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Titre: Le Curé médecin
Auteur: Legouvé, Ernest (1807-1903)
Date de la première publication: 1843
Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: Revue L'Illustration, livraisons des 4 et 11 mars 1843
Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 14 août 2010
Date de la dernière mise à jour: 14 août 2010
Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 594




Le Curé médecin.

[Extrait de la Revue L'ILLUSTRATION, livraisons des 4 et 11 mars 1843.]

Par

Ernest Legouvé.



Il y a quelques années, je passais dans un petit village de la Bretagne; j'étais seul et à pied, c'était un dimanche; l'horloge de l'église sonnait midi, les cloches annonçaient la fin du service, et je me trouvais sur la petite place en face même du porche; la porte ouverte laissait voir les cierges allumés, le prêtre à l'autel et les paysans à genoux: Dieu est l'hôte naturel du voyageur fatigué; j'entrai. Au moment même, le prêtre qui officiait, et dont je n'avais vu d'abord que les cheveux blancs, se retourne vers les assistants, et me montre une belle figure d'octogénaire; il semblait ému, et dit d'une voix légèrement troublée:

«Mes amis, il y a aujourd'hui cinquante ans que j'ai été ordonné prêtre; je dirai la messe demain pour remercier Dieu de m'avoir si long-temps gardé à son service; si vous pouvez y venir tous, venez, vous me ferez plaisir. Après la messe, on distribuera chez moi du pain blanc toute la journée aux pauvres qui se présenteront.»

Étais-je disposé à l'attendrissement par une solitude de quelques semaines? je ne sais, mais l'imprévu de cette allocution, l'âge de ce curé, l'accent de sa voix, me causèrent une émotion assez vive: ce qui m'entourait vint y ajouter encore; un murmure réprimé par la sainteté du lieu, mais rendu plus touchant par la contrainte même, sortit de toutes les bouches; il s'échangea, entre ce vieillard et cette population, des regards d'enfants et de père..., et je me promis bien de rester jusqu'à la cérémonie du lendemain.

Après l'office, mêlé aux paysans qui sortaient, j'appris que ce prêtre avait quatre-vingt-deux ans; que, né à Nantes d'une famille riche, et porté par elle vers les plus hauts honneurs ecclésiastiques, il n'avait voulu être que curé de village, curé de ce village, parce qu'il n'en connaissait ni de plus pauvre ni de plus petit, et que sa fortune pourrait suffire à tous les habitants. Il était là depuis cinquante ans, et, depuis cinquante ans, pas une larme qu'il n'eût essuyée, pas une joie qu'il n'eût consacrée, pas un seul auquel il n'eût dit courage ou bien tant mieux; c'est lui qui avait enseveli les aïeux, élevé les pères, reçu les enfants; toutes les portes qui mènent à Dieu, depuis le baptême jusqu'à l'extrême onction, c'est lui qui les leur avait ouvertes. Il n'était pas le curé, il était l'aïeul de cette population.

Ce fut donc pour moi une joie sincère, quand, le soir, me promenant sur la place, je vis cet homme vénérable, qui avait appris que j'étais voyageur, s'approcher de moi en m'offrant l'hospitalité. Dormir sous ce toit qui avait abrité tant de vertueuses pensées, me semblait une bonne préparation pour la journée du lendemain, et j'attendis avec impatience cette cérémonie, dont le nom même, que je venais d'apprendre, excitait ma curiosité; ce nom, en effet, est plein de charme, et cette fête est une des plus naïves et des plus poétiques de la religion chrétienne. Pour peindre tout ce qu'il y a de tendre et d'intime dans l'union de l'homme avec la Divinité, l'Église a emprunté leur langage aux affections humaines: le prêtre est l'époux, l'Église est l'épouse; et lorsque cinquante ans se sont écoulés dans cette union céleste, chose bien rare, quoiqu'un seul des époux puisse mourir, la religion a sa fête de réjouissance comme le monde, elle célèbre la cinquantaine, et cette cinquantaine s'appelle le mariage du curé.

Le lendemain donc, dès le matin, j'entendis frapper au presbytère, et je vis entrer d'abord cinq ou six prêtres des villages environnants, puis des paysans chargés de fleurs. Le vieux curé était dans sa chambre et les attendait; ils y montèrent, j'y montai avec eux; nous le trouvâmes assis sur un fauteuil en bois de chêne, sa belle chevelure disposée avec soin, son visage tout brillant d'une saine fraîcheur, son corps couvert d'un vêtement noir, réservé pour ce jour. Il nous accueillit par un signe de tête, et les paysans ayant, selon l'usage, parsemé toute la chambre de branches fleuries, la cérémonie de la parure commença. C'était l'image fidèle des mariages humains, et tout ce qui se passe de délicat, de gracieux, autour des jeunes fiancés, transporté ainsi dans cette austère union et auprès de cette vieillesse vénérable, tirait un charme infini de ce désaccord même. Les six prêtres figuraient les assistants du mariage; comme ceux-ci, ils portaient le costume des fiançailles: une étole blanche, une chasuble blanche aussi, un surplis nouveau; ils s'approchèrent du vieillard, qui se leva, et se mirent en devoir de l'habiller; l'un prit la chape, l'autre prit le surplis, et lui, souriant avec des larmes dans les yeux, il les laissait faire, se prêtant naïvement à tous ces apprêts, et donnant à ce spectacle, qui fera sourire peut-être, lui donnant un caractère touchant par sa candeur octogénaire.

Cependant, tandis que ceci se passait dans la maison de l'époux, on préparait et on parait aussi la fiancée.... l'église. Dès le matin, les habitants l'avaient habillée de blanc pour ainsi dire; des draps semés de fleurs couvraient les murs; les parois intérieures, l'autel, le clocher même, étaient entourés de guirlandes; de l'église jusqu'au presbytère s'étendait un chemin tout jonché de branches d'ébéniers et de lilas, et de chaque côté de cette voie, s'échelonnant sur les divers plans du terrain et rouvrant la place entière, toute la population du village, toute en habit de fête, toute les yeux fixés sur la demeure du curé; les malades mêmes s'y étaient fait transporter, et, comme sur le passage des apôtres, on voyait là des paralytiques, des aveugles, des mourants, que n'y amenait cependant pas l'espoir de la guérison. Tout étant prêt, et la cloche de l'église ayant donné le signal, le vieillard quitta la maison nuptiale, les prêtres se rangèrent autour de lui, et au milieu de ce saint cortège, il traversa la petite prairie qui menait au village, d'un pas sûr, et chantant d'une voix ferme les saints cantiques. Il se croyait maître de lui-même; mais quand, au détour du sentier, il vit tout à coup la place si remplie.... quand il vit tout cet aspect de fête, quand il a aperçut cette petite église, seul but de tous ses pas depuis cinquante ans, où il avait tant prié, tant espéré, tant aimé Dieu et les hommes, et qui, elle aussi, s'était embellie pour le recevoir, son coeur se troubla, ses jambes fléchirent, et il arriva déjà ému à l'église. L'office commença.... c'était une messe d'actions de grâces.... et la sainte gravité du rituel, la présence de son Dieu, commençaient à raffermir son âme..., quand soudain, au moment du O Sulutaris, lorsque tout faisait silence.... soudain, dis-je, d'un des bas-côtés de l'église qui formait une sorte de chapelle... partit, s'élança un choeur de voix qui avaient toute la pureté des voix célestes et toute l'émotion des voix humaines; le vieux prêtre se retourna vivement; ce chant n'était pas celui de l'office, ce chant lui était inconnu.... Il fixe ses regards sur l'enfoncement un peu sombre.... debout, vêtues de robes blanches, huit jeunes filles chantaient; il les regarde, c'étaient de nobles demoiselles des châteaux environnants, qui étaient venues, quelques-unes de deux lieues, pour ce jour, avaient appris un chant composé à dessein pour cette cérémonie, et venaient offrir au vieillard qui les dirigeait ce qu'elles avaient de plus pur, leurs voix de dix-huit ans.... Ce fut le dernier coup: ébranlé déjà par tant d'émotions réprimées, frappé par cette joie imprévue, l'octogénaire perdit sa force sur lui-même; il chercha de la main le fauteuil placé près de l'autel, s'y laissa tomber.... et ses mains ayant couvert son visage, ses larmes s'échappèrent avec force. On interrompit le service; il ne pouvait le continuer; à quatre-vingts ans le bonheur est une fatigue et quelquefois un danger; on le porta dans la sacristie, et l'on fit écouler de l'église la population attristée et inquiète. Pendant les premiers moments, il fut agité d'un tremblement qui nous faisait peur, mais, peu à peu, de bons soins et de douces paroles l'ayant calmé, il demanda qu'on lui laissât prendre un peu de repos. Les ecclésiastiques sortirent pour aller porter de ses nouvelles aux habitants qui se pressaient à la porte de l'église, et il ne resta que moi auprès de lui.

Un magnifique soleil de juin éclairait la campagne, il me fit ouvrir la fenêtre.... s'assit en face, et bientôt je vis ses paupières se fermer, sa tête s'abaissa, et un sommeil pur comme son âme, profond comme le silence qui nous entourait, descendit sur lui.

Alors se passa une de ces scènes que l'on voit, que l'on sent, mais que l'on ne décrit pas plus qu'on ne les oublie.

La sacristie avait une porte et une fenêtre donnant toutes deux sur une verte prairie qui descendait, par une pente douce, jusqu'à un large ruisseau d'eau vive; j'avais ouvert la porte et je m'étais mis sur le seuil, regardant la prairie, et gardant le vieillard. Après quelques instants écoulés, je vois poindre, au bas de la pente, deux jeunes filles qui avaient traversé le ruisseau sur une planche, espérant savoir si leur vieil ami se trouvait mieux; je leur fis signe qu'il reposait, et de s'éloigner; mais alors, derrière ces deux soeurs, arrivèrent trois jeunes femmes pressées de la même inquiétude, puis des jeunes gens, puis des vieillards... tous s'approchant pas à pas, et promettant le silence par leurs gestes. Je les maintenais à quelque distance...; «Il dort, mes amis, il dort.--Nous ne le réveillerons pas, laissez-nous approcher de la fenêtre... permettez-nous de le voir dormir...» J'accordai la fenêtre; et voilà tous ces visages qui se collent au grillage de la croisée, toutes ces têtes qui s'échelonnent les unes au-dessus des autres, toutes immobiles, silencieuses, ne vivant que pour regarder. De nouveaux venus étaient arrivés, qui avaient autant de titres que les premiers (ils l'aimaient), il fallut céder aussi le seuil de la porte; je me mis en dedans au lieu d'être en dehors, et l'embrasure se remplit comme la croisée. Cependant la foule augmentait par derrière, et pressait ceux qui étaient devant; une des plus avancées franchit le seuil et vient se coller à côté de moi, contre la muraille: «Vous ne m'attendiez pas, me dit-elle tout bas...» Bientôt une seconde suit qui fait reculer la première, puis une troisième, puis peu à peu se glissa le long des parois toute une rangée de jeunes filles qui se faisaient bien minces pour laisser plus d'intervalle entre elles et lui. Un second cercle s'ajouta bientôt au premier; le vieillard dormait toujours, et une de ses mains pendait le long du fauteuil; la chaleur avait donné à ses joues un coloris plus vif; sur son front presque chauve s'élevaient de légères gouttelettes de sueur qui brillaient dans ses rares cheveux blancs; un sourire de bonheur errait sur ses lèvres comme s'il eût revu la cérémonie du matin. A ce moment, poussée par un besoin irrésistible de respect et de tendresse, la jeune fille qui était la plus proche de lui met un genou en terre; ce mouvement se communique à tous les assistants, et en une seconde, tous ces fronts s'abaissèrent, tous ces genoux se plièrent lentement en silence, et formèrent autour du vieillard un cercle d'enfants inclinés et appelant sa bénédiction... S'éleva-t-il alors quelque bruit qui arriva jusqu'à son oreille? s'échappa-t-il de toutes ces âmes qui volaient vers la sienne une émanation, un souffle, je ne sais quoi d'insaisissable qui alla le trouver jusqu'au sein du sommeil?... qui peut le dire? Mais à cet instant, un soupir sortit de sa poitrine, sa respiration qui était un peu hâtée se ralentit; ses lèvres entr'ouvertes s'agitèrent, et peu à peu, soulevant le poids qui les oppressait, ses yeux s'ouvrirent lentement. Oh! que fut ce premier regard jeté autour de lui? Étonné, stupéfait, il ne comprenait pas; il n'osait pas remuer; il croyait rêver encore! Enfin, ses idées se rassemblent; il s'appuie sur les bras de son fauteuil, et se lève. Un rayon de soleil, qui traverse alors la fenêtre, tombe sur lui et l'enveloppe tout entier d'une lumière qui semblait divine; ses mains tremblantes se dressèrent au-dessus de toutes ces têtes penchées, et retombèrent bientôt sur elles avec sa bénédiction et ses larmes.... Sa vie avait sa récompense.

On ne voulut pas qu'il retournât dans sa maison, on l'y porta, et tout le jour se passa dans des plaisirs que créa sa générosité et que sanctifia sa présence. Le soir venu, la fête terminée, nous rentrâmes au presbytère avec mon brave curé, et j'étais assis devant la fenêtre ouverte, regardant la nuit toute brillante d'étoiles, livré aux émotions nouvelles pour moi de cette journée..., et me taisant, quand il s'approcha de moi et il dit, en me frappant sur l'épaule: A quoi donc pensez-vous, mon jeune hôte?--Je pensais, lui dis-je, à votre vie, qui s'est écoulée comme cette lune s'avance dans le ciel, calme, pure, sans un souffle de vent, sans un nuage.

--Sans un nuage! sans un nuage! me dit-il en souriant; si ma vie est un astre, c'est un astre qui s'est bien obscurci un moment.

--Comment cela? Vous n'êtes jamais sorti de ce village.

--J'en suis sorti pendant trois mois; et dans ces trois mois, j'ai été médecin... célèbre... et guillotiné.

--Guillotiné!

--Du moins à ce que prétend plus d'un brave homme à Nantes: je ne le crois pas tout-à-fait, malgré cela; mais ils le soutiennent.

--Racontez-moi cette histoire.

--Je le veux bien, mon jeune ami. Et si jamais vous la racontez à votre tour, vous pouvez l'intituler le Médecin malgré lui. Je commence:

Pendant la Terreur, je fus dénoncé au tribunal révolutionnaire, et des soldats vinrent jusqu'ici pour me prendre; mais averti par mes chers paysans et même défendu par eux, j'eus le temps de m'enfuir. J'arrive à Nantes; on m'avait indiqué une maison cachée dans un faubourg de cette ville, à la porte de la campagne, et habitée par une pauvre jeune femme, mère de deux enfants. J'y prends une petite chambre, et, pour éviter même le soupçon du mystère, j'écrivis au-dessus de ma porte. Aubry, médecin. Un de mes amis m'avait prêté un diplôme. Mon étiquette me semblait une carte de sûreté, et je m'endormis tranquille: je comptais sans les clients.

Un matin, j'étais enfermé avec l'Imitation de Jésus-Christ, quand j'entendis frapper à ma porte: on ouvre, on entre; c'était la veuve qui habitait ma maison, pauvre femme, jeune encore; son aspect m'avait déjà frappé et attendri; pâle, maigre, on lisait la destruction sur son visage, et quand, assise entre ses deux petits enfants, elle les regardait, des larmes si douloureuses lui remplissaient les yeux, qu'on ne pouvait retenir les siennes. «Que voulez-vous, chère madame?» lui dis-je avec affection et en lui offrant un siège. Mais, elle, le repoussant et se jetant à mes genoux avec des sanglots: «Sauvez-moi! monsieur, s'écria-t-elle; vous êtes médecin, je l'ai lu sur cette carte; vous êtes bon, je le lis sur votre visage... Vous me sauverez!...» Je veux l'interrompre; mais comment arrêter un malheureux qui parle de ses maux? Et voilà la pauvre femme qui, moitié pleurant, moitié parlant, me raconte qu'elle est malade depuis quatre années, qu'elle a deux enfants, qu'elle a essayé de mille remèdes sans succès, qu'elle se sent dépérir, et que cependant il faut qu'elle vive, qu'elle le veut, qu'elle le doit; et là-dessus de se jeter à mes pieds de nouveau en s'écriant: «Sauvez-moi!» Jugez de ma perplexité; j'étais ému, troublé par mille sentiments contraires, par mille devoirs opposés. Accepter ce titre de médecin, c'était mentir, non plus tacitement, non plus sur ma porte, mais mentir par mes paroles, mentir par mes actions. D'un autre côté, lui avouer que je n'étais pas médecin, c'était livrer mon secret à une foi inconnue, qu'on tenterait, qu'on effraierait peut-être; c'était exposer ma vie; mais si je ne la détrompais pas, il fallait la soigner, et comment le faire? Je n'avais aucune connaissance en médecine, pas même celles que possèdent d'ordinaire tous les curés de village. Allais-je donc me jouer avec ces mystères terribles de la maladie et de la guérison, employer homicidement peut-être les secrets de la nature, perdre cette femme enfin pour me sauver? Bouleversé par tant de réflexions contraires, j'allais lui révéler tout, et je me levais déjà pour parler; mais elle, lisant d'avance mon refus sur mon visage: Taisez-vous! taisez-vous!... s'écria-t-elle en m'appliquant sa main sur les lèvres; ne me dites pas que vous me refusez!... Si vous ne m'accueillez pas, je le sens, le désespoir s'emparera de moi, sans remède!... Le premier jour où vous êtes entré ici, le premier moment où je vous ai vu, je me suis dit: Voilà celui qui me guérira! Ne me repoussez pas! Je ne possède rien, c'est vrai; je ne vous donnerai rien, c'est vrai... mais je souffre enfin!... Si j'étais seule, je ne vous supplierais pas;... mais mes enfants!... mes enfants!... Oh! des larmes roulent dans vos yeux... vous dites oui... je suis sauvée!... En disant ces mots, elle baisa mes mains avec transport.

J'étais vaincu. D'ailleurs, vous l'avouerai-je? la confiance aveugle, fatale de cette pauvre femme avait presque passé en moi. Comment pus-je former cette pensée, je ne saurais le dire, mais il me semblait qu'il y avait là autre chose que de la superstition de sa part, que de la folie de la mienne, et quand elle commença le récit de ses souffrances, j'écoutai et je la laissai aller; j'obéissais à une voix irrésistible. Le récit achevé, il fallut trouver un remède. Heureusement je me rappelai une sorte de bourrache nommée vipérine; c'était une substance innocente et un nom singulier: je ne pouvais mieux rencontrer; je lui en ordonnai deux tasses par jour, et elle partit. A peine seul, je me jetai à genoux avec ferveur; attendri par les larmes de cette pauvre femme, je suppliai ardemment Dieu de faire de moi son sauveur... L'impossibilité de l'entreprise? Qu'était-ce pour celui qui peut tout? Et quand je me relevai, j'étais plein de confiance et d'espoir. De confiance en quoi? je ne sais; d'espoir sur qui? je l'ignore: mais je croyais et j'espérais.

Le lendemain, elle arrive dés le matin; elle frappe; je tremblais un peu en lui ouvrant: «J'ai dormi! s'écrie-t-elle, j'ai dormi!» Elle était ivre de joie. Le hasard, non, pas le hasard, avait voulu que ses souffrances se calmassent cette nuit-là. Elle me baisa les mains avec ivresse, et son coeur s'ouvrant à la reconnaissance, elle se mit à me raconter toute sa vie! Hélas! c'était cette triste et sombre histoire que j'avais si souvent entendue dans l'exercice de mon ministère, et qui remplissait nos campagnes avant la Révolution... Le fils d'un grand seigneur qui l'avait aimée, une faute, l'abandon, la misère, l'angoisse sur le sort de ses enfants, le remords de leur avoir donné le jour, les restes mal éteints d'une affection coupable, tout ce qui déchire, aigrit, consume. Je me retrouvais dans mon rôle: un pauvre coeur torturé à calmer! Je lui parlai au nom de Dieu; j'adoucis ce qu'il y avait de trop amer dans ses remords; je la relevai à ses propres yeux par son repentir; je lui montrai l'espérance, et quand elle me quitta, elle me dit: «Votre voix a fait à mon coeur le même bien que votre breuvage à mon corps.» Je ne répondis que par deux autres tasses de bourrache. Le lendemain, nouvelle visite, nouvel entretien. Ce que j'avais entrevu la veille m'apparut alors distinctement: c'était mieux qu'une âme souffrante, c'était un être bon et même élevé. Je m'y attachai, je la cultivai. Sevré moi-même depuis deux mois de mon ministère de consolation et de tendresse, toutes ces paroles de charité qu'un silence forcé refoulait dans mon coeur, tous ces soins paternels que j'étais habitué à donner à mon cher village, je les concentrai, les répandis sur elle avec abondance, avec délices; j'étais heureux d'entendre, elle était heureuse d'être entendue, et chaque jour je la revoyais avec mille bonnes pensées consolantes... et toujours deux tasses de bourrache. Une amélioration sensible commença à se manifester; comme presque toutes les femmes, sa maladie était du chagrin; en guérissant le coeur, je guérissais le corps, et ma vipérine faisait merveille, ainsi mêlée avec la parole de Dieu; si bien qu'au bout de quinze jours, ma pauvre hôtesse commençait à marcher: au bout d'un mois, elle dormait; six semaines plus tard, elle riait, et après deux mois, elle m'appelait son sauveur.

--Combien vous dûtes être heureux!

--Oui... d'abord; mais après, savez-vous ce qui m'arriva?... Cette cure me coûta bien cher! La pauvre femme s'en va racontant partout sa guérison et sa reconnaissance, on crie au miracle; son visage plein de santé répand mon nom aux environs. Hélas! mon cher ami, me voilà grand médecin! grand docteur! Arrivent alors chez moi tous les incurables, toutes les infirmités, des maladies dont je ne savais pas même le nom. Je refuse de les traiter: nouvelle cause de popularité; on ne voulait plus guérir que par moi. Au moins, s'ils s'étaient contentés de me faire médecin: mais n'y en a-t-il pas qui voulaient que je fusse opérateur! Et je ne vous parle pas des consultations qui troublaient plus que mon amour pour la vérité. On dit qu'un médecin est un confesseur: c'est possible, mais un confesseur qui se fait médecin se prépare à de singulières confidences... J'en perdais la tête... Et contre tant d'ennemis, quel soutien avais-je?... quel allié?... Hélas! un seul... la bourrache! Ma foi, je pris ma résolution bravement, et je me lançai en aveugle dans mes destinées...--Monsieur, j'ai une ophthalmie--Prenez de la bourrache.--Monsieur, j'ai mal aux dents.--Prenez de la bourrache.--Monsieur, mon mari m'a battue.--Prenez de la bourrache. J'espérais au moins que l'insuccès me délivrerait de ces obsessions... Bah! ils guérissaient, guérissaient, guérissaient, guérissaient! C'était une épidémie! Et des présents! de l'argent! de l'argent que je n'avais pas gagné! des présents que je ne méritais pas!... J'étais dans une situation à faire, pitié!... Riez!... riez!... vous allez juger si j'avais lieu de rire, moi. Ce n'était rien que les admirateurs, que les clients: vinrent les rivaux. Une place n'est jamais vacante; quand on y monte, on la prend à quelqu'un. Ces gens n'étaient pas tombés malades tout exprès pour être guéris par moi;... ils avaient un médecin, et je me trouvai bientôt en face de la plus redoutable! et de la plus furieuse inimitié qu'on put voir. Il y avait prés de la ville un médecin du nom de Laroche à qui s'adressaient tous les habitants de la campagne et des faubourgs. Il régnait sur eux par la terreur. Haut de six pieds, fort comme un athlète, violent comme un soldat (il avait été dragon), mêlé aux paysans, buvant avec eux, il disait à ceux qui tombaient malades: «Je t'ordonne de me choisir;» et à ceux qui l'avaient choisi: «Je te défends de me quitter.» Au reste, pour vous peindre d'un trait ce médecin de campagne d'une nouvelle espèce, pour vous montrer comment il s'était créé sa clientèle et se faisait payer de ses clients, je vais vous raconter un entretien que j'ai presque retenu mot pour mot, tant il m'a paru caractéristique. La maison où je logeais avait un jardin de quelques pieds, séparé seulement par une haie de l'habitation de Pierre, le charron du faubourg. Tout ce qui se passait chez lui, je l'entendais. Un jour donc que j'étais assis derrière cette haie, quelques paroles vives frappèrent mon oreille. J'écoutai et je regardai. Il y avait trois personnes assises sur la porte; Pierre, une vieille femme et un ouvrier nommé Desnoues. Voici ce qu'ils se disaient:

DESNOUES.--Est-ce que M. Laroche te doit aussi de l'argent, Pierre?

PIERRE.--A qui n'en doit-il pas? C'est sa manière de se faire des pratiques.

DESNOUES.--Comment cela?

PIERRE.--Oui, quand il est arrivé dans ce pays, pour faire sa médecine, il a été chez le tailleur, il lui a commandé un habit; il a été chez le marchand de vins, il lui a pris une pièce de vin; il est venu chez moi, il m'a acheté une carriole, et puis quand nous avons été à la paie, rien dans la poche, c'est-à-dire dans la main. «Mes amis, quand vous serez malades, venez me trouver, je vous soignerai pour rien.»

DESNOUES.--Ça fait que, comme il doit à tout le monde, il est le médecin de tout le monde.

PIERRE.--Juste.

LA MÈRE GALLOIS.--Mais tenez, Desnoues, me voilà, moi: il me devait six écus de blanchissage... Heureusement, j'ai fait une fluxion de poitrine, sans ça je n'en aurais jamais eu un sou.

DESNOUES.--Voyez-vous le madré!

PIERRE (avec résolution).--Eh bien! moi, ça m'est égal; il ne se mettra pas à son aise comme ça avec moi. Il me doit, et je le forcerai bien à me payer.

DESNOUES (avec terreur).--Le forcer? prends garde.

PIERRE.--A quoi donc?

DESNOUES.--C'est un taureau.

PIERRE.--Regarde mes bras!

DESNOUES.--C'est un sorcier.

PIERRE.--Tu crois à cela, toi?

DESNOUES.--Si j'y crois? Il s'entend avec les maladies. Il y a deux ans, il devait trois mille francs dans le pays; il a fait venir la peste pour s'acquitter.

PIERRE.--Elle serait venue sans lui.

DESNOUES.--Et le père Ganille! Il avait demandé M. Aubry. M. Laroche va le trouver... Ah! tu m'ôtes ta confiance, vieil ingrat; eh bien! voilà ce que je t'envoie à ma place; tiens, voilà la paralysie, tiens, voilà la pleurésie! Et le père Ganille est mort un mois après.

PIERRE.--D'un coup de pied de cheval. Vous êtes tous des poltrons. Il me doit dix écus d'une carriole, je lui dois six francs de visite; il me paiera le surplus, ou nous verrons.

DESNOUES.--Qu'est-ce que nous verrons?

PIERRE.--On s'entend.

DESNOUES.--Tiens, justement le voici.

PIERRE.--Eh bien! tant mieux. Ecoute bien...

C'était en effet M. Laroche; il entra avec cette brusquerie familière et cordiale qu'il savait si bien prendre pour gagner les paysans; et frappant sur l'épaule du charron avec son énorme main: Le voilà donc enfin, ce brave Pierre; il y a bien longtemps que je ne l'ai vu.

PIERRE.--Je ne trouve pas cela.

M. LAROCHE.--Tu grondes, vieux grognard! Moi qui me suis dérangé pour venir boire avec toi le reste de ta pièce rouge... Allons, descends à la cave, et va nous chercher quelques vieilles bouteilles.

PIERRE.--Merci! je n'ai pas soif.

M. LAROCHE.--Eh bien! tu ne boiras pas.

PIERRE.--Ni vous non plus.

M. LAROCHE.--Ah! voilà l'air que tu chantes! eh bien! garde ton vin!... Mais tu vas me payer ce que tu me dois.

PIERRE.--Qu'est-ce que je vous dois?

M. LAROCHE.--Comment! renégat, est-ce que tu ne me dois pas six francs de visite?

DESNOUES (bas à Pierre).--Prends garde!

PIERRE.--Laisse donc... (A M. Laroche.) Oui, mais vous me devez dix écus; donnez-moi vingt-quatre francs, et nous serons quittes.

M. LAROCHE (avec colère).--Paie-moi d'abord.

PIERRE.--Puisque vous me le rendriez tout de suite, ce n'est pas la peine; mon argent n'aime pas les voyages.

M. LAROCHE.-Ah çà, me paieras-tu à la fin?

PIERRE.--Oui, avec votre monnaie.

M. LAROCHE.--Prends garde à toi!

PIERRE.--Il ne faut pas tant crier, parce que je crierais plus fort. J'irai devant la justice, je lèverai la main...

M. LAROCHE.--Ah! tu lèveras la main!... Eh bien! je vais la lever aussi...

Et il courut sur le charron.

PIERRE.--Des coups de poing? j'en suis...

Et, retroussant sa manche, il lui porta un coup vigoureux... Mais M. Laroche, lui saisissant le bras, le fit reculer.--Tu n'as pas encore assez mangé de pain pour cola, maître Pierre... Ah! tu ne me paieras pas!...

La bataille commença. Je m'élançai à travers la haie pour aller les séparer; mais la haie était épaisse, et mes efforts étaient vains, M. Laroche, après quelques instants de lutte, renversa Pierre sur son établi...

PIERRE.--Vous me faites mal.

M. LAROCHE.--Je le sais bien.

PIERRE.--Desnoues, viens à mon secours!

M. LAROCHE (à Desnoues).--Ne bouge pas, ou je t'en fais autant. (A Pierre, le frappant.) Me paieras-tu?

PIERRE.--Au secours!

Je me débattais dans mes ronces.

M. LAROCHE.--Me paieras-tu?

PIERRE.--Lâche!...

M. LAROCHE.--Me paieras-tu?

PIERRE.--Il m'étrangle! il m'assomme!

M. LAROCHE.-Paie.

PIERRE (d'une voix éteinte).--Voici l'argent.

M. LAROCHE.--Où?

PIERRE.--Là... dans ce tiroir... tenez... prenez...

M. LAROCHE (le lâchant et prenant l'argent.).--A la bonne heure, le voilà raisonnable.

PIERRE (se laissant tomber sur une chaise).--Je suis à moitié mort.

Débarrassé de ma haie, je m'apprêtais à lui porter remède, n'ayant pu lui porter secours; mais à ce combat succéda la scène la plus étrange, et je dirai presque la plus comique du monde.

M. Laroche, après avoir pris l'argent, s'était approché de Pierre, dont le visage était tout meurtri, et qui gémissait. Il le regarde, et, passant tout à coup à un ton de compassion naïf et paternel:--Mon pauvre garçon, comme te voilà arrangé!

PIERRE.--Je n'en puis plus.

M. LAROCHE.--Attends!... attends!... Nous allons te soigner; tu es père de famille... tu as besoin de travailler... Mère Gallois, faites chauffer de l'eau.

PIERRE.--Ah! mon front!

M. LAROCHE (l'examinant).--Quel coup tu as attrapé! Là!... et ici!., et sur le bras!... Miséricorde! tu n'es que plaies et bosses.

PIERRE.--Ah! mes reins!

M. LAROCHE.--Attends!... J'ai là un liniment qui le fera beaucoup de bien... Pauvre Pierre!

PIERRE.--Aie!... aie!...

M. LAROCHE (vivement).--Allons donc, mère Gallois!... Dépêchez-vous donc!... Vous voyez bien que cet homme souffre!

LA MÈRE GALLOIS (à part).--Il est bon au fond.

M. LAROCHE.--Et toi. Desnoues, qu'est-ce que tu fais là? Viens donc m'aider à le mettre au lit; il ne peut plus se soutenir. (Ils le mirent au lit.)

M. LAROCHE.--Es-tu bien?

PIERRE.--Oui, monsieur Laroche.

M. LAROCHE.--Tu es bien malade, mon pauvre Pierre; mais sois tranquille, je suis là.

PIERRE.--Merci, monsieur Laroche.

M. LAROCHE.--Je ne t'abandonnerai pas.

PIERRE.--Non, monsieur Laroche.

M. LAROCHE.--Allons, tiens-toi bien chaudement. Adieu, mes bons amis. Et il s'éloigna.

DESNOUES (à Pierre).--Eh bien! Pierre?

PIERRE.--Eh bien! il me paiera comme il a payé la mère Gallois, en fluxion de poitrine.

M. LAROCHE (revenant).--Pierre, je te préviens que le liniment c'est deux francs.

PIERRE.--Oui, monsieur Laroche. Voulez-vous que je vous paie d'avance?

M. LAROCHE.--Par exemple!... est-ce que je ne suis pas sûr de toi?... Adieu!... adieu!

Tel était l'homme qui devint mon ennemi; ajoutez à ce portrait une force de haine comparable à sa force physique, une jalousie envieuse de ce que je gardais ma dignité vis-à-vis des paysans, et enfin, un dernier mot, un titre qui vous dira tout ce que j'avais à redouter de lui... il était membre du tribunal révolutionnaire. Quand la révolution avait éclaté, il s'y était jeté avec fureur, et dès 90 était arrivé, à 95. Il dominait à la ville dans sa section par l'audace de ses conseils prescripteurs, et déployait là théoriquement ce mépris de la vie des autres qu'il avait montré dans ses actions comme soldat et comme médecin. Je l'avoue, malgré mon diplôme, je tremblais devant lui. Quand nous nous rencontrions, son regard jaloux et cruel tombait sur moi comme sur une proie, cherchant une place où il pourrait me frapper. Il semblait que sa haine devinait en moi quelque titre caché qui me livrerait à lui. J'enveloppais dans une dignité calme et dans un silence sévère tout ce qui aurait pu me trahir...; j'effaçais mes gestes, mes paroles, ma démarche habituelle..., et pourtant je n'étais pas sans crainte... S'il avait su que j'étais prêtre!... Eh bien!... eh bien! il le sut!

--Comment?

--Il l'apprit!... on le lui dit!

--Qui donc?

--Moi!

--Vous!...

--Oui, moi!... Je n'oublierai jamais ce jour terrible et cette réunion presque solennelle. Mon hôtesse avait pour voisine une jeune femme restée veuve avec une jeune fille de dix ans. Tout à coup cette enfant est prise d'une maladie si terrible qu'en deux jours la gravité devint danger, le danger devint mortel. M. Laroche était son médecin; on l'appelle. Tout ce qu'il essaie demeure impuissant... La destruction advenait. Eperdue, la mère demande d'autres soins, d'autres conseils «M. Aubry! je veux M. Aubry!» On me fait venir; un troisième médecin est appelé, et le soir, à huit heures, nous entrons dans cette maison pleine de larmes et d'angoisses. La pauvre mère nous attendait dans la pièce d'entrée; c'est elle qui nous ouvrit, c'est elle qui nous introduisit dans cette chambre, et rien ne peut rendre ce qu'il y eut de déchirant dans son accent et dans sa figure quand elle arriva devant ce berceau, et nous dit: «La voilà!» Nous la priâmes de s'éloigner, et nous restâmes seuls. Oh! que ceux qui ont trouvé un texte de scène plaisante dans une consultation de médecins n'en ont jamais vu autour du lit d'une personne aimée! Cette chambre obscure, cette lampe basse, ce berceau dans l'ombre, ce silence, cet arrêt à prononcer;... j'étais saisi d'une sorte de terreur. Il me semblait qu'on me faisait monter sur un tribunal, et qu'on me revêtait de la robe de juge dans une condamnation à mort. Juge aveugle, juge sans connaître la loi... sans balance, rien que le glaive! La pitié vint se joindre à ce sentiment d'effroi, et acheva de me troubler. M. Laroche prit l'enfant dans son lit; elle poussa un faible gémissement et l'on commença l'examen de ce pauvre petit corps amaigri, qui retombait plié en deux sur le bras qui le soulevait. De temps en temps, sans ouvrir les yeux, elle poussait de légers cris plaintifs qui me perçaient l'âme, et je me détournais pour cacher mon émotion: mon émotion m'eût trahi. L'enfant reposé dans son lit et la maladie expliquée, nous nous retirâmes dans la pièce voisine; mais alors éclata une scène inattendue, et qui fit bientôt deux condamnés à mort au lieu d'un. M. Laroche proposa un remède terrible, mais décisif, «L'enfant est perdue si on l'essaie, dit le second médecin, et il offrit un autre moyen.--Si on s'y arrête, elle est perdue! dit M. Laroche--Eh bien donc! reprit le premier, que M. Aubry prononce!--Moi!... moi!... m'écriai-je, frappé d'épouvante, jamais! je ne...» Je m'arrêtai; j'allais me trahir! Situation terrible! Que faire? choisir? c'était tuer l'enfant peut-être. Révéler la vérité? c'était me perdre. Plus calme, j'aurais pu me récuser et désigner un autre médecin. Mais, surpris par cette attaque imprévue, je ne voyais que l'échafaud d'un côté, un cercueil de l'autre; et, pressé entre ces deux hommes, l'un à ma droite, l'autre à ma gauche, tous deux me disant: «Elle est morte si on ne le fait pas; elle est morte si on le fait...» je me taisais, éperdu...

«C'en est trop, dit le second médecin; qu'il prononce, ou j'abandonne l'enfant.

--Arrêtez! repris-je vivement. Je la voyais perdue aux mains de M. Laroche.

--Prononcez donc!

J'hésitais encore... Le second médecin se leva pour partir...

--Je ne puis pas prononcer! m'écriai-je hors de moi, je ne le puis pas!

--Pourquoi?

--Je ne le dois pas!

--Pourquoi?

--Pourquoi! je ne suis pas médecin!

Je n'avais pas achevé ces mots, que M. Laroche pousse un cri sauvage. La mourante, son devoir, il oublie tout: il ne vit plus que sa victime; et marchant à moi les yeux étincelants:

«Qui êtes-vous donc?» me dit-il.

Je palis; son regard était un arrêt de mort.

«De quel droit m'interrogez-vous?

--Oubliez-vous de quel tribunal je suis membre? Pourquoi êtes-vous venu ici? pourquoi cachiez-vous votre nom? pourquoi avez-vous pris un titre faux? pourquoi mentez-vous.. l'état, au public?... Qui êtes-vous?...

Et il enfonçait, pour ainsi dire, chacune de ces interpellations comme un coup mortel... Je me taisais toujours...; je n'étais encore que suspect... Un mot, et j'étais condamné.

«Votre profession est donc bien vile, dit-il amèrement, puisque vous n'osez l'avouer?»

Bien vile!... ce mot m'avait fait rougir d'indignation.

«Puisque vous la reniez!...

--Bien vile!... repris-je avec plus d'énergie. Ah! je ne laisserai pas insulter mon maître!

--Son maître!... Il sert un roi.

--Oui..., un roi! un roi auguste! tout-puissant! Un roi que j'adore, et dont je proclamerai le nom jusque sous votre couteau!...

A ce moment un cri terrible partit de la chambre de l'enfant, et la porte s'ouvrant avec fracas, la mère se précipita au milieu de nous en s'écriant: «Elle meurt!... elle meurt!

--Eh bien! m'écriai-je à mon tour avec exaltation... puisque la mort est là, mon rôle commence! Eloignez-vous médecins du corps! vous n'avez rien à faire près de la mourante...; c'est moi qu'elle réclame...; ma place est auprès d'elle Je suis prêtre!.................

Le lendemain je comparaissais devant le tribunal révolutionnaire, et l'enfant était sauvée: une crise décisive, et que j'avais favorisée en ne décidant rien, l'avait rendue à la vie. On n'était pas longtemps accusé en 95: à quatre heures je montais, moi quinzième, sur la charrette fatale; cinq minutes après je passais devant la maison de ma pauvre veuve, qui s'était mise sur le seuil de la porte, et sanglotai! quand je lui dis adieu de la main; et enfin un quart d'heure plus lard je m'arrêtais au pied de l'échafaud.

«Mais, comment donc vivez-vous?»

A peine si je le comprends encore. Le temps était affreux; de la pluie, de la neige, et un ciel si sombre, qu'à quatre heures la nuit avait presque commencé. La foule cependant était considérable, attirée et exaspérée par le nombre inaccoutumé des victimes. La charrette, comme je vous l'ai dit, en contenait quinze: j'étais, moi, le dernier, assis à l'extrémité du banc, les mains liées derrière le dos. Mon coeur était serré, mais je n'avais pas peur; mon sacrifice était fait: je mourais pour avoir confessé le nom de mon maître... L'échafaud paraît... je vois le bourreau, je vois le couteau... La voiture s'arrête...; mon coeur bat plus vite. Comme on craignait quelque mouvement dans le peuple, qui murmurait déjà.... on entoure toute la voiture de troupes; mais on ne pose à l'extrémité de la charrette, prés de moi qu'un seul soldat...; il me touchait presque. Le premier condamné descend...: je vois le couteau remonter rouge. Des cris s'élèvent dans la foule qui entoure les troupes et se presse sur nous; la pluie redouble et vient augmenter le désordre. Pour en finir plus vite, on fait avancer la charrette de trois pas; mais un pavé se trouve sous la roue, un cahot violent nous soulève; et, comme j'étais assis tout à fait à l'extrémité du banc, je tombe debout, mais les mains liées, devant le soldat qui gardait le derrière de la voiture..., j'allais parler; mais soudain.. Oh! comment peindre ce moment? soudain, sans dire une parole, sans changer de visage, il passe vivement entre moi et la charrette, et se pose l'arme au bras devant moi..., et me voilà dos à dos avec lui, caché par lui, couvert par l'obscurité, presque mêlé à la foule qui faisait plier le cordon de troupes, et, immobile, éperdue, attendait la fin de cette scène. Le sacrifice se poursuit au milieu des cris et de la confusion; j'entends descendre chacun de mes compagnons; je compte: douze... treize... quatorze...; c'est mon tour, on va m'appeler! Ciel! on se tait; la foule se précipite autour de l'échafaud, les troupes se dispersent: je me jette dans le peuple sans avoir pu serrer la main de mon bienfaiteur; et, porté par les flots de la multitude, j'arrive égaré, ruisselant de pluie, dans un chantier ou je me cache jusqu'à la nuit complète. La nuit venue, ma tête un peu calmée et mes mains délivrées, je me hasarde dans les rues, et je me dirige vers la maison de mon hôtesse. J'arrive, je regarde par la croisée: on était à souper. La pauvre femme, je la vois encore, tenait à la main une bouchée de pain qu'elle oubliait de porter à ses lèvres, et, elle pleurait. Je frappe tout doucement..., on m'ouvre. «Ah!--Silence!» Une fois là, mes larmes éclatent, et je tombe à genoux en remerciant Dieu. Je leur contai tout. On me tint caché trois jours, puis je revins ici, où l'on ne songeait plus à me chercher, et où j'ai vécu jusqu'à mes quatre-vingt-deux ans, ce dont je rends grâce à Dieu, car j'ai fait un peu de bien, je crois. J'ai aimé, j'ai été aimé, et je serai pleuré..., pas de si tôt encore, j'espère... Puis il ajouta gaiement: Je marche sans bâton, je lis sans lunettes, et j'ai là une bouteille de vieux vin de Bourgogne dont je veux prendre avec vous un verre, sans que ma main tremble en le portant.

Il prit la bouteille:

A votre bon voyage, mon jeune hôte...: quand je partirai pour le mien, je veux qu'on vous en fasse part, et vous vous direz: «Ah! ce pauvre curé Barbois! Quel dommage! c'était un brave homme!...» Bonsoir, mon hôte!

E. Legouvé.





[Fin de Le Curé médecin par Ernest Legouvé]