieu! vos desseins sont impénétrables!...


FIN.



[Fin du drame Les vengeances par Pamphile Le May]