* Livre électronique de Project Gutenberg Canada * Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licence.html avant de continuer. Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. DANS LE CAS OÙ LE LIVRE EST COUVERT PAR LE DROIT D'AUTEUR DANS VOTRE PAYS, NE LE TÉLÉCHARGEZ PAS ET NE REDISTRIBUEZ PAS CE FICHIER. Titre: Les Épis -- Poésies fugitives et petits poèmes Auteur: Le May, Pamphile (1837-1918) Date de la première publication: 1914 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Montréal: J.-Alfred Guay, 1914 (première édition) Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 19 juillet 2008 Date de la dernière mise à jour: 19 juillet 2008 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 150 Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque Nous tenons à remercier la Bibliothèque nationale du Québec d'avoir offert en ligne les images de l'édition imprimée sur laquelle nous avons fondé ce livre électronique. LES ÉPIS PAMPHILE LE MAY _Poésies fugitives et petits poèmes_ MONTRÉAL LA CIE J.-ALFRED GUAY LIBRAIRES-ÉDITEURS 5, RUE NOTRE-DAME EST, 5 1914 ------------------------------------------------ Droits réservés par l'auteur, Canada, A. D. 1914 ------------------------------------------------ _AU LECTEUR Dans les sillons béants, les jardins, les buissons, Au hasard j'ai semé. Mon front pâle ruisselle. Ma tâche va finir. J'ai dépensé mon zèle A calmer des chagrins au rythme des chansons. Sur le flot blond des champs, au réveil des moissons, Se penche l'ouvrier; et la faux étincelle. Ah! qui sait le secret qu'un lendemain recèle?... Sur mes épis fauchés il passe des frissons. Épis frêles perdus dans les touffes de l'herbe, J'ai voulu les lier pour en faire une gerbe, Mais le soleil d'automne a-t-il doré leur grain? Et je voudrais aussi les broyer sous la meule... Pour l'âme au souffle ardent qu'un sort jaloux esseulé, Peut-être seraient-ils l'humble morceau de pain. P. L._ AU CHAMP DE LA FANTAISIE Le retour A travers les rameaux d'une forêt épaisse Le vent faisait entendre un sourd gémissement; La neige, en tourbillons, roulait, roulait sans cesse, Et les ombres du soir montaient au firmament. Au bord de la forêt était une chaumière, Qui semblait un vieux nid tombé d'un rameau noir. Le jour, quatre carreaux lui donnaient la lumière, Mais nulle lampe, hélas! ne l'éclairait le soir. Une femme, encor jeune et portant, comme un voile, Sur son front incliné les traces du chagrin, Était assise seule à la porte du poêle, Et filait sa quenouille en chantant un refrain. Auprès d'elle un enfant, sur un grabat de mousse, Doucement s'endormait en priant le bon Dieu. Ernest avait dix ans: sa parole était douce; Il était le meilleur des enfants de ce lieu. Et puis, de temps en temps, la solitaire femme Regardait une croix pendant aux murs noircis: Alors un long soupir s'échappait de son âme, Et sur sa main tombait son front plein de soucis. De temps en temps encor, sa paupière baissée Laissait couler des pleurs qui semblaient superflus. Elle n'espérait point. D'une voix oppressée Elle disait: O ciel! il ne reviendra plus! Or, comme elle chantait, unissant son cantique Aux grondements amers du vent impétueux, Un homme vint frapper à sa porte rustique. Il entra s'appuyant sur un bâton noueux. Elle trembla de peur ainsi qu'une colombe Tremble, au fond de son nid, à l'aspect d'un vautour. --«Femme, dit l'étranger, de fatigue je tombe, Puis-je ici du matin attendre le retour?» Elle lui répondit: «Le Seigneur me préserve «De rester insensible à la voix du malheur! «Assoyez-vous, monsieur, et que Dieu vous conserve! «Qu'il vous donne la paix et calme ma douleur!» L'étranger près du feu vint s'asseoir sans attendre. Une breloque d'or à son gilet pendait; Son oeil, couleur du ciel, était brillant et tendre; Sa barbe à sa poitrine en ondes descendait. --«Femme, votre douleur est-elle sans remède? «Votre coeur abattu ne peut-il espérer? «Au temps, vous le savez, toute amertume cède; «S'il n'emporte la peine il sait la tempérer. --«Hélas! reprit la femme, essuyant une larme, «J'ai connu le bonheur et j'ai béni mon sort; «Mais pour moi, maintenant, le jour n'a plus de charme «Je n'aime plus la vie et pourtant crains la mort. «Par mon travail constant j'éloigne la misère; «Et mon petit Ernest est si beau, si vermeil! «Pauvre ange, il ne sait pas tous les pleurs que sa mère «Verse pendant qu'il dort d'un paisible sommeil. «Le cher petit n'a point souvenir de son père, «Car il ne laissait pas encore mes genoux «Quand cet homme adoré, sur la rive étrangère, «Pour recueillir de l'or, s'en alla loin de nous. «Nous n'avions pas besoin de ces richesses vaines; «Nous nous aimions tous deux et c'était le bonheur. «Souvent la pauvreté voit des heures sereines, «Et l'or ne guérit point les blessures du coeur. «Ah! si je le voyais avant que de descendre «Dans le sombre tombeau que m'ouvrent les ennuis!... «Je prie en vain le ciel; il ne veut pas m'entendre, «Et les jours ont pour moi plus d'ombres que les nuits.» Elle disait ainsi les chagrins de sa vie, Et des larmes tombaient des yeux de l'inconnu; Il se jette soudain à ses pieds et s'écrie: «Femme, console-toi, ton époux est venu.» Le réveil au champ L'hiver n'est plus qu'un songe, N'est plus qu'un souvenir... Comme un remords qui ronge Et que l'on voit finir, L'hiver n'est plus qu'un songe, Et l'été va venir. L'été plein de lumière, L'été plein de soleil Va dorer la chaumière. Aux champs dans le sommeil L'été plein de lumière Va sonner le réveil. Comme un oeil doux qui s'ouvre Le lis alors est beau. L'érable nu se couvre Et, sur l'humble roseau, Comme un oeil doux qui s'ouvre, Brille une goutte d'eau. Et partout des voix douces: Dans les blanches maisons, Parmi les frêles mousses, Sous les soyeux gazons... Et partout des voix douces Chantent les floraisons. Gais les couples fidèles Dont l'exil est fini! Gais les battements d'ailes Sous le bois rajeuni! Gais les couples fidèles Qui vont bâtir leur nid! Mai vient. Si l'on ne sème Le champ ne peut nourrir. Je t'aime, femme, et j'aime Voir les sillons s'ouvrir. Mai vient. Si l'on ne sème Dieu ne fait pas mûrir. Ton souris m'encourage, Et, comme l'an dernier, Un vaillant labourage Remplira mon grenier. Ton souris m'encourage... Et me tient prisonnier. Veux-tu que je t'éveille, Quand l'aube est de retour, Pour te dire à l'oreille... Si tu dors, cher amour, Veux-tu que je t'éveille Pour te dire bonjour? Mes vieux pins O vieux pins embaumés qui chantez à la brise, Debout, sur les coteaux, comme de fiers géants, J'aime la nudité de votre écorce grise! O vieux pins embaumés qui chantez à la brise, J'aime vos bras tendus vers les gouffres béants! Vous étiez avant moi sur la rive où je pleure, Et quand j'aurai quitté ce monde que j'effleure, Vous chanterez encore avec les océans, Avec l'homme immortel qu'un souffle pulvérise, O vieux pins embaumés qui chantez à la brise, Debout, sur les coteaux, comme de fiers géants! Vos troncs fermes et droits résistent à l'orage, Quand je vois autour d'eux tant d'arbres se briser. Ils me font souvenir des hommes d'un autre âge. Vos troncs fermes et droits résistent à l'orage, Et donnent à la nue un front pur à baiser. Versant comme une pluie, au milieu des soirs calmes, Leurs chants joyeux, les nids se bercent sur vos palmes. A vos cimes l'hiver ne semble point peser; Le lac vous voit frémir dans son brillant mirage; Vos troncs fermes et droits résistent à l'orage, Quand je vois autour d'eux tant d'arbres se briser. Lorsque les feux du soir dorent vos fronts, la terre Où votre ombre descend nous invite à rêver. Le sentier où je passe est toujours solitaire. Lorsque les feux du soir dorent vos fronts, la terre Où ma course bientôt, hélas! va s'achever, Me paraît toute belle! O l'étrange demeure! Et pourquoi l'aimer tant, puisqu'il faut que l'on meure! Puisque le jour fini ne peut se retrouver!... J'ai soif de l'inconnu, de son profond mystère. Lorsque les feux du soir dorent vos fronts, la terre Où votre ombre descend nous invite à rêver. Mon âme émue, alors, dans une vague d'ombre Voit glisser un rayon. C'est l'espoir radieux. Comme dans l'épaisseur de vos grappes sans nombre, Mon âme émue, alors, dans une vague d'ombre Voit quelquefois encor sourire un coin des deux. Comme le flot d'argent des urnes renversées, Beaux arbres, le jour luit dans vos blanches percées, Et met une auréole à mon front soucieux. Et qu'importe après tout ce que dure un jour sombre? Mon âme émue, alors, dans une vague d'ombre Voit glisser un rayon. C'est l'espoir radieux. Souffle printanier Quand le printemps se lève, D'une écorce qui crève On voit jaillir la sève: Un jeune arbre fleurit; Mais, tout couvert de mousse, Sans un bourgeon qui pousse, Penchant sa tête rousse, Un vieil arbre périt. Dès que le jour s'éveille, Sur mainte fleur vermeille La matineuse abeille Butine pour le soir; L'âtre joyeux s'allume, Le jardin se parfume, Et le noir labour fume Comme un large encensoir. Chantant à la lumière Sa chanson coutumière, L'oiseau de la bruyère S'envole de son nid; Et, soupirant sans trêve, Le flot bleu suit la grève, Et le coeur suit le rêve Jusque dans l'infini. Et les étoiles blondes, Avec mille autres mondes, Sur d'invisibles ondes Semblent errer encor, Cherchant en vain les routes Qui les conduiraient toutes Aux éternelles voûtes Que n'atteint nul essor. O printemps! O jeunesse! Malgré vos jours d'ivresse, L'âme jeune en liesse Appelle l'avenir! Jour après jour s'effrange, L'avenir, chose étrange, Vient bientôt et tout change... On vit du souvenir. Le retour aux champs Enfin j'ai secoué la poussière des villes; J'habite les champs parfumés. Je me sens vivre ici, dans ces cantons tranquilles, Sur ces bords que j'ai tant aimés. L'ennui me consumait dans tes vieilles murailles, O noble cité de Champlain! Je ne suis pas, vois-tu, l'enfant de tes entrailles, Je ne suis pas né châtelain. Je suis né dans les champs; je suis fils de la brise Qui passe en caressant les fleurs; Je souris à la digue où le torrent se brise Avec d'impuissantes clameurs. Mes premières amours, douces fleurs des vallées, N'ont-elles pas été pour vous? Pour vous, rocs au front nu, forêts échevelées, Vagues des fleuves en courroux? Pour vous, petits oiseaux qui semez, à l'aurore, Les doux accords de votre voix? Et pour vous, diamants qu'égrène un vent sonore, Après l'orage, sous les bois? Je souffrais dans ces murs où s'entasse la foule, Où l'herbe ne reverdit pas, Où la fleur s'étiole, où la poussière roule Comme pour effacer nos pas. J'avais bien assez vu comme le fort repousse Le faible à son boulet rivé, Comme de son orgueil la sottise éclabousse L'esprit qui monte du pavé. Nul vent harmonieux ne passait sur ma lyre, Et mes chants étaient suspendus. Je ne retrouvais point le souffle qui m'inspire, Et je pleurais les jours perdus. Il me fallait revoir, au milieu de la plaine, Ou sur le penchant du coteau, Le laboureur qui rêve à la moisson prochaine En ouvrant un sillon nouveau. Il me fallait l'odeur du foin qui se dessèche Sur le sol où passe la faux, L'odeur du trèfle mûr que flairent dans la crèche, En hennissant, les fiers chevaux. Il me fallait le jour, pour voir combien de voiles S'ouvrent blanches sur le flot bleu; Il me fallait la nuit, pour voir combien d'étoiles S'allument sous les pieds de Dieu. Il me fallait encore entendre l'harmonie Des nids que berce le rameau, Il me fallait entendre encor la voix bénie Des vieux clochers de mon hameau. Rayon lointain Le beau soir! Le beau soir!... Étendard grandiose, Un nuage d'argent, frangé d'or et de rose, Sur nos monts d'azur sombre avait longtemps flotté; Et l'homme, tout rempli de soins, avait trotté Comme l'insecte vif sur les routes diverses. La brise avait séché quelques tièdes averses. Dans le ciel du couchant, comme un riche ostensoir, Le soleil avait lui... Le beau soir! Le beau soir! C'était la fenaison. C'était une féerie... Sous la buée et sous les fleurs, chaque prairie Semblait un large autel où brûlent des encens. De toute part montaient d'harmonieux accents. Le fermier matinal, portant sur son épaule La faux d'acier luisant et la fourche de saule, Dès l'aube était sorti de son humble maison. La lumière pleuvait... C'était la fenaison. Et les flots verts, bercés par une fraîche haleine, Ressemblaient aux andains alignés dans la plaine. Le long des chemins gris, sous les effluves chauds, On voyait rayonner les toits peints à la chaux. On avait entendu, comme un bruit de cymbales, Le fer des travailleurs et le cri des cigales; Et, plus haut que ces bruits dans les airs dispersés, Avaient chanté les coeurs d'espérances bercés. Sur les pas des faucheurs toute la matinée, Les faneuses, riant, la joue illuminée, Avaient fané le foin. A l'heure du repos On avait, sous les pins, bu le lait. Les troupeaux, Dans l'autre champ couchés, ruminaient d'un air lâche. La faux bientôt encor avait repris sa tâche, Et, jusque vers le soir, fait glisser des lueurs Parmi l'ombre du sol, sur les pas des faucheurs. Le soir était venu. Les pesantes voitures, Traversant les fossés, effleurant les clôtures, S'en allaient au fenil porter le nouveau foin. On entendait chanter les paysans au loin. Un rustique parfum restait sur leur passage. Les faneuses rentraient. Chacune à son corsage Avait mis une fleur, en quittant le pré nu. Une étoile brilla. Le soir était venu. Mon coeur se réveillait. Seul, assis à la porte, J'écoutais ces rumeurs que la nuit nous apporte, Quand, tout près, sur la route, il s'élève une voix Qui me fait tressaillir. Je regarde, et je vois Dans un nid de foin mûr, sur le char qui m'effleure, Une enfant du village... Oh! c'est loin! Et je pleure Au divin souvenir du chant qu'elle effeuillait. Trop vite elle passa!... Mon coeur se réveillait. La fenaison O les vives chansons qui montent des prairies! L'exquise senteur du foin mûr! O les rameaux en fleurs, les vertes draperies Qui flottent sous un ciel d'azur! Sur la forêt lointaine, Sur la vive fontaine, Glissent des rayons d'or, Et vers la grève humide L'alouette timide Prend un joyeux essor. Avec sa faux tranchante, Pendant que l'oiseau chante Dans le buisson fleuri, Le paysan agile Retourne au pré fertile Où le trèfle a mûri. Et le foin plein d'arôme Sur le sol qu'il embaume Se couche frémissant, Comme sur le rivage Le frêle jonc sauvage, Sous le flot incessant. O les vives chansons qui montent des prairies! L'exquise senteur du foin mûr! O les rameaux en fleurs, les vertes draperies Qui flottent sous un ciel d'azur! Dans la forêt vermeille Cependant se réveille L'harmonieux pinson, Et prenant sa volée, Sur la route voilée Il sème sa chanson. Et la fraîche rosée Qui s'était déposée Sur le rameau mouvant, Du verdoyant feuillage S'échappe, à son passage, Comme au souffle du vent. Et l'on dirait que l'aile De l'humble philomèle, Dans ses doux battements, Fait pleuvoir sur les herbes Les scintillantes gerbes De mille diamants. O les vives chansons qui montent des prairies! L'exquise senteur du foin mûr! O les rameaux en fleurs, les vertes draperies Qui flottent sous un ciel d'azur! La jeune paysanne Qui s'avance et ricane, Tient dans sa brune main Une fourche de saule, Et sur sa ronde épaule Un vase d'eau tout plein. La coquette églantine Semble moins purpurine Que n'est sa joue alors; Un corsage de toile Avec chasteté voile Les grâces de son corps. On dirait qu'elle rêve Lorsque sa main soulève Des trèfles empourprés, Et, qu'à chaque, secousse, Une odeur neuve et douce S'exhale des verts prés. O les vives chansons qui montent des prairies! L'exquise senteur du foin mûr! O les rameaux en fleurs, les vertes draperies, Qui flottent sous un ciel d'azur! J'entends, par intervalle, Comme un bruit de cymbale Qui retentit pressé; Pour affiler sa lame Que le silex entame Un faucheur s'est dressé. Il a pris toute humide, Dans le vase limpide, La pierre au rude grain, Et d'une main précise Sur l'acier qu'il aiguise La promène grand train. En se contant fleurettes, Les gars et les fillettes Munis de leurs râteaux, Amassent, desséchée, L'herbe d'hier couchée Par la mordante faux. O les vives chansons qui montent des prairies! L'exquise senteur du foin mûr! O les rameaux en fleurs, les vertes draperies Qui flottent sous un ciel d'azur! Satisfait de l'ouvrage Qu'il fait avec courage Depuis que l'aube a lui, Le faucheur sur la plaine De temps en temps promène Ses yeux autour de lui. Sur sa faux il s'appuie, Et de sa main essuie Son front tout ruisselant, Car une brise chaude Sur le pré d'émeraude Se lève d'un vol lent. Et, le long des clôtures, Les pesantes voitures Que traînent les boeufs roux Amènent, à la grange, Le foin mûr qui s'effrange Aux épines du houx. O les vives chansons qui montent des prairies! L'exquise senteur du foin mûr! O les rameaux en fleurs, les vertes draperies Qui flottent sous un ciel d'azur! La vive sauterelle Sur la tige nouvelle Découpe son profil, La libellule rase De son aile de gaze Les aigrettes du mil; Et, d'une ardeur égale, Le grillon, la cigale Jettent des cris joyeux; Elle, dans la lumière, Le grillon, sous la pierre Qui le dérobe aux yeux. Ainsi l'humble chaumière Et la maison princière Ont des chants de bonheur; Et que nul ne s'étonne, Car c'est une oeuvre bonne Que l'oeuvre du Seigneur. O les vives chansons qui montent des prairies! L'exquise senteur du foin mûr! O les rameaux en fleurs, les vertes draperies Qui flottent sous un ciel d'azur! Les "brayeurs" Allons à la corvée! Allons, bande joyeuse, Car le temps est venu de broyer le lin mûr! On nous attend là-bas où la côte se creuse, Comme une fraîche alcôve, à deux pas du flot pur. Nous sommes vigoureux et nos mains sont brunies. Nous aimons le soleil, nous aimons les hivers. Pour nous enfants des champs les saisons sont bénies: Nous aimons leurs travaux et leurs plaisirs divers. Au-dessus des sapins s'élève la fumée, Veillez au lin qui sèche, oh! veillez bien, chauffeurs! Dans plus d'un oeil d'azur la flamme est allumée! Veillez au lin qui sèche, et veillez à vos coeurs. Frappons fort, jeunes gens, frappons tous en cadence! De ces vallons connus éveillons les échos. Travaillons tout le jour avec zèle et prudence; Plus rude est le labeur, plus doux est le repos. Frappons, frappons gaîment; sous l'active mâchoire Le lin va se changer en un panache d'or. Quand le devoir est fait nous avons la victoire, Et l'esprit retrempé prend un nouvel essor. Au-dessus des sapins s'élève la fumée, Veillez au lin qui sèche, oh! veillez bien, chauffeurs! Dans plus d'un oeil d'azur la flamme est allumée, Veillez au lin qui sèche, et veillez à vos coeurs! Autour de nous, partout, voltigent les aigrettes; On dirait de la neige à travers les rameaux. Nous rions, nous chantons, dans les fauves retraites Où souvent chantent seuls les gais petits oiseaux. Nous luttons de vitesse, et la filasse blonde, La filasse en cordons se tresse tout le jour, Mais nous tressons nos mains pour danser une ronde Sous les yeux des parents, le soir, à notre tour. Au-dessus des sapins s'élève la fumée, Veillez au lin qui sèche, oh! veillez bien, chauffeurs! Dans plus d'un oeil d'azur la flamme est allumée, Veillez au lin qui sèche, et veillez à vos coeurs. Chez nous _Aux colons français_ Quand nos pères quittaient leurs antiques domaines, Pour chercher le bonheur sur des rives lointaines, Ils semblaient perdus. Cependant Ce ne fut pas alors une folle équipée. Ils conquirent bientôt, par la croix et l'épée, Leur part du sol de l'Occident. Nous avons conservé, malgré des jours néfastes, Leurs foyers et leurs noms. Nous taillons des champs vastes Où le soleil dore les blés. Le vin ne verse pas ses rubis en cascades, Mais la fontaine dort sous de fraîches arcades, Et nos voeux sont vite comblés. Que le roc sous la vague ait des clameurs d'enclume, Que l'aviron s'enfonce au fleuve blanc d'écume, Ou dans l'azur des flots dormants, Partout où l'Indien promenait sa pirogue, Sans fatigue et sans peur notre nacelle vogue Au rythme des couplets Normands. Nos coquettes cités ont de vivantes rues. Nos plaines sont sans borne, et le fer des charrues Ouvre des chemins aux moissons. Notre fleuve est immense et sa rive est féconde. Quelle écharpe d'argent pourrait draper le monde Comme ses flots pleins de frissons! L'hiver, le ciel est gris, mais les plaines sont blanches; Bien des arbres sont nus, mais l'hermine des branches N'a d'égale sur nul manteau. Tous les nids sont muets, mais le vent chante aux cimes, Sur la neige les pieds crissent comme des limes, Et le coeur bat comme un marteau. Quand le soleil se lève, au fond des forêts vierges On voit flamber soudain, comme d'immenses cierges, Les pins dentelés de verglas; Le vaillant bûcheron recommence sa tâche, Et la hache d'acier qui frappe sans relâche, Vieilles forêts, tinte vos glas. Sur nos paisibles bords venez avant les autres, Nos pères valeureux étaient frères des vôtres, Et vos enfants seront nos fils. Venez, et vous verrez comment, sous un ciel libre, Après un temps si long, notre âme exulte et vibre Au souvenir sacré du lis. A la "braierie" L'amour surprend le coeur qui ne fait bonne garde. Et qui donc s'en défend? On l'appelle s'il tarde. Pour calmer le scrupule, on se plaît à conter Qu'il descend du ciel même, et nous y fait monter. Parfois, il est cruel. Cependant champs et villes Se montrent à sa voix également serviles, Et quand nous sommes, nous, courbés sur le sillon, Nos âmes de semeurs sentent son aiguillon. L'an dernier, quand le bois, sous les baisers du givre, Effeuillait ses rameaux comme on fait d'un vieux livre, Une mignonne enfant éclose en nos cantons, Simone, aux arbres nus, aux caressants moutons, Racontant le bonheur qu'elle avait d'être aimée, Suivait d'un pas hâtif la sente accoutumée Qui mène à la _braierie_, au fond d'un grand ravin. Jean était là... L'amour grise comme le vin. Où donc est l'an dernier? Simone, toute seule, Par les champs en pacage et les ors de l'éteule, Hier s'en est allée. Elle semblait souffrir. Son âme, il se peut bien, ne voulait plus s'ouvrir. Mais un nom descellait sa lèvre purpurine... Près d'elle une génisse agita sa clarine, Comme pour la distraire et lui dire bonjour. Un oiseau, qui peut-être aussi souffrait d'amour, Jetant un cri plaintif, l'effleura de son aile. Elle sourit un peu, mais sa douce prunelle Se mouilla. Sans souci des sentiers bien connus, Qu'avaient foulés souvent ses alertes pieds nus, Elle suivait les bords d'une limpide source. Et la source, comme elle, en sa sauvage course, Avant d'aller dormir dans le défrichement, Faisait entendre alors un long gémissement. Elle oubliait la _broie_ et la filasse blonde, Et son rêve suivait les méandres de l'onde, Alors qu'elle entendit, au fond du ravin creux, Des coups rythmés et drus, des voix de gens heureux. Son pauvre coeur battit comme pour y répondre; Mais nul n'aurait pu voir sa tristesse se fondre, Et sa bouche sourire à ces joyeux échos. Sa tête s'inclina comme la fleur des clos. Elle est bien en retard... Il faudra qu'elle essaie De cacher son chagrin, et de paraître gaie. Jean doit être là, Jean, son premier amoureux. Nul, pour battre le lin, n'a son bras vigoureux. Ah! depuis la récolte, et depuis les foins même, Il paraît l'oublier, tout en jurant qu'il l'aime! Il semble jurer vrai, tant bien il se défend; Mais n'a-t-elle pas vu le regard triomphant De la brune Pauline, une jeune rivale? Bien sûr, elle est venue... Enfin elle dévale, Accorte, plus légère, et d'un pas empressé, Pour qu'on ne pense point que son coeur est blessé. Et quand elle est en bas, courant sous les grands arbres Sans feuilles, et jaunis comme sont des vieux marbres, Les _broyeurs_, agitant des panaches de lin, L'acclament. Puis, bientôt, comme un bruit de moulin Les amers crissements des plantes que l'on broie, Montent encor dans l'air où le soleil poudroie. Simone aurait voulu ne pas venir si tard. Non, ce n'est pas sa faute. Elle veut bien sa part Du vigilant travail qu'exige la corvée. On le sait, et la tâche à sa main réservée, C'est d'attiser le feu sous le large échafaud, De fournir à la _broie_ un gerbillon bien chaud, Et d'éviter aussi les soudaines «grillades». Elle sera prudente; et les tendres oeillades, Les oeillades de Jean, ce maître en trahison, Ne la troubleront pas comme à l'autre saison. Broyez, broyez le lin! Il ne faut pas qu'on dorme. Les instruments sont vieux, mais leur mâchoire est d'oi Ensemble ou tour à tour, près du ruisseau grondeur, Broyez le lin neigeux, le chanvre dont l'odeur Monte, comme un encens, jusques aux cimes chauves! O le charme infini des rustiques alcôves, De la fraîcheur des eaux, des souples coudriers! Broyez, broyez le lin, ô jeunes ouvriers! Bénie est la sueur que votre main essuie, Et béni soit le rêve où votre espoir s'appuie! Au sommet du coteau, le sable, peu à peu, Scintillait au soleil comme un ourlet de feu. Et tout en bas, dans l'ombre, auprès de l'eau, les aunes Étoilaient le buisson de quelques feuilles jaunes. Promenant au foyer son tisonnier de houx, Simone, à demi-voix, disait un chant très doux: Flammes qui me brûlez, oh! dormez sous la cendre, Le beau jour va finir, et la nuit va descendre... Le beau jour des amours, et la nuit des chagrins! Flammes, ne mordez pas le lin aux chastes brins! Flammes, ne brûlez point le chanvre qui parfume! Ne brûlez plus mon coeur que la douleur consume! Au-dessus du travail, comme un brouillard subtil, Flottaient des filaments, des aigrettes de fil, Des atomes d'étoupe, une grise poussière, Qui s'en allaient, mêlés, se perdre à la lisière Du bois voisin, tout noir de sapins résineux. Dans un moelleux essor, formant d'étranges noeuds Que déliait un souffle à travers la ramée, Lentement s'élevait la bleuâtre fumée Du foyer pétillant que Simone attisait. Aux instants de repos, quand le bruit se taisait, On entendait les boeufs mugir dans la prairie, Et la source chanter auprès de la _braierie_. Un rayon de soleil, comme un lumineux dard, Plonge soudainement dans le léger brouillard, Et fait une trouée où l'atome étincelle, Où la poussière d'or tourbillonne et ruisselle. Il s'arrête longtemps, comme un regard des cieux, Sur le travail pénible et l'ouvrier joyeux. Simone, pour voir Jean, a relevé la tête. Le rayon descendu sur la rustique fête Lui montre alors, ainsi qu'eut fait un doigt méchant, L'infidèle garçon que son amour touchant Demande encor. Pauline est là. Lui, d'une tresse De ce chanvre doré que, tantôt, son adresse A su rendre soyeux comme un duvet d'oiseau, Il l'enchaîne. Pauline est comme le roseau, Qui se berce ou s'agite au vent qui le secoue. Elle rit aux baisers qui pleuvent sur sa joue. Simone se détourne et pleure... Tisonnier, Laisse dormir la flamme... Où donc est l'an dernier? Dulcia linquimus arva Pourquoi donc fuyez-vous notre belle patrie, Jeunes gens aux bras vigoureux? N'a-t-elle plus besoin ni de votre industrie, Ni de votre sang généreux? Est-ce ainsi que fuyaient, en d'autres temps, nos pères Qui virent tant de jours mauvais? D'un rivage étranger les gloires mensongères Ne les séduisirent jamais. Et vous vous exilez! Mais dans nos vastes plaines N'est-il pas de place pour vous? Craignez-vous de l'hiver les rigides haleines? L'été n'est-il pas assez doux? Sont-elles sans parfums les fleurs de nos charmilles? Sans ombres, nos grandes forêts? L'amour et la vertu croissent dans nos familles, Comme les blés dans nos guérets. Aiguillonnez les flancs de la glèbe féconde; Traînez partout le soc vainqueur. Des sueurs du travail que votre front s'inonde, Le travail retrempe le coeur. Transformez nos déserts. Que la ronce sauvage Fasse place à l'or du froment! Laissez à vos enfants, pour premier héritage, L'exemple d'un grand dévoûment. Un son qui vient de loin vous trouble et vous enivre. Est-ce donc un concert si beau? C'est la voix de l'airain, c'est la clameur du cuivre Qui montent comme d'un tombeau. C'est le pétillement de la flamme qu'allume L'haleine des grands soufflets noirs, C'est le coup des marteaux qui fait gémir l'enclume Comme le boeuf des abattoirs. C'est le sourd grondement de l'immense fabrique Où les engins chantent en choeur; C'est comme le réveil d'un cauchemar lubrique Qui vous empoisonne le coeur. Ah! combien plus sacrés sont les accents rustiques Qui font retentir nos hameaux! Voix de nos gais enfants, chants des vierges pudiques, Soupirs du vent dans les rameaux! Aimez, ô Canadiens! le sol qui vous vit naître, Et qu'il ne soit jamais qu'à vous. Sur les bords étrangers chacun est votre maître; Demeurez libres parmi nous. Aimez votre village et les temples champêtres, Où Dieu vous parla tant de fois. Aimez le cimetière où dorment les ancêtres, Sous l'humble égide de la croix. Hommage À Sa Très Gracieuse Majesté Victoria, reine d'Angleterre et impératrice des Indes. (50ième anniversaire de son règne) O Reine, comme au jour d'une splendeur suprême Où ton front virginal ceignit le diadème, Tu vois, dans leurs transports, tes sujets à genoux. Dans mille accents divers et sous toutes les zones, L'hosanna retentit des fers jusques aux trônes. Arabes belliqueux drapés dans leurs burnous, Noirs chasseurs du Birman aux brûlantes épaules, Colons de l'Amérique et Rajahs de Nagpour, Au levant, au ponant, au nord, jusques aux pôles, Tous ceux que tu conquis t'acclament en ce jour. Dans la tombe sacrée où toute aile se ploie, Les vieux rois, tes aïeux, semblent frémir de joie A cet hommage ardent qui vient de toutes parts. A ton nom l'oiseau chante en nos forêts sauvages, Notre fleuve géant roucoule à ses rivages, Le vieux Québec ému fait tonner ses remparts. Et nous, fils oubliés de l'immortelle France, Nous les frères nouveaux de nos anciens vainqueurs, Nous l'avons pour égide, il est notre espérance, L'amour l'a buriné dans le fond de nos coeurs. A ce nom l'Orient, la terre des arômes, Agite de plaisir ses brillants cardamomes, Les mhowas tout en fleurs et les santals si doux. Allah, dit le croyant, c'est de toi qu'il émane. Vichnou l'aime, répond l'ascétique Brahmane. Et puis Delhi s'éveille aux cris des fiers Hindous, Et sur la place accourt la foule admiratrice. On dirait ce beau jour où, sonnant les clairons, Joyeuse, elle acclamait l'illustre impératrice Dont le sceptre puissant fait courber tant de fronts. Béni soit le Seigneur des longs jours qu'il t'accorde! Depuis un demi-siècle, au vent de la discorde Plus d'un trône superbe a croulé: mais le tien, Ferme comme le roc où resplendit le phare, Pendant qu'ailleurs, hélas! la royauté s'effare, Dans l'amour de ton peuple a trouvé son soutien. Ton sceptre est un rameau qui refleurit sans cesse. Tous les peuples l'ont vu s'avancer triomphant. On l'acclame avec joie, on le craint sans bassesse: La lyre le célèbre et le fer le défend. Sous ton noble drapeau la terre s'est couverte Et de fleurs et de fruits. Devant lui la mer verte A fait jaillir soudain de ses replis épais Des continents nouveaux. Il se déploie, il passe, Et comme le soleil, ce drapeau de l'espace, Il ne saurait tomber. Dans une douce paix Les penseurs, à son ombre, exaltent la science, Les lettres et les arts prennent un vif essor, L'usine est un coursier qui bout d'impatience, Et le comptoir actif s'emplit de louis d'or. Hosanna! que le ciel prolonge encor ton règne! Tu veux que l'on t'estime et non que l'on te craigne. Reine, tu resplendis parmi les souverains, Comme Véga la blanche au milieu des étoiles. L'avenir à mes yeux a déchiré ses voiles; Il raconte ta gloire en d'immortels refrains. Mère heureuse, tes fils, comme une autre couronne, Font rayonner ton front d'une sainte fierté. De son nimbe éternel la gloire t'environne, Car où ton pied descend germe la liberté. Grands sont les souverains qui restent toujours justes, Et vers les malheureux penchent leurs fronts augustes! Ils sont aimés de tous, aimés et bénis. Non, Jamais d'un traître fer la crainte ne les glace: Entre eux et lui souvent la main de Dieu se place. Leur nom, doux comme un luth, fort comme le canon, Fait expirer la haine et naître la concorde. Le mal ne trouve point chez eux l'impunité; Ils usent du pouvoir avec miséricorde; Ils sont comme des dieux parmi l'humanité. Tes vertus orneront les pages de l'histoire. De leur sang généreux, sur plus d'un territoire, Tes soldats ont écrit leurs superbes exploits. Et tes hommes d'État, tes conteurs, tes poètes Ont prédit tes grandeurs de leur voix de prophètes. Toutes les nations vantent tes sages lois. Que l'empire jamais, Reine, ne se divise! Que tes sujets partout te montrent un coeur droit! Car, fidèle toujours à ta noble devise, Tu servis bien ton Dieu, tu défendis ton droit. Epître À L'HON. HONORÉ MERCIER, Premier Ministre Pour lui demander les cent acres de terre promis par son gouvernement aux pères de douze enfants vivants. J'ai douze enfants vivants, tous d'amour légitime, Et, s'il m'en faut encor pour avoir votre estime, Et pour servir d'exemple à mes petits neveux, Jusqu'à Sainte-Anne, à pied, j'irai faire des voeux. Je suis de race forte et de source féconde. Chez nous, à quatre-vingts, on court encor le monde: On a bon pied, bon oeil, et d'une ferme voix On dit près des berceaux les chansons d'autrefois. Nous sommes nés aux champs où l'on boit l'air limpide, Où la vie est plus calme et la mort, moins avide. Il fallut fuir, un jour, devant l'adversité; Mes parents m'ont suivi dans la vieille cité. De leurs quatorze enfants, trois sont au cimetière. Les autres, moins pressés, passent leur vie entière A lutter pour se faire une place au soleil. Donc, j'entends bien des cris, le matin, au réveil. Je vois aussi, malgré la grippe et les névroses, Rire, sur l'oreiller, bien des figures roses, Et je demande au ciel, qui sait tous mes soucis, De combler ma maison, et puis... mes déficits. Je songe à me tailler, ambitions humaines! Dans quelque forêt vierge, un de ces beaux domaines Qu'en vain les créanciers cherchent d'un oeil hagard. Oui, puisque mon pays montre un si grand égard Pour les foyers bruyants ou le marmot fourmille, Puisqu'il se joint au ciel, pour bénir la famille Où l'amour conjugal dédaigne de tricher, Et qu'il lui donne un coin du sol à défricher, Oui, je me fais colon... S'il vous plaît, mes cent acres! O bois mystérieux, j'aime vos senteurs acres! Vous roulez sous les vents comme une mer qui bout, Mais la tempête passe et vous restez debout. Vous êtes pleins de calme aussi... L'aile et la feuille Glissent sans bruit autour du front qui se recueille. Vos rameaux sont touffus, mais je vois, à travers, La lumière tomber comme des deux ouverts. Au pied de vos vieux troncs où s'accroche la mousse, L'insecte vêtu d'or babille et se trémousse; Et baignés de soleil, sur vos al tiers sommets Les sauvages oiseaux ne se taisent jamais. Aurai-je mon ruisseau tapageur? Son murmure M'endormirait peut-être, alors que la ramure Protégerait mon front comme une douce main. Aurai-je un lac d'azur, où la fleur de carmin Penchera, comme un coeur qui saigne, son calice? Aurai-je une colline où l'oeil avec délice, Embrassera parfois tout mon bonheur d'un coup? Aurai-je tout cela? C'est demander beaucoup; Mais c'est là l'idéal où mon âme s'élance, L'oasis où peut-être, un jour, dans le silence, Loin du monde insensible à mon dernier adieu, J'irai mourir en paix, sous le regard de Dieu! J'ai vu... J'ai vu dans les vallons, au pied des monts superbes Le ruisseau tapageur s'endormir murmurant; J'ai vu dans les vallons couverts de fleurs et d'herbes, La source qui dormait au pied des monts superbes S'élancer de son lit comme un fougueux torrent. J'ai vu le froment d'or sur la terre qui fume De toute part tomber. Et puis, les lendemains, J'ai vu le froment d'or au soleil qui s'allume Se dérouler au loin sur la terre qui fume, Comme un tapis tissé par de divines mains. J'ai vu plus d'un foyer,--serait-ce des chimères? Muets comme le nid en nos hivers si longs, J'ai vu plus d'un foyer, au chant des jeunes mères Tressaillir tout à coup, serait-ce des chimères? Et se peupler gaîment de petits anges blonds. J'ai vu, dans les jours chauds, au gré de la tempête Le navire affolé courir vers le récif; J'ai vu, dans les jours chauds de ma jeunesse en fête, Des vertus s'en aller au gré de la tempête, Des coeurs se consumer au feu d'un oeil lascif. J'ai vu dans le ciel bleu s'ouvrir, comme une voile, Un nuage léger qu'empourprait le couchant; J'ai vu, dans le ciel bleu que l'espérance étoile, Mon rêve le plus doux s'ouvrir comme une voile Quand celle que j'aimais souriait à mon chant. Par droit chemin Montcalm était tombé sur ton fier promontoire, Vieux Québec. Il dormait dans son linceul de gloire. Bien des soldats vaillants reposaient avec lui. Sur notre sol aimé le soleil avait lui, Mais l'ombre, désormais, recouvrait de son voile Nos champs et nos foyers. Et la dernière étoile, Dont on cherchait encor les rayons incertains,-- L'espérance,--mourait au fond des cieux éteints; Et les Lys n'étaient plus un glorieux trophée. La France se taisait. Une trompeuse fée Scellait de ses baisers la bouche de son roi. Les chants d'amour tuaient les cris du désarroi. L'iniquité des grands perdait le grand royaume. Nous étions revenus tour à tour sous le chaume. Le vainqueur menaçant s'attachait à nos pas; Et nous fermions les yeux afin de ne voir pas Son ombre redoutable obscurcir la fenêtre. C'était un temps de deuil, il faut le reconnaître: Nous étions délaissés des «gens du vieux pays». Cependant notre coeur ne les a point haïs. Or, pendant que la guerre exerce son ravage, A l'heure où tout s'écroule, une femme sauvage Sortie on ne sait d'où, d'une sombre beauté, Dans la ville conquise erre de tout côté. Comme un rameau de pin que la brise secoue, Et comme un voile noir qui tombe ou se dénoue, Sa chevelure flotte au vent, son sein bondit. Elle chante. On dirait un sanglot. Elle dit: --O ma verte forêt! ô ma forêt profonde! Ton silence est rompu, ton secret est trahi... Il n'est plus de promesse où mon espoir se fonde, O ma verte forêt! ô ma forêt profonde! Ah! par son souvenir mon coeur est envahi!... Il me parlait d'un Dieu qui protège la femme, Et met des anges bons sur ses étroits chemins. L'homme blanc m'a trompée, et sa parole infâme A pour jamais, hélas! troublé mes lendemains!... O ma verte forêt! ô ma forêt profonde! Il n'est plus de promesse où mon espoir se fonde! «Connaître est-il un bien? Est-ce un bien que d'aimer? Femme blanche, sais-tu comme moi la souffrance?... Parler ainsi pourtant, n'est-ce pas blasphémer? Connaître est-il un bien? Est-ce un bien que d'aimer? Il me parlait d'un ciel qui s'appelle la France. Ce ciel il le vendait pour quelques pièces d'or. Son coeur n'était pas droit. Il souriait aux crimes. Il suivait des sentiers tortueux, cet homme. Or, Le mensonge est un flot qui creuse des abîmes. Connaître est-il un bien? Est-ce un bien que d'aimer? Parler ainsi pourtant, n'est-ce pas blasphémer? «Bois, rendez-moi l'abri de vos rameaux sans nombre, Vos chants, vos fleurs. Ce monde étrange me fait peur. Dans la ville des blancs je passe comme une ombre. Bois, rendez-moi l'abri de vos rameaux sans nombre, Je veux cacher ma honte au guerrier blanc trompeur. La Robe Noire a mis sur mon front le baptême; Dans mon coeur trop naïf l'autre a mis le forfait. Hier j'ignorais Dieu, mais j'ignorais de même La vertu qu'il commande et le vice qu'il hait. Bois, prêtez-moi l'abri de vos rameaux sans nombre.. Dans la ville des blancs je passe comme une ombre. «Cabane, lit de mousse, humble feu de fagot, Mânes de mes aïeux errant sous les grands arbres, Pourquoi vous ai-je fuis?... Il se nommait Bigot! Cabane, lit de mousse, humble feu de fagot, Vous valiez bien des fois ses palais et ses marbres. Il m'a perdue hier par des menteurs discours; Il te perd aujourd'hui dans de funestes luttes, O mon pays aimé! Nos triomphes sont courts; Pauvre Stadaconé, pleurons, pleurons nos chutes! Cabane, lit de mousse, humble feu de fagot, Pourquoi vous ai-je fuis?... Il se nommait Bigot!--» Bigot, marchand d'honneur, parvenu dont l'empire S'étendait sur la ville et sur les champs; vampire Qui buvait notre sang et mangeait notre chair; Fripon qui nous volait et nous revendait cher; Bigot avait hâté, par sa filouterie, La honte de la France et de notre patrie. Il était le dernier, mais aussi le plus vil De tous ces affamés de plaisir, que l'exil Ne punit pas assez. Il laissa des ruines. On entrevoit encore, à travers les brumes Qu'un vent mystérieux traîne sur le passé, Son galbe de félon aux fanges du fossé. Le temps fuit. Nous marchons, Messieurs, avec vitesse. Ils sont bien loin déjà ces jours pleins de tristesse, Où tous, nous semblions des étrangers chez nous. La France nous a vus, tout un peuple, à genoux, Quand son vieux drapeau blanc, vaincu, plia son aile. Une plainte a monté profonde, solennelle, Des plaines d'Abraham où tombaient nos guerriers. Les traîtres de ces temps, et les aventuriers, Les spadassins titrés et les héros de bouge, Par la main du bourreau sont marqués du fer rouge. Les méchants n'ont qu'un jour de gloire. Ils sont maudits. Le palais de Bigot, comme un sale taudis S'est écroulé là-bas. Au fond de ce repaire Va se coucher le loup, va siffler la vipère. L'hôte n'a pas changé. La fille des Hurons Dort son dernier sommeil aussi. Les bûcherons Ont rasé la forêt qui dérobait sa cendre. A son heure suprême a-t-elle vu descendre Sur son lit de rameaux l'ange saint du pardon? Et nous avons cent ans gémi dans l'abandon. Ils sont loin ces jours pleins de douleur et de honte. Pour instruire ses fils le père les raconte, Car l'exemple du mal porte parfois au bien. Et depuis ce temps-là, vous dirai-je combien Nous avons soutenu de combats? La conquête A pesé lourdement, hélas! sur notre tête; Mais nous sommes debout. Nos droits nous sont rendus Nous pouvons pardonner à qui nous a vendus, Ainsi que pardonna Joseph le patriarche. Vers la terre promise en silence l'on marche. Traversant les déserts sous l'oeil de Jéhova, Notre peuple revient quand on croit qu'il s'en va. C'était le sang des preux qui coulaient dans nos veines, Nous n'avons pas nourri des espérances vaines, Le Dieu des nations nous a pris par la main. Homme ou peuple est béni qui va par droit chemin. Epître à mon ami Sulte Je dépose la plume et je me mets en grève, Les ans que j'appelais ont emporté mon rêve; C'est le réveil. Je vois le monde tel qu'il est: Égoïste d'abord, puis, ensuite, assez laid. Il m'attriste, le monde, et pourtant il m'amuse. Quel grouillement étrange autour de moi! Ma muse Y trouverait peut-être un fort joli sujet, Et mon esprit frondeur, peut-être un nouveau jet. Mais pourquoi? L'on se tait quand personne n'écoute. L'argent sonne plus fort que la lyre. Il m'en coûte De ne plus me bercer de mon rêve divin. Les sommets bleus sont beaux, mais l'ombre du ravin Est douce au voyageur fatigué de la route. L'approche de l'hiver met ma verve en déroute; Il neige sur ma tête, et je sens de l'effroi. Devant le beau, devant le grand il reste froid L'hôte que l'on convie au festin littéraire; Mais je m'occupe peu d'un succès temporaire, Et si ma vieille plume écrit avec émoi, C'est pour les autres, _Ben_, tout autant que pour moi. Plus l'écrivain est nul, plus il fait de tapage; Pour lui l'idée est vaine, il ne voit que la page; Il bat la grosse caisse avec un bras lourdaud, Et capte la faveur du pleutre et du badaud La foule est ignorante; elle aime la fadaise, Un bouffe, un arlequin la fait trépigner d'aise. Toute étude l'ennuie, et le livre nouveau Va souvent, ironie! envelopper le veau. Un jour ou l'autre, Suite, il faut plier bagage. Si c'était aujourd'hui?... Tu vas rire, je gage, Et dire que demain j'écrirai tout autant. Oui, si mes créanciers, pour de l'argent comptant, Veulent prendre, demain, et mes vers et ma prose, Afin que je m'achète une vieillesse rose. Ils ne le feront pas. Ils diront, pour raison, Que l'esprit sous nos cieux ne peut tenir maison. Pour comble de malheur, le bien que j'ai pu faire, Un Tartufe peut-être, habile à contrefaire, Et tirant de son sac un nouvel argument, Viendra me le souffler au jour du jugement, Et, si Dieu n'intervient, je perdrai la partie, Il sera le grand prêtre, et je serai l'hostie Pendant l'éternité... Le mal, n'en parlons pas. Tout de même, il nous semble avoir bien des appâts. On s'adresse au Seigneur pour qu'il nous en délivre, Mais on craint qu'il entende. Il est si doux de suivre Le flot qui nous balance et le sentier fleuri, De baiser une lèvre où l'amour a souri... Halte-là!... Mes cheveux se couronnent de givre, Il faut être prudent. Ferai-je encore un livre, Pour courtiser la gloire ou braver le mépris? Le livre est un parfum qui trouble les esprits. Qu'un mot vous fasse rire, ou verser une larme, C'est assez, le coeur bat et la raison désarme. Mon champ ne berce plus que de maigres épis, Et mon épaule est faible... Ou tant mieux, ou tant pis. Le travail a chez nous de fidèles disciples, Et l'on sait applaudir à tes oeuvres multiples. A ce coup d'encensoir de ton vieux compagnon, Rougis, si tu le veux, derrière ton lorgnon; Je fus enfant de choeur, et sais comme on encense. On n'y met pas toujours une telle innocence, Et souvent les parfums sont hélas! profanés, Ou l'encensoir, au vol, casse un illustre nez. Mais si je n'écris plus, je regarde, je pense... Est-il Vrai que tout mal ou tout bien se compense? Je n'en crois rien. Et nul ne me montre, parfaits, La peine de la faute ou le prix des bienfaits. Je souffre... pas assez pour que l'orgueil se rende; Je jouis... pas beaucoup pour une ardeur si grande. Il me faut autre chose, il me faut autre lieu; Où donc est l'équilibre? où le juste milieu? J'effleure à peine l'onde où la foule se baigne.. Je ris et j'ai des pleurs, je chante et mon coeur saigne... La douleur est trop vraie et le bonheur, trop faux. A commencer par moi tout est plein de défauts. Je partirai sans bruit, comme un roseau que brise Le pied d'une alouette ou l'aile d'une brise. Tous partiront de même, et chacun à son tour. Départ mystérieux, étrange, sans retour... Nous nous rencontrerons dans les sphères célestes. Nos corps seront au vent, nos esprits seront lestes; Nous ne jugerons plus les choses de travers: Nous boirons la lumière et chanterons des vers. Si tu pouvais parler Au Saint-Laurent Si tu pouvais parler dans tes vaillantes courses, O fleuve merveilleux! ô fleuve vagabond! Tu nous dirais pourquoi loin, bien loin de tes sources, Tu vas enfin te perdre à l'océan profond, Comme ces blonds enfants qui laissent leur village Avec un coeur naïf et des voeux superflus, Comme ces blonds enfants à l'âme un peu volage, Qui vont dans les cités d'où l'on ne revient plus. Tu nous dirais pourquoi, sous une tiède haleine, L'on voit frémir ton sein; Pourquoi souvent aussi, comme une morne plaine, Tu t'aplanis soudain, Et pourquoi, tour à tour, ta voix est humble ou fière Pourquoi tu dors parfois Entre tes bords fleuris, dans ta couche de pierre, Comme un lac sous les bois; Et pourquoi tu brandis ton panache d'écume, Torrent impétueux, Comme un coursier secoue une aigrette de plume Sur son front fastueux. Si tu pouvais parler, tu nous dirais peut-être Que ces vagues rumeurs, ces soupirs, ces sanglots Qu'on entend tour à tour et s'éteindre et renaître, Sont la voix des noyés que tourmentent tes flots; Tu nous dirais combien de longues chevelures, Aux baisers de l'amour promises autrefois, Se traînent maintenant sur tes glaises impures, Ou se collent sans bruit à tes glauques parois. Combien d'infortunés, jeunes, vieux, hommes, femmes, Par le trépas surpris, Sur les cailloux gluants, aux caprices des lames, Traînent leurs corps meurtris! Combien de fiancés, dans leurs habits de fête, Au jour de leur bonheur, Pour orchestres ont eu la foudre et la tempête, Et la vague en fureur Pour couche nuptiale! Et combien, sur les berges, Les reptiles rampants Souillent, de leurs baisers, le sein bleui des vierges Et le front des enfants! Si tu pouvais parler, tu me dirais, ô fleuve! Les joyeuses chansons des filles du hameau Qui s'en vont, chaque soir, dans leur parure neuve, Qui chaque soir s'en vont, dans un léger bateau, Promener leur amour sur tes vagues discrètes, Au souffle du zéphyr, au bruit des avirons, Pendant que dans le ciel, comme l'oeil des coquettes La lune verse au loin ses perfides rayons. Tu me dirais la paix de ces humbles chaumières Dont les pignons blanchis Sont, comme les donjons aux toitures altières, Par tes eaux réfléchis; Les chants et les clameurs des cités orgueilleuses Qui brillent sur tes bords Comme, sur un cou blanc, des pierres précieuses; Les sublimes accords Des oiseaux réunis sous les épais feuillages Des saules et des pins; Tous ces bruits, ces baisers, ces rires, ces ramages. Des soirs et des matins. Si tu pouvais parler, tu nous dirais encore Combien de malheureux, lassés du poids du jour, Sont allés demander à ton onde sonore Un repos incertain. Âmes sans noble amour, Esprits vains et sans foi, coeurs malades ou lâches, Qui ne purent porter leur fardeau jusqu'au bout, Trouvèrent plus aisé d'abandonner leurs tâches Que de lutter toujours et de mourir debout. Quand tes flots d'émeraude, au pied de nos collines, Se reposent sans bruit, Parmi les verts roseaux, les nymphes, les ondines, Dansent toute la nuit. Du haut du ciel serein les pensives étoiles Te regardent dormir. Et, le long de leurs mâts, en vain les blanches voiles S'efforcent de frémir; Un sentiment d'amour s'empare de nos âmes, L'univers est plus beau, On voudrait s'élancer sur des ailes de flammes Vers un monde nouveau. Et le barde, rêveur, reprend sa douce lyre Pour te chanter encor en ton douteux repos. Il voudrait, l'insensé, que son âme en délire Put être calme un jour comme le sont tes flots. A-t-il donc oublié que ce calme limpide N'est qu'un masque charmant qui cache ta fureur, Et que sous les replis de ton voile perfide Se cache incessamment tout un monde d'horreur? Folle N'allez pas la troubler. Laissez-lui l'espérance. Elle cherche toujours, et sa persévérance A quelque chose, hélas! qui fait mal. Désormais Elle va rester seule à pleurer; et jamais L'être aimé qu'elle appelle en se penchant sur l'onde, Ne viendra dans ses mains poser sa tête blonde. * * * Henri, le fils de Paul, notre premier voisin, Venait de prendre femme. Il était mon cousin; Il était mon ami, mon compagnon d'enfance. Avec ses rudes poings il prenait ma défense, Quand j'essuyais les coups d'un garnement mauvais. Les autres avaient peur de lui. Je le savais, Et cela me donnait une audace superbe. Nous étions des enfants, des citoyens en herbe, Qui trouvaient tous les lots sagement repartis. Donc, Henri, mon cousin, l'un des meilleurs partis De nos champs, où l'amour est toute la fortune, Henri me dit: Enfin, je crois l'heure opportune D'amener une femme à mon humble foyer. Je ne répondis rien, peur de me fourvoyer. Le temps ne m'avait pas apporté la science, Et ces mystères-là troublaient ma conscience. Je vis bientôt après arriver le bonheur... Le bonheur du cousin. J'étais garçon d'honneur; Je marchais le premier parmi tous les convives. Le soleil du matin jetait des lueurs vives; Il jetait des lueurs de jeunesse et d'amour. Le matin de la vie et le matin du jour, Comme ils sont beaux tous deux!... Nous entrons dans l'église. Le prêtre est là, debout, en aube. Il faut qu'il lise Aux nouveaux mariés leur sublime devoir. Ils ne faiblissent pas... Oh! l'amour, quel pouvoir!... Ils revinrent, bénis comme des patriarches, Dans leur postérité. Les jeunes font des marches? Sur les chemins poudreux, qui semblent des rubans Perdus dans les blés mûrs. Les autres sur des bancs Vont s'asseoir pour causer ou chanter. Or, le fleuve Coulait tout près, immense. Une pirogue neuve Ancrée à quelques pas, sur le flot vert mouvant, Se berçait comme un cygne aux longs baisers du vent. Vers le soir, aux premiers rythmes gais de la danse, Une troupe d'enfants joyeux et sans prudence Monta dans la pirogue. Il était un danger: Le flot montant roulait, puis venait s'effranger Sur le sable mobile avec un long murmure. Je regardais le fleuve à travers la ramure. Je vois le frêle esquif tout à coup chavirer... Je pousse un cri, m'élance, afin de retirer De l'humide tombeau ces pauvres petits anges. D'autres suivent mes pas... Maintes plaintes étranges Remplacent aussitôt les éclats du plaisir. Ces petits imprudents, nous pouvons les saisir Dans le flot qui les navre, et les rendre à leurs mères. Nous revenions heureux, et les larmes amères Se cachaient maintenant sous un calme souris. Les marmots tout trempés paraissaient ahuris. Leurs pas étaient peu sûrs et leurs regards timides, Mais les baisers pleuvaient sur leurs têtes humides. Alors du champ voisin un cri s'est élevé; C'est la veuve Rousseau: --Mon gars est-il sauvé? Mon cher petit Maurice!... Est-il sauvé, dit-elle?... Sa voix tremble. Elle éprouve une angoisse mortelle. Personne ne répond. Elle éclate en sanglots Et court, tout affolée, en regardant les flots. Comme un flocon d'écume, ô scène ineffaçable! La vague apporte alors le petit sur le sable... Depuis, la pauvre mère a perdu la raison. Regardez, la voici qui sort de sa maison... N'allez pas la troubler, Laissez-lui l'espérance. Elle cherche toujours, et sa persévérance A quelque chose, hélas! qui fait mal. Désormais Elle va rester seule à pleurer, et jamais L'être aimé qu'elle appelle en se penchant sur l'onde, Ne viendra dans ses mains poser sa tête blonde! Au petit oiseau voyageur SUR MER, A BORD DU "CHÂTEAU LÉOVILLE" Petit oiseau, ferme ton aile, Repose ton vol fatigué. Vers la vieille France si belle, Comme nous vas-tu d'un coeur gai? Dans nos prés verts ou nos bois sombres, Laisses-tu de tendres amours? Sous le soleil ou dans les ombres, Petit oiseau, chantons toujours. Cherches-tu, mon sauvage artiste, D'autres refrains et d'autres bois? Fuis-tu quelque souvenir triste Comme fait l'homme quelquefois? Peut-être, cherchant la pâture, Loin du nid tu t'es égaré... On croirait lire une torture Dans ton petit oeil éploré. Vas-tu, sur ces rives que j'aime, Redire les chants de chez nous? Vas-tu voir si l'oiseau lui-même Nous garde un souvenir bien doux? En jetant ta note touchante Au soleil de la liberté, Dis que chez nous mainte voix chante La belle France avec fierté. Dans le calme, dans les tempêtes, Chantent pour tromper les ennuis, Voltige au-dessus de nos têtes, Comme le doux songe des nuits... Quand nous reviendrons de la France, Sur notre superbe vaisseau, Vers ton nid, tout plein d'espérance, Reviendras-tu, petit oiseau? Les derniers seront les premiers «C'est le nouvel élu, faites grands les passages! Écrasez-nous, coursiers; qu'importe? Ici les sages Sont les heureux mortels qui vont, galonnés d'or, De la boue au soleil, en un superbe essor! Les sages, ce sont ceux dont l'orgueil nous écrase! Ceux que l'amour du lucre ou des grandeurs embrase! Ceux qui, pour s'agrandir, nous mettent sous les pieds! Qui savent faire rendre aux antiques trépieds D'iniques jugements ou de douteux oracles! Qui commandent au ciel de complaisants miracles!... Passez! courez! volez, attelages fougueux! Qu'importe? écrasez-nous, nous qui sommes des gueux!» Ainsi vociférait, au milieu de la foule, Un homme à l'air sinistre et dur. Comme la houle, Ou comme les épis que balance le vent, Les têtes, pour le voir, se penchaient en avant. Un vieillard était là: front chauve, barbe blanche Tombant sur sa poitrine en brillante avalanche, Comme ferait la neige, et, plein d'aménité Son oeil calme semblait sonder l'éternité. Il s'approcha de moi. --Cet homme qui blasphème, C'est le fils d'un maudit, c'est un maudit lui-même, Un maudit en vertu des lois d'hérédité, Me dit-il. J'écoutais avec avidité. Il comprit mon désir d'en savoir davantage. --La malédiction, c'est un triste héritage, Reprit-il en branlant la tête; mais celui Sur qui Dieu fait pleuvoir sa rosée aujourd'hui, S'élèvera demain comme s'élève un arbre; Sa gloire durera plus longtemps que le marbre, Car dans ses fils bénis il revivra cent fois. * * * --C'était, ajouta-t-il, en l'an mil huit cent trois. Le printemps renouait les grappes du feuillage; Partout courait la sève, et, comme le sillage? Qui découpe le front des océans pourprés, Le labour tout fumant ridait le front des prés. Les oiseaux festoyaient dans la forêt profonde. Comme une fraîche ondée, aux jardins et sur l'onde, Pleuvait aussi leur chant. Ses souliers à la main, Un pauvre enfant venait sur le bord du chemin. Il souriait aux rieurs qui rayonnaient dans l'herbe, A l'oiseau qui chantait sur la cime superbe, Au ciel plein de clartés, au monde radieux. Pourtant, son coeur saignait, et souvent de ses yeux Des pleurs coulaient brûlants qui noyaient son sourire. Mais il allait toujours, comme s'il eut vu luire Sur la route inconnue une étoile du ciel. Il venait de quitter le foyer paternel Avec sa paix divine et ses chastes ivresses; Le foyer que peuplaient les plus douces tendresses, Où son front d'ange avait reçu tant de baisers. Il allait, ignorant le monde et ses dangers, Il allait désormais, cherchant une demeure, Vivre de son travail, pour faire un peu meilleure, A la table modeste, une part à chacun. Et les fleurs lui versaient leur suave parfum; Les ruisseaux, en courant à travers les prairies, Les bois qui déployaient leurs vertes draperies, Comme pour adoucir l'excès de ses chagrins, Chantaient, de toute part, d'harmonieux refrains. Il s'assit, fatigué, sur une large pierre, Essuya de sa main son humide paupière, Et plongea son regard jusques à l'horizon, Comme s'il eut encor cherché l'humble maison Où, douze hivers plus tôt, le ciel l'avait fait naître. Or, pendant qu'il songeait, essayant de connaître Ce qu'en ses splendeurs lui cachait l'avenir, Il vit un beau vieillard sur la route venir. Et ce vieillard pleurait. Voir pleurer la vieillesse, Cela surprend l'enfant et confond sa sagesse. Dans son âme naïve, il croit qu'en ses vieux ans L'homme plane au-dessus de tous les maux cuisants Qui, dès les premiers jours, troublent son existence. S'il savait des douleurs l'extrême persistance, Il voudrait voir sa tombe auprès de son berceau! Et le vieillard tenait, réunis en faisceau, Quelques rameaux de houx tout hérissés d'épines. Courbé sur un bâton taillé dans les racines, Il venait à pas lents sur les chemins fleuris, Et paraissait prier. Alors, un peu surpris A l'aspect de cet homme aussi blanc que la neige, Le jeune adolescent se leva de son siège, Un dur siège de pierre, au bord du long sentier, Et puis se découvrit, enlevant tout entier De son front soucieux son frais chapeau de paille. Le vieillard s'arrêta. Près du petit, sa taille Semblait celle du chêne à côté de l'ormeau. --Quel est, demanda-t-il, le plus proche hameau? --Du côté d'où je viens, père, c'est Saint-Eustache. Mais on ne le voit point, la distance le cache. En répondant ainsi, le jeune voyageur Regardait sur la route avec un air songeur. --J'ai faim, reprit le vieux, ma force m'abandonne. --J'ai du pain, dit l'enfant, prenez, je vous le donne; Je vais en gagner d'autre en la grande cité... Ah! je laisse pourtant avec perplexité, Pour aller vivre ailleurs, la table de mon père. Le vieillard prit le pain. --Ta charité tempère Le chagrin qu'un méchant m'a tout à l'heure fait, Et le Seigneur, mon fils, te rendra ce bienfait. * * * Or, pendant qu'il parlait du riche sans entrailles, Un chasseur jeune et beau s'élança des broussailles, Et, passant devant lui, fit, par un geste vil, De sa bouche tomber le pain. --Maudit soit-il, Cria le mendiant, celui-là qui se moque Des pauvres et des vieux! Ah! le ciel que j'invoque De sa lâche action saura bien me venger! --C'est lui, dit-il encore à l'enfant étranger, Qui tantôt, refusant de mettre une humble obole Dans ma main qui s'ouvrait, cynique, me dit: Vole, C'est votre usage à tous, mendiants paresseux. Je n'ai plus de vigueur dans mes poignets osseux, Mais j'ai du coeur encor: je lui crache à la face. Alors, d'un bras cruel il me fouette sur place, Avec ses mains d'abord, puis ces branches de houx Que j'emporte avec moi pour nourrir mon courroux. Et le chasseur riait d'une façon grossière. Mais l'enfant ramassa le pain dans la poussière, Et, l'ayant essuyé, le rendit au vieillard. Comme un phare s'allume et perce le brouillard, De l'avenir le pauvre alors perça le voile: --Va, mon enfant, dit-il, une brillante étoile, Pour éclairer tes pas, luit dans l'obscurité. Va, tu seras béni dans ta postérité! Puis, prenant son bâton pour soutenir sa marche, Il s'éloigna, semblable au sacré patriarche Qu'on voyait traverser les siècles d'autrefois. * * * «Depuis ces jours lointains que rappelle ma voix, Bien des fois le printemps s'est paré de verdure, Bien des fois aux rameaux flétris par la froidure La neige a suspendu ses éclatants lambeaux; Les cloches, bien des fois, sur de sombres tombeaux Ont fait dans leur pitié, pleuvoir de longues plaintes, Et bien des fois aussi, les mêmes cloches saintes Sur des berceaux joyeux ont chanté le bonheur, Depuis ces jours lointains que rappelle mon coeur. «Et l'enfant a grandi. Sur la terre sa course Fut semblable au ruisseau qui sort d'une humble source, Et devient un grand fleuve aux bords ensoleillés. Et l'enfant a vieilli. Pareil à l'or des blés Qui couronne les champs dans les jours de l'automne, La vertu sur son front a placé sa couronne. Il n'est plus; il est mort; mais, glorieux destin! Comme le soleil sort des lueurs du matin, Et verse sa lumière à torrents sur le monde, Un fils est né de lui dont la gloire féconde Inonde son sépulcre! «Et ce fils, le voilà! C'est le nouvel élu! c'est lui qui passe là! C'est lui qu'avec transport un peuple honnête acclame, Dès qu'il paraît, l'intrigue a peur et rompt sa trame. C'est le nouvel élu, le premier d'entre nous; Il sait conduire un peuple et prier à genoux! Et ce gueux en haillons, et ce fripon étrange Qui l'insulte là-bas, et lui jette la fange, Ce monstre-là, dont l'âme est pleine de noirceur, C'est le fils dépravé du jeune et beau chasseur, Du chasseur jeune et beau qui fut inexorable, Et que maudit un jour le vieillard vénérable! Les premiers, sachez-le, deviendront les derniers, Et les derniers seront, dit Jésus, les premiers. Après qu'il eut cité cette sainte parole, Le vieillard disparut, comme un oiseau s'envole... Dans l'air... je ne sais où. Je le crois et je le dis, C'était assurément le vieillard de jadis. A une jeune amie Sur les prés gris, les pâles chaumes, L'hiver étend ses voiles blancs, Les fleurs et les plantes, sans baumes, Ont incliné leurs fronts tremblants. Des rameaux, des flocons de mousse Tombent des arbres souffreteux; Ils s'en vont où le vent les pousse, Et nulle trace reste d'eux. Un souffle a dépouillé mes branches, Et mon feuillage est dispersé... Vieillard, où sont donc les revanches Et les rêves qui t'ont bercé? Je me penche dans l'amertume, Mon printemps ne peut revenir... C'est l'hiver que rien ne parfume, Rien, si ce n'est le souvenir! Parfois, dans les reflets des ondes Un nuage met un point noir; Le soleil met des gerbes blondes, Parfois, dans les ombres du soir. Mais pourquoi devenir morose, Des jours heureux souvent ont lui, Et l'amitié met un point rose Dans le voile noir de l'ennui? A une jeune femme Souriez, jeune femme, aux floraisons de l'âge; Laissez vos yeux s'emplir de l'éclat du ciel bleu; Les nuages rosés n'enfantent point l'orage, Et tout espoir est doux, même s'il dure peu. Quand, triste, le vieillard sent défaillir son âme, Il cherche encor le ciel qui rayonnait sur lui, Il s'en va remuer, dans le foyer sans flamme, La cendre où tant de fois une étincelle a lui. Mais la jeunesse avide aux branches déflorées Voudra cueillir toujours des fruits de pourpre et d'or, Qu'importe la défense aux lèvres altérées? La gourmandise d'Ève est chose douce encor. Et moi, dans mon regret de la fleur printanière Qui venait parfumer mon jardin et mon coeur, Je ferais la folie, en tout cas la dernière, De donner le fruit mûr pour retrouver la fleur. Souriez, jeune femme, aux floraisons de l'âge; Laissez vos yeux s'emplir de l'éclat du ciel bleu; Les nuages roses n'enfantent point l'orage, Et tout espoir est doux, même s'il dure peu. La débâcle DANS LES ÎLES DE SOREL (Souvenirs du printemps de 1865) --Joyeux avril, salut! Ta brise enfin murmure. Se plait-elle à jouer dans la chauve ramure? Va-t-elle enfler ma voile et bercer mon esquif? Va-t-elle rider l'eau du ruisseau fugitif? Secouer des grands pins la sombre chevelure? Rendre au printemps tardif sa glorieuse allure? Avril, sèche les fronts mouillés par le travail, Mais qu'un soleil plus chaud puisse fondre l'émail Dont l'hiver enveloppe et les champs et le fleuve! Qu'il redonne aux prés nus une parure neuve! Qu'il ramène l'amour et l'oiseau sous nos cieux! Qu'il rende à nos forêts leurs chants mélodieux! Et qu'il verse aux rameaux une sève abondante, Aux coeurs des jeunes gens, une tendresse ardente! Avril, avril, ton souffle est plein de volupté. Tes matins et tes soirs, mois toujours enchanté, Éveillent l'harmonie, épandent la lumière. Avril, tu viens enfin égayer la chaumière Dont la bise d'hiver a glacé le foyer. Avril, c'est toi qui fais, sous ton souffle, ondoyer Les flots du Saint-Laurent redevenus dociles, Quand tes feux ont fondu leurs cristaux immobiles. Hâte-toi, mois d'amour, que je cueille une fleur, La première des bois, la plus fraîche en couleur, Pour orner les cheveux de ma tendre Henriette! Hâte-toi, que je berce en ma barque discrète Sur les vagues d'azur du fleuve paresseux, Celle qu'ont fait rougir mes pudiques aveux!» * * * Ainsi chantait, un jour, d'une voix douce et fière, Sous les bois sans ombrage, au bord du lac Saint-Pierre, Un fils du Saint-Laurent, un barde jeune et bon, Doué du plus fatal, mais du plus noble don. Et, pendant qu'il chantait, son oeil mélancolique Suivait, dans le lointain, une scène magique: C'était le fleuve aimé qui, las d'être captif, S'agitait tout à coup comme un coursier rétif, Secouait le fardeau de ses glaces massives, En éclats scintillants les poussait vers ses rives, Et les broyait ensemble avec autant de bruit Qu'en fait, à son réveil, un volcan dans la nuit. Les paysans heureux, pour mieux voir le spectacle Qu'offrait, ce printemps-là, la tardive débâcle, Jusques au bord des eaux venaient de toute part; Leurs joyeuses clameurs saluaient le départ De ces bancs de cristal, dont l'attitude altière Avait voulu braver la saison printanière. On voyait de partout accourir des enfants Qui poussaient vers le ciel mille cris triomphants; Les cheveux enchaînés par de frêles résilles, On voyait accourir l'essaim des jeunes filles, En mantelets d'indienne, en modestes jupons. Leurs bouches prodiguaient des sourires fripons, Leurs voix semaient dans l'air des notes argentines. Elles semblaient ainsi de joyeuses ondines Que le printemps rendait à leurs limpides eaux, Et qui cherchaient leur grotte au milieu des roseaux. Quelle est cette mignonne à l'air humble, candide, Qui laisse sa compagne et va, d'un pas timide, S'asseoir sur le vieux tronc d'un orme renversé? De quel touchant espoir son coeur est-il bercé? Quelle peine nouvelle, ou quelle inquiétude Lui font, quand tout est gai, chercher la solitude? La joie ou la douleur n'aiment guère le bruit. Son regard, attaché sur la glace qui fuit, De temps en temps se lève et se porte à la rive, Plein d'un trouble charmant et d'une ardeur craintive. Quel est l'objet aimé dont le charme puissant Peut enchaîner ainsi ce regard ravissant? Est-ce donc toi, Damas, ô rustique poète? Et, celle qui t'attend, est-ce ton Henriette? Oh! tu presses le pas; et, le front radieux, Tu diriges bientôt ta course vers les lieux Où la douce fillette a choisi son refuge. En te voyant venir, laissant tout subterfuge, Elle a baissé son front où montait la rougeur, Baissé ses longs cils d'or et son grand oeil songeur. Pendant que jusqu'au loin, à la merci des ondes, S'agitent sourdement les glaces vagabondes; Pendant que sur les bords les timides échos Disent les chants des bois et la plainte des flots, Comme deux jeunes fleurs épanchent leurs dictames, Henriette et Damas vont épancher leurs âmes. Ils disent, en riant, leurs soins un peu jaloux, Échangent de nouveau les serments les plus doux, Et se sentent plus forts pour l'heure de l'épreuve. Les parfums de la brise et l'aspect du grand fleuve, Là pureté des airs, les murmures, les chants, Les rayons du soleil qui dorment sur les champs, Les bruits qui tout à coup succèdent au silence, Cette étrange vigueur et cette effervescence Qui circulent partout, venant tout ranimer, Redoublent dans leurs coeurs la puissance d'aimer. Et la terre à leurs yeux paraît bien rétrécie. Ils n'auront pas assez, pour s'aimer, de la vie. Ils sentent quelque chose, au fond de tant d'amour, Que ne peut leur donner le terrestre séjour. Leurs regards confondus se remplissent de larmes. Ils sont heureux pourtant. Ces émois ont des charmes. De leurs coeurs oppressés montent de longs soupirs. Hélas! pourquoi faut-il qu'au milieu des plaisirs Il se glisse souvent une pensée amère? Est-ce pour avertir que tout est éphémère? Que rien ne doit combler nos désirs persistants? Que tout passe bien vite, et nous en même temps? --Henriette, disait le sensible poète, Ton amour est ma vie, et pourtant je regrette De t'avoir, imprudent, inspiré de doux feux. Je regrette le jour où mes chastes aveux Ont réveillé ton coeur et fait rougir ta joue. Je t'aime comme alors, et plus, je te l'avoue; Mais que sert de s'aimer si l'on ne peut s'unir, Si le prêtre de Dieu ne doit pas nous bénir?... Je suis bien pauvre, hélas! et mon coeur désespère De te voir volontiers partager ma misère. Mon luth, ô mon amie! est mon unique bien. Le monde aime mes chants, mais ne me donne rien. Je ne ramperais pas d'ailleurs, devant un trône; Je ne chanterais point pour une vile aumône; Et j'aime mieux rester à jamais indigent, Que de vendre ma lyre une pièce d'argent. --Par quel chagrin, Damas, ton âme est-elle étreinte? Pourquoi ces mots amers? Fais taire cette crainte. Partager ton destin, être pauvre avec toi, N'est-ce pas, ô Damas! mon seul désir à moi? L'or n'apporte souvent qu'un bonheur bien futile; L'amour et la vertu le donnent moins fragile. --Mais pourrai-je chanter si je te vois souffrir? Mes accords désolés devront bientôt mourir. --Oh! j'unirais ma voix à ton accent suprême, Les pleurs mêmes sont doux, ô Damas! quand on s'aime! --Qui parle par ta bouche, ô charme de mon coeur? De tous mes vains discours ton amour est vainqueur. Je craignais de trouver ton âme résignée... Et par un autre amour peut-être enfin gagnée. --Tu me blesses, Damas, par ce cruel soupçon... Tribul est riche... Est-il un honnête garçon? --Pardonne à ton ami, ma sensible Henriette, Tu m'aimes, je le sais, d'une amitié parfaite... Mais regarde, là-bas, cet énorme rempart Que forment les glaçons emportés au hasard. On dirait qu'un géant les entasse avec rage, Pour détourner le fleuve, et noyer son rivage. Quels bruits! quelles clameurs! quels longs mugissements! --Quels chocs et quels éclats! Quels vifs scintillements Le soleil fait pleuvoir de ces informes glaces! Comme on voit se dresser leurs immenses surfaces! --Et le fleuve profond s'arrête épouvanté... Qu'est devenu soudain son aspect tant vanté? Son flot sombre et grondeur jusqu'à nos pieds s'avance. Il couvre le rivage!... Il se hâte... Il s'élance!... Adieu, mon Henriette, adieu! Pardonne-moi: Je vais joindre ma mère, et calmer son effroi. * * * Fleuve, ne souille pas nos riches tapis d'herbe... N'as-tu donc plus assez, pour ton onde superbe, Du lit que Dieu lui-même a voulu te creuser? Pourquoi, fleuve orgueilleux, sur ton rivage oser Jeter, comme un linceul, l'écume de ton âme? Es-tu donc, aussi toi, pris du désir infâme D'agrandir ton royaume en volant tes voisins? Depuis quand ces verts prés et ces riants jardins, Sont-ils donc devenus comme une urne profonde, Où peut insolemment aller dormir ton onde? Pourquoi ta voix grossie a-t-elle tant d'horreur, Et pourquoi ton aspect répand-il la terreur? Cet air de paix profonde et d'allégresse pure Qu'on voyait rayonner sur la brune figure De tous les paysans réunis près des eaux, S'effaça tout à coup, au penser des fléaux Que pouvait apporter la vague déchaînée. La gaîté s'éteignit. Et, l'âme consternée, Ils quittèrent en foule, et précipitamment, Le rivage où montait le terrible élément. Henriette s'arrache aux douceurs de son rêve. Elle voit que tout fuit. Honteuse, elle se lève Et tourne promptement ses pas vers la maison. Mais voici que soudain, à travers un buisson Qui semblait un rideau déchiré par les ormes, S'avance effrontément un gars aux rudes formes, Et dont l'oeil dilaté flambe d'un feu jaloux. Il lui jette ces mots: Il n'est plus avec vous? Eh bien, tant mieux pour lui. J'aime et je suis tenace. Elle lui répliqua: Mais le ciel vous menace... Regardez donc là-bas, Tribul, et laissez-moi. Et rapide elle fuit toute pâle d'effroi. * * * Quel spectacle inouï! quel désordre! quel trouble! L'on s'agite partout. Le tumulte redouble. De nombreux paysans, émus, épouvantés, En implorant le ciel, errent de tous côtés. Les uns laissent déjà leur maison peu solide, Emportant avec eux, dans leur fuite rapide, Tous les objets divers qu'ils ont d'abord trouvés; Ils cherchent un refuge aux lieux plus élevés. Les autres, moins craintifs, à cette heure suprême, Attendent leur destin dans leur demeure même. La mansarde leur offre un gîte bien étroit. Ils n'en pourront bientôt sortir que par le toit; Mais, plutôt que de fuir, ils en font leur asile. On sort de leur étable, et l'on monte, à la file, Par des chemins nouveaux, sur le fenil étroit, Génisses et brebis. Et la terreur s'accroît... On entend le cheval qui hennit et piétine, Et le boeuf paresseux qui beugle et se mutine. Les coqs battent de l'aile et chantent follement; Les chiens, flairant le sol, hurlent sinistrement; La jeune fille en pleurs jette une plainte amère, Et l'enfant étonné, se cramponne à sa mère. Oh! spectacle navrant! Les banquises, là-bas, S'accumulent toujours avec un sourd fracas. Et le fleuve gonflé, sur ses rives fécondes, Implacable, rejette avec fureur ses ondes. Les champs sont engloutis sous des torrents nouveaux. Les arbres sans feuillage, élevant leurs rameaux Au-dessus de ce lac au flot rapide et sombre, Ressemblent au vaisseau qui perd sa voile et sombre. Comme après un naufrage, étendus sur les mers, Flottent au gré des vents mille débris divers, Ainsi flottent partout, dans l'immense prairie, Mille objets emportés par le fleuve en furie. Et le soleil répand, comme en signe d'adieu, Sur ce tableau lugubre un long sillon de feu. * * * Quel calme, tout à coup règne dans la nature! L'oiseau ne chante plus. Nul sanglot, nul murmure... Au loin les bancs de glace, immobiles, pressés, Semblent d'immenses rocs l'un sur l'autre entassés. Les eaux ne montent plus; le fleuve se repose. Est-il donc effrayé des souffrances qu'il cause? Où se repose-t-il, dans un traître sommeil, Pour lutter de nouveau, plus terrible, au réveil? Dans les prés, au-dessus ce ces vagues étranges, On ne voit s'élever que les combles des granges Où bêlent des moutons, où beuglent des taureaux, Que les faîtes pelés des pommiers, des bouleaux, Et que les gais pignons des maisonnettes blanches. Des canots élégants ou des radeaux de planches Aux fenêtres des toits demeurent amarrés: C'est le dernier asile où viendront, éplorés, Les pauvres paysans chassés de leur demeure. Et, sur la nappe humide on voit fuir, à toute heure, Au bruit de l'aviron qui plonge dans les flots, D'une maison à l'autre, un de ces longs canots. Mais quelle est donc, là-bas, cette fière nacelle? L'eau comme en diamants de la pale ruisselle. Quel est ce couple heureux qui se parle d'amour, Sur l'élément perfide, et sous les feux du jour? C'est le barde rustique et la tendre Henriette. Aimez-vous! Aimez-vous! Nulle voix indiscrète Au vent ne jettera vos propos amoureux. En face du malheur, enfants, soyez heureux! L'amour est plus puissant, entouré de ruines. La souffrance et l'amour font les âmes divines. Aimez-vous! Aimez-vous! Le bonheur trop souvent, Est infidèle, hélas! comme le flot mouvant. * * * O soleil paresseux, tu caches ta lumière, Et tu n'as pas fini ta course journalière! Vas-tu donc te coucher comme un vieux pèlerin Qui ne peut, sans dormir, achever son chemin? Pourquoi ce voile noir qui va couvrir ta face? Cet éclat qui languit? ce rayon qui s'efface? Pourquoi ton front brillant s'est-il donc obscurci, Et ton orbe orgueilleux, tout à coup rétréci? Naguère, en descendant par delà les montagnes, Tu souriais encore à nos fraîches campagnes; Tu ranimais nos bois par ta douce chaleur; Tu rendais à nos prés l'arôme et la couleur. O soleil oublieux, la terre est belle encore Quand ton joyeux reflet l'illumine et la dore! O soleil, tu n'es pas créé pour le sommeil. Laisse-nous de longs jours sous ton regard vermeil. Chasse loin, devant toi, cette nue au flanc sombre Qui monte à l'horizon comme un spectre dans l'ombre! Et toi ne souffle pas, fraîche brise du soir. Si les flots à ta voix venaient à s'émouvoir, Si ton souffle agitait cette nappe mouvante, Ce lac qui se fait mer... le penser m'épouvante... Quels seraient nos malheurs! Quel serait notre deuil! Ah! nos champs deviendraient un immense cercueil! * * * Le soleil, dérobé par un épais nuage, A laissé, sur les eaux qui couvrent le rivage, S'étendre, par degrés, de lumineux sillons. Dans les cieux grisonnants quelques pâles rayons S'ouvrent en éventail et glissent de la nue. Ils présagent qu'un vent sur la campagne nue Va bientôt s'élever, violent, furieux. Le front des paysans devient plus soucieux; Leur coeur, saisi d'effroi, bat avec violence. Les époux, consternés, échangent en silence Un regard où la crainte est mêlée à l'amour. Les mères, les enfants s'en viennent, tour à tour, S'agenouiller, en pleurs, devant la sainte image De celle dont la voix dissipe tout orage: «O Vierge, disent-ils, nous espérons en vous! Nous sommes vos enfants, Vierge, secourez-nous!» * * * Déjà l'ombre au ciel plane, et chacun cherche un gîte. Sous l'haleine du vent déjà l'onde s'agite; Les flots après les flots s'avancent menaçants. Ils se brisent aux troncs des arbres frémissants, Emportent ça et là les débris des clôtures, Inondent les foyers et lèchent les toitures. O rivages aimés, naguère si joyeux, Quel aspect désolant vous offrez à nos yeux! Vous avez dépouillé vos vêtements de fête, Et le printemps n'a pas couronné votre tête! Vous êtes devenus pareils au lit profond Où s'élance, écumeux, un fleuve vagabond. * * * La nuit! Voici la nuit au front ceint de ténèbres, La nuit avec des voix, des murmures funèbres! J'entends de longs soupirs, de rauques hurlements! J'entends d'étranges bruits, d'affreux gémissements, Des plaintes, des clameurs qui montent jusqu'aux nues! Désespoirs inouïs, angoisses inconnues! Voix d'hommes effrayés appelant au secours! Voix de femmes pleurant les fruits de leurs amours! Jeunes filles qu'étouffe une terreur amère! Petits enfants en pleurs qui demandent leur mère! Cris divers d'animaux qui pressentent la mort! Vent qui souffle toujours, et de plus en plus fort! Sourds murmures des flots qui s'agitent et roulent! Lugubres craquements des maisons qui s'écroulent! Tout se plaint, tout gémit dans ce grand chaos noir, Tout n'est partout hélas! que mort ou désespoir! Voyez ce toit branlant qu'entoure une charmille, Il berce sur l'abîme une pauvre famille Qui demande à grands cris un secours trop tardif. Entendez-vous, là-bas, cet autre accent plaintif? C'est le suprême adieu d'une mère éplorée A son fidèle époux, à sa fille adorée. Trop faible pour laisser sa couche de douleur, Elle commande aux siens d'échapper au malheur Qu'elle ne peut hélas! éviter elle-même. Rien ne doit la sauver de ce danger extrême. Elle voit devant elle une effroyable mort, Mais s'occupe d'eux seuls et tremble pour leur sort. L'eau s'élève avec bruit vers son lit solitaire, Comme le sable autour d'un tombeau qu'on enterre; Déjà le toit frémit, s'incline, et, sur les flots S'écroule en étouffant ses suprêmes sanglots. Là-bas, là-bas, ô ciel! qui luttent dans les ombres? Quels sont, de toute part, quels sont ces groupes sombres Qui se tiennent noués aux cimes des ormeaux? Qui, noyés à demi, cramponnés aux rameaux, Sont ballottés au gré de la bise et des lames? Des vieillards sans vigueur et de plaintives femmes, Des vierges à l'oeil doux et de faibles enfants, Ont confié leurs jours à ces gîtes mouvants. Ici, l'arbre chargé d'une masse trop lourde, S'incline lentement, pousse une plainte sourde, Et rend les malheureux à l'abîme obscurci; Là, c'est un faible enfant que, de son sein transi, Laisse tomber, hélas! une mère épuisée. Et, plus loin, un vieillard dont la main s'est brisée Sur les traîtres rameaux d'un cenellier noueux, Replonge dans les flots son crâne sans cheveux. Où vont-ils? Où vont-ils sur la mer furibonde, Ces canots vacillants et tout remplis de monde? Ce n'est plus au refrain des joyeuses chansons Que dans les flots obscurs plongent les avirons, C'est au bruit des sanglots et des plaintes funèbres. Où vont ces malheureux au milieu des ténèbres? Quels perfides courants les poussent vers l'écueil? N'auront-ils pas aussi les ondes pour cercueil? O ciel! protège-les; c'est assez de victimes! Referme, Dieu puissant, ces horribles abîmes Que ton bras redoutable a laissé s'entr'ouvrir, Et que l'on voie encor ces rives refleurir! * * * O prière inutile! En vain ma voix implore, Il faut une victime, une victime encore!... O Damas! ô Damas! réponds, où donc es-tu? Que devient ton amour? Que devient ta vertu? Ton esprit égaré rêve-t-il d'harmonie? Damas, n'entends-tu pas un râle d'agonie, Une plaintive voix qui va s'affaiblissant? N'entends-tu pas, Damas, un adieu saisissant Qu'un souffle ému peut-être emporte sur son aile? Que berce en s'éloignant la vague solennelle? Damas, tu ne vois pas, pleins d'amour et d'effroi, Ces regards suppliants qui se lèvent vers toi! C'est l'appel, c'est l'adieu d'une mourante vierge; Damas, c'est ton amie! Elle est là, sur la berge, Qui lutte vaillamment, et par un long effort, S'épuise à repousser l'étreinte de la mort! Mais si tu n'entends pas sa douloureuse plainte, Un autre la comprend. Seul, il vogue sans crainte Au milieu des débris qui flottent sur les eaux. Il aime la tempête. Il aime les fléaux. Il rit à ces malheurs qui frappent d'aventure Des gens qui n'ont pour lui qu'une parole dure. Il s'approche en chantant un couplet infernal. Sur l'avant du canot on voit luire un fanal. En face de la mort qui s'avance rapide, Henriette a saisi, d'une main intrépide, La branche d'un pommier que l'aïeul a planté. Elle soutient ainsi, sur le gouffre indompté, Son visage souffrant, sa chevelure blonde, Que chaque brise incline et chaque flot inonde. De temps en temps sa voix s'élève dans les airs, Mais nul ne peut répondre à ses sanglots amers. Est-ce une illusion? Une barque s'avance! A son humide proue un fanal se balance. La vierge sent l'espoir renaître dans son coeur; Elle s'attache à l'arbre avec plus de vigueur, De crainte de périr tout près d'être sauvée. Alerte le rameur! La barque est arrivée!... Mais quel démon la guide? Il ouvre un oeil brutal, Et, sur sa bouche passe un rire qui fait mal. Alors, dans sa terreur, Henriette s'écrie: --O Tribul, sauve-moi!... Sauve-moi, je t'en prie! Et Tribul la regarde avec un air moqueur. Son oeil mauvais s'emplit d'une étrange lueur, Et sa bouche sourit, mais son front bas sourcille. --Par pitié, sauve-moi! reprend la jeune fille... Et son bras fatigué glisse sur le rameau. Toujours silencieux, son infâme bourreau Voit sur l'arbre agité sa main blanche qui glisse, Et, dans son coeur pervers, jouit de son supplice. --Tribul! Tribul!... pour Dieu!... Je péris!... Je péris. Et le monstre est muet. Et l'étrange souris Qui fait épanouir sa figure damnée, Répond seul aux sanglots de cette infortunée. Il voit les flots émus soulever ses cheveux, Ses bras se tordre en vain dans leurs efforts nerveux; Il voit sa main étreindre, avec douleur et force, La branche qui frémit et dont la rude écorce Déchire et fait saigner, à chaque instant, ses doigts. La victime faiblit, et sa bouche est sans voix. Ses regards effarés se couvrent de nuages; Son esprit voit flotter de sinistres images. Et le monstre impassible, attend, attend toujours, Et pouvant la sauver, la laisse sans secours. Enfin, fixant sur elle un oeil sinistre et fauve: --Jure d'être à moi seul, dit-il, et je te sauve. La jeune infortunée en entendant ces mots, Par un suprême effort élève, sur les flots, Son front pâle et glacé d'où la vague ruisselle. On voit se ranimer une vive étincelle Dans ce regard mourant qui semblait ne plus voir. Elle est charmante encor malgré le désespoir Qui contracte et flétrit sa figure étonnée: --Misérable! dit-elle, et sa voix indignée Dans l'écume des flots va se perdre et mourir. Ses doigts endoloris commencent à s'ouvrir; Sa main n'a plus de force; elle glisse, elle glisse... --Jure, dit le démon, je finis ton supplice! Tout est sourd à sa voix, hors le vent qui gémit. Mais la main d'Henriette étreint l'arbre et frémit. C'est le terme fatal d'une lutte effrayante... Une forme légère, indécise, ondoyante, Se berce au gré des flots, des vents impétueux; Une main entr'ouverte, un bras voluptueux S'élèvent par instants au-dessus de l'abîme; Mais bientôt tout s'efface, il ne reste qu'un crime. Le barbare Tribul, sans bruit, s'éloigne alors, Il vogue poursuivi par un sombre remords. O Damas! ô Damas! laisse mourir ta flamme! Elle n'est plus déjà, la jeune et douce femme Dont la vertu touchante et le naissant amour Payaient tes chastes feux d'un si tendre retour La mort a moissonné, dès l'aurore de l'âge, La plus suave fleur de ton joli village! N'éveille plus les bois par des chants réjouis: Tes espoirs de bonheur se sont évanouis Comme un songe au réveil, et comme une fumée! Ne la demande plus ta jeune bien aimée; Son corps charmant et pur gît au fond du torrent! Elle a tourné vers toi son regard expirant. * * * «Juin répand sur nos bords les fleurs de sa corbeille. De suaves accents, dès que le jour s'éveille, Font retentir au loin nos bois mystérieux. Sur les sillons fumants les insectes joyeux Se hâtent à poursuivre une facile proie. Le papillon doré tend son aile de soie Et danse tout le jour dans les rayons de feu. Le vaste Saint-Laurent déroule son flot bleu Qui vient mourir sans bruit sur le sable, au rivage. L'air est tout parfumé, le ciel est sans orage. Mais rien n'est beau pour moi, car tout espoir est vain. Je voudrais que le jour n'eut point de lendemain. «Ceux qui m'aimaient le plus m'ont laissé sur la terre Achever, triste et seul, mon chemin solitaire. Je cherche autour de moi les êtres regrettés Que le ciel m'a, naguère, en un moment ôtés. Partout je n'aperçois que ruines, désastres... La nuit est dans mon âme et mon ciel est sans astres. «O rivages chéris, où sont ces toits riants Qui naguère brillaient au milieu de vos champs Pareils à des rubis autour d'un diadème? Pourquoi vois-je partout la face morne et blême De quelques malheureux qui pleurent comme moi? L'aspect de l'avenir me fait trembler d'effroi. «Roule, ô beau Saint-Laurent, roule calme et tranquille! Viens caresser tes bords d'une lame docile. Ta vengeance est parfaite, ô fleuve souverain! Mais réponds à ma plainte, et redis mon chagrin. Murmure, comme moi, dans la douleur amère, Le nom de mon amie et le nom de ma mère! Et quand je vais prier sur leurs humbles tombeaux, Unis à mes accents le doux bruit de tes eaux!» Ainsi chantait Damas. Et sa muse plaintive, Sa muse attendrissait les échos de la rive. Et puis, de temps en temps, deux noms mélodieux S'échappaient de sa lèvre et montaient vers les deux. Les mondes Il est bon, ô chrétiens, d'élever sa pensée De ce monde visible aux mondes inconnus. Il est bon de montrer la conduite insensée Des hommes que souvent l'orgueil a retenus A l'ombre de la mort. Il est bon de se dire Que l'astre merveilleux où nous fûmes jetés, Est un vaste tombeau qu'il ne faut pas maudire. Un jour il s'ouvrira pour les ressuscités. Il est bon, quand la nuit est paisible, et l'espace Rempli jusques à Dieu de soleils éclatants, D'admirer l'univers dont la grandeur surpasse Ce que diront jamais les calculs des savants. Notre pensée alors s'unit, dans le mystère, Aux pensers des humains qui peuplent tous ces lieux, Et le rayon d'amour qui monte de la terre S'accroît de monde en monde en se rendant aux cieux. Qui peut jamais, devant le spectacle indicible Que nous offre, la nuit, votre ciel étoile, Qui peut jamais, mon Dieu, demeurer insensible Et ne pas deviner votre Verbe voilé? Qui ne sent pas, courbé sous ses douleurs profondes, L'invincible besoin de prendre son essor, Pour vous chercher partout dans ces étranges mondes Que vous avez semés comme des sables d'or? O mondes étonnants que nul penser n'embrasse, Poussière de soleils qui jouez devant Dieu, Quel oeil dans l'infini peut suivre votre trace? Quel esprit peut sonder vos entrailles de feux? Avez-vous, comme ici, des mers aux vastes ondes Où des astres lointains mirent leur front vermeil? Avez-vous la vallée et la plaine fécondes Où les fruits sont dorés par un brûlant soleil? Avez-vous des forêts où règnent les mystères, Les fauves dévorants et les oiseaux chanteurs? Avez-vous des ruisseaux, des monts, des pics austères, Des souffles embaumés et des vents destructeurs? Voyez-vous sur vos mers les rayons d'une lune, Comme des glaives d'or descendre dans la nuit? Comme une frange blanche, avez-vous, sur la dune, L'écume du flot noir qui s'avance ou s'enfuit? Et comme cette terre, où, nous autres, nous sommes, Naissant, mourant toujours, depuis des milliers d'ans, Astres mystérieux, avez-vous donc des hommes Créés d'une parole à l'aurore des temps? Et, comme nous encor, quelque péché funeste Les a-t-il dépouillés de leur glorieux sort? Et, comme nous toujours, l'holocauste céleste Les a-t-il rachetés de l'éternelle mort? Et chaque monde a-t-il son destin? Et la vie Diffère-t-elle encor dans cette immensité? Chaque globe qui roule en la plaine infinie, Comme un roi de sa cour, est-il donc escorté D'astres pareils entre eux, mais différents des autres? O séjours inconnus, avez-vous tour à tour, Guerre et paix, joie et pleurs? Avez-vous des apôtres Qui vont proclamant Dieu, la science, l'amour? Irenna la Huronne LA CROIX Irenna la Huronne, alerte, gorge nue, S'éloigne du wigwam. Chaque soir, quand la nue Plane comme un oiseau dans l'air plein de frissons, Elle se glisse seule à travers les buissons; Effarée, elle fuit comme la biche souple. Ounis aime Irenna la Huronne. --Un beau couple, Avaient dit les vieillards assis pour le conseil. Ounis est un chasseur. Il voit, dans son sommeil, L'ours brun de la forêt et l'outarde des grèves. Il voit des crânes nus et du sang dans ses rêves, Car il est un guerrier, un fils de sagamos. Souvent Irenna chante, et nul ne sait les mots Qui tombent de sa bouche aux heures de la joie. Accroupi sur des peaux plus molles que la soie, Un Autmoin redouté vient d'annoncer à tous Qu'elle parle en secret aux puissants Manitous. --Les plaisirs de l'amour, le bonheur d'être mère Couronneront bientôt sa jeunesse éphémère, Et ses pieds suivront loin l'homme qui la soumet, Ajoutent les vieillards fumant le calumet. --Quels sont les Manitous que sa prière invoque? On ne la voit jamais, ô sages! quand j'évoque, Pour savoir nos destins, les bienveillants esprits, Reprend l'Autmoin. Et tous le regardent surpris. Au wigwam de la vierge, à la dernière lune, Ounis s'en est venu tout heureux, sur la brune, Apporter les présents: des castors, des visons... Ils furent acceptes. Sans peur des trahisons, Ounis n'a pas revu sa douce fiancée. Ainsi le veut l'usage. Irenna, balancée En sa frêle pirogue au mouvement des eaux, Vient aborder la rive, et, dans les verts roseaux Son mocassin fleuri trace une longue raie; Elle semble inquiète. A sa hanche serrée, Une peau l'enveloppe avec un soin jaloux. Songe-t-elle au plaisir? songe-t-elle à l'époux? Sous le dôme embaumé des résineuses pruches, S'assemblent, bourdonnant comme feraient des ruches, Les parents, les vieillards et les chasseurs amis. Pour la fête chacun, dans son orgueil, a mis Des colliers à son cou, sur sa tête des plumes. Cymbales et tamtams, comme un concert d'enclumes, Font retentir les bois jusques au loin. Le feu Pour le festin déjà s'allume. Et le ciel bleu Regarde s'élargir, à travers la ramée, Le nuage mouvant de l'épaisse fumée. De sa hutte d'écorce enfin le jongleur sort, Ounis l'avait prié de conjurer le sort Et de paraître ensuite au milieu des convives. Ounis, pour inspirer des tendresses plus vives, S'est tatoué la face et les bras. Les stylets Ont ciselé ses chairs de dessins violets. Sous ces dessins grossiers que le caprice invente, L'amour a l'air féroce et le rire épouvante, C'est la beauté pourtant aux yeux de la tribu. La laideur, c'est cet homme et livide et barbu Qu'apporta dans ses flancs une grande pirogue. --Moi, je sais composer une mortelle drogue, J'en remplirai ma coupe et j'irai, sans trembler, L'offrir aux hommes blancs qui sont venus troubler Notre liberté chère et nos chères ivresses! Chante l'Autmoin cruel, en nouant à ses tresses Une plume d'aiglon qui tombait des vieux pins. --Où donc est la promise?... Et ses yeux sont-ils peints, Dit-il encor?... Ses yeux, son épaule, sa gorge? Le daim captif est là. C'est elle qui l'égorge. Qu'elle frappe sans peur l'animal endormi, Et sans peur ses enfants frapperont l'ennemi. Irenna la Huronne, alerte, gorge nue, S'approche du wigwam. Il est tard, et la nue Redescend lentement dans l'air plein de frissons, Elle se glisse seule à travers les buissons. Ses soupirs, dirait-on, agitent les feuillages... Son cou n'est pas orné de brillants coquillages... Quelque chose pourtant flotte à son sein bronzé; Est-ce de son amour le signe déguisé, Ou de la Robe Noire est-ce la médecine?... Les convives sont là. Son regard les fascine. On dirait un serpent endormant les oiseaux. La ramure légère, enlaçant ses réseaux, Au-dessus du wigwam s'arrondit comme une arche, Par un sentier de mousse Ounis s'avance. Il marche. D'un pas fiévreux, rapide, avec un air d'orgueil. Il arrive et s'écrie, en franchissant le seuil: --A la danse! au festin! la volupté commence! Irenna paraît sourde à cette véhémence. En vain le fiancé l'appelle auprès de lui, Des pleurs mouillent ses yeux où l'amour avait lui. Ounis dit: --Me hais-tu? Cette froideur m'irrite. Le jongleur à ses dieux parle selon le rite. Tout à coup il s'écrie: --Arrachez de son cou Cet objet inconnu qui vient on ne sait d'où... Le Manitou le veut! Il clame et gesticule. Ounis s'avance alors, mais la vierge recule... --Ce talisman nouveau, dit-elle, c'est la croix! Je t'aime, tu le sais, et tu m'aimes, je crois. Ne te désole pas. L'espoir que tu caresses Ne sera point qu'un rêve, Ounis, si tu t'empresses De chercher, comme moi, dans le Christ la vertu. La Robe Noire attend, va donc, Ounis... Veux-tu? LA SURPRISE Les vieillards ont siégé sous la forêt. Dans l'ombre, Loin du Visage pâle ont siégé les vieillards... Les guerriers Iroquois sont venus, en grand nombre, Surprendre les Hurons, pendant que les brouillards Tendent leur voile humide autour de la bourgade. Sur les eaux, sous les bois, dans la lueur qui fuit, Glisse comme un serpent l'infernale brigade. Elle guette sa proie. O la sanglante nuit... La mort plane! L'Autmoin a prédit la victoire. Il a parlé deux fois à l'esprit des combats. Les Blancs auront leur tombe ici. Ce territoire, Depuis le lac sans fin jusqu'aux monts de là-bas, Est aux chasseurs. Les Blancs et les Hurons qu'ils aiment Seront tous égorgés. Les Hurons les premiers, Car ils déposent l'arc, fouillent la terre et sèment Des grains qui vont mûrir au milieu des fumiers. Les bois sont endormis. Le hibou solitaire, Seul aux cimes des pins, ulule tristement. --O l'augure fatal! ne va-t-il pas se taire? Songe Ounis, le guerrier, qui marche lentement. Ounis souffre depuis qu'Irenna, son amie, A reçu le baptême et prie un Dieu nouveau. Sur son front désormais pèsera l'infamie... Des pensers de vengeance échauffent son cerveau. --De quel droit ce Dieu-là, gronde-t-il dans un râle, Vient-il nous enlever les vierges de nos bois?... Nous ne lui volons pas ses femmes au front pâle. Il erre ça et là comme un fauve aux abois, Honteux de son échec, irrité de sa peine... Mais quelles sont ces voix qui chuchotent tout près? Sont-ce les guerriers morts qui lui soufflent la haine? Il veut boire du sang. Le sang qu'il aime. Après, Il ira déterrer, lui, la hache de guerre. Si les autres ont peur, qu'importe? il ira seul. Le wigwam d'Irenna qu'il respectait naguère S'endormira bientôt sous un sanglant linceul... Et toujours le hibou sinistrement ulule... Interrogeant la nuit de ses ardents regards, Ounis marche plus vite. Un feu maudit le brûle... Il est fou d'avoir eu pour elle tant d'égards. Irenna reposait sur sa couche de branches. Un ange avec amour la protégeait, ouvrant Au-dessus de son front ses ailes toutes blanches. Elle se délectait dans un rêve enivrant. L'ange ne voit-il pas la menace qui plane? N'entend-il pas un bruit pareil au flot montant? Qui donc s'introduit là, dans la chaste cabane? Un spectre s'est penché sur la vierge. Hésitant, Il écoute passer une haleine embaumée... Ce grand Esprit, ce Christ au séduisant appel, Ce Dieu qui lui ravit sa jeune bien-aimée, Va-t-il à son amour, va-t-il à son scalpel, Cette nuit la soustraire? Elle est là sans défense. Le père est à la chasse au loin. L'obscurité Favorise l'audace et provoque l'offense. On fait mieux ce qu'on fait dans la sécurité. Mais quel cri de fureur, quelle clameur immense S'élève tout à coup dans la bourgade en paix? Est-ce le cri de guerre? Il meurt et recommence Comme un éclat de foudre au fond des bois épais. Le féroce Iroquois, brandissant la massue, Sourit au sang qui coule et foule aux pieds les morts... Il frappe; il est partout et ferme toute issue. Son bras est sans repos et son coeur, sans remords. Ounis s'est redressé pareil à la panthère; Aux appels des guerriers Ounis a répondu... La vierge avait un songe... Oh! le chaste mystère! Aux clameurs des combats le songe s'est fondu. LE SUPPLICE Les guerriers Iroquois reviennent de leurs courses. Ils chantent en voguant, et vantent les ressources De cet esprit subtil qu'ils tiennent des aïeux. Ils traînent des captifs. Ils sont fiers et joyeux, Car toute la tribu va les appeler braves. Les femmes, les enfants, avec les vieillards graves, En foule sur les bords viendront au-devant d'eux. Leur bouche se contracte en un rire hideux, Car ils ont inventé de nouvelles tortures. Des cheveux tout sanglants pendent à leurs ceintures, Les cheveux des guerriers ennemis. Les canots Glissent sur le flot noir comme un vol de linots. Le chef, de temps en temps, jette une clameur gaie En frappant rudement, du bout de sa pagaie, Un jeune prisonnier à ses pieds étendu. Le vainqueur n'aura pas longuement attendu Pour voir mûrir ses plans et triompher sa ruse. Mais que n'a-t-il fait plus? Maintenant il s'accuse De n'avoir pas versé tout le sang qu'il rêvait. Avait-il peur des Blancs? Les Blancs, oh! s'il pouvait Pendre comme un trophée à sa ceinture fauve Leur courte chevelure! Et, dans leur crâne chauve S'il pouvait, au festin, boire leur sang tiédi! Et longtemps les canots, dans un élan hardi, Emportant les vaincus et les fruits du pillage, Ont tracé sur les eaux leur sinistre sillage. Ils arrivent enfin. Louant Areskouï, Le guerrier dans les flots jette, tout réjoui, Le pétun odorant qu'il offre en sacrifice. * * * Le sachem Iroquois,--serait-ce un maléfice?-- Le sachem déjà vieux brûle pour Irenna, La fille des Hurons qu'un guerrier lui donna. Il brûle et veut l'avoir pour femme ou pour maîtresse. Elle viendra bientôt, en sa grande détresse, Pour la première fois au wigwam du chasseur. C'est pour sauver Ounis. Elle se dit sa soeur... Tous les deux ils mourront s'ils ne vivent ensemble. A la clarté des feux la tribu se rassemble. C'est l'heure du supplice. Alors le sachem dit: --Jusqu'à l'autre soleil il vous est interdit De tourmenter Ounis, le frère de ma femme. Pour les autres captifs nul tourment n'est infâme.» --L'ardent foyer pétille et la chaudière bout. Au festin!... Les captifs sont là, rangés debout, Liés solidement au tronc rugueux du frêne. Au festin!... Nous irons sur la sanglante arène, Et le Huron mourra déchiré par les fers. Les outrages anciens que nous avons soufferts Seront vengés! Ainsi parle un jongleur immonde, Et le festin commence. Et tout ce cruel monde Déchire de ses dents les morceaux de la chair. Et l'enivrant fumet monte longtemps dans l'air Avec les cris de joie, à travers le bois dense. Puis au repas succède une infernale danse, La danse de la mort. --Le sais-tu, prisonnier, Le soleil qui se couche est pour toi le dernier? Nos chiens vont dévorer, cette nuit, ton cadavre... Guerrier, tu vas mourir! guerrier, la peur te navre! Ils dansent en chantant ce sinistre refrain. Leur colère, bientôt, ne connaît plus de frein. Ils balancent les bras, ils agitent la tête, Ils poussent des clameurs comme des cris de bête. Devant les prisonniers ils passent tour à tour, Et leurs ongles, aigus comme des becs d'autour, Les déchirent. Ensuite, au signal, l'arc se bande, Et de cruels enfants, avec la noire bande, Sur ces nobles vaincus lancent des traits perçants. Et toujours garrottés, les Hurons impuissants Jettent à leurs vainqueurs des regards pleins d'outrage. Le sang qui coule allume une effroyable rage; C'est la pourpre sans prix dont le bourreau se teint. On attise la flamme au foyer qui s'éteint. Les femmes font rougir des instruments de pierre Et brûlent en riant l'insolente paupière D'où sans cesse jaillit le mépris. Les Hurons, En des éclats de voix qui semblent des clairons, Provoquent leurs bourreaux: --Bourreau, tu te relâches! Oh! quel bonheur! nos yeux ne verront plus de lâches! Nos fils de vos aïeux ouvriront les tombeaux, Pour vous donner ensemble en pâture aux corbeaux! Plus ils narguent la mort, plus aussi, le sang coule... Leur voix n'est plus qu'un râle et la vengeance est soûle. Parmi ces fiers mourants Ounis est oublié. Il est demeuré seul à son arbre lié. C'est un malheur nouveau. Le supplice qui tarde Est souvent plus cruel qu'un prompt supplice. Il garde En son coeur ulcéré rancune à son destin. S'il est sur le bûcher au lieu d'être au festin, C'est l'amour inconstant d'Irenna la chrétienne Qui l'a voulu... L'infâme! Au moins qu'on la détienne! Qu'elle sache sa mort et ses ressentiments, Et qu'ensuite elle meure au milieu des tourments! LA PROVIDENCE L'ombre a noyé les bois. Le silence environne La cabane d'écorce où la jeune huronne, Captive pour toujours, pleure en ses longs ennuis. Elle ira dans l'instant, sous le voile des nuits, Pour de tristes amours coquettement parée, Sous la tente du chef. Le ciel l'a séparée D'Ounis le beau guerrier qui possède son coeur. Ounis ne cacha point un sourire moqueur Quand elle lui parla du Christ et du baptême. Maintenant sur leur tête est tombé l'anathème, Puisque tous deux ils sont au pouvoir du vainqueur. Des voix hurlent là-bas, d'autres chantent en choeur. C'est le rugissement des bourreaux qui s'étonnent, C'est l'hymne de la mort que les captifs entonnent; Irenna, seule, pleure et maudit sa beauté. La haine épuise enfin toute sa cruauté. Tout bruit meurt. L'Iroquois dort. Un rire farouche Comme un reflet d'enfer passe encor sur sa bouche. Mais le chef ne dort pas. Il espère, il attend. Un murmure, un frisson, un souffle qu'il entend Lui semblent le soupir de la superbe esclave. Et voilà que s'allume une paupière cave; Au bord du lac dormant un spectre est descendu; Un coeur broyé gémit sur le bonheur perdu; C'est l'altière Ondina qui cherche sa rivale. Le sachem la renvoie, et, comme une cavale Que l'éperon de fer tourmente et fait hennir, La femme délaissée, à l'amer souvenir Se révolte et bondit. Les pénétrants arômes Les chauds baisers des nids sous les sauvages dômes. La tiédeur de la brise et le calme des cieux, Tout invite à l'amour. Le chef est soucieux. Elle tarde à venir, la Huronne captive. Aux douces voluptés son âme trop rétive Hésite à se donner... N'a-t-elle donc pas bu La magique boisson du chef de la tribu? Le jongleur, à minuit l'a fait sourdre du sable. Cette boisson qui rend l'amour impérissable Le Sagamo l'a prise; il s'en est enivré, Et le feu court déjà sous son masque cuivré. Les cadavres sont là. Béantes, les blessures Saignent encor. Les loups font d'horribles morsures. Ils ont flairé le sang et sont vite venus. Et des corbeaux nombreux sur les os déjà nus Ouvrent leur sombre vol d'où tombent des cris aigres. Ounis le prisonnier cherche quels chants allègres, Pour braver les bourreaux, à son tour il dira. Comme un tigre blessé l'Iroquois bondira, Mais devant le héros ses fureurs seront vaines. Le Huron jettera tout le sang de ses veines, Comme un défi mortel, au front de ces vils chiens, Et, mort, il s'en ira glorieux vers les siens. La Huronne a passé sous la sombre ramure... Sa joue a de l'éclat comme une pêche mûre; Ses yeux, sous leurs cils noirs ont de fauves lueurs. Repus, lassés du mal, reposent les tueurs. Le wigwam du sachem est ouvert. Le chef veille. Il veille en attendant la captive. O merveille! Au bruit léger d'un pas, comme un timide daim. Lui, l'homme sanguinaire, il tressaille soudain! Lui, le fauve pétri d'une sordide fange, Il sourit à l'amour comme ferait un ange! La Huronne est venue... Elle est venue enfin! Le bonheur sera long. Des ivresses sans fin Vont remplir désormais l'âme du fier sauvage. La captive oubliera les lunes d'esclavage... Le lac n'a plus de chants, le bois n'a plus d'échos; Tout dort, hormis les loups qui dévorent les os. A travers les vieux troncs épars dans la nuit noire Passe une forme svelte. Un long stylet d'ivoire, Un stylet qu'elle agite et serre dans sa main, Laisse tomber du sang le long de son chemin. Elle court au hasard et comme une insensée. Personne ne pourrait deviner sa pensée. Elle va répétant, dans sa course, des mots Qui tintent comme un glas aux voûtes de rameaux. Devant la mort qui vient Ounis est impassible, Mais il entend son nom et tremble... Est-il possible Qu'un autre infortuné vive encor près de lui? C'est une ruse... Oui, là, dans l'ombre une arme a lui. N'importe, il n'a point peur, il n'a que de la haine. L'arme se trompe-t-elle?... Elle coupe sa chaîne!... Le malheureux captif reprend sa liberté. Pour venger dignement sa race et sa fierté, La vierge avait tué le chef impur et traître. Elle suivit les pas d'Ounis. Tous deux au prêtre Ils vinrent, au retour, faire ces longs récits. Ounis avait des tons, des regards adoucis. --Baptise-moi, fit-il, j'aime un Dieu qui pardonne. Le prêtre dit: --Ce Dieu l'un à l'autre vous donne. Irenna, tout émue alors, le front penché, Murmura lentement: --Mon père, j'ai péché! AU CHAMP DE LA FOI Agar et Ismaël Dans ton calme désert, antique Bersabée, Sur ton sable brûlant où, comme une flambée, Court la lumière d'or d'un soleil radieux, Passe une femme en pleurs. Nul chant mélodieux Pour tromper ses regrets ne s'élève autour d'elle. Le fauve fuit ces lieux sans vie. A tire-d'aile Sous le ciel en torpeur s'envolent les oiseaux: Là jamais nul n'entend le gazouillis des eaux. Une femme, pleurant, chemine à l'aventure. Une écharpe de lin s'enroule à sa ceinture, Et ses beaux cheveux noirs, qui furent son orgueil, Jettent sur son épaule un long voile de deuil. Un enfant suit ses pas. Il est pur comme l'ange, Et dans son oeil rêveur on surprend un mélange De souffrance et d'amour. Ils marchent les pieds nus. Exilés, ils s'en vont vers des lieux inconnus. Dans le sable léger leurs pieds s'impriment sombres; En l'immensité claire ils paraissent des ombres. Au vallon de Mambré disant un triste adieu, Tous deux ils sont partis sous le regard de Dieu. Agar de temps en temps s'arrête, haletante, Pour voir, à l'horizon, luire la blanche tente De son seigneur Abram, le patriarche aimé. Soumise, elle n'a point contre lui blasphémé Lorsque, pour obéir à Sara jalouse, Il l'a chassée encore, elle, la jeune épouse. Mais le vieillard pleurait en montrant les déserts; Et ses yeux, s'élevant vers le plus haut des airs, Comme pour y chercher le Dieu des agonies, Sur le front d'Ismaël il mit ses mains bénies. La tente est disparue aux horizons lointains; Les pas des exilés semblent plus incertains, Le désert, plus profond. Quand sonne une heure amère Le bonheur qui n'est plus apparaît éphémère, Le malheur qui commence apparaît éternel. L'enfant est fatigué. Sur le coeur maternel Il repose son front que dévore la fièvre. Il a soif. La souffrance a fait pâlir sa lèvre, Et sa bouche s'entr'ouvre ainsi qu'un lis. Agar L'enveloppe longtemps d'un triste et doux regard, Et son âme s'emplit d'une mortelle angoisse. Un jour, au puits de Sur, un ange dit: Qu'il croisse, Un peuple sortira de lui qui sera grand... Et dès son premier âge, hélas! la mort le prend, S'écrie en sa douleur la mère stupéfaite. --Sara la vieille épouse, Abraham le prophète Pouvaient, dit-elle encor, le garder auprès d'eux, Et me rejeter seule en ce désert hideux; Mais non, jusqu'à la lie il faut boire la coupe. Comme un grand parasol un arbre se découpe; Il se découpe noir sur la molle blancheur Du ciel de l'Orient. C'est l'ombre, la fraîcheur. L'eau coule là peut-être... Oh! s'ils pouvaient l'atteindre! Une goutte d'eau vive, et le feu va s'éteindre Sur; le front embrasé de l'enfant... Au soleil, Le désert brille plus qu'un océan vermeil, Et les pieds des proscrits foulent des étincelles. L'arbre semble un oiseau qui va ployer ses ailes. Oh! s'ils pouvaient l'atteindre et sous ses grands rameaux Dormir, longtemps dormir, pour oublier leurs maux! Elle pleure toujours, la belle Égyptienne, Et la main d'Ismaël brûle et tremble en la sienne. Où vont-ils? Qui pourra, s'ils meurent, les trouver? L'enfant tombe souvent. Il ne peut achever Sous l'implacable ciel sa longue course. Il râle Et sa débile main cherche sa lèvre pâle, Comme pour étouffer ce bruit qui lui fait peur. Agar est, par instant, plongée en la stupeur, Et, par instant, ses cris navrent la solitude... Mais voilà que soudain, trompant sa lassitude, Elle prend dans ses bras l'enfant qui va périr Et, regardant au loin, afin de mieux courir, Le palmier qui s'estompe au fond du ciel de flamme, Elle s'élance. Enfin, le désespoir dans l'âme, Le regard obscurci par un sanglant rideau, Sous l'arbre elle s'affaisse avec son doux fardeau. Mais elle se relève. Il faut qu'Ismaël vive! Il est peut-être ici quelque source d'eau vive. Elle cherche au hasard. Le sol est desséché. Il est partout maudit comme un lieu de péché. Et le jeune Ismaël se tord dans le supplice. --C'est Sara qui le tue et le ciel est complice, Pense la pauvre mère. Et plus rien ne défend Contre le sort fatal le malheureux enfant. Il paraît expirer sous l'ardente torture. --Mon coeur s'est affermi, Seigneur, dans la droiture, Prends pitié de mon fils et viens le secourir! Que je meure plutôt que de le voir mourir! Dit-elle encor. Et puis, dans sa désespérance, Pour n'être pas témoin de l'horrible souffrance Et de la triste mort du fils qu'elle aime tant, Elle s'éloigne un peu. Mais alors elle entend, Plus fort que ses sanglots, un langage céleste: --Agar, que fais-tu là? Ne crains pas, Dieu te reste. La plainte d'Ismaël a monté jusqu'aux cieux. Agar se dresse, écoute et promène, anxieux, Ses yeux gonflés de pleurs sur l'immensité fauve. Soudain elle s'écrie: --Oui, c'est Dieu qui nous sauve! Je vois le puits limpide où boira le mourant!... .............................................. Puissant fut Ismaël au désert de Pharan. Bethléem Par delà Réphaïm, au flanc d'une colline Qui monte des vallons comme un brillant croissant, L'on voit une cité, chrétiens, et l'on s'incline... C'est Bethléem! C'est là, sur ce rude versant, Que le Sauveur du monde en cette nuit habite. Rien ne réveille, au nord, les rochers assoupis. Au midi, c'est le champ où Ruth, la Moabite, Était venue, un soir, glaner de blonds épis. Le temple de Janus est fermé. Le silence Sur les champs de bataille ouvre une aile de plomb. L'aigle romaine, enfin, jusques au ciel s'élance. Auguste, sur le monde a mis son fier talon, Et vainqueurs et vaincus s'embrassent dans la haine. L'esclavage gémit dans ses fers mieux rivés; La volupté s'endort chantant sa cantilène; Juda ne règne plus... Les temps sont arrivés! Tout homme a corrompu sa voie, et sur la terre, Les peuples aveuglés se façonnent des dieux. Au souffle de l'orgueil la vérité s'altère. La science égarée aux maîtres studieux Amène vainement une ardente jeunesse. Tout s'effondre malgré l'effort de la raison. L'esprit demeure avide et l'âme, avec tristesse, Cherche quelque lumière au brumeux horizon. Et le peuple de Dieu, le peuple juif lui-même, Vendrait pour un peu d'or les tables de la loi. Son grand Prêtre à l'autel monte sous l'anathème: Le luxe et les plaisirs ont étouffé sa foi. --Maudit soit Boéthos et maudite, sa lance! Kantharos, sois maudit des générations! Et sois maudit, Pharan! Ainsi la foule lance Aux Pontifes pervers ses malédictions. L'innocence rougit et le vice s'étale; Le fort est sans pitié, le faible, sans appui. Tout semble gouverné par une loi fatale, Et nul ne sait encor qu'un nouveau jour a lui, Qui n'aura point de soir, mais une aube éternelle! Et nul ne sait encor comment l'humanité, Brisant ses fers honteux, va déployer son aile Et monter pour jamais jusqu'à la liberté! Isaïe avait dit dans un cantique insigne: Les cieux feront pleuvoir la justice sur nous... Rejeton de Jessé, tu seras comme un signe, Et les peuples viendront te prier à genoux! Bethléem, s'écriait Michée, en voyant poindre Dans les siècles futurs le mystère immortel, Des villes de Juda, non, tu n'es pas la moindre, Car c'est de toi que naît le guide d'Israël! * * * Par delà Réphaïm, au flanc d'une colline Qui monte des vallons comme un brillant croissant, L'on voit une cité, chrétiens, et l'on s'incline... C'est Bethléem! C'est là, sur ce rude versant, Que le Sauveur du monde en cette nuit habite. Rien ne réveille, au nord, les rochers assoupis. Au midi, c'est le champ où Ruth, la Moabite, Était venue, un soir, glaner de blonds épis. On a vu, tout le jour, monter les caravanes. Le khan est encombré. Lorsque le soir descend, Jetant des flèches d'or dans les airs diaphanes, Il n'est plus un seul gîte où dorme le passant. Alors vers une grotte, au flanc de la montagne, Se dirige à pas lents un couple soucieux: Joseph, de Nazareth, et sa jeune compagne. La ville allait dormir, mais on veillait aux cieux. On veillait aux cieux. Or, au-delà d'une gorge, Au pied de Bethléem où dort Beït-Saour, Dans la plaine où Booz moissonnait ses champs d'orge, Des bergers reposaient en attendant le jour. Tout à coup resplendit une vive lumière. C'était comme un lac d'or où flottaient, vaporeux, Le buisson, le rocher, le troupeau, la chaumière. Un ange s'avançait. Il se pencha sur eux. Il leur dit,--et sa voix n'était comme nulle autre: --Israël de son Dieu n'est pas abandonné. Apprenez, ô bergers! quel bonheur est le vôtre, Voici qu'aujourd'hui même un Sauveur vous est né. Il repose en l'étable, enveloppé de langes. Vous le reconnaîtrez à ce signe certain. Et l'envoyé céleste, après ces mots étranges, Entra dans l'infini. Tel un soleil s'éteint, Et soudain l'air vibra comme une immense harpe. Le ciel parut s'ouvrir, et le pâtre, rêveur, Vit un rayon de Dieu flotter, comme une écharpe, Sur la grotte isolée où naissait le Sauveur. Et puis une phalange invisible, impalpable, Descendit en chantant dans sa félicité: --Gloire à Dieu dans le ciel! Sur la terre coupable Paix aux hommes qui sont de bonne volonté! La mort du Christ Pilate dit aux Juifs: Voilà l'homme! Et la foule Qu'on voyait ondoyer comme une immense houle, Et la foule aussitôt frémit, battit des mains. --O fils du charpentier, la pourpre t'environne! Dit-elle en se moquant. Tu portes la couronne Comme les empereurs romains! Pilate veut alors rentrer dans le prétoire, Mais elle le retient: --C'est un pécheur notoire, Fait-elle avec blasphème, et si tu le défends, Tu n'aimes plus César et ton pouvoir succombe. C'est un faux roi, qu'il meure! et que son sang retombe Sur nous et sur tous nos enfants! Un calme horrible suit. Sur la foule inhumaine Le regard de Jésus lentement se promène, Et puis se porte au ciel, douloureux et plaintif. On devine aussitôt l'amour qui veut absoudre, Mais le ciel a déjà sillonné de sa foudre La tête orgueilleuse du Juif. --Moïse est le prophète et sa loi sanctifie. Qu'on prenne ce Jésus et qu'on le crucifie, Clame encore le peuple, il n'est pas notre roi! Et le peuple triomphe; et sa clameur immonde, Dix-neuf siècles après, passe encor sur le monde En semant la honte et l'effroi. La victime s'avance; elle marche au supplice! Jésus n'a pas voulu repousser le calice. Nous eut-il tant aimés, s'il n'eut souffert pour nous? Mais celui qui soutient, ô terre! tes deux pôles, Trouve la croix trop lourde, hélas! à ses épaules, Et l'on voit fléchir ses genoux! L'autre jour, ce chemin où son pied meurtri saigne Était jonché de fleurs. --Il vient, il nous enseigne!... Gloire au fils de David! criait-on en tout lieu. Maintenant dans les murs, aux portes de la ville, En son aveuglement, la populace vile S'amuse à voir tomber un Dieu! Une femme pourtant, que la douleur transporte, Lève son voile sombre, écarte la cohorte, Et vient coller sa lèvre au front du «criminel». L'enfer est stupéfait, le ciel ému contemple... C'est le glaive prédit par le vieillard du temple Qui perce le coeur maternel! Voici le Golgotha! Sur ce mont solitaire, Au temps prophétisé, s'accomplit le mystère Qui rachète le monde et le redonne au ciel. Déjà le Christ est là, nu sur la croix sanglante! Le premier clou s'enfonce en sa chair pantelante, Et sa soif s'abreuve de fiel. Le premier clou s'enfonce et le sang d'un Dieu coule!... Et tous les astres d'or qu'un souffle divin roule Ont entendu vibrer les coups maudits du fer! Ils se sont arrêtés. Tous ces mondes sans nombre Ont vu la terre alors s'avancer comme une ombre, Ont entendu rire l'enfer! Ouvrant comme un éclair le doux vol de son aile, Un ange passe. Il pleure, et sa voix solennelle Crie à tout l'univers soudain terrifié: --Le plus grand des forfaits la terre le consomme! Le Verbe s'est fait chair pour diviniser l'homme, Et l'homme l'a crucifié! Le Calvaire Parmi mes souvenirs il en est un que j'aime Par-dessus tout. Il luit comme une ardente gemme, Dans le lointain des jours, au fond de mon coeur las. Quand dans tous les jardins fleurissaient les lilas, Ou quand l'été soufflait du feu, que la lumière Faisait un nimbe d'or à la pauvre chaumière, Que la nue au soleil empourprait un lambeau, Le dimanche, on allait, si le soir était beau, Par la route ou les champs tout pleins de voix joyeuses, Se jeter à genoux sur les touffes soyeuses Des renoncules d'or et du plantain vermeil, Devant la grande croix où, d'un sanglant sommeil, Le Christ dormait, tenu par quatre clous infâmes. Et les mères alors, comme les saintes femmes, Au pied du bois sacré se tenaient humblement; Et, courbé sous le poids d'un long accablement, Un vieux, le plus âgé, je crois, de nos villages, S'agenouillait plus loin. Nous, les enfants volages, Nous cherchions un gazon doux comme le velours. Lui, le vieux, dont les ans étaient pourtant bien lourds, Semblait aimer la pierre où la chair se déchire. Il regardait le Dieu penchant son front de cire, Son beau front couronné d'épines et souillé; Et, quelquefois aussi, de son regard mouillé Il nous enveloppait avec sollicitude. Nous étions bien légers, mais d'honnête attitude. Quelquefois cependant nous répondions: Amen, En riant aux oiseaux qui fêtaient leur hymen Dans les hauts peupliers, tout autour du calvaire. J'étais, sans le savoir, un sauvage trouvère. Je ne connaissais rien au-delà des hameaux, Et la gloire et l'amour étaient pour moi des mots. Mais je trouvais à vivre un indicible charme... Et pourtant l'avenir sonnait comme une alarme Dans mon esprit naïf et plein d'obscurité: Je devinais si peu la sainte vérité Qu'à tout homme au coeur droit le ciel un jour révèle. Enfin, comme les blés que le faucheur nivèle, Tous les fronts se penchaient touchant le sol béni. L'exercice pieux était alors fini. C'était l'adieu. Sortant de la petite enceinte, Jeunes à l'oeil hardi, vieux à la face sainte, Par les chemins poudreux tout frangés de buissons, S'en allaient en causant semailles et moissons. Souvent, je m'en rappelle aussi, garçons et filles, Marchant tous deux par deux, entraient dans les charmilles, S'enivrer de l'air frais et des parfums du soir. Puis, quand montait la nuit, ils s'en allaient s'asseoir En cercle, pour les jeux, dans la maison voisine. Les hommes s'appelaient au fond de la cuisine, Pour battre le briquet autour de l'âtre éteint. Ces choses me charmaient, et mon coeur les retint. Depuis, le bon vieillard qui priait sur la pierre, En embrassant la croix a fermé sa paupière, Pour la rouvrir au ciel. Depuis, les jeunes gens Qui s'attardaient un peu sous les bois indulgents, Pour se parler d'amour après une prière, Ont défriché partout l'inutile bruyère; Et leurs blanches maisons, pleines de gais marmots, Ont remplacé les nids qui chantaient aux rameaux. Mais le Christ adoré, dépouillé de sa gloire, Le Christ au front sanglant reste sur la croix noire... Hier je l'ai vu là, demain je l'y verrai, Car j'ai besoin qu'il parle à mon coeur éploré. Les Rameaux Le lendemain, jour saint, c'était Pâques fleuries. Secouant sa torpeur, ses mornes rêveries, Grand'mère se leva, repoussa son fauteuil, Son vieux fauteuil «berçant» où s'endormait son deuil, Où parfois s'éveillait une lointaine joie, Puis entra dans sa chambre: --Il faut bien que je voie, Dit-elle, chevrotant, si mon rameau verdit. Il était là, tout près, au chevet de son lit, Penchant sur une croix sa branche grêle et rousse. Elle le prit, disant encor de sa voix douce: --Si j'allais, moi si vieille, à l'église demain, Je le verrais, bien sûr, reverdir dans ma main. Hélas! ses doigts tremblants l'effeuillaient sur la couche, Un rire douloureux fit tressaillir sa bouche. --Pourquoi s'égrène-t-il, il est bénit pourtant?... Il est bénit, fit-elle encore! Et sanglotant, Deux fois elle le porte à ses lèvres flétries. Le lendemain, jour saint, c'était Pâques fleuries. * * * Maintenant se taisaient, morts depuis de longs jours, Bien des chants, des espoirs, des plaisirs, des amours, Que les effluves chauds des claires matinées Avaient partout fait naître, et dans les graminées, Et sous les bois feuillus, et parmi les blés d'or, L'autre saison. Pourtant on pouvait voir encor Un souffle léger, doux, peut-être sacrilège, Soulever par instant, le grand linceul de neige, Comme pour annoncer à l'humble travailleur Que tout allait revivre: insecte, bois et fleur... Le matin rayonnait. A travers la prairie Où, poussière d'argent, roulait la poudrerie, Les mitaines aux mains, chaussés jusqu'aux genoux, Nous partons, plusieurs gars. Point de classe pour nous. Nous conterons la chose au vieux maître d'école; Ce n'est pas, verra-t-il, une escapade folle. Il grondera peut-être un peu, c'est sa façon, Mais ne doublera pas, cette fois, la leçon... Nous allions vers des bois aux sombres draperies. Le lendemain, jour saint, c'était Pâques fleuries. * * * Dans cette blanche plaine où tout est verglacé, Cette plaine endormie où, l'automne passé, Derrière un chariot nous faisions le glanage, Il monte maintenant un râle de vannage, Comme en entend la grange au milieu des hivers: C'est le bruit de nos pas. Or, par des clos divers, Comme bien des vaillants que le monde néglige, Nous passons, nous aussi, sans laisser de vestige. Nous allons demander, pour les gens des hameaux, Au mélèze, au sapin, leurs odorants rameaux. Quand ils seront bénits, demain, par la prière, Ils s'épanouiront comme dans la bruyère; L'église verdira, tel un coin de forêt, Lorsqu'après les hivers mai fécond reparaît. Comme au jour où Sion, le temple et son grand-prêtre, Au chant de l'hosanna virent entrer le Maître, On entendra clamer: --Paix, amour en tout lieu! C'est le Promis qui vient! c'est l'Envoyé de Dieu! Qu'il marche sur les fleurs, à l'ombre de nos palmes! * * * Et voici la forêt. Là, sous les dômes calmes Qui gardent la splendeur de nos temples bénis, Peu de petits oiseaux, pour rester à leurs nids, Ont bravé les frimas. Mais dans l'ombre des branches Le soleil du printemps fera des routes blanches, Qu'empliront de gais vols. Et soudain repeuplés, Les bois chanteront haut les doux espoirs comblés. Longtemps nous parcourons la fauve solitude. Sentant venir pourtant un peu de lassitude, Nous songeons qu'il nous faut un sylvestre butin, Et nous prenons au cèdre, à la pruche, au sapin Des rameaux dentelés comme des broderies... Le lendemain, jour saint, c'était Pâques fleuries * * * C'est le retour. Les champs nous semblent élargis. La marche est lente. Enfin nous rentrons au logis, Portant avec orgueil le némoral trophée. Grand'mère est là toujours, comme une bonne fée, Dans son fauteuil qu'effleure un rayon du foyer. Entendre chanter l'eau, voir la flamme ondoyer, Le chaudron enfumé pendre à la crémaillère, C'est sa plus douce joie, à la pauvre grand'mère. Pourtant elle dormait alors, le front penché. Elle tenait encor son rameau desséché, Et, sur ses traits maigris la tristesse était peinte, La tristesse des vieux. Puis, sur la branche sainte, Rosée amère et pure, étaient tombés des pleurs Que les tisons montraient en des jets de lueurs, Et qu'ils faisaient briller comme de riches pierres. Sans troubler le sommeil de ses lourdes paupières, Je m'empare aussitôt du cher rameau fané, Puis, afin que jamais il ne soit profané, Je le jette au brasier. Dans sa main entr'ouverte J'en mets un dont la feuille est abondante et verte. Sa main se referma sur le rameau vermeil. Ce geste n'était pas cependant le réveil. Quelque chose soudain parut troubler son âme: La fraîcheur de la branche ou le bruit de la flamme, Qui sait?... Elle leva la tête. En ses yeux clos Des clartés, j'en suis sûr, descendirent à flots. Elle sourit... Était-ce aux célestes féeries? Le lendemain, jour saint, c'était Pâques fleuries. Alléluia! --Le faux Messie est mort. Une pesante pierre, Comme un sceau flétrissant, a scellé sa poussière. Tout près la garde veille avec un soin jaloux, Et rien ne peut le rendre à la foule trompée. Quand viendra le Promis, il mettra par l'épée La terre à ses genoux. Ainsi dis-tu, grand prêtre, à la plèbe inhumaine, Et sur ta bouche impie on voit rire la haine. La plèbe exulte. Et toi, tu te crois le plus fort. N'as-tu pas souvenir de la promesse antique? Écoute, aux livres saints, cette voix prophétique: «Il a vaincu la mort.» Alléluia! Vois donc, Juif pervers, ta démence. Il a vaincu la mort et son règne commence. Pouvait-il s'endormir, lui, l'éternel réveil? L'humanité s'élève avec lui dans la gloire; Jusqu'à la fin des temps on dira sa victoire De soleil en soleil. Alléluia! La mort était un sombre gouffre Où venait s'engloutir tout ce qui chante ou souffre. L'homme vivait sans but et mourait sans espoir. Il allait, comme au vent du nord s'en va la feuille, Comme le raisin mûr, que la vendange cueille, S'en va dans le pressoir. Le Suprême Ouvrier voyait périr son oeuvre. Le mal nous étreignait de ses longs bras de pieuvre; Un égoïsme froid pesait sur les mortels; Le Pontife riait de ses pieux symboles, Et dans son coeur coupable, aux menteuses idoles Il dressait des autels. Le temple de Sion,--indignes sacrifices!-- S'inonde encor du sang des boucs et des génisses, Mais le bras du Seigneur n'est plus son étançon... Il s'écroule, et l'offrande impure est rejetée. Terre, réjouis-toi, le ciel t'a rachetée, Le Christ est la rançon! Montez, Alléluias, montez! Non, jamais heure Pour les pauvres humains n'aura sonné meilleure, La haine s'est enfuie au souffle de l'amour; L'Éternel a levé le terrible anathème Qui pesait comme un joug sur le front sans baptême, Depuis le premier jour! O peuples façonnés aux hontes du servage, Buvez le vin nouveau! C'est un divin breuvage Qui mettra la vaillance en vos coeurs engourdis, Et vous réjouira comme un chant de trouvère! Dans un long cri d'amour il coula du calvaire Sur le front des maudits. Vierges, semez de lis vos retraites jalouses. Que la blancheur est douce et fleure bon! Épouses, Chantez l'alléluia! Vos foyers sont des nids Que ne profanent point les amours éphémères, Et, quand tressailliront vos entrailles de mères, Vos fruits seront bénis! Alléluia! Petits que l'orgueilleux dédaigne, Grands qu'on envie, et dont en secret le coeur saigne, Passants accoutumés du chemin des douleurs, Un baume va couler, divin, sur vos blessures, Et les baisers ardents des lèvres les plus pures Iront sécher vos pleurs. Alléluia! Le Christ s'est levé plein de vie! Homme simple, à genoux! A genoux, fier génie! Par le monde il s'en va semant la vérité. La nuit n'est plus. Salut à la nouvelle aurore! Le passé t'appelait, tout l'avenir t'adore, Divin Ressuscité! Le brouillard Glèbe qu'un soc déchire et que nos pleurs arrosent, Ciel qu'un nuage couvre ou que des soleils rosent, Femmes belles, enfants, hommes joyeux et bons, Foyers des longs hivers allumant leurs charbons, Fenêtres des étés s'ouvrant au tiède effluve, Feu des grands abattis tonnant comme un Vésuve, Tout est beau; j'aime tout; mais la fin doit venir, Et la vieillesse, un jour, oublie... Un souvenir M'est revenu pourtant, plein d'une saveur douce, Un souvenir lointain, vague lente que pousse Le souffle parfumé du soir. Près de chez nous, Dans un enclos étroit foulé par les genoux, Sur le bord du chemin que longe une rigole, Une croix s'élevait. De la maison d'école, Dans l'air, on la voyait tendre ses deux bras nus, Comme pour nous montrer des chemins inconnus. Quand d'une douce voix que les ans rendaient lasse, Notre vieille maîtresse, avant, après la classe, Disait: _Veni, Sancte_, disait le _Sub tuum_, Elle cherchait toujours le saint _Palladium_, Et nous devinions bien, à genoux en arrière, La route où s'en allaient ses yeux et sa prière. Or, un matin d'avril, après un long dégel, Comme un voile d'argent enveloppe un autel, Une molle buée enveloppa les chaumes. C'était une mer blanche où voguaient des fantômes, Où les objets perdus n'avaient plus de couleurs. Parmi ces flots brumeux, sur le gazon sans fleurs, Dans son enclos muet comme le cimetière, La croix se dessinait très noire et tout entière. On la voyait alors qu'en un ciel sans lointains, Les arbres ébauchaient des contours incertains, Et qu'au long de la route, en des ondes étranges, Paraissaient s'engloutir les maisons et les granges. Je sentais la tristesse et peut-être l'effroi M'étreindre lentement, et mon âme avait froid. Pour voir la croix planer sur le bourg en détresse, Nous nous étions groupés auprès de la maîtresse. La brume s'épaissit et sa dense blancheur Noya tout. Nul rayon ne tiédit la fraîcheur De cette vague morte où tout semblait rigide, Et la croix à son tour commença de sombrer; Puis elle disparut. Un soupir fit vibrer L'âme de la maîtresse et ses pieuses lèvres. Ses grands yeux désolés fouillèrent, pleins de fièvres, L'implacable brouillard où plus rien ne flottait. Tristement elle dit: C'est bien là qu'elle était!... Et d'un doigt tremblotant nous montra nos bancs vides. Une amère buée avait mouillé ses rides. J'ai vu souvent depuis venir de lourds brouillards, Mais la croix est restée au fond de mes regards. Au laboureur Depuis l'aube d'opale et la fraîche rosée, O vaillant laboureur! ne s'est point reposée La charrue au coutre tranchant, Ne s'est point reposé le boeuf aux longues cornes. Le sol grince toujours, et toujours des yeux mornes Regardent tristement ton champ. A quoi donc songes-tu quand tu vas tête basse, Ouvrant dans le sol noir, malgré ta jambe lasse, Un sillon après un sillon? Vois-tu les blés flotter comme des oriflammes? Songes-tu que le ciel, pour réveiller les âmes, Les déchire de l'aiguillon? L'Angélus du midi dans le vieux clocher tinte. Quitte les mancherons. Ta foi n'est pas éteinte, Vieux laboureur aux bras tannés. Signe-toi. Lève haut ton front coupé de rides. Le labour fait verdir les sols qui sont arides, La prière, les coeurs fanés. Nos trois cloches I Dans les brumes d'antan les jours de mon enfance Ont sombré, mais parfois je m'arrête, et je pense Au calme bienfaisant qui les enveloppait. Je ne connaissais rien et rien ne m'occupait, Hormis les chants d'un bois, les sables d'une grève, Les parfums d'une fleur. Si quelquefois un rêve Essayait d'ouvrir l'aile et de m'emporter loin, Ému, je regardais, dans les frissons du foin, Au ruisseau qui les baigne, au bois qui les abrite, Les boutons d'or, l'iris, le thym, la marguerite, Et je disais au rêve ailé: --Je suis aussi Une humble fleur des champs, laisse-moi vivre ici. En ces jours reculés, dans nos paroisses riches, Au milieu des sillons, du pacage et des friches, Au-dessus des forêts même, déjà montaient Bien des clochers bénis où nos espoirs tintaient, La cloche, en sa lanterne, était fort solitaire. Elle aimait à chanter. Rien ne la faisait taire, Ni les neiges de mars, ni les ardeurs de juin. Parfois ses longs sanglots nous disaient un chagrin, Elle sonnait, parfois, des couplets de jeunesse, Nous aimions à l'entendre. Il faut que l'on connaisse, Quand monte vers le ciel un sonore tinton, Si la joie ou le deuil entrent dans le canton; Si quelque nouveau-né reçoit l'eau du baptême, Ou si l'un d'entre nous a dit l'adieu suprême. Elle prenait aussi, dans les jours pluvieux, Le timbre nasillard d'une chanson de vieux; C'était lorsqu'en hiver la pluie, après le givre, Gelait comme des pleurs sur ses lèvres de cuivre. Depuis un an peut-être une rumeur volait, Mourant et renaissant comme un cri de tolet Quand la rame déchire, en son rythme sévère, Le sein des flots. Chez nous, un bruit qui persévère Prend toujours la couleur de quelque vérité. Or, plusieurs affirmaient avec autorité Que le curé lui-même, une âme un peu lyrique, Verrait avec plaisir notre vieille fabrique Donner l'exemple, agir, piquer de l'aiguillon, Et monter au clocher le premier carillon. On parlait de cela tout bas, tout haut, ensemble... Un carillon, c'est beau sans doute, mais il semble Que Dieu goûterait mieux l'accord de nos esprits; Ce serait chose rare, et d'un bien plus grand prix. Le plaisir agitait l'âme douce et mystique Qui voit dans chaque temple un céleste portique, Mais un amer dépit troublait le sermonneur Qui prétend qu'on perd tout quand on donne au Seigneur. Le voile fut levé tout à fait. Un dimanche, Avec un geste altier qui déploya la manche De son large surplis éclatant de blancheur; De la chaire où sa voix avertit le pécheur, Stigmatise le tiède et console le juste, Le curé déclara que Dieu, le Maître Auguste, Pouvait être loué par les sons de l'airain, Comme il l'est par la voix du peuple souverain; Qu'il fallait aujourd'hui, sans craindre les reproches, Dans le clocher vaillant, monter trois belles cloches Qui diraient nos douleurs, nos plaisirs, notre amour, Et pleureraient sur nous à notre dernier jour. Il se fit tout à coup, sous la voûte, un murmure Pareil au bruit du vent dans l'épaisse ramure, Et l'auditoire entier s'agita dans les bancs. Plus de doute, les mots tombaient très clairs, très francs. Un nouveau marguillier, notre voisin Tancrède, Un dissident par goût, toussa fort, prit l'air raide Qu'il prenait au conseil dans nos fréquents débats; Et saint Louis, dit-on,--je ne l'affirme pas-- Le bon roi saint Louis, patron de la paroisse, Dans son cadre doré laissa voir de l'angoisse. Le trouble ne dura qu'un moment. Par degré Descendit de nouveau le silence sacré. Peut-être que chacun se faisait la promesse De dire sa pensée, au sortir de la messe. Mais le curé, toujours charitable et plaisant, Ajouta quelques mots, et ce fut suffisant. Comme sur une source, au champ, l'on voit les bêtes Pencher leurs fronts, ainsi s'inclinèrent les têtes Un peu dures, parfois, de ses bons paroissiens, Il avait dit ceci: Jésus aima les siens, Et c'est sa charité qu'en vos âmes je sème. Le beau, comme le bien, mène au Dieu qui vous aime. Embellissez le temple et Dieu vous bénira; Faites chanter le bronze... et le curé paiera. II Voici l'automne. Il est comme un vieillard agile Qui descend à grands pas de nos coteaux d'argile, Avec sur son épaule une gerbe de blé. Il est comme un ruisseau qui va, souvent troublé Par le rameau qui tombe ou l'agneau qui s'abreuve, Se jeter triomphant dans le sein du grand fleuve. C'est le temps des labours, c'est le temps des guérets, L'éteule a voilé d'or plus d'un clos, les forêts Ont dénoué déjà leurs discrètes ceintures. Dans les champs moissonnés que nos longues clôtures Enlacent, semble-t-il, comme un traître réseau, Le travailleur se hâte et l'on voit fuir l'oiseau. Devant mainte fenêtre un rouet tourne et gronde. Tancrède labourait. Une lumière blonde Noyait l'herbe. On eut dit des reflets printaniers. La terre allait remplir de nouveau les greniers, Et la paix descendrait dans toutes les demeures. Tancrède aurait voulu que le jour eut plus d'heures. Il savait dès longtemps tenir un mancheron. Cependant quelquefois il lâchait un juron, Et l'éclair de son âme allumait sa paupière; C'était lorsque le soc effleurait une pierre, Et faisait quelque peu dévier le sillon. Il était un artiste en labour, ce brouillon. Jeannette le suivait à sa besogne rude. L'école, pensait-il, en ferait une prude... Puis, elle avait dix ans, savait lire et compter. Et les enfants, au reste, il faut bien les dompter, Si l'on veut que plus tard, en face de l'ouvrage, En face de l'épreuve, ils aient quelque courage. Tancrède était compris. La pauvrette croyait Qu'elle devait souffrir pendant que l'on choyait Sa soeur plus belle. Aussi, jamais une réplique. Donc Jeannette «touchait», ce jour-là. Je m'explique. Mais vous savez encor, fiers enfants de nos bourgs, Ce que c'est que «toucher» dans le temps des labours. Tête au vent et pieds nus, elle tenait les guides Et fouettait de sa hart le dos des boeufs placides; Elle allongeait le pas, trottinait de bon coeur, Pour suivre la charrue et le vieux laboureur. La poussière souillait ses petites mains blanches. Elle comptait toujours, rendue au bout des planches, Dans la vaste prairie un sillon noir de plus, Un rayon vert de moins. Mais soucis superflus, La tâche d'aujourd'hui ne peut être achevée Si l'on ne fait bien longue, hélas! la relevée. Tancrède sentait bien que son front se mouillait. Il se dressait souvent, et son regard fouillait Les grêles peupliers qui cachaient mal l'église, Et ses clochers plus hauts que leur ramure grise. Ce jour-là, bien des gens, endimanchés, ravis, Etaient venus s'asseoir dans l'ombre du parvis. Or, dès la matinée, à la lueur des cierges, Sous leurs manteaux fleuris, dans leurs robes de vierges, Les cloches, toutes trois, pareilles à trois soeurs, Avaient eu le baptême. A Dieu, dans les hauteurs, Elles pouvaient parler car leur voix étaient pure. Marraines et parrains, très fiers, avec mesure Avaient mis leurs écus dans le plateau d'argent Tancrède, marguillier ému, se rengorgeant, Avait été s'asseoir, avec d'autres illustres, Sur un siège du choeur, tout auprès des balustres, Mais il avait ensuite enlevé le gilet, Endossé la bougrine et repris le boulet. Il disait maintenant à son enfant docile: Les cloches sonnent tard... C'est donc bien difficile De les pendre là-haut à leur solide essieu... Tiens! j'entends quelque chose enfin! Écoute un peu, Écoute, ma Jeannette, oui, voilà que ça sonne!... Tu ris, petite, et moi, c'est drôle, je frissonne. Jeannette souriait. Il ôta son chapeau, Et, s'essuyant le front, il murmura: --C'est beau! III A mon tour, ce soir-là, par la sente des chaumes J'amenais le troupeau. Je crus que dans leurs dômes Les bois berçaient des chants nouveaux. C'étaient des sons Mieux cadencés encor que nos airs de chansons. Le dirai-je? Jamais, dans nos rustres domaines, La vieille cloche seule, et jamais voix humaines N'avaient ainsi chanté l'Angélus. Quel émoi, O mon coeur, vint alors te troubler! Devant moi Les génisses, les boeufs, qui marchaient à la file, N'avaient plus maintenant leur allure tranquille, Mais semblaient délirer de plaisir. Leurs fronts roux S'élevaient tour à tour en des mouvements fous Que scandaient à la fois leurs orgueilleuses cornes. Une fermière, au loin, près des étables mornes, Appelait son troupeau. L'appel était pressant, Un peu rude tantôt et tantôt caressant, Mais bétail et berger ne voulaient pas entendre, Car c'était fête au champ. Alors je vis s'étendre Des vols capricieux sur les grands bois voisins. Les oiseaux me semblaient grisés par les raisins, Et le soleil couchant, qui s'échappa des brumes, Fit jaillir des rayons de leurs mouvantes plumes. Et le dirais-je aussi? Je vis, en même temps, Voltiger sur les prés, comme aux jours du printemps, Papillons poudrés d'or et fières libellules. Je vis des grillons noirs qui fuyaient leurs cellules, Et des criquets gaillards qui chantaient l'oraison, Comme ils font en été, pendant la fenaison. Et tout près, dans le champ que labourait Tancrède. Les boeufs ne marchaient plus. De leur narine tiède Ils soufflaient doucement une tiède vapeur. Le front bas sous le joug, les traits ballants, sans peur De la hart qui tombait sur leur croupe indolente, Alors qu'ils tiraient mal ou de façon trop lente, Ils paraissaient dormir ou rêver. Puis, debout Contre le clos de cèdre, et, regardant partout, Anxieux, agité, comme un homme qui cherche, Tancrède! Le soleil scintilla sur la perche Où s'appuyait son bras. Et je l'ai vu, le vieux, Sourire à la féerie en s'essuyant les yeux. Et pendant ce temps-là, dans le labour, tout proche, L'enfant s'était couchée, un peu lasse. Une roche Que la charrue avait effleurée en passant Lui servait d'oreiller. Un trèfle encor naissant Se cachait sous ses pieds frileux. Des chicorées Penchaient leurs fleurs d'azur sur ses boucles dorées. Sous sa tête mutine et presque belle alors, Elle avait replié ses bras. Et, sans remords, Un ange d'un baiser avait clos sa prunelle. C'était l'oiseau qui dort la tête sous son aile, Fatigué de voler. Dans cet instant de paix Elle rêvait, l'enfant, à ses boeufs sous le faix, A ce sol éventré par de longues blessures, A ce vieux laboureur tenant, de ses mains sûres, Et tant qu'il fera jour, les mancherons de bois, Et tout lui semblait noir, lamentable, sans voix. Mais alors tout à coup, dans le deuil de la terre, Elle voit la prairie encore froide, austère, S'étendre, s'élargir jusques à l'horizon, Et les sillons obscurs qui coupent le gazon Deviennent radieux. Ils montent vers les nues. Et trois anges, chantant des stances inconnues, Apportent la semence à ce labour divin. Leur geste est solennel. Tout effort serait vain Pour dire les accents qui tombent de leur bouche. Jeannette se réveille, et, de sa rude couche, Elle crie au vieillard qui s'avance songeur: --Quel beau rêve j'ai fait! Puis, fixant la rougeur Du couchant où flottaient les feux du crépuscule: --Je les vois, les entends, là sur le monticule!... Ils chantent en semant pour le ciel!... Ils sont trois! Nos trois cloches sonnaient pour la première fois. Le bouquet _(Bénédiction de la première pierre du pont Garneau) A Madame Mercier_ Loin, bien loin de son humble source, Parmi la mousse et les roseaux, La Chaudière aux rapides eaux, Vers la fin de sa longue course, Se jette en un gouffre profond, Puis, perçant le roc jusqu'au fond, Entre au fleuve sous la Grande Ourse, Loin, bien loin de son humble source. Sur un vieux bac un vieux passeur, Armé d'une pesante rame, Reçoit depuis longtemps, Madame, Cousin, cousine, frère, soeur... Tous ceux qui lui donnent l'obole. Mais nul ne peut, sur ma parole, Payer par un mot de douceur, Sur un vieux bac un vieux passeur. Que d'amours restent sur la rive, Ou s'éteignent sur le rocher, Par la faute du vieux nocher! Quand le jour fuit ou qu'il arrive, On croit entendre avec les flots Passer des soupirs, des sanglots... A l'heure où s'envole la grive, Que d'amours restent sur la rive! Tous les vieillards, les jeunes gens, Tous ceux qui suivaient cette voie. Cherchant de l'or ou de la joie, Les heureux et les indigents, Demandaient à Dieu, bagatelles! Un pont solide ou bien des ailes. Ils n'étaient pas trop exigeants, Tous les vieillards, les jeunes gens. Et le ciel finit par entendre. Un pont unira les deux bords. Déjà la foule est aux abords. L'oeuvre, qui s'était fait attendre, Commence à l'éclat du flambeau. Vous étiez là, ce jour si beau. On vit battre plus d'un coeur tendre, Et le ciel finit par entendre. Sous les dais aux riches couleurs, Quelques enfants en robes blanches, Écartant les rideaux de branches, Vinrent vous présenter des fleurs. C'était, cela, la gratitude D'une naïve multitude Dont vous séchez souvent les pleurs... Sous les dais aux riches couleurs. Au roc où le soleil ruisselle, Au bois d'où l'arôme s'épand, Mainte grappe humaine se pend... La main du noble ouvrier scelle La première pierre du pont. Au bruit joyeux l'écho répond; La truelle d'or étincelle Au roc où le soleil ruisselle. Pendant qu'on folâtre et qu'on rit, Pendant que se choquent les verres, Pendant que chantent les trouvères, Vous sortez doucement, sans bruit; Et toutes vos jeunes compagnes Suivent vos pas dans les campagnes Où la violette fleurit, Pendant qu'on folâtre et qu'on rit. Dans sa robe de pierre grise, Là-bas, on voit sur la hauteur Qui ceint le village enchanteur, S'élever une vaste église; Son clocher plonge au ciel serein, Pour Dieu chantent ses voix d'airain; Les oiseaux nichent à la frise, Dans sa robe de pierre grise. C'est là que vous portiez vos pas. Vous alliez dans l'auguste enceinte, A l'autel de la Vierge sainte, Sous l'oeil de Dieu prier tout bas. Vous alliez offrir à Marie Un blanc lis qu'une main chérie Vous avait donné. N'est-ce pas? C'est là que vous portiez vos pas. La belle fête était finie, Mais les drapeaux laissaient aux vents Flotter toujours leurs plis mouvants, Et des restes de symphonie Semblaient se noyer dans les airs, Ou voltiger sur les flots clairs, C'était ta prière bénie... La belle fête était finie. Vision Aimez-vous, ô vieillards, à remuer la cendre Où dorment vos bonheurs d'antan? Je vois descendre, Devant mes yeux ravis, tout le joyeux essaim De ces espoirs d'un jour, que réchauffa mon sein Au matin de la vie. Il vient mais il s'envole. Rien ne peut retenir de cet essaim frivole L'aile rapide. Il va, suave et décevant, Comme une feuille morte au souffle d'un grand vent. Oui, lorsque l'on vieillit, que la tête se penche Comme le pin, l'hiver, sous sa couronne blanche, Que les pieds moins légers trébuchent plus souvent, Et que la main hésite et tremble en soulevant La coupe presque vide, on aime davantage Ce passé disparu qui fut notre partage. On l'évoque. Il surgit dans nos âmes sans feu, Comme, un matin d'automne, on voit un sommet bleu Émerger lentement des océans de brume. Oh! qu'ils sont doux et chers tous ces riens qu'on exhume Des ans jadis vécus! J'étais enfant de choeur. J'allais servir la messe, et je savais par coeur Le psaume _Introibo_ qui se dit à voix basse, Au pied de l'autel saint. Je l'appris à la classe. «Oui, je m'approcherai de l'autel de mon Dieu, Du Dieu qui réjouit ma jeunesse...» Au milieu Des enfants en surplis alignés dans les stalles, Je priais assez peu, car les molles spirales De l'encens qui montait vers le Dieu souverain, Les versets alternés des chantres au lutrin, Les murmures moelleux de l'orgue, la prière Du vieux prêtre à l'autel, de la foule ouvrière A genoux dans la nef sur le parquet de bois, Tout cela me troublait, et c'était, chaque fois, Un spectacle nouveau qui remuait mon âme. J'aime à le rappeler. Que celui-là me blâme, Qu'il me juge bigot ou trop sentimental, Qui ne se souvient plus du village natal, Ni du clocher béni qui sonna son baptême. Un dimanche pourtant...le jour de Pâques même, Oublieux et distrait, je laissais sans remords Mon esprit vagabond s'envoler au dehors, Sur le rayon de feu qui rosait la fenêtre, Pendant que tous priaient, et le peuple et le prêtre. Cependant nulle fleur ne s'ouvrait sur les prés, Nul vent ne déchirait les nuages nacrés, Et les blanches vapeurs qui montaient de la plaine Ressemblaient à l'encens dont l'église était pleine, L'encens du Maître Autel ardent comme un bûcher. La clochette tinta. Puis, je vis se pencher, Les yeux mouillés de pleurs, sur le sacré calice, L'officiant pieux. Le divin sacrifice, A l'instant même, allait s'accomplir derechef. Un murmure passa. Je jetai, dans la nef Où la foule chômait la plus grande des fêtes, Un long regard, pour voir le mouvement des têtes. Ces fronts qui s'inclinaient, c'était, me sembla-t-il, Comme les lourds épis, ou comme le blond mil, Lorsque passe le vent. L'orgue chantait sonore. Je veux voir l'Homme-Dieu que ce bon peuple honore, L'Homme-Dieu dans l'Hostie. Aussitôt, mon regard Effleure, dans son vol, peut-être par hasard, Sur son blanc piédestal, le grand François d'Assise. Sa tunique était brune et sa corde était grise; Sa tête se penchait comme pour adorer. Tout à coup, sur sa croix que vint alors dorer Un rayon de soleil tombé d'une verrière, Il mit un long baiser... Hélas! je ne sais guère Ce qui suivit alors l'étrange vision... Mais je crus au miracle... Est-ce une illusion? Nuit de Noël La cloche des beffrois sonne à toute volée... Sur le flanc des coteaux, au fond de la vallée, Brûle joyeusement, dans l'âtre des aïeux, La bûche de sapin. Les maisons s'illuminent. Courbés sur leur bâton, les vieillards s'acheminent, Évoquant tour à tour des souvenirs pieux. On entend tout à coup de glorieux cantiques... La terre parle au ciel. Et sous les hauts portiques Des temples merveilleux élevés par la foi, Et sous le frêle arceau de la pauvre chapelle, La foule émue accourt. Quel spectacle t'appelle, Étrange multitude, et d'où vient ton émoi? C'est la nuit de Noël!... Nuit calme et parfumée, Qui berce mollement la lande accoutumée Au murmure des eaux, au vol des papillons... C'est la nuit de Noël!... Nuit glacée, éclatante, Qui s'ouvre sur nos champs comme une immense tente, Ou les ensevelit dans ses blancs tourbillons. La foule accourt... Des lieux où le soleil se lève, Et des lieux où le vent transperce comme un glaive; Du midi plein d'arôme et du couchant obscur, La foule accourt, joyeuse en ses habits de fête, Sous les feux de l'étoile ou malgré la tempête, Par les chemins de neige ou les clos de blé mûr. Elle vient saluer le plus grand des mystères. Dans leurs chants inspirés, les prophètes austères L'avaient promis. Et siècle après siècle s'en va, Et, prosterné devant l'humble Vierge Marie, Tout le monde chrétien adore, chante et prie, Dans l'amour et la foi, le Fils de Jéhova. Mais le monde sait-il la nouvelle doctrine?... Hommes, priez, jeûnez, frappez-vous la poitrine; Élevez à Dieu l'âme et domptez l'animal; A qui n'a pas de biens donnez un peu des vôtres; Soyez humbles et purs; ne doutez point des autres Aimez-vous. Pardonnez si l'on vous fait du mal! O chrétiens, croyez-vous à ce Dieu fait poussière? A l'éternel Esprit sous cette chair grossière? A l'infini pouvoir dans ces débiles mains? Croyez-vous à l'amour sans fin et sans mesure? Au coeur inassouvi qui rend avec usure?... O chrétiens, croyez-vous au rachat des humains? La cloche des beffrois sonne à toute volée... Sur le flanc des coteaux, au fond de la vallée, Brûle joyeusement, dans l'âtre des aïeux, La bûche de sapin. Les maisons s'illuminent, Courbés sur leur bâton, les vieillards s'acheminent, Évoquant tour à tour des souvenirs pieux. Mais déjà tout bruit meurt sous les voûtes du temple, L'adorateur s'en va. Le ciel ému contemple Le flot impétueux des inconstants mortels. Les cierges sont éteints. Par les fenêtres sombres On voit quelques rayons se perdre dans les ombres... C'est la lampe qui veille au milieu des autels. Les croyants sont partis par des routes diverses, Et des suggestions habilement perverses, Comme des traits brûlants traversent les esprits, Car tout homme est menteur!... La soif des biens s'allume; Et le coeur, mal gardé, sonne comme une enclume Aux baisers de l'amour qui l'a déjà surpris. Et le rêve divin comme un oiseau s'envole!... Le pauvre porte envie au riche qui le vole; L'orgueilleux parvenu méprise l'indigent; La bouche qui priait injurie et diffame; Le libertin ourdit la chute de la femme, Et l'avare, à genoux, adore son argent! Comme un oiseau qui fuit le saint rêve s'efface... Vers le sol de nouveau l'homme a penché sa face; La prière est muette et le cantique dort. Seuls des cris étouffés du milieu de la foule Montent encore: les cris des malheureux que foule, Sous son talon brutal, le lutteur le plus fort! Ah! trop tôt le bruit meurt sous les voûtes du temple! L'adorateur s'en va. Le ciel ému contemple Le flot impétueux des inconstants mortels. Les cierges sont éteints. Par les fenêtres sombres On voit quelques rayons se perdre dans les ombres... C'est la lampe qui veille au milieu des autels. L'âme chrétienne De célestes hymens l'ont donnée à la terre. Elle va, depuis lors, vers les hommes qu'altère L'amour saint de la vérité. Sa science n'est pas une flottante épave; Elle brise les fers et relève l'esclave. Sa force est dans la charité. D'une aile ensoleillée elle monte aux cieux calmes, Elle a l'arôme doux, et le doux chant des palmes Que bercent nos pins toujours verts; Elle a le feu soudain de nos vastes prairies; Elle a la chasteté des blanches draperies Dont s'enveloppent nos hivers. Comme une mer farouche elle crache l'écume, Et, comme un ciel limpide elle a parfois sa brume, Quand le mal ose l'assaillir; Mais dans l'ombre qui vient ou l'espoir qui sommeille, Luit un rayon divin: c'est l'oeil de Dieu qui veille Et l'empêche de défaillir. Elle ne tremble point aux éclats du tonnerre. Douce, elle a désarmé plus d'un bras sanguinaire, Et lassé d'odieux efforts. Elle mêle sa voix au chant de la patrie; Puis, lorsque vient l'épreuve, elle espère, meurtrie, En Celui qui brise les forts. Les peuples à sauver deviennent son domaine. Comme un coursier sans frein, l'océan la promène Des glaciers aux déserts brûlants. L'opprimé suit au ciel son vol d'heureux augure, Ah! tu n'as pas assez, ô terre! d'envergure Pour répondre à ses fiers élans! C'est par elle, qu'un jour, l'homme des bois enterre Sa haine de la croix et sa hache de guerre; Que les bois ouvrent leur rideau; Que le foyer se fonde, et qu'enfin du sol vierge, Sous un ciel radieux, la moisson d'or émerge Au chant de l'homme et de l'oiseau! Quand nous fûmes livrés aux mains d'une autre race, Comme un fardeau trop lourd dont on se débarrasse, Comme un mutile butin, A nos foyers aimés nous avons, en silence, Longtemps attendu l'heure où le peuple s'élance, Libre et vaillant, vers son destin. Ce long délaissement, le mépris, la jactance, Ont jeté d'amers deuils sur notre humble existence, Nul ne peut ignorer cela; Mais sans apostasie, et ni lâches, ni traîtres, Nous sommes devenus les égaux de nos maîtres, Car l'âme chrétienne était là! L'église des Hurons Là-bas, sur les hauteurs, au pied des Laurentides, S'élève, solitaire, un modeste hameau. La rivière Saint-Charle, avec ses eaux limpides Que voile, en maint endroit, l'ombre d'un jeune ormeau, Caresse, en murmurant, le seuil de ce village, Et, quand elle le quitte, on dirait que de rage Sur son lit de cailloux elle s'agite et fuit, Comme un daim effaré qu'une meute poursuit. Dans un gouffre profond qui tout à coup s'entr'ouvre, L'onde vertigineuse arrive avec fureur, Rebondit sur le roc, se déchire et le couvre De flots d'écume et de vapeur. Le village est paisible et son aspect est triste. Des enfants basanés, à l'oeil noir et mutin, Y suivent pas à pas chaque nouveau touriste, Pour lui vendre un panier qu'ils ont fait le matin, Ou, pour avoir un sou tendent une main sale. D'autres, un peu plus grands, d'une fierté royale, Armés d'un arc de frêne et d'un léger carquois, Semblent chercher encor le féroce Iroquois; Car ces jeunes garçons au visage de cuivre, Ont appris de l'aïeul à détester ce nom. Et c'est dans ce hameau que nous voyons survivre Le descendant du vieux Huron. Comme un phare au milieu de la pauvre bourgade, Naguère une chapelle, à l'antique façade, Vers le ciel élevait la croix de son clocher. En souliers mous, et fiers de leur chemise blanche, Les hommes s'y rendaient par groupes, le dimanche. Plus pieuses peut-être on voyait s'approcher, Même bien avant l'heure où la porte est ouverte, Les femmes se drapant dans leur sombre couverte. Avec les flots d'encens et la voix du pasteur, Bientôt les coeurs émus montaient vers le Seigneur. Mais hélas! aujourd'hui le béni sanctuaire N'est qu'un mûr délabré! Le sauvage n'a plus son temple tutélaire Son refuge sacré. Il erre, sombre et triste, au milieu des ruines Que l'herbe va couvrir, Cherchant de quels forfaits les vengeances divines Ont voulu le punir. Il n'entend plus la voix de sa joyeuse cloche Annonçant, tour à tour, Que déjà du repos l'heure calme s'approche, Ou qu'enfin il est jour. Il n'entend plus jamais les chants des brunes vierges Élevant vers le ciel Une âme tout en feu, comme les pâles cierges Qui brûlaient sur l'autel. Le dimanche, autrefois, c'était fête au village; Aujourd'hui tout est deuil. De son humble maison le timide sauvage Ne laisse plus le seuil. Son coeur se refroidit et sa vertu chancelle Sous le vent du malheur, Comme on voit chanceler une frêle nacelle Sur la mer en fureur. Et l'on dit que le soir, lorsque d'épaisses ombres Enveloppent ce lieu, On voit passer souvent, au milieu des décombres De la maison de Dieu, Une forme superbe, agile et plus exquise Que les plus douces fleurs; Elle paraît s'asseoir sur une pierre grise, Et répandre des pleurs. Et plus loin, sur les bords de la belle cascade, Quand on approche un peu, On voit un spectre nain, qui sautille, gambade, Et de ses yeux de feu Regarde fixement, riant avec malice, Le saint temple détruit; Puis soudain il s'élance au fond du précipice, Dès qu'une étoile luit. Et l'on croit au hameau que cette forme exquise, Ce fantôme brillant Qui visite, la nuit, les restes de l'église Et s'assied en pleurant, C'est l'ange à qui le ciel a confié la garde Du village huron; Et que le spectre affreux qui rit et le regarde, Est un méchant démon. Qui donc sera vainqueur dans cette lutte étrange Entre l'esprit céleste et le spectre maudit? Le sourire du nain ou la larme de l'ange? Écoutez ce qu'un jour une femme entendit: Une jeune Huronne allait seule, en silence, Pleurant le bien-aimé qui ne doit plus venir. Sous un feuillage épais que la brise balance Elle vient s'arrêter pour mieux se souvenir. Comme un saule rompu son pâle front s'incline; Ses regards enivrés commencent à languir. Tout flotte vaguement. Le jour partout décline. Elle entend des accords qui la font tressaillir: «C'est en vain que tu veux, démon de la vengeance, «A ce peuple ravir sa plus chère espérance «Et le germe sacré de sa douce croyance. «De ses débris fumants le temple sortira, «Au-dessus du hameau la croix sainte luira, «Et sur l'humble parvis le sauvage priera.» Et ce chant prophétique était comme un dictame Pour le coeur affligé de la dolente femme. Elle vit aussitôt l'ange tout radieux Essuyer sa paupière et remonter aux cieux. Sur la chute elle vit alors le nain immonde Grincer des dents, rugir et s'élancer dans l'onde. Elle vit s'élever au milieu du hameau, Sur les cendres du temple un beau temple nouveau. Pax _Deus est Charitas_ «La paix soit avec vous.» Éclair dans la nuit sombre, Ce mot va-t-il sauver l'humanité qui sombre? Dix-neuf siècles déjà se sont accumulés Depuis qu'on t'aime, ô Christ! depuis qu'on te blasphème. On répond par la haine aux voeux qu'un Dieu lui-même, Dans son amour pour nous, pour nous a formulés. Le siècle est-il plus fort que toi, Dieu du calvaire? Son rire étouffe-t-il ta doctrine sévère? Vois-tu donc défaillir tes disciples aimés? «La paix soit avec vous,» dit-tu. La paix qu'est-elle? Chacun la veut, la cherche. En notre âme immortelle Les désirs de la paix par ta main sont semés. Mais quand donc verrons-nous la gloire de ton règne? Veux-tu que l'on espère, ou veux-tu que l'on craigne? Le monde enténébré crut que tu le trompais, Que tu dormais toujours sous la pierre des tombes, Et de tes défenseurs il fit des hécatombes. La mort dans les tourments, était-ce donc la paix? Du levant et du nord, sous d'étranges armures Arrivent des guerriers. Comme des moissons mûres Les peuples sont fauchés partout et sans merci. Des noms suintant le sang déflorent nos annales; La luxure s'acharne aux couches virginales... O doux Galiléen, la paix est-elle ici? Non loin du toit moussu de l'humble prolétaire, S'élèvent des palais. Non loin du coin de terre Que les déshérités arrosent de sueurs, Fleurissent des heureux les jardins fantastiques. La paix habite-t-elle, ô Christ! les fiers portiques, Ou le chaume éclairé par d'avares lueurs? Puis, le savant a dit: La paix, c'est la science; C'est le fruit du labeur et de la patience; C'est l'oeil ardent qui plonge au fond du gouffre noir, Pour y voir se jouer un rayon de lumière; C'est l'esprit qui surprend une cause première, Au problème incompris où se brisait l'espoir. La paix, c'est le regard de la femme qu'on aime, Le tapis de gazon que la rose parsème, Le sein où les désirs montent tumultueux; C'est toute la beauté que nul voile n'opprime; C'est l'être qui se fond dans un baiser sublime, Car la paix, c'est l'amour, dit le voluptueux. La paix, c'est le mépris des biens et des tendresses; C'est le calice amer des pieuses ivresses; C'est le feu qu'on éteint dans une âme qui bout, Le repos de l'esprit dans les régions saintes, Et l'emprisonnement, dans les froides enceintes, De ce corps de péché que l'on traîne partout! La paix, c'est l'existence au milieu des prairies, Parmi les gais oiseaux, sous les branches fleuries, Ou dans les blés dorés, au bord du ruisseau bleu; La paix, c'est la famille où le ciel fait descendre Des anges espérés; c'est l'âtre dont la cendre Couvre, pour les jours froids, un doux rayon de feu. La paix, dit le soldat, c'est, après la victoire, La croix sur la poitrine et le nom dans l'histoire; C'est de reculer loin les bornes d'un état, De pousser une armée, ainsi qu'une avalanche, Sur des peuples surpris. C'est aussi la revanche, Dit le vaincu d'un jour au cruel potentat. La paix, c'est la louange avec son ambroisie; C'est l'éloquence ardente, ou c'est la poésie Qui déroulent leurs flots comme un océan d'or; C'est le soupir du luth ou l'hosanna du cuivre; Le vol des sons divins que l'âme voudrait suivre Jusques aux pieds de Dieu, dans un dernier essor. «La paix soit avec vous!» O Christ né de la Vierge! Ce voeu n'a pas sauvé le monde que submerge, Sous tes regards mourants, un flot d'iniquités! L'homme n'a pas compris ta suave parole. As-tu donc caché trop la divine auréole Qui couronnait ton front quand tu nous as quittés? Les siècles sont à toi, l'humanité commence, Vais-je comme un impie, en un jour de démence, Demander les secrets que garde ta bonté? La paix viendra. Ceux-là la trouveront sans doute, Dont le coeur fort et pur est comme une redoute, Et dont l'esprit est plein de bonne volonté. Car la paix, ce n'est point le repos dans la gloire, La coupe des plaisirs où l'on veut toujours boire, L'ivresse de la force ou de l'austérité; Ce n'est ni l'oraison dans l'église bénie, Ni les secrets de Dieu surpris par le génie, Ni ces biens à la fois, mais c'est la charité. Adieu à l'an qui fuit Bel an qui fuis, adieu! Naguère avec ivresse J'acclamais ton retour, j'écoutais ta promesse. De l'aigle ou du Simoun ta course a la vitesse. Une fleur s'est fanée, et notre froide main La laisse, hélas! tomber sur le bord du chemin Que d'autres, à leur tour, vont parcourir demain. Le monde est-il meilleur et l'amitié, plus forte? A l'homme malheureux que la misère escorte, Le riche avec plaisir ouvre-t-il donc sa porte? La bouche de l'envie est-elle sans venin? Le traître rougit-il de son lâche dessein? La paix est-elle acquise à tout le genre humain? Des princes s'écriaient dans leur orgueil stupide: Nous régnerons sans Dieu. Notre bras intrépide Petit défendre nos droits contre un sujet cupide. Ils ont régné sans Dieu, comme ils se l'étaient dit. Des ennemis du Christ la phalange applaudit. La foi voila son front, et, triste, elle attendit. Et l'esprit de révolte, ainsi qu'un vent d'orage Qui fouette tout à coup les ondes d'un parage, Fit tressaillir les coeurs d'une farouche rage. Car le sujet pensait: Le peuple est souverain. Les rois se disent forts, mais leur pouvoir est vain. Les hommes sont égaux, s'il est un droit divin. De tous les points du ciel viennent de noirs présages. On se moque tout haut de nos pieux usages, Et des plaisirs malsains attirent tous les âges. Sur son axe vieilli l'univers a tremblé; L'audace de l'impie en ces temps a doublé: Et le juste partout dans sa paix est troublé. L'homme ne se croit plus qu'une fange pétrie, Il désire la mort pour son âme flétrie, Et la terre qu'il foule est sa seule patrie. Il se complaît au mal, il boit l'iniquité; Le mensonge l'attire, il hait la vérité; Pour une heure de joie il vend l'éternité. C'est en vain qu'en ces jours les puissants de la terre Recouvrent leurs desseins du voile du mystère, Et cherchent à cacher l'effroi qui les atterre. Le Seigneur tout puissant élèvera la voix, Et leurs projets honteux crouleront à la fois, Comme au souffle du vent les rameaux secs des bois. Au jour de sa justice il vannera le monde; Au loin il jettera toute semence immonde; Il brisera l'espoir où le méchant se fonde. Adieu, bel an qui fuis pour ne plus revenir, Qui fuis comme un torrent que rien ne peut tenir! Adieu, toi qui déjà n'es plus qu'un souvenir! Les dons du Saint-Esprit _(Prière de mes petites-filles)_ Oh! donne-nous avec largesse, Esprit-Saint, tes célestes dons! Et d'abord, nous te demandons, Pour qu'on nous aime, la SAGESSE. Nous en faisons le triste aveu, Notre esprit n'est rien qu'indigence; Daigne combler un autre voeu, En nous donnant L'INTELLIGENCE. Afin que nous connaissions mieux, Nous, jeunes, sans expérience, Notre humble terre et tes grands cieux, Donne-nous aussi la SCIENCE. C'est le matin, c'est le réveil, Et nous allons nous mettre en route... Nous courons des dangers, sans doute, Mais nous implorons ton CONSEIL. Pour qu'on t'adore et te proclame, Dans la paix et l'anxiété, O Saint-Esprit, mets dans notre âme Une suave PIÉTÉ. Nous aurons à craindre l'amorce Des jeux, de l'amour, des plaisirs; Pour que nous domptions nos désirs, Accorde-nous le don de FORCE. Pour que notre âme, en ce bas lieu, Reste toujours soumise et pure, A deux genoux on t'en conjure, Donne-nous la CRAINTE DE DIEU! C'est la vie Nous aimons les dangers des arômes troublants; Nous laissons aux buissons des lambeaux de nos âmes. Par des chemins bénis, par des chemins infâmes, Nous nous en allons tous, ou rapides ou lents. Nous partons au soleil des chaudes matinées, Et la nuit tout à coup enveloppe nos pas. Nous marchons au hasard, sans étoile ou compas, Taillant dans l'imprévu d'étranges destinées. Où vas-tu donc ainsi, grand troupeau des humains? Depuis quels siècles longs tu souffres et tu pleures! Tu crois toujours voir poindre, ô lamentables leurres! Après les jours de deuil, de meilleurs lendemains. Et c'est la vie! Un jour triste après un jour triste, Un espoir qui s'envole après un autre espoir, Un rire quelquefois, comme dans le ciel noir Un éclair. Est-ce donc pour cela qu'on existe? Sous le feu des étés, la neige des hivers, Nous sommes des roseaux qu'un souffle amer secoue. De nos rêves aimés comme le ciel se joue! Et comme nos destins malgré nous sont divers! Si quelqu'un a de l'or pour acheter la gloire, Le pain de chaque jour que nous donne le ciel, Nous le payons aussi. Nos coeurs n'ont pas de fiel. Quelque soit le calice acceptons de le boire. Plus d'un déshérité s'avance chancelant Sur la route funèbre où s'agite la foule; Au fond de la poitrine il faut que l'on refoule Et l'espoir qui nous trompe et le sanglot brûlant, Chez l'homme tout est deuil lorsque le coeur se ferme, Car il faut pardonner et ne trahir jamais. Heureux celui qui dit: J'ai souffert et j'aimais; Au chemin de l'honneur j'ai marché d'un pas ferme. Tentation Oh! quel amour profane M'a soudain enivré! Je crois que je me damne... Secourez-moi, sainte Anne, Sainte Anne de Beaupré! Depuis que je l'ai vue au bord de la fontaine S'asseoir rêveuse, et puis, sur la cime lointaine Fixer son grand oeil noir, Je cherche dans l'espace un lumineux sillage; Mon coeur est agité comme un léger feuillage Par la brise du soir. Depuis que je l'ai vue, à la moisson dernière, Demeurer tout un jour sous les flots de lumière, Dans le champ de blé mûr, Glaner les blonds épis oubliés sur la planche, Aux moissonneurs lassés verser, d'une main blanche, Le cidre frais et pur, Oh! quel amour profane M'a soudain enivré! Je crois que je me damne... Secourez-moi, sainte Anne, Sainte Anne de Beaupré! Depuis que je l'ai vue, à l'ombre d'un grand chêne, Orner coquettement ses longs cheveux d'ébène De l'humble fleur des champs; Depuis que je l'ai vue, innocente et superbe, Dans le calme du soir s'agenouiller sur l'herbe, Pour écouter des chants... Chants de l'onde à la rive ou de l'oiseau sur l'arbre, Mon coeur indifférent, que je croyais de marbre, S'est tout à coup fondu, Et la nuit est en moi. Le bonheur, la souffrance, L'amour et le remords, la crainte et l'espérance, Tout semble confondu. Oh! quel amour profane M'a soudain enivré! Je crois que je me damne... Secourez-moi, sainte Anne, Sainte Anne de Beaupré! Depuis que je l'ai vue, un soir des grosses gerbes, Parmi les cheveux blancs et parmi les imberbes, Pour clore les travaux, Au son du violon s'élancer en cadence, Comme, les jours d'été, le papillon qui danse Dans les effluves chauds, Oh! quel amour profane M'a soudain enivré! Je crois que je me damne... Secourez-moi, sainte Anne, Sainte Anne de Beaupré! Depuis que je l'ai vue écrivant, solitaire, Sur la grève sonore, à l'heure du mystère, Deux noms entrelacés, Et les traçant plus loin, sur des sables arides, Quand le flot qui montait, sous ses baisers humides, Les avait effacés; Mon âme va, nacelle, au gré de chaque brise; Elle est désemparée, et son aile se brise Sous un souffle inconnu. Et je voudrais prier. Le feu court dans mes veines, Et ma bouche se tait. Mes prières sont vaines. Devant Dieu je suis nu! Oh! quel amour profane M'a soudain enivré! Je crois que je me damne... Secourez-moi, sainte Anne, Sainte Anne de Beaupré! Ironie et prière Il est nuit; il fait froid. Sur l'angle des toitures Le vent siffle de plus en plus, Et, sous l'acier poli des rapides voitures, La neige rend des sons aigus. Le poêle plein de feu raisonne comme un cuivre, La lune, de ses réseaux d'or, Fait scintiller au loin le grand linceul de givre. La ville ne dort pas encor. Hâtez-vous, jeunes gens, car l'heure qui s'envole Ne passera plus devant vous. Allez danser au bal, si le bal vous console Mieux qu'une prière à genoux. Allez à vos festins, à vos pompeuses fêtes, Vous dont la paupière est sans pleurs, Pour semer sur vos pas, pour couronner vos têtes, L'automne a réservé des fleurs. Allez! N'arrêtez point au seuil de la chaumière Où gémit un frère indigent. Entrez dans les salons où des flots de lumière Ruissellent des lustres d'argent. Écoutez les propos, les refrains d'allégresse, Les orchestres mélodieux, C'est plus doux que les cris d'une sombre détresse, C'est moins triste ou moins odieux. Et qu'importe après tout qu'un misérable envie Et vos plaisirs et vos honneurs? Qu'importe un malheureux dont la pénible vie N'a ni doux rêves, ni bonheurs? Détournez vos regards et gardez votre joie; Trouvez quelques plaisirs nouveaux. Chantez, riez, dansez, en beaux habits de soie, Sur le couvercle des tombeaux. Vous n'avez jamais vu, tout près de votre porte, La pâle faim venir s'asseoir; Et les ris et les jeux que l'aube vous apporte Ne s'en vont point avec le soir. Jamais, pendant l'hiver, dans l'âtre plein de cendre Le feu n'a cessé d'ondoyer; Jamais pour votre lit Dieu ne vous a fait prendre La pierre de votre foyer. Riches, connaissez-vous le taudis de la ville Où se cache la pauvreté? Avez-vous, en entrant, vu fuir la jeune fille Honteuse de sa nudité? Avez-vous vu l'enfant à la bouche livide Qui ne mange point au réveil? Oh! vous ne savez pas combien il est avide Du pain qu'il voit dans son sommeil! Donnez donc à l'enfant l'obole qu'il réclame, Pour qu'il ne meure pas de faim. Donnez un peu de bois à tout foyer sans flamme, A l'orpheline, un peu de pain. Relevez sans aigreur une femme qui tombe Et le bon Dieu vous bénira; Et puis, si les heureux évitent votre tombe, Le pauvre la visitera. Le cantique du bon pauvre Quand la feuille d'ormeau tapisse la vallée, Que l'enfant ne suit plus la solitaire allée Pour prendre un papillon; Quand les champs sous la faux ont vu tomber leurs gerbes, Que l'insecte prudent trottine sous les herbes, Ou se cache au sillon, Seigneur, j'espère en toi, car l'heure qui s'avance Sur son aile glacée apporte la souffrance Au seuil de l'indigent; Seigneur, j'espère en toi, car sur l'homme qui pleure Tu reposes toujours, de ta sainte demeure, Un regard indulgent. Comme un champ que l'automne a noyé dans sa brume, Mon coeur est en ces jours noyé dans l'amertume, Mon coeur toujours soumis. Après elle traînant sa lamentable escorte, La misère en haillons s'est assise à ma porte, Je suis de ses amis. Que le riche demeure à l'abri des orages; Que la froide saison réserve ses outrages Pour tous ceux qui n'ont rien; Que chaque heure qui vient m'apporte sur son aile Un pénible regret, une angoisse nouvelle, Si Dieu le veut, c'est bien. Celui dont le regard veille sur tous les êtres, Qui nourrit l'araignée au coin de mes fenêtres, Le grillon au foyer, Pourrait-il, en voyant son enfant, sur la terre, Élever vers le ciel un coeur pur et sincère, Ne pas s'apitoyer? Si la vie à mes yeux n'offre guère de charmes, Si je mange mon pain détrempé de mes larmes, Mon âme est dans la paix. Quand à mon crucifix mes regards se suspendent, Des soucis dévorants, des douleurs qui m'attendent Je ne crains plus le faix. Chaque saison qui fuit, chaque nouvelle année Nous disent que bientôt l'on verra, terminée, Notre course en ce lieu. Et le riche et le pauvre attendront, en poussière Le redoutable jour où luira tout entière La justice de Dieu. Un fléau[1] [Note 1: Le fait est vrai. Ma mère, une sainte femme, me l'a plus d'une fois raconté. P. L.] La maison est fermée. Une maison bien vieille. La mousse la verdit maintenant. Une treille Accrochait autrefois ses grappes au lambris; Tout près on voit le four qui n'est plus qu'un débris, Et le puits sans margelle où la haute «brimbale», En tirant l'eau, chantait autant qu'une cigale. Des sillons gazonneux creusent encor le sol; Le jardin désolé conserve un tournesol, Un seul, un peu sauvage, et tout comme un vieux faune, Avec sa tête lourde et sa couronne jaune. * * * Les blés mûrissaient tard. Cependant les épis Mettaient quelques fils d'or dans leurs fauves tapis. La moisson serait bonne. Enfin on pourrait vivre, Si les champs évitaient la morsure du givre. Il s'éveillait encor d'aimables floraisons, Dont le rustique arôme enivrait les maisons. O doux parfums des prés en fleurs! ô tiède brise! Ombre des rameaux, chants d'oiseaux que l'amour grise, Ce que vous étiez là, vous l'êtes en tout lieu: Une aumône du ciel, un sourire de Dieu. A l'approche du soir, un jour, dans les cieux calmes Où s'épanouissaient, comme un faisceau de palmes, Les rayons du soleil, un point se fit obscur. Quelque souffle jaloux, en traversant l'azur, Avait peut-être éteint un foyer de lumière... Bientôt le point devint nuage. La fermière, Pour voir moins le danger, ferma les contrevents. Craignant pour la moisson le rude fouet des vents, Les hommes regardaient la tache grandissante. Ils la virent soudain, d'une lourde descente, Avec un grondement comme celui des mers, Avec dans ses flancs noirs des tons glauques et verts, S'abattre jusqu'au loin dans les blés. Et sans nombre Tomberaient les épis sous cette vague sombre!... Or, la cloche sonna dans le petit clocher, Et vers la vieille église, au pied du grand rocher, Une foule accourut par la côte et la grève. On n'entendait qu'un mot jeté d'une voix brève: --Les sauterelles! Donc, bien sûr, c'était la fin; Elles détruiraient tout et l'on mourrait de faim... Et le fleuve, où luisait le toit blanc de l'église, Poussait de longs sanglots; et l'hirondelle grise De son nid, sous l'auvent, n'osait plus s'approcher... Et la cloche sonnait dans le petit clocher. Dentelle à son surplis et frange à son étole, Le curé sortit. Longs, et comme une auréole, Sur son front soucieux luisaient ses cheveux blancs. Il feuilletait un livre avec des doigts tremblants, Et disait au Seigneur de ferventes prières. Devant lui, sur la route ou le long des bruyères, Un vieux portait la croix, notre saint étendard, Et derrière, un enfant, l'orgueil dans le regard, Portait le bénitier débordant d'eau bénite. Et les autres marchaient deux à deux à sa suite, Songeant à ce que Dieu pouvait leur reprocher... Et la cloche sonnait dans le petit clocher. Quant la procession, suppliante cohorte, Passa chez Paul Murot, Paul était à sa porte. Il salua la croix mais ne la suivit pas. Il n'était pas dévot. Il se disait tout bas Que si le Tout-Puissant chassait les sauterelles, Ses prières, à lui, ne pouvaient rien sur elles, Et que ses champs de blé, d'orge ou de sarrasin, Auraient le même sort que les champs du voisin. Ils se rendirent donc, par la route champêtre, Dans les clos menacés. Sûr de son Dieu, le prêtre Fit pleuvoir, en chantant les versets du psautier, Toutes les gouttes d'eau du large bénitier. Au couchant le soleil brillait. Sanglantes dagues, Ses rayons déchiraient le sein neigeux des vagues; Blanche, s'ouvrait au loin la voile d'un nocher... Et la cloche sonnait dans le petit clocher. Alors on entendit un étrange murmure; On eût dit le frisson d'une épaisse ramure, Quand souffle tout à coup le frileux vent du Nord, Et les épis tremblaient comme les joncs du bord, Quand le flot irrité leur jette son écume. L'air pur se satura d'une odeur de bitume. Quelque chose grouillait partout dans les sillons, Et cela fit bientôt de hideux tourbillons Qui roulaient tout autour, masse glabre, effarée, Vers la grève où montait l'implacable marée. Les insectes maudits, dans un sinistre effort, S'éloignaient de nos champs et volaient à la mort; Ils entraient éperdus dans les replis de l'onde, Et l'onde s'en couvrait comme d'un voile immonde. Le matin, dès l'aurore et dès les premiers chants, De nombreux laboureurs coururent à leurs champs. Tout fleurait bon. Et, pour louer Dieu du prodige, Les épis s'inclinaient humblement sur leur tige, Les oiseaux, tout joyeux, paraissaient se chercher, Et la cloche sonnait dans le petit clocher. La maison est fermée. Une maison bien vieille. La mousse la verdit maintenant. Une treille Accrochait, autrefois, ses grappes au lambris. Tout près on voit le four qui n'est plus qu'un débris, Et le puits sans margelle où la haute «brimbale», En tirant l'eau, chantait autant qu'une cigale. Des sillons gazonneux creusent encor le sol; Le jardin désolé conserve un tournesol, Un seul, un peu sauvage, et tout comme un vieux faune, Avec sa tête lourde et sa couronne jaune. Là jadis, Paul Murot vivait. Dieu s'est vengé, Car le grain qu'on y sème est encore mangé. Pater noster Notre Père des cieux, Dieu grand, je vous adore. Vous avez fécondé l'insondable néant. Vous, l'éternelle vie et l'éternelle aurore, Vous planez glorieux sur le gouffre béant De cette éternité dont l'idée épouvante. Notre savoir est vain. L'âme la plus savante Ne sait pas, ô mon Dieu! louer votre pouvoir. Vous lancez, chaque jour, des soleils dans l'espace, Mais votre main se cache, et l'humanité passe Dieu puissant, sans vous voir. Que votre nom, Seigneur, soit dans toutes les bouches! Qu'il soit sanctifié! Qu'on le dise à genoux! Il éveille l'amour dans les âmes farouches; Au pauvre délaissé qui pleure parmi nous, Il apporte un rayon d'espérance et de joie. C'est l'hosanna béni que notre monde envoie, Dans les roses matins et dans les tièdes soirs, A tous ces mondes d'or qui brillent sur nos têtes, Comme sur nos autels brillent, aux jours de fêtes, Les divins ostensoirs. Dieu, manifestez-vous. Que votre règne arrive! Les peuples ont besoin de justice et de paix. Vaisseaux désemparés, ils vont à la dérive; L'erreur les a couverts de ses brouillards épais. Faites luire sur nous votre vérité sainte; Réveillez en nos coeurs une amoureuse crainte; Que nos fronts prosternés désarment votre main! Régnez dans le palais, régnez dans la chaumière! Que le damné d'hier, plein de votre lumière, Soit le saint de demain! Que votre volonté soit faite sur la terre! Père, qu'elle y soit faite ainsi que dans le ciel! Alors l'homme, plus humble et soumis au mystère, Boira sans murmurer à la coupe de fiel. La charité croîtra dans l'âme des superbes, La bouche n'aura plus de reproches acerbes, L'apôtre portera, de l'aurore au ponant, Aux peuples aveuglés la divine parole, La foi couronnera d'une auguste auréole Le monde rayonnant. Et, puisque tu le veux, notre voix t'en supplie, Donne-nous, ô Dieu bon! le pain de chaque jour. Et pour que notre tâche à tous soit mieux remplie, Bénis nos fronts mouillés. Le ciel est ton séjour, Mais partout ici-bas ton pouvoir se révèle. Dore les lourds épis de la moisson nouvelle, Pour que le laboureur, à l'hiver, n'ait pas faim. Donne à l'ouvrier pauvre, et donne au misérable; Donne à tous, et nos coeurs, ô Maître secourable! Sauront t'aimer sans fin. Pardonnez-nous, Seigneur, nos offenses sans nombre, Comme nous pardonnons le mal qui nous est fait. Vous le voulez ainsi. Votre amour n'a point d'ombre Et la loi du pardon est un divin bienfait. J'ai souffert l'injustice et j'ai caché ma peine, Mon âme révoltée étouffera sa haine, Et je consolerai l'homme dans l'abandon. Celui-là dira-t-il notre Dieu trop sévère, Qui sait comment, un jour descendit du calvaire Le suprême pardon? Sur cette terre étrange où tout homme doit vivre, Il est, vous le savez, plus d'un secret danger: L'amour trouble nos coeurs, la gloire nous enivre, On se plaît en soi-même, on aime à se venger. Tous cherchent le bonheur. La coupe où l'on s'abreuve Devient, en se vidant, le creuset de l'épreuve, Où donc trouver enfin la consolation? Vous nous voyez soumis. Pour qu'on ne désespère, Ne nous induisez point, ô Seigneur, notre Père, Dans la tentation! Délivrez-nous du mal qu'il faut haïr et craindre... Spectre qui nous poursuit, hideux ou séduisant, Qu'on voudrait pourtant fuir, et qu'on tente d'étreindre, Qui nous charme et nous livre au remords trop cuisant! Délivrez-nous du mal...! Des lâches et des traîtres Qui vendent la patrie, ou la traitent en maîtres, De l'oubli des devoirs, du mensonge subtil, Des fléaux de la terre et des fléaux de l'onde, De tout ce qui corrompt ou désole le monde... Ainsi soit-il! Le jour des morts _A mon fils René_ C'est l'automne frileux et c'est l'âpre novembre. Un brouillard gris descend sur la pelouse d'ambre, Et l'homme est triste. Il voit se flétrir près de lui, Les coteaux souriants où le soleil a lui, Et les arbres feuillus où les nids, à l'aurore, Ont chanté. L'homme est triste, et son coeur se déflore De même que le champ mouillé de ses sueurs. Le ciel n'a point d'azur, et de fauves lueurs Glissent de temps en temps dans l'ombre de la nue. La fenêtre s'est close, et, sur la route nue, Dans l'ornière, on entend le râle des essieux. Le malade esseulé demande en vain aux cieux Le rayon de soleil qui réchauffait sa chambre. .................................................. C'est l'automne frileux et c'est l'âpre novembre. On dirait que le monde est un vaste tombeau, Car tout meurt, et le jour de son pâle flambeau N'éclaire que des deuils. Fleurs et feuilles fanées S'en vont on ne sait où, comme vont nos années! Plus de gerbes de flamme au sommet des rochers. Sous le voile du soir pleurent nos blancs clochers. Tout se lamente. Au loin, c'est la vague qui brise, Les affres de l'été qui meurt, la froide bise Qui chasse les oiseaux en morne défilé. Le nid vide ressemble au toit de l'exilé. L'oiseau reviendra-t-il sur la branche flétrie, Et le pauvre exilé, dans sa chère patrie? Nul ne sait, car partout le coeur laisse un lambeau. .................................................. On dirait que le monde est un vaste tombeau. Suivons la foule. Allons, mon fils, au cimetière. Ta créature, ô Dieu! ne meurt pas tout entière; Ton oeuvre est éternelle, et tu ne détruis rien. Quand ton Verbe créa tu dis que c'était bien. Nos corps dans leurs tombeaux se changent en atomes. Ils ne se traînent plus comme de vains fantômes, Mais ils vont, déliés, invisibles, subtils, Ils vont dans l'herbe molle et dans l'or des pistils, Dans l'arbre aux verts rameaux qui nous prête son ombre Dans les fleurs que partout l'été sème sans nombre. Ils germent dans les blés qui couronnent les champs, Et l'oiseau les aspire en modulant ses chants. Ainsi vivra toujours peut-être, la matière. ................................................. Suivons la foule. Allons, mon fils, au cimetière. Quel calme saisissant! Combien dorment ici Qui nous aimaient beaucoup, que nous aimions aussi! Ils ont brisé leur chaîne et c'est la délivrance. Leur plaisir est fini, finie est leur souffrance! Fini le rêve aimé qui dorait l'avenir! Finis l'ivresse folle et l'amer souvenir! Ils vinrent en ces lieux, sur les feuilles jaunies, Voir les tombeaux fermés après les agonies. Ils lurent quelques noms, prièrent à genoux, Songèrent un instant sans doute, comme nous, A la fragilité de toute vie humaine! O jour de deuil sacré que chaque automne amène, Tu le proclames haut, la mort est sans merci! .............................................. Quel calme saisissant! Combien dorment ici! Prions pour tous. Qui sait où trouver l'innocence? Attend-elle son juge en la magnificence, Sous ce marbre orgueilleux qu'on entoure là-bas, Ou dans le dénûment, loin du bruit de nos pas, Sous l'humble croix sans nom? Qui sait? Prions quand même La prière souvent détourne l'anathème. Prions pour l'ouvrier qui maudit son labeur; Prions pour le bourgeois qui trouva son bonheur Dans les vins de la table ou les baisers d'alcôve; Pour celui qu'éblouit le reflet de l'or fauve; Pour celui qui ferma son aile à tout essor; Pour la vieillesse lente à se soumettre au sort, La jeunesse fauchée en son efflorescence. ................................................. Prions pour tous. Qui sait où trouver l'innocence? Quand l'astre où nous vivons sera frappé de mort, Quand il se brisera comme un verre que mord La tenaille d'acier dans une main grossière; Quand il ne sera plus, mon Dieu, qu'une poussière, Et qu'il aura quitté le glorieux chemin Qu'à l'aurore des temps lui traça votre main, L'homme reparaîtra. Vous voulez qu'il renaisse. Vous le revêtirez d'une chaste jeunesse, Que votre éternité ne saurait point flétrir. La terre qui servit, hommes, à vous pétrir, Par le souffle divin sera glorifiée. Notre âme gémissante en vous s'est confiée, Ne la rejetez point loin de vous, ô Dieu fort! ............................................. Quand l'astre où nous vivons sera frappé de mort. Où vont, en nous quittant, les âmes que l'on pleure? Quel guide les conduit, Dieu grand? Quelle demeure Peut enchaîner leur vol dans les champs infinis? Viennent-elles parfois à leurs tombeaux bénis, Voir ce qui reste encore de leur forme première? Vont-elles écouter, de chaumière en chaumière, Les prières que font pour elles les vivants? O cimetière saint, sous tes sables mouvants L'ange ému voit germer la vie et l'espérance! O cimetière saint, j'en garde l'assurance, Un jour la voix de Dieu secouera ton sommeil! Au-delà de tes croix je vois luire un soleil, Est-ce l'éternité dont un rayon m'effleure? .................................................... Où vont, en nous quittant, les âmes que l'on pleure? Les couronnes Il neigeait. On eut dit un grand vol d'ailes blanches. Le vent chantait un hymne au toit de l'indigent, Et les flocons légers, qui jouaient dans les branches, Mettaient aux fauves bois des couronnes d'argent. Le brouillard tourbillonne avec un bruit de meule. Il s'enfuit. Le soleil tresse, de ses rayons, Des couronnes de gemme au manteau de l'éteule, Au blanc voile des prés, au front nu des sillons. Et, drapé fièrement de dentelles de glace, Le ruisseau court là-bas, à travers les cailloux. S'il s'arrête ou se creuse, on dirait qu'il enlace Des couronnes d'onyx au fond de ses remous. Le soleil glisse lent vers l'ombre où tout se noie. Dans l'immense foyer meurt l'immense tison. Mais son dernier reflet jusqu'aux cimes flamboie, Et des monts radieux couronnent l'horizon. Et voilà qu'au ponant de flammes, des nuages Qu'effleurent les rayons de l'astre qui s'endort, Partent tout glorieux pour de pieux voyages, Avec le manteau pourpre et la couronne d'or. Ils vont vers les clochers où l'airain carillonne; Ils vont à l'humble crèche où descend tout le ciel. Dans les voiles du soir l'étoile papillonne; La terre entière chante. Ils vont... Car c'est Noël. Dans le temple rustique et sous les vastes dômes Retentit l'hosanna. Le peuple est prosterné. Des cassolettes d'or qui brûlent, les arômes En couronnes d'azur montent vers l'Incarné. Et l'Enfant-Dieu sourit aux visions divines... Mais soudain son oeil doux est devenu rêveur. Voit-il, dans le lointain, la couronne d'épines Que la haine mettra sur son front de Sauveur? La voie, la vérité, la vie LA VOIE L'homme n'est qu'un passant sur la terre qu'il aime; Ses larmes font germer le sol ingrat qu'il sème, Et toujours il espère un meilleur lendemain. Phare divin, la foi lui montre le chemin Qui va de son exil à la Cité Céleste. Humble, il regarde et marche; orgueilleux, il proteste. Il veut prendre, dit-il, plus libre ou plus adroit, Pour atteindre le ciel un chemin moins étroit. L'incrédule s'égare en la nuit du mystère; Il ne voit rien. Il croit qu'il est fait pour la terre, Que le monde est son bien, qu'on ne vit qu'une fois. Pourtant, autour de lui, maintes dolentes voix Appellent ardemment l'heure des délivrances, Et demandent pourquoi la vie et les souffrances. Il reste sourd. Pour lui, nul Sauveur n'est venu, Et le rachat de l'homme est un mythe ingénu. Et sous tous les climats, et dans tous les royaumes, Trônant dans les palais, ou rampant sous les chaumes On voit des coeurs fanés et des âmes en fleurs. Le superbe triomphe et l'humble est dans les pleurs. Mais quel front a le droit de se nimber de gloire? Et quel oeil scrutera les secrets de l'histoire? L'homme n'est pas le maître. Il ferme en vain les yeux Pour éteindre, en son rêve, et l'enfer et les cieux. Nos aïeux, par le Christ, vers la forêt profonde Jadis furent guidés.... Leur empire se fonde Au rythme de la hache, au grincement du soc, Et leur ardente foi repose sur le roc. Bardes mélodieux des bosquets, des prairies, Feuillages qui flottez comme des draperies, Pleurs dont les baumes purs n'ont pas été souillés, Arbrisseaux gris de sève et vieux troncs dépouillés, Chantez le nom du Christ que ma patrie adore! Bénis soient le réveil du travail à l'aurore! La vagabonde nef du hardi batelier! La berçante chanson du toit hospitalier! Le baiser du départ et le repos sous l'herbe! A l'automne, le pauvre emporte aussi sa gerbe, Quand même en son labour les blés n'ont pas germé, Car le coeur du chrétien ne s'est jamais fermé. Sans honte notre terre est croyante et soumise. Elle est, aux temps nouveaux, une terre promise D'où monte un chant d'amour, où descend le pardon. Elle a sa gloire et ses martyrs. Dieu trouva bon, Pour faire de son peuple un peuple à l'âme neuve, De le passer d'abord au creuset de l'épreuve. Et nous avons souffert, et nous avons lutté. Les revers et la peur n'ont jamais rebuté De nos vieux paysans la foi, ni le courage, Et nous avons pleuré de douleur et de rage, Lorsque le drapeau blanc emporta dans ses plis La vieille France aimée. Oh! les faits accomplis,-- Triomphes de l'orgueil et sommeil des vengeances,-- Ils nous ont vus subir d'amères exigences. Mais alors c'est sur Dieu que nous avons compté! Notre espoir est encore en ce Dieu de bonté, Et nul maître jamais, ceci qu'on le retienne, Ne pourra l'arracher de notre âme chrétienne! Et qu'on ne dise pas que c'est témérité: Cet espoir nous l'avons des aïeux hérité. Brebis qui vous perdez sur des sentiers perfides, Voyageurs imprudents qui dédaignez les guides, Pêcheurs qui ne savez où jeter vos filets, Esprits dont les desseins sont comme des stylets, Âmes douces, coeurs bons qu'attend le traître piège, Jeune à l'oeil rayonnant et vieux au front de neige, Enfants des bois, enfants des champs et des cités, Vous cherchez le chemin du bonheur... Écoutez, Et vos coeurs pleins d'ennuis vont s'ouvrir à la joie. Écoutez, le Christ parle. Il dit: «Je suis la Voie.» LA VÉRITÉ O philosophes vains qui dédaignez la foi, Dix-neuf siècles déjà, pour lumière et pour loi, Ont du Christ accepté la divine parole, Et vous cherchez toujours, avec une ardeur folle, A griser les humains d'une coupe sans fiel, Et d'une vérité qui n'aurait rien du ciel! Oui, pendant que je peine ou pendant que je prie, Croasse le sarcasme. Une infâme voix crie: --La vérité, c'est moi!... Moi, qui suis le plaisir, Et qui réveille en l'âme un éternel désir. La vérité, c'est moi!... Moi, qui suis la science, Et montre le néant de toute conscience; C'est moi qui ne sais rien et ne peux rien savoir, Et n'aime pas un Dieu que je ne saurais voir! C'est l'homme émancipé, qui n'est pas fait d'argile, Et croit à son journal plutôt qu'à l'Évangile! C'est le drame troublant où l'on aime, où l'on rit, Où l'on couvre de fleurs la vertu qui périt!... La vérité, c'est Dieu devenu hors de mode, Et dont la majesté ne plaît, ni n'incommode! La voix qui crie ainsi, c'est la voix de l'orgueil Qui ne croit qu'en lui-même, et sombre sur l'écueil; C'est la voix de l'impur, c'est la voix de l'impie, Qui menacent le ciel parce que l'homme expie. Elle ment. Elle appelle, hélas! ces jours mauvais Où l'ennemi du Christ fait le guet aux chevets, Pour que n'échappe point l'apostat qui s'effare; Où le mal que l'on fait jamais ne se répare; Où le naïf s'attache à l'imposteur qui dit Que sans maître on est libre, et sans culte on grandit; Où l'apôtre du siècle entre encor dans l'Église, Et jongle avec le doute où son âme s'enlise. Et devons-nous pleurer sur le temple détruit? De ton labeur, ô Christ! serait-ce là le fruit? Arme ton bras du fouet. De la divine enceinte Chasse l'âpre vendeur et la probité feinte... Mais pourquoi se hâter? Dieu bon, tu le promets, Les portes de l'enfer ne prévaudront jamais. Des hommes valeureux, ou marqués du génie, Ont pu sauver parfois un peuple à l'agonie, Lui rendre le courage et la prospérité; Jamais ils n'ont changé sa haine en charité. La vérité n'a point fleuri sur leur rivage. Mais Jésus vient briser les fers de l'esclavage, Et délivrer l'esprit de ses voiles épais. L'homme devient son frère; Il lui lègue la paix. Il confie à ses soins la divine semence, Et l'histoire du monde avec lui recommence. La vérité qu'on cherche et que souvent l'on fuit, C'est un rayon de Dieu qui rose notre nuit. Invincibles témoins, Martyrs des catacombes, Vous êtes morts pour elle. Et, du fond de vos tombes, Sauvant l'humanité d'un sanglant cauchemar, Vous avez détrôné le mensonge et César, Le mensonge flatteur qui n'éclaire personne, Et César toujours lent quand l'appel de Dieu sonne. Vous avez de Baal renversé les autels; Et sur Rome, l'orgueil et l'effroi des mortels, Vous avez arboré, comme un signe de gloire, La croix qui depuis lors nous mène à la victoire. Tous les peuples, Jésus, verront tes envoyés... Hommes, levez vos fronts par la honte ployés! Tressaillez d'allégresse à la bonne nouvelle! Moissonneur d'âmes, va, porte à Dieu ta javelle! Comme un soleil ardent ton sang l'a fait mûrir; Tu sais, comme ton Maître, aimer jusqu'à mourir! Ton oeuvre, doux Sauveur! n'est pas celle de l'homme; Ta force vient du ciel, et c'est Dieu qu'on te nomme. Comment donc ne pas croire à ton autorité, Quand tu dis à l'erreur: «Je suis la Vérité.» LA VIE O Christ! dont la doctrine a jeté sur le monde La suprême clarté qui désormais l'inonde, Tu dis, le dernier soir, lorsque tout va finir, Que le pain de froment que tu viens de bénir, C'est ton corps adorable!... Et tu veux qu'on le mange! Et tu dis que le vin, merveilleuse vendange Que nous présente aussi ton adorable main, C'est le sang que pour nous tu verseras demain. Dans quel étonnement ce mystère nous plonge! Mais si Jésus est Dieu, rien en Lui n'est mensonge. Oh! n'allez pas, Chrétiens, tels les juifs inhumains, Prendre pour le frapper la pierre des chemins! Jésus est Dieu. Jamais, ô Divinité sainte! Le doute ne retient, dans sa cruelle étreinte, Le mortel anxieux qui tombe à tes genoux... Oui, lorsque ta bonté se manifeste à nous, En mûrissant le grain qui nourrit nos familles, En donnant la verdure et les nids aux charmilles; Oui, quand j'entends l'oiseau te chanter au réveil, Quand je vois se lever ton radieux soleil, Quand je dis que ta main lance ou retient la foudre, Façonne l'astre d'or ou le réduit en poudre, Je sens de mon néant l'étrange profondeur, Et je devine un peu ta force et ta splendeur; Mais je courbe la tête, ô Christ! devant l'Hostie; J'adore, et ma pensée est comme anéantie! Et qui donc comprendra ton amour, ô Sauveur! Alors qu'après la croix qui sauve le pécheur, Jusqu'à la fin des temps, dans un mystère auguste, Tu veux être le pain qui nourrira le juste? Qui donc le comprendra?... Que m'importe? Je crois... Le mystère au chrétien ne cause point d'effrois. O vierges dont les pieds n'ont pas touché la fange, Menez à Jésus-Christ votre blanche phalange! A genoux quand il passe, honnêtes travailleurs, Qu'il soit béni chez vous, s'il est maudit ailleurs! Son amour est si pur, sa doctrine est si belle, Que seul un insensé peut s'y montrer rebelle. Aux autres soyons doux, mais à nous-mêmes, durs, Il le veut. Que nos coeurs fleurent les baumes purs! Des lâchetés du siècle et de tous ses scandales, Devant le tabernacle, à genoux sur les dalles, Demandons le pardon. Dans le Christ adoré Le monde, de nouveau, sera régénéré. La peur de la souffrance et l'orgueil des écoles, Le temple de l'amour et ses vaines idoles, Le rêve d'être libre, et de ne plus avoir Le poids lourd des regrets, ni le joug du devoir, Entraînaient le chrétien, hélas! à sa ruine. L'indifférence, ainsi qu'un voile de bruine, Lui cachait Dieu. Sans peur, sans joie et sans remords, Il allait à son tour dormir parmi les morts. Mais soudain retentit la grande voix de Rome... Elle n'insulte pas aux faiblesses de l'homme; Elle n'outrage point les tribunaux pervers Qui jettent l'innocence et la foi dans les fers; Elle invite au banquet du Père de famille, Les chrétiens de partout... car l'affamé fourmille. Qu'ils viennent tous. Pour prix de leurs nobles efforts, Le pain qu'ils mangeront les rendra doux et forts. Et quel réveil! La vie au soleil tourbillonne, L'encens monte des bois, le clocher carillonne!... Dans les chaumes d'opale et sur les noirs labours, O les doux bercements des ailes de velours! Les corsages d'azur! le feu des pierreries! Vous aimez, vous chantez, séculaires prairies! Est-ce fête dans l'herbe? Est-ce fête aux clochers? Les mousses, les lichens étoilent les rochers, La source fait pleuvoir des gerbes radieuses, Et les rieurs de ses bords, en des poses pieuses, Écoutent, tour à tour, son cantique nouveau; Car la source module, ainsi que le roseau, Ainsi que le grand chêne, et la mer et la brise, Un chant mystique et doux qui nous berce et nous grise. Et dans l'air diaphane, au-dessus des prés verts, Des vols de neige et d'or tombent des cieux ouverts. Sous les rayonnements de ces divines ailes, Par les chemins connus, des groupes de fidèles: Vieux coeurs dont le réveil est déjà bien lointain, Enfants dont l'oeil s'emplit de l'éclat du matin, Jeunes gens au coeur pur, mères, candides vierges, Accourent à l'église où s'allument les cierges... Et le Christ va sourire à ces pieux essaims. Ouvrez-vous! ouvrez-vous, ô sanctuaires saints! Cloches, sonnez! Sonnez les divines agapes! Des anges sont venus. Tantôt, des blanches nappes Ils iront recueillir, avec un soin jaloux, Les miettes pour le ciel. O Chrétiens, hâtez-vous! C'est au festin d'amour que Jésus vous convie! Il vous dit, suppliant: «Venez, je suis la Vie.» TABLE DES MATIÈRES Au lecteur. AU CHAMP DE LA FANTAISIE Le retour. Le réveil aux champs. Mes vieux pins. Souffle printanier. Le retour aux champs. Rayon lointain. La fenaison. Les «brayeurs». Chez nous. A la «braierie». Dulcia linquimus arva. Hommage à la reine Victoria. Épître à l'Hon. Mercier. J'ai vu. Par droit chemin. Épître à Benjamin Suite. Si tu pouvais parler. Folle. Au petit oiseau voyageur. Les derniers seront les premiers. A une jeune amie. A une jeune femme. La débâcle. Les mondes. Irenna la Huronne. AU CHAMP DE LA FOI Agar et Ismaël. Bethléem. La mort du Christ. Le Calvaire. Les Rameaux. Alléluia. Le brouillard. Au laboureur. Nos trois cloches. Le bouquet. Vision. Nuit de Noël. L'âme chrétienne. L'église des Hurons. Pax. Adieu à l'an qui fuit. Les dons du Saint-Esprit. C'est la vie. Tentation. Ironie et prière. Le cantique du bon pauvre. Un fléau. Pater noster. Le jour des morts. Les couronnes. La voie, la vérité, la vie. IMPRIMERIE DU MESSAGER, MONTRÉAL [Fin du recueil de poèmes _Les Épis -- Poésies fugitives et petits poèmes_ par Pamphile Le May]