* Livre électronique de Project Gutenberg Canada * Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licencefr.html avant de continuer. Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. DANS LE CAS OÙ LE LIVRE EST COUVERT PAR LE DROIT D'AUTEUR DANS VOTRE PAYS, NE LE TÉLÉCHARGEZ PAS ET NE REDISTRIBUEZ PAS CE FICHIER. Titre: La Vengeance des Trépassés Auteur: "L'Illustration" (extrait). Contributeur au journal, identifié seulement par ses initiales: F. G. Illustrateur: A. C. Illustrateur: K. G. Illustrateur: J. R. Date de la première publication: 1843 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: L'Illustration, Nos. 5-9 et 11-12, avril-mai 1843 Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 19 février 2011 Date de la dernière mise à jour: 19 février 2011 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 727 Ce livre électronique a été créé par Rénald Lévesque La Vengeance des Trépassés NOUVELLE § Ier.--Le Couvent. «Tranquillisez-vous, madame, dit le docteur à l'abbesse: cette chère enfant est en pleine convalescence; demain ou après elle pourra aller et venir comme à l'ordinaire et reprendre la suite de ses pieux exercices.--Vous croyez, docteur?--J'en suis sûr, madame: la fièvre a disparu; il ne reste qu'un peu d'irritation nerveuse et la faiblesse naturelle après huit jours de diète.--Allons, je m'en vais transmettre sur-le-champ cette bonne nouvelle à son oncle l'archevêque. Son Éminence sera ravie, car ce vertueux prélat vous chérit comme si vous étiez sa fille; n'est-ce pas, Léonor?--Il est vrai, madame.» Ce dialogue avait lieu le soir, dans la cellule et au pied du lit de la novice. Tout à coup une voix jeune et sonore, une voix d'homme, chanta sous la fenêtre: Marinero del onda, Ayolé! En un arrojo Hecha te al golfo... Que tu dicha consiste En un arrojo. --Qu'est-ce que cela? demanda l'abbesse d'un air surpris et mécontent. --Madame, répondit la tourière, qui faisait l'office de garde-malade, c'est un boléro très à la mode, car je l'ai souvent entendu en allant par les rues de Madrid. On le chante ordinairement à deux voix. --Ce n'est pas ce que je veux savoir, mais bien qui ose se permettre de faire entendre ces airs profanes dans l'enceinte du monastère. --Madame, c'est le garçon du jardinier qui arrose les myrtes. Je l'entrevois dans le crépuscule. Il faut lui pardonner, madame; comme il est tout nouveau céans, il n'est pas encore fait à l'austérité de la règle. --Dites-lui de se taire.» La tourière sortit dans le corridor, ouvrit une fenêtre et cria: «Sanche, de la part de Madame, taisez-vous.» La voix se tut. «Voyez, disait l'abbesse au médecin, voyez comme la moindre circonstance inattendue la trouble et l'agite! la voilà toute rouge! le sang lui porte à la tête, et ses yeux brillent singulièrement! N'aurait-elle pas la fièvre? --Un petit accès, dit le docteur en tâtant le pouls de la malade, ce n'est rien; cela va passer. Périlla, dit-il à la tourière qui rentrait, vous aurez soin de lui faire prendre d'heure en heure une cuillerée de cette potion calmante qui est sur la table. --Périlla, vous direz à ce garçon que s'il s'avise encore de chanter, il sera renvoyé.» L'abbesse et le docteur se retirèrent après avoir souhaité une bonne nuit à la malade. Quand ils furent seuls sur le grand escalier de pierre qu'éclairait à peine une lampe suspendue à la voûte: «Croyez-vous, dit à voix basse l'abbesse, qu'elle soit en état de prononcer ses voeux dans huit jours? --Elle les prononcerait dans quatre s'il n'y avait d'autre obstacle que sa santé. --Le plus tôt sera le mieux. Elle est orpheline: elle et son frère n'auraient qu'une fortune médiocre s'ils partageaient leur patrimoine; mais en le rassemblant tout entier sur la tête de don Gusman, qui d'ailleurs est l'aîné, ce jeune seigneur aura de quoi soutenir dignement l'honneur de sa race. Quant à Léonor, avec le nom qu'elle porte et la protection de son oncle, elle est certaine de faire en religion un chemin brillant et rapide; elle n'est donc pas à plaindre. --Je la trouve, au contraire, très-heureuse. --Le mal est qu'elle ne sente pas son bonheur; mais l'on usera de contrainte, s'il le faut. Le seul inconvénient à redouter serait une nouvelle crise, une rechute. Vous comprenez qu'il ne s'agit pas ici d'une crise physique. --Je comprends. Mais non; je ne crois pas qu'il y ait danger. Elle me parait avoir réfléchi sur sa position, et s'être décidée à l'accepter. --Dieu vous entende! j'aime beaucoup mieux voir les choses nécessaires s'accomplir de bonne grâce que par violence. Bonsoir, docteur; à demain. --Bonsoir, madame; je n'y manquerai pas. --Périlla, dit Léonor aussitôt après leur départ, ma bonne Périlla, voilà bien des nuits que vous passez à me veiller; vous devez être fatiguée; il faut vous coucher ce soir. Je suis tout-à-fait bien; je veux que vous vous reposiez. --J'en aurais bon besoin, dit Périlla; mais cela ne se peut. --Pourquoi? --Et cette potion qu'il faut vous donner d'heure en heure? --Je la prendrai moi-même. Vous mettrez tout ce qu'il faut sur la petite table, contre mon lit. --Et si vous vous endormez? --En ce cas, je n'aurai pas besoin de calmant: vous ne me réveilleriez pas pour m'en faire prendre. --Ah! c'est vrai. Mais si Madame venait à le savoir? --Qui le lui dira? Personne. D'ailleurs, je prendrais tout sur moi; je dirais que je l'ai exigé. --Que vous êtes bonne, mon cher coeur! Mais n'aurez-vous pas peur, la nuit, toute seule? --Peur! de quoi? --Que sais-je? De la religieuse qui est morte hier, et qu'on a mise ce matin dans les caveaux. Pauvre soeur Dorothée! si jolie, et s'en aller à vingt ans! quel dommage! --Quelle était donc sa maladie, Périlla? --L'amour, mon enfant, l'amour! Elle avait une passion qui l'a consumée. Hélas! je ne devrais pas vous dire cela! --Pourquoi donc? dit Léonor étonnée. --Pourquoi! pourquoi! Suffit. Chacun sait ce qu'il sait; chacun a ses secrets. Je ne vous demande pas les vôtres.» Léonor rougit beaucoup; l'excellente Périlla feignit de ne s'en point apercevoir. «Allons, continua-t-elle en trottant dans la chambre, et apportant les objets à mesure qu'elle les nommait, voici toutes vos petites affaires: la cuiller, la soucoupe, le sucrier, la fiole... Vous aurez soin de secouer la fiole avant de verser. Nos cellules se touchent; nos lits ne sont séparés que par une cloison; si vous avez besoin de moi, vous frapperez: j'ai le sommeil très-léger. Bonne nuit, chère enfant, et bon courage.» Et elle ajouta en embrassant Léonor et en baissant la voix: «Ne faites pas comme soeur Dorothée, vous, ne vous laissez pas mourir! --Comment! s'écria Léonor, vous emportez la lumière? --Sans doute. --Et comment prendrai-je ma potion sans voir clair? --Ah! oui; je n'y songeais pas. --Et puis... je vous avoue que, dans l'obscurité, je pourrais bien avoir peur de la morte. Faites-moi une lampe de nuit. --Et où prendre de l'huile, une mèche? Si j'en vais demander en bas, cela sera suspect. Non, tout considéré, je vois qu'il faut que je reste. Pour une nuit de plus ou de moins, il ne faut pas manquer à son devoir. --Vous pourriez, dit timidement Léonor, me laisser la lampe; vous n'en avez pas besoin pour vous mettre au lit.» Périlla réfléchit un instant: «Écoutez, dit-elle, je descends dire mes prières à la chapelle; pendant ce temps, gardez la lampe: dans un quart d'heure je viendrai la prendre. --Je n'ai rien à lire en cachette, répondit Léonor, qui devinait la pensée de la complaisante tourière. Je voudrais que ma cellule restât éclairée la nuit, voilà tout. --Et si vous alliez vous endormir et mettre le feu? --Je sens que je ne dormirai pas. Je voudrais, pour chasser l'ennui de l'insomnie, lire dans _la Vie des Saints_ que vous m'avez prêtée. Périlla, chère Périlla, laissez-moi la lampe, je vous en prie! --Belle imagination! lire, vous appliquer, pour ramener la fièvre! Non, tenez, faisons mieux: vous aurez la lampe et la garde-malade; je vous donnerai à boire; nous lirons, nous causerons; je vous conterai des histoires, et la nuit se passera tout doucement, vous verrez. --Et moi, je ne veux pas que cela soit ainsi, dit Léonor en se dépitant: je veux que vous dormiez; je veux que vous me laissiez la lampe, je le veux! --Allons, allons, mon cher coeur! et si vous voulez être raisonnable, savez-vous ce que je vous donnerai? un joli petit canari, de ceux de soeur Saint-Ange! --Eh bien, allez me le chercher. --Oh! patience, enfant gâté. Il faut qu'il soit éclos; la serine est encore sur ses oeufs. --Et, à mon tour, savez-vous ce que je vous donnerai, et tout de suite, si vous voulez me faire le plaisir que je vous demande? la grande boîte de confitures sèches que mon oncle m'a envovée hier. --Ah! pour cela, non, mon cher coeur. Je ne voudrais pas vous priver de vos confitures. Votre saint oncle entend que vous les mangiez pendant votre convalescence. --Je déteste les confitures. Je vous assure que je n'y toucherai pas, et que, si vous ne les voulez prendre, elles seront perdues. --Perdues! mon cher coeur, perdues! Jésus! perdre de si bonnes choses, et qui auront coûté si cher!» Ici la voix du jardinier se fit entendre de nouveau: Marinero del onda, Ayolé! Périlla courut à la fenêtre: «Mais, Sanche, taisez-vous donc, si vous ne voulez être chassé demain du couvent.» Et elle murmurait en refermant la fenêtre: «C'est extraordinaire le goût de ce garçon pour la musique! Enfin, mon cher coeur, il faut céder à toutes vos volontés. Je vous laisse la lampe. Ne l'approchez pas tant de votre lit, que vous n'enflammiez les rideaux Voilà votre volume de _la Vie des Saints,_ ne lisez pas trop, si vous m'en croyez. Attendez, que je relève vos oreillers, que je reborde votre couverture. Là... êtes-vous bien? Ne manquez pas de frapper à la cloison dès qu'il vous faudra quelque chose. Bonsoir, mon cher coeur; je dors tout debout. --Et la boîte, que vous oubliez. --Demain, demain!» cria la tourière en bâillant et en refermant la porte. Léonor l'entendit entrer dans sa cellule et se coucher. Elle sauta lestement à bas de son lit, courut à un grand coffre placé dans un coin de la cellule, et en tira un costume de ville qu'elle revêtit à la hâte. C'étaient les habits qu'elle portait le jour de son entrée au couvent. Sa toilette terminée, elle s'assit près de la table et se mit à tourner les feuillets de _la Vie des Saints_ avec distraction et impatience, comme une personne préoccupée d'un tout autre soin que la lecture. De temps en temps elle s'arrêtait pour écouter, et, n'entendant rien, elle se remettait à tourner les pages du livre Une cloche sonna, et le vaste silence des corridors fut troublé par le bruit de quelques portes qui s'ouvraient et se fermaient. Les voilà qui descendent à Matines, pensa Léonor. Un quart d'heure après, elle distingua contre sa porte le frôlement léger et discret d'une main qui paraissait chercher le loquet avec précaution. Un homme entra; il était nu-pieds, vieux, mal vêtu, et ployait sous le poids d'un fardeau considérable enfermé dans un long drap blanc, qui, de ses épaules, traînait jusqu'à terre. C'était le jardinier du couvent. Il déposa son fardeau sur le lit, et dit si bas qu'à peine Léonor pouvait saisir ses paroles: «Voilà, mademoiselle, le corps de soeur Dorothée; aidez-moi, s'il vous plaît. Don Christoval vous attend au jardin. Dépêchons nous.» Léonor tremblait, mais le vieillard conservait tout son sang-froid. La religieuse défunte, enveloppée dans son suaire, fut arrangée sur le lit de la novice. «Qui la reconnaîtrait, à la voir ainsi, soupirait José; elle était si charmante! Voilà pourtant comme vous deviendrez, mademoiselle!... Faut-il lui laisser les mains jointes et liées de son chapelet?» Léonor lui fit signe de ne rien déranger à la toilette sépulcrale de Dorothée; puis, se ravisant: «Donnez-moi son chapelet, dit-elle; il me portera bonheur!» José défit le chapelet entortillé dans les doigts de la morte; mais en achevant de le dégager, un des bras qu'il tenait levés s'échappa et alla retomber contre la cloison. Aussitôt la voix de Périlla se fit entendre: «Vous avez frappé, Léonor? avez-vous besoin de moi? J'y vais.» Léonor surmonta sa terrible angoisse et répondit: «Qu'avez-vous, Périlla? pourquoi m'éveillez-vous?--Mais c'est vous, mon cher coeur, qui avez frappé.--C'est donc en rêvant. Je suis très-bien; laissez-moi me rendormir.» La tourière garda le silence. Le secours de José n'était plus nécessaire, il s'évada. Léonor, à genoux, la figure cachée sur le bord de la couchette, les mains jointes par-dessus la tête, commença à prier avec ferveur pour le repos de l'âme de Dorothée, pour elle-même et pous implorer le pardon de Dieu. La prière ramena un peu de calme dans son coeur. Lorsqu'elle releva la tête, il lui parut que celle de la trépassée avait changé de position. Le cadavre avait été couché sur le dos; maintenant la tête de Dorothée était inclinée du côté de Léonor, et cette face pâle semblait la regarder de ses yeux éteints, à travers ses paupières mal fermées par la mort. Léonor immobile et prosternée la considérait avec stupeur. A la clarté de cette lampe fumeuse, les traits de la nonne défunte prenaient tour à tour une expression de tristesse sévère et de douloureuse compassion. De cette bouche entr'ouverte, de ces lèvres décolorées, Léonor s'imaginait entendre sortir des reproches et des avertissements: Oseras-tu bien consommer ton crime et le porter jusqu'au sacrilège, toi, la nièce et presque la fille d'un prélat renommé pour sa sainteté; toi, à demi consacrée au Seigneur? Arrête, il en est temps encore! ne te rends pas un sujet de scandale pour l'Église; pour ta famille, un sujet de honte et de désespoir. Mieux vaut à mon exemple, mourir de ton amour et conquérir la vie éternelle, que, succombant à une passion terrestre, perdre ton honneur en ce monde et ton âme dans l'autre. Ainsi, durant cette veillée funèbre, le cadavre de Dorothée parlait à l'imagination de Léonor. Mais une autre voix lui soufflait à l'oreille: Il est trop tard pour réfléchir; tu es trop avancée pour reculer. Puisque de toute façon ton honneur est perdu, sache, au moins saisir le bonheur. A qui est heureux, qu'importe le reste de l'univers? Et l'on chanta dans le jardin: Marinero del onda, A cette voix, Léonor se leva résolument, prit la lampe sur la table, et mit le feu à un coin du linceul qui pendait hors du lit Elle regarda la flamme bleuir, s'emparer de l'aliment qui lui était offert avec une sorte d'incertitude et de timidité; puis, plus hardie, s'avancer éclatante et prendre enfin possession de sa proie. Léonor, épouvantée d'elle-même et de son forfait, s'élança dans le corridor, descendit en courant l'escalier sans bien avoir la conscience de ce qu'elle faisait, et se précipita dans le jardin. Elle tomba presque évanouie dans les bras de don Christoval. Il l'entraîna vers une petite porte donnant sur la campagne, dont le jardinier s'était procuré la clef. Là, ils trouvèrent un cheval attaché à un arbre; Don Christoval le monta; José plaça devant lui Léonor plus morte que vive, et une minute après ils avaient disparu dans l'obscurité de la nuit. José rentra dans le couvent pour donner l'alarme. § II.-La maison isolée. Don Sébastien, l'ami d'enfance et le confident de don Christoval, habitait avec sa famille un vieux castel situé dans une des gorges de la Montagne Noire. C'est là que don Christoval avait préparé un asile à Léonor et comptait la tenir cachée jusqu'à ce qu'il eût fléchi le courroux de l'archevêque et l'eut fait consentir au mariage de sa nièce. Tout était disposé chez don Sébastien pour recevoir les amants fugitifs: maîtres et domestiques, tout le monde resta sur pied; mais ce fut en vain. La nuit s'ecoula et l'aurore parut sans apporter aucune nouvelle de Christoval et de Léonor. D'abord on s'inquiéta, puis on supposa que quelque circonstance imprévue avait forcé d'ajourner l'entreprise. La vérité était que, dans les ténèbres de cette nuit épaisse et orageuse, don Christoval s'était trompé de route et s'était engagé dans un autre défilé de la montagne. Il galopa longtemps sans reconnaître son erreur, et quand il s'en aperçut, il n'était plus possible d'y remédier. Au point du jour, ils trouvèrent quelques misérables cabanes de chevriers; Léonor y dormit quelques heures et répara ses forces épuisées par la fatigue et le besoin de nourriture. Don Christoval s'étant informé quelle était la ville ou bourgade la plus voisine, on lui répondit que c'était la colonie de _Carlota_, éloignée seulement de quelques lieues. Les deux amants, afin d'éviter la grande chaleur, se décidèrent à passer une partie de la journée chez leurs rustiques hôtes dont la franchise et la simplicité leur plaisaient infiniment. Le fils aîné de ces bonnes gens avait une très-jolie voix; le temps se passa agréablement à chanter et à causer. Vers les quatre heures, les voyageurs se remirent en route, bien reposés, munis de provisions telles que les chevriers les avaient pu fournir, et non sans un vif regret de quitter sitôt leurs nouveaux amis. Ils cheminaient dans le fond d'une gorge très-resserrée, suivant un sentier si peu battu, que la plupart du temps il s'effaçait sous l'herbe et la bruyère. De grands arbres séculaires se courbaient sur leurs têtes et les protégeaient contre le soleil; à chaque instant ils pouvaient se rafraîchir dans des cours d'eau limpide et torrentueuse qui descendaient du sommet de la montagne, et ils respiraient avec délices l'air chargé d'odeurs aromatiques, surtout de celle des genêts, qui de toutes parts éblouissaient la vue, comme des bouquets d'or étages sur de longues tiges d'émeraude. Ils devisaient de leur amour, de l'espoir de fléchir l'oncle archevêque et de la crainte de n'y point réussir. En ce cas, Léonor voulait venir demeurer dans cette vallée perdue, auprès des bons chevriers; se réfugier du monde dans la nature. Don Christoval souriait et s'accordait complaisamment à son idée, en homme chez qui la poésie de la jeunesse commence déjà à se retirer devant les réalités de l'expérience. Ensuite Léonor songeait à l'incendie du couvent et aux malheurs qui en seraient résultés; elle pleurait et se frappait la poitrine. Don Christoval avait bien de la peine à la consoler, en lui remontrant que le jardinier avait dû empêcher facilement les suites du feu. Les nonnes en auraient été quittes pour un peu d'effroi et la perte de quelques meubles sans valeur. Tout à coup la vallée s'ouvrit et déboucha sur une grande pelouse unie, mais si grande, qu'à l'horizon l'oeil ne découvrait aucun autre objet. Il est vrai que c'était à la brune; les étoiles commençaient à scintiller au ciel. Ils firent halte au bord de cette plaine, et à force de regarder, ils virent s'allumer dans l'éloignement et rayonner plusieurs points lumineux. Rien n'est plus doux que ces lueurs qui se lèvent dans le crépuscule, comme un phare intelligent, qui invite de loin le voyageur annuité et le remet dans son chemin. La nature, qui, pendant le jour, attire l'homme dans ses solitudes, semble, la nuit, supporter sa présence avec peine et le renvoyer dans la société des autres hommes; elle n'accueille volontiers que les malheureux. Christoval et Léonor se persuadèrent qu'ils voyaient les lumières de _Carlota_. Ils se dirigèrent de ce côté, à pied, Christoval menant son cheval par la bride, pour goûter plus longtemps les charmes d'une belle soirée d'été. Mais, au bout d'une demi heure de marche, ils ne trouvèrent qu'une grande maison isolée au milieu de cette plaine. C'était un bâtiment de pierre, à un seul étage; les fenêtres, assez élevées au-dessus du sol, étaient toutes grillées, comme celles d'une forteresse ou d'une prison. Quelques unes étaient éclairées, mais des rideaux de soie rouge arrêtaient la vue. Don Christoval tira une chaîne qui pendait à droite de la porte cochère; une cloche retentit, et bientôt après un guichet s'ouvrit dans l'épaisseur de la porte. «Qui êtes-vous? Que voulez-vous? demanda une voix d'homme passablement brusque et rébarbative.--Des voyageurs égares, et nous, demandons l'hospitalité pour cette nuit.--Passez votre chemin, dit l'homme; vous serez mieux à la belle étoile.» Et il referma soudain le guichet. Don Christoval irrité ne put s'empêcher de frapper quelques coups contre cette porte impitoyable; tout ce qu'il y gagna fut de se meurtrir les main contre les énormes clous dont elle était parsemée. Il fit avec Léonor le tour de ce logis, pour voir s'il serait accessible de quelque côté; il n'y découvrit point d'autre issue, et, ayant voulu s'approcher des fenêtres, il se trouva qu'un fossé assez profond régnait au pied du mur et enserrait la maison, sauf devant la grand'porte. Tandis que, incertains du parti qu'ils prendraient, ils considéraient attentivement une de ces croisées flamboyantes dans l'obscurité, ils entendirent les sons d'un luth; on joua la ritournelle d'un air à trois temps, et une voix de fémine, qui semblait partir de ce salon, chanta avec un goût exquis: Marinero del onda, Ayolé! En un arrojo Hecha te al golfo, Que tu dicha consiste En un arrojo. Léonor fut saisie d'une profonde émotion en écoutant cet air, qui, la nuit précédente, avait déterminé sa fuite, et, selon toute apparence, décidé du sort de toute sa vie. Quand le couplet fut achevé, elle fit un signe à don Christoval, et ils chantèrent à deux voix _l'estrivillo_; Mira no tardes, (Ayolé!) Que suele en un momento Mudarse al ayre. Avant qu'ils eussent fini, une fenêtre s'était ouverte, et une jeune dame avait paru derrière les barreaux; elle écouta attentivement les chanteurs. Aussitôt le couplet achevé, don Christoval adressa la parole à la maîtresse de ce logis, et renouvela sa requête, si brutalement repoussée par le portier. La dame avança le bras hors des barreaux comme pour faire un signe d'assentiment, puis elle se retira, et la fenêtre fut refermée.... Mais quelques minutes après, la grand'porte s'ouvrit, et le portier, tenant une lanterne, vint chercher les étrangers. Il s'empara du cheval en grommelant: «Vous eussiez mieux l'ait de rester dehors; vous n'avez pas voulu me croire; c'est votre affaire!» Et, sans même retourner la tête, il se dirigea vers l'écurie. Un laquais se présenta à sa place, et introduisit les hôtes dans un salon étincelant de lumière. Les meubles, les draperies relevées de franges d'or, tout ce luxe annonçait une demeure où le bon goût s'alliait avec l'opulence. On voyait aux quatre coins des caisses d'arbustes fleuris; les consoles étaient chargées de grands vases de porcelaine de la Chine remplis de fleurs, et tout autour de ce lieu de délices régnait un large divan avec des coussins d'étoffe de soie cramoisie pareille aux tentures. Trois personnes étaient assises sur le divan: un vieillard majestueux, habillé, à la mode orientale, d'un riche cafetan bleu, et coiffé d'un turban de mousseline aussi blanche que la barbe vénérable qui lui descendait jusqu'au milieu de la poitrine. Deux jeunes dames étaient à ses côtés, parées avec élégance et belles comme le jour. L'une, qui paraissait l'aînée, était brune et avait à la main un bouquet de roses muscades; l'autre était blonde et tenait un luth ou théorbe de forme antique. Le vieillard se leva pour faire honneur à ses hôtes: «Soyez les bienvenus sous mon toit, leur dit-il; je vous présente mes deux filles, Amine et Rachel.» Rachel était la musicienne. Don Christoval remarqua que les deux soeurs portaient de jolis gants noirs qui montaient jusqu'au coude, et par conséquent ne permettaient pas de juger de la beauté des bras. Le vieillard était pareillement ganté de noir, mais seulement à la main droite; la gauche était nue. La conversation s'engagea, et les voyageurs furent naturellement amenés à dire qui ils étaient, d'où ils venaient, où ils allaient. Don Christoval se garda bien de faire connaître la vérité; mais comme il avait infiniment d'esprit, il improvisa une histoire suivant laquelle il se nommait don Fernand Tellez, nouvellement marié, et allant avec sa femme rejoindre sa famille établie à Jaen, ou dans les environs. Il arrangea si bien la chose, avec force détails, qu'il était impossible de soupçonner sa véracité. De sa part, le maître de la maison ne voulut pas demeurer en reste, il leur apprit donc qu'il s'appelait Ibrahim, natif du port de Ceuta, par conséquent Moresque de nation et de religion, il avait longtemps habité Cordoue, où il avait fait fortune par le commerce; mais des chagrins et des malheurs particuliers l'avaient dégoûté de cette ville et même de la fréquentation des hommes; en sorte qu'il s'était retiré avec ses deux filles et son frère dans cette demeure isolée, où ils vivaient en paix, conservant les pratiques religieuses et les moeurs de leur pays, sans jamais voir personne, si ce n'est de temps à autre quelque passant égaré de sa route, à qui ils accordaient avec plaisir l'hospitalité. En cet endroit, la porte de la salle s'ouvrit, et l'on vit paraître un second vieillard. Mais autant le premier avait la contenance noble et la mine loyale, autant celui-ci avait l'extérieur commun et repoussant, mauvaise figure, les yeux enfoncés, le regard faux, un long nez perpendiculaire et la barbe horizontale; ses lèvres minces semblaient vouloir se cacher dans sa bouche. Cet autre vieillard avait aussi la main gauche nue et la droite couverte d'un gant noir. Ah! s'écria Ibrahim, voilà mon frère Diego, dont je vous parlais; il revient de la ville, où le soin de nos affaires le contraint d'aller quelquefois. Puisqu'il est arrivé, rien ne nous empêche plus de nous mettre à table. On vient de m'avertir que le souper était servi. Passons, s'il vous plaît, dans la salle à manger. Amine et Rachel s'approchant de leur père, lui prirent chacune un bras et l'aidèrent à se lever avec des difficultés inouïes. Les étrangers s'aperçurent alors que ce beau vieillard avait la moitié du corps paralysée. Pour le faire avancer, une de ses filles poussait doucement du pied la jambe insensible, et le pauvre Ibrahim s'aidait de l'autre comme il pouvait, s'appuyant de tout son poids sur ses belles conductrices. Cette opération ne se lit pas sans bien des gémissements à demi étouffés de la part du malade, et une grande compassion de la part des assistants. Ibrahim fit même quelques exclamations que Léonor et don Christoval ne purent comprendre, car il se servait de la langue arabe. On parvint à la fin dans la salle à manger, et Ibrahim une fois assis, ne tarda pas à reprendre sa belle humeur. Il fit mettre Léonor auprès de lui; don Christoval se mit en face, entre Amine et Rachel; le frère Diego s'assit à la gauche d'Ibrahim. Amine et Rachel, après s'être placées, commencèrent à tirer leurs gants. Elles ôtèrent celui du bras gauche, et don Christoval, qui avait une passion particulière pour les beaux bras, faillit tomber en extase devant la perfection de ceux qu'on offrait à ses regards. Il attendait avec impatience le moment de juger si les bras droits seraient aussi admirables; mais son attente fut vaine. Les gants du bras droit demeurèrent en place, et les deux hommes conservèrent aussi le gant noir de leur main droite. Cela parut très-singulier à don Christoval; car évidemment cette main droite gantée devait être incommode à table. Il y avait donc quelque chose là-dessous. Don Christoval ne savait que penser: mais il était trop bien élevé pour se permettre aucune question sur cette bizarrerie, et même pour avoir l'air de s'en apercevoir. Il finit par s'imaginer que c'était un point de religion, ou peut-être un voeu obligatoire pour tous les membres de cette famille, de ne pas découvrir leur main droite. [Illustration.] Ibrahim, en chef de maison, commença par faire ses excuses à ses hôtes pour la mauvaise chère. Effectivement la table n'était garnie que de fruits; mais c'étaient des fruits magnifiques servis dans des vases et des corbeilles d'argent ciselé; un seul plat couvert était au milieu, et Ibrahim ayant enlevé le couvercle, on vit qu'il contenait deux poulets accommodés au riz. Nous ne buvons point de vin, dit Ibrahim, notre loi nous le défend; mais comme nos hôtes ne sont pas assujettis à nos pratiques, j'ai fait placer devant vous un flacon du meilleur cru d'Espagne. Ne vous en faites pas faute. Les convives se mirent à manger de bon appétit, et la conversation s'étant animée: Frère, demanda Ibrahim, que dit-on de nouveau à la ville? On ne s'y entretient, répondit Diego, que d'un accident arrivé chez les nonnes de Sainte-Claire, et qui a failli les consumer toutes vives dans leur maison. Une jeune religieuse avait l'habitude de lire en cachette, pendant la nuit, des livres de poésie et d'amour. Or, la nuit dernière le sommeil l'ayant surprise, le feu se mit à ses rideaux et se communiqua avec rapidité. Par bonheur, le jardinier, qui faisait le guet contre les voleurs, dans son verger, donna l'alarme assez à temps, et les secours qu'on s'empressa d'apporter sauvèrent les bâtiments du monastère. Les soeurs en seront quittes pour quelques cellules réduites en cendres.--Personne au moins n'a péri? dit Léonor d'une voix émue--Pardonnez-moi. La jeune religieuse fut dévorée par les flammes; on ne retrouva que ses os calcinés. De plus, une vieille tourière, dont la cellule touchait le foyer de l'incendie, périt également étouffée par la fumée qui l'empêcha de fuir. Comme vous voyez, le dommage n'est pas grand! Il n'y a de regrettable que la jeune fille; car pour la décrépite, il y aura toujours assez de celles-là. La perte des meubles n'est rien. Les nonnes ont fait une quête dont le produit, à ce qu'on assure, réparerait deux ou trois désastres pareils; de sorte qu'elles y gagneront encore en fin de compte. Est-ce que les nonnes et les moines ne se tirent pas toujours d'affaire? Le vilain Diego se tut sur cette interrogation. Léonor était extrêmement pâle et agitée. Pour empêcher qu'on ne prit garde à son trouble et pour donner un autre tour à la conversation, don Christoval se mit à dire: Excusez ma franchise, mon cher hôte; mais ce riz me paraît bien fade. Je crois que votre cuisinier y a totalement oublié le sel; je n'en vois pas non plus sur la table. Ne serait-il pas possible d'en avoir?--Nous n'en faisons point usage, dit gravement Ibrahim; mais on va vous en donner.--Il lit un signe, et l'esclave noir qui servait à table étant dehors pour le moment, Rachel se leva, sortit par une porte située derrière don Christoval, par conséquent vis-à-vis Léonor, et rentra une minute après tenant une salière. Don Christoval, l'ayant remerciée, sala son riz et prit du sel sur la pointe de son couteau, pour en mettre dans celui de Léonor; mais en passant par-dessus l'assiette de Rachel, quelques grains y tombèrent. Rachel ne s'en aperçut pas d'aburd, mais à la première cuillerée elle ne put douter de ce qui était arrivé. Elle réagit et regarda fixement don Christoval, qui n'y faisait point attention, étant absorbé par l'état où il voyait sa compagne. En effet, depuis une minute, la pâleur de Léonor s'était considérablement accrue; on aurait dit le visage d'une morte, et malgré tous ses efforts pour combattre l'évanouissement, elle se laissa aller à la renverse sur le dos de son siège, en poussant un faible soupir comme une personne à l'agonie. Aussitôt le repas est interrompu, on entoure Léonor, on la secourt, on la questionne.--Ce n'est rien, dit-elle, en reprenant ses esprits, ce n'est rien. La fatigue de cette journée a été grande pour moi; j'avais la fièvre en me mettant à table; le récit de don Diego m'a vivement émue; il n'est pas surprenant que mon souper m'ait tait mal J'ai eu tort de manger; j'avais plus besoin de repos que de nourriture. Je sens que le lit me remettra; je souhaiterais me retirer pour dormir.--A l'instant, répondit Ibrahim d'un ton plein de bonté. Et il ajouta, en regardant ses filles et avec un clignement d'oeil qui n'échappa point à don Christoval:--Tout est-il prépare dans la chambre des hôtes?--Rachel se hâta de prévenir sa soeur, et répondit:-Non, mon père; mais ce soin me regarde: dans une minute tout sera prêt.--Eu disant ces mots, elle s'élança hors de la salle, mais non par la même porte par où elle était allée chercher le sel. Amine apporta des senteurs exquises à Léonor, qui parvint enfin à comprimer le, frisson nerveux dont elle était saisie. Don Christoval était rêveur; Ibrahim et Diego gardaient le silence. Tous les personnages commençaient à être embarrassés les uns des autres, sans trop savoir pourquoi. Léonor voulut essayer de faire quelques tours dans le salon; Amine lui offrit son bras, qu'elle accepta, et elles allaient commencer leur promenade, quand Rachel reparut une bougie à la main. On se donna mutuellement le bonsoir, et, avec un sourire équivoque, Diego ajouta, par forme d'encouragement: «Il faut espérer que demain, madame, vous ne sentirez plus aucun mal.» Lorsqu'ils furent seuls dans leur chambre, la porte fermée au verrou, Léonor s'arma de résolution et murmura à l'oreille de don Christoval; «Nous sommes perdus! nous sommes dans un coupe-gorge! --Comment, qui vous l'a dit? --Quand vous avez demandé du sel, Rachel est allée vous en chercher. Lorsqu'elle est rentrée, j'avais par hasard les yeux attachés sur la porte par où elle était sortie et à laquelle vous tourniez le dos. Hé bien, quelle qu'ait été sa promptitude à refermer cette horrible porte, mon regard s'est glissé dans la pièce voisine, et je suis certaine d'avoir entrevu, à la faible lueur d'une flamme qui brûlait dans cette pièce, un cadavre humain suspendu au plafond! --Ô ciel! êtes-vous bien sûre de ne pas vous être trompée? --Plût à Dieu! mais non, don Christoval, comptez sur ce que je vous dis. Rappelez-vous le propos de cet homme qui ne voulait pas nous introduire: _vous eussiez mieux fuit de rester dehors._ Il faut trouver un moyen de fuite, ou bien c'est fait de nous. --Et mes pistolets sont restés à l'arçon de ma selle! J'ai bien un poignard, mais ils auront l'avantage et du nombre et des armes! --Nous ne sommes qu'au premier étage; si cette fenêtre donnait sur la campagne, peut-être avec les draps du lit...» Don Christoval courut examiner la fenêtre, et Léonor se mit en devoir de défaire le lit. «Hélas! dit-il en revenant, la fenêtre donne effectivement sur un jardin, mais elle est grillée.» Cette grille confirmait leurs craintes. Léonor, épouvantée, laissa tomber le traversin qu'elle avait dérangé à moitié. En ce moment, un objet caché dans le pli du drap s'échappa et lit un peu de bruit en tombant sur le plancher. Don Christoval ramassa une petite clef dans l'anneau de laquelle était glissé un papier plié en deux. Il l'ouvrit et lut ces mots tracés au crayon: «Nous avons mangé du sel ensemble, je ne puis vous laisser périr. Cette clef ouvre le buffet de votre chambre. Que Dieu protège votre fuite! Éteignez votre lumière, et surtout ne partez pas avant que le lit ait disparu.» Ce billet secourable venait sans doute de Rachel. Les termes n'en étaient pas clairs à la première lecture; il en fallut une seconde, après laquelle les deux amants, un peu moins émus, examinèrent la chambre qu'on leur avait donnée. C'était une vaste pièce toute lambrissée en chêne, si haute que la lumière de la bougie éclairait à peine le plafond. L'ameublement consistait en un lit à baldaquin placé sur une estrade et en quelques vieux fauteuils de tapisserie; rien de plus, pas même un miroir sur la cheminée gothique. Dans un coin on voyait s'avancer en saillie le buffet, ou placard mentionné dans la lettre de Rachel. Don Christoval y essaya la clef avec précaution. La porte s'ouvrit silencieusement, et la lumière approchée découvrit que cette prétendue armoire n'avait pas de fond, mais servait d'entrée à un passage obscur et bas. C'est là-dedans qu'il fallait s'engager à tout hasard pour conserver la dernière chance de salut. D'après les instructions de leur libératrice, il ne fallait point partir sur-le-champ, mais attendre, et attendre dans les ténèbres; car apparemment on guettait le moment où ils seraient couchés et endormis. Don Christoval tira de sa poche une petite lanterne sourde qu'il portait toujours en voyage; il ralluma, souffla la bougie, puis Léonor et Christoval, blottis dans l'angle de la cheminée, celui-ci cachant encore sa lanterne sous son manteau, attendirent avec anxiété l'événement qui devait leur servir de signal. Au bout d'un quart d'heure, qui leur avait paru un siècle, il leur sembla ouïe marcher sur leur tête. Léonor crut avoir distingué un son de ferraille, comme si l'on eût secoué des chaînes. Le silence se rétablit et se prolongea si longtemps, qu'après avoir passé par tous les degrés de l'angoisse, ils ne savaient plus que penser. Don Christoval en était à se demander si tout cela ne serait pas un jeu, une mauvaise plaisanterie concertée d'avance pour s'égayer ensuite aux dépens de la terreur qu'ils auraient eue. Un si grossier manque de convenance était bien invraisemblable; mais enfin l'heure s'écoulait et rien ne paraissait. Soudain, à quelques pas d'eux, un coup énorme est frappé, un coup étouffé, sourd. C'était le ciel du lit qui s'abattait chargé d'une masse de plomb considérable. Une minute après, le grincement d'une poulie mal graissée se fit entendre, et à travers l'ombre claire d'une nuit d'été, Christoval et Léonor virent leur lit remuer, descendre lentement et enfin s'abîmer à travers le plancher. Ce n'était pas le moment de s'arrêter à trembler; l'heure était arrivée. Christoval et Léonor s'élancèrent dans le passage masqué par le buffet, dont ils eurent la présence d'esprit de refermer les portes derrière eux. Ce passage était complètement obscur, bas et voûté, s'abaissait par une pente si rapide, qu'ils avaient beaucoup de peine à ne point glisser. Ils tâchaient de se retenir aux murailles et avançaient à tâtons dans ce labyrinthe de pierre qui ne finissait pas. Don Christoval tenait d'une main sa tremblante compagne et de l'autre son poignard à tout événement. [Illustration.] § 3.--Le Moulin.--La famille de Ponce-Pilate. Mille terreurs, mille soupçons s'élevaient dans le coeur des fugitifs, qui n'osaient encore se les communiquer. Ils allaient sans parler, respirant à peine, livrés tour à tour à l'espoir d'être sauvés et à la crainte d'être trahis. Tout à coup on leur barre le chemin; dans la nuit, une figure humaine est debout devant eux, une main se pose sur l'épaule de don Christoval qui marchait le premier, et une douce voix connue leur dit: _C'est moi_. Trop tard! don Christoval avait déjà frappé. La pauvre Rachel ne jeta pas un cri; mais elle ajouta aussitôt: «Je suis morte! vous avez tué votre libératrice.» En même temps l'abîme ténébreux dans lequel ils étaient plongés tous trois s'ouvrit comme par enchantement et laissa apercevoir l'immensité du ciel brillant d'étoiles. Rachel, par un dernier effort, poussa en avant ses protégés, et lorsque, après avoir fait un pas, ils se retournèrent vers elle, la porte s'était remise à sa place, le rocher était refermé, tout était silencieux et immobile. Leur premier mouvement fut de tomber à genoux pour remercier Dieu. Ils se trouvaient dans une prairie couverte d'une herbe haute et touffue; derrière eux s'élevait un énorme massif de rochers sur lesquels avaient crû çà et là des chênes et des pins, dont les spectres noirs et mélancoliques se dessinaient sur le ciel doucement éclairé d'une lueur crépusculaire. La sinistre maison devait être située derrière ces rochers, car on ne la découvrait nulle part, en sorte que rien ne souillait la pureté de ce paysage. Au sortir d'une atmosphère chargée de vapeurs de sang. Léonor et Christoval respiraient avec délices, et cet air embaumé leur rendait les forces dont ils avaient tant besoin. Don Christoval cherchait la meilleure direction à suivre, quand leur oreille fut frappée d'un bruit lointain et régulier. Ils reconnurent le tic-tac d'un moulin; ils se dirigèrent de ce côté, en marchant avec toute la vitesse possible dans cette grande herbe où il leur eût été facile de se cacher, même en plein jour. Le bruit devenait plus distinct; il semblait que ce fût une voix amie qui les appelât. Au bout d'un quart d'heure, ils distinguèrent la maisonnette du meunier. Mais un obstacle imprévu les arrêta court: ce fut le ruisseau qui faisait tourner le moulin. Heureusement ils crurent distinguer quelqu'un près de la maison. Don Christoval, d'une voix forte dont il tâchait pourtant de calculer et de ménager la portée, cria: _Au secours!_ et aussitôt un homme accourut vers eux. Quand il fut sur le bord du ruisseau. Léonor ne put se tenir de lui crier à son tour _sauvez-nous!_ l'homme ne répondit qu'un mot _attendez!_ et il disparut. Au bout de cinq minutes il revint avec une planche qu'il jeta sur le ruisseau, et les amants se crurent sauvés en touchant l'autre rive. Le meunier n'attendit pas leurs questions: «Vous venez de là-bas?--Hélas! oui.--Par quel miracle vous êtes-vous échappés?--Nous avons été délivrés par un ange qui a été bien mal payé de ce bienfait. Mais vous savez donc....--Je sais tout. Vous n'êtes pas les premiers qui se sauvent ici. Oui, la Rachel est un ange parmi les démons. Aussi je commence à leur devenir suspect; mais n'importe, venez; nous trouverons moyen de vous cacher comme ceux d'il y a un mois.» Ils touchaient au seuil de la porte, lorsqu'on vit soudain des lanternes courir le long de l'eau, dans la prairie. Elles descendaient vers le moulin, et l'air retentissait de ces cris: Juan! Juanito! Juan! Juan! «Les voici, dit le meunier; ils veulent passer. Carmen, dit-il à la meunière qui était sortie au-devant d'eux, Carmen, cache ces étrangers. » En même temps, il tourna les talons; et, comme l'on continuait à crier: Juan! Juanito! il se mit à répondre de toutes ses forces: «Oui, maître, oui! me voilà! me voilà! --Ils seront bientôt ici, dit la meunière; vite, vite, fourrez-vous dans le bluteau. Là!... bon!... Entassez-vous tant que vous pourrez dans la farine. C'est cela! et ne bougez.» La bonne Carmen ayant laissé retomber le couvercle de toile et fait un signe de croix sur le bluteau, alla s'asseoir près du berceau de son enfant, et se mit à le bercer en chantant une vieille romance sur le Cid. Bientôt la porte s'ouvrit avec impétuosité, et trois hommes se précipitèrent dans la chambre. Juan les suivait. Sans dire une parole, ils coururent au lit, le visitèrent par-dessous avec leurs lanternes; ils levèrent même les couvertures. Ensuite ils ouvrirent l'armoire; en un mot, ils fouillèrent dans tous les coins et recoins dont ils purent s'aviser, mais, par bonheur, ils ne s'avisèrent pas du bluteau. Enfin l'un d'eux rompit le silence, et ce fut pour s'écrier avec des jurements horribles: «Malheur à eux, si nous les rattrapons, les traîtres, les scélérats, qui ont volé nos bons maîtres! ils le paieront cher! Et toi, Juan, si l'on découvrait que tu aies favorisé leur fuite, que tu es leur complice, ton affaire serait bientôt faite, ainsi qu'à ta femme et à ton marmot! --Vous me faites tort, mes braves camarades, répondit le meunier. J'atteste le ciel que je voudrais avoir ces coquins en ma seule puissance, les tenir là, à ma discrétion, et je vous montrerais bientôt quel homme je suis! Mais je puis vous garantir qu'ils n'ont pas pris de ce côté; ou, s'ils y sont venus, le ruisseau leur aura fait rebrousser chemin, et je n'en ai point vu. Probablement ils se seront jetés sur la route de Jaen. En tout cas, ils ne peuvent manquer d'être rejoints, puisque vous me dites que toute la maison est à leurs trousses. Mais vous n'avez plus rien à faire ce soir; vous devez être fatigués; ne voulez-vous pas vous rafraîchir? --Volontiers, ami Juan, répondit un autre qu'à sa voix, don Christoval reconnut pour le portier qui les avait d'abord repoussés; mais nous avons déjà soupé, il nous faut peu de chose. --Un bon beignet de pâte, à l'huile, arrosé d'une outre de vin vieux, dit Carmen. Nous avons de l'huile admirable; et quant au vin, vous m'en direz des nouvelles.» Les quatre hommes s'assirent autour de la table. Carmen prit un plat creux, s'approcha du bluteau, leva le couvercle, et puisa de la farine pour faire son beignet, affectant de rester longuement devant le bluteau ouvert. Cependant un des bandits qui n'avait pas encore parlé: «Que j'aurais du plaisir, dit-il, à planter mon poignard au coeur de ces misérables, comme cela!...» En achevant ces mots, il enfonçait son poignard au milieu de la table avec rage. L'arme se tint debout en tremblant; la lame avait pénétré dans le bois à six lignes au moins de profondeur. «Carmen, dit le meunier, arrête le moulin. Il est une heure passée; c'est aujourd'hui dimanche..., et apporte-nous l'outre.» Le souper commença et la conversation continua de plus en plus animée et enjolivée de mille plaisanteries atroces ou indécentes. Le meunier faisait le bon compagnon, enchérissant sur ses convives, et avait soin de les faire boire largement, en s'épargnant lui-même sans qu'il y parût. Enfin, il joua si bien son jeu, qu'ils sortirent du moulin plus assurés que jamais du dévouement du meunier et complètement ivres, à ce point, qu'en repassant le ruisseau, l'un de ces honnêtes gens y tomba, et y fût resté, s'il se fût trouvé en la seule compagnie de l'honnête Juan. Léonor et Christoval furent tirés de leur asile, tellement enfarinés de la tête aux pieds, que leur visage et leurs mains ressemblaient à ceux d'une statue de marbre blanc. En les voyant dans cet état, le meunier et sa femme firent de grands éclats de rire, auxquels eux-mêmes prirent part très-volontiers. «Vous voilà hors du plus grand péril, dit Juan; mais ce n'est pas tout: il faut trouver moyen de gagner la ville voisine sans être découverts, car nous sommes toujours sur le domaine de vos ennemis. Or, ils sont puissants et vigilants! et, s'ils vous surprennent, il n'est point de violence qu'ils ne se permettent pour s'assurer de vous et vous empêcher de découvrir leurs crimes à la justice. Le point du jour approche; voici ce qu'il faut faire: vous allez prendre un de mes habits, et cette jeune dame fera à ma femme l'honneur de revêtir un des siens. Nous partirons avec ma voiture. Vous savez conduire une voiture? Vous conduirez donc la mienne à pied, et madame et moi serons assis sur les sacs: elle pourra même faire semblant de dormir, cela fera que, si l'on nous rencontre, l'on aura moins de soupçons; car je suis connu dans le pays, et vous passerez pour mon garçon de moulin.» --Rien n'est mieux arrangé, reprit don Christoval; dites-moi seulement comment il se peut faire qu'un si honnête homme que vous soit au service d'une troupe d'assassins.--Je vous conterai tout cela en route, dit le meunier. Nous n'avons pas de temps à perdre.» Les travestissements finis et la voiture préparée, l'on partit. L'aurore n'était pas encore levée, mais une ligne rouge, qui enflammait l'horizon du côté de l'orient annonçait son approche. Au fond de la voûte céleste les étoiles avaient disparu sous un voile grisâtre; et, à l'extrémité opposée, la lune brillait encore, pale et légère, dans un ciel bleu. L'air était frais et calme; les oiseaux se taisaient, endormis dans les vieux oliviers qui bordaient la route, et le silence universel attestait que la nature n'était pas encore réveillée. On sait que, par l'effet d'un de ces mystères dont notre vie est tissue, cette heure matinale verse au coeur de l'homme l'espoir et la confiance, comme la venue des ténèbres y jette le découragement et la terreur. Nos voyageurs, dans cette heureuse disposition qu'inspire le retour de la clarté, sortirent du moulin, Christoval, en équipage de garçon meunier, un fouet à la main, Léonor en habit de paysanne. Ils embrassèrent la bonne Carmen, qui pleurait et ne pouvait s'empêcher d'avoir peur, et l'on se sépara pour ne jamais se revoir, selon toutes les apparences. Ainsi va la vie! Tous trois étant montés sur la voiture, Juan et Léonor assis côte à côte et don Christoval sur le devant, comme celui qui conduisait les chevaux, le meunier prit la parole en ces termes: «Regardez entre les arbres: voyez-vous là bas la maison isolée enveloppée d'une petite vapeur blanche? Tenez, voilà le premier rayon du soleil qui l'éclairé. C'est là que vous devriez être à cette heure, étendus sans mouvement et sans une goutte de sang dans les veines, au lieu de rouler tranquillement comme nous faisons, sur une bonne route bien sablée. Il est certain que Dieu a opéré miraculeusement en votre faveur. «Il y a trois ans que cette famille vint s'établir dans le pays. Nul ne les connaissait, et personne, aujourd'hui même, ne pourra vous dire d'où ils sortaient. Ils achetèrent cette maison avec ses dépendances, qui sont très-vastes. C'était un vieux manoir inhabité depuis des siècles: on le disait hanté par des apparitions; ainsi vous voyez que ce n'est pas d'hier que c'est un lieu redoutable. Ils firent réparer l'habitation. On y travailla longtemps; et je me souviens, moi, d'y avoir mené du sable et des pierres. Dans ce temps-là, je n'étais pas encore marié et je n'avais pas loué leur moulin. Je ne pensais qu'à me faire soldat; c'était bien loin de songer à devenir meunier! Pour en revenir à eux, ils se sont mis à vivre très-mystérieusement, et ont toujours continué depuis. Ils se donnent pour Moresques, mais la vérité est que ce sont des Hébreux, ou, si vous l'aimez mieux, des juifs. Ils sont très-riches, et on les croit profondément versés dans les secrets de la cabale. Mais ce n'est pas là le plus extraordinaire de leur histoire; le voici: ils sont tous venus au monde avec une main lépreuse, la main droite; aussi vous avez dû remarquer qu'ils portent tous un gant à cette main, et ne la découvrent jamais. Cette lèpre reste immobile et ne se répand pas sur le reste du corps avant un certain âge, qui est trente ans pour les femmes, et quarante ans pour les hommes. Alors cette horrible maladie se met en mouvement; elle commence par les jambes, et monte lentement, lentement, jusqu'à ce qu'elle envahisse le corps tout entier; et, au fur et à mesure qu'elle gagne du terrain, elle tue les endroits par où elle a passé, de manière qu'il y a dans le même individu une moitié morte et une moitié vivante. Quand le mal s'est emparé de la tête, c'est fini! mais il faut beaucoup de temps pour en arriver là. «Il est impossible de guérir ce mal, et vous croirez sans peine que les hommes n'y peuvent rien, quand vous saurez que c'est un châtiment de Dieu sur toute une race. Ces gens descendent, à ce qu'on dit, de Ponce-Pilate, qui signa l'arrêt de mort de notre Sauveur, et ils doivent porter jusqu'à la consommation des siècles le signe et la peine du crime de leur ancêtre. «Mais, s'ils ne peuvent vaincre cette lèpre hideuse, ils ont du moins trouvé moyen de la combattre et de retarder ses progrès: c'est en prenant des bains tièdes dans du sang de chrétien. « La situation de leur demeure, au milieu de cette immense plaine déserte, au sortir d'un défilé de la montagne Noire, les sert admirablement. Quelque voyageur égaré ou attardé vient de temps à autre leur demander asile, et ces infortunés voyageurs disparaissent sans laisser aucune trace de leur passage. Ils ont chez eux une demi-douzaine de domestiques, ou plutôt d'assassins à leur solde, qui, en un clin d'oeil, et à l'aide de certaines machines, vous expédient un homme dans l'autre monde. Après quoi, le vieux père, qui est le plus avancé dans sa maladie, prend son bain, et l'on assure que les trois autres membres de la famille se plongent successivement dans cette cuve sanglante.» Ici don Christoval interrompit le récit du meunier: «Je ne croirai jamais, dit-il, que deux créatures aussi charmantes que le sont Amine et Rachel participent ni à ce bain atroce, ni au meurtre qui a servi à le préparer. --Je ne sais ce qui est d'Amine; quant à Rachel, vous avez raison. Comme elle est la plus jeune, il n'y a pas longtemps qu'elle est instruite des sombres mystères de la maison paternelle, et elle ne demanderait pas mieux que de s'enfuir; mais comment? avec le secours de qui? et où se réfugier? --Mais, demanda Léonor, comment avez-vous su tous ces détails! --Par deux domestiques qui se sont échappés de cet affreux repaire, il y a un mois; et qui se sont sauvés, comme vous, dans mon moulin, jusque-là je ne me doutais pas de la moindre chose. Ce moulin appartient à la famille de Ponce-Pilate: ils me la louent bon marché et j'y gagne beaucoup d'argent. Mais il n'est argent ni intérêt qui tiennent! je ne puis souffrir en silence qu'on égorge ainsi mon prochain à deux pas de moi, surtout étant, comme je suis, d'une famille de vieux chrétiens! Mais nous voilà arrivés à Huescar sans avoir, grâce à Dieu, fait de mauvaise rencontre. Dès que, vous serez en sûreté, j'irai avertir la justice. --Hélas, dit Léonor, dans votre déposition, n'oubliez pas de justifier la pauvre Rachel! c'est à elle que nous devons la vie, et probablement elle nous eût accompagnés, sans la cruelle méprise qui, peut-être, à l'heure qu'il est, lui a ravi l'existence. Que sera-t-elle devenue, sans secours, dans ce couloir voûté? Aura-t-elle pu en sortir? Quel traitement aura-t-elle reçu du reste de sa famille? Je vous avoue que ces pensées me tourmentent beaucoup!» § 4.--La Bohémienne. Sur ces entrefaites, la voiture était entrée dans les rues d'Huscar. Ils allèrent descendre à l'enseigne du Saint-Sacrement, dont l'hôte était un ancien ami du meunier. Il se trouvait justement dans cette auberge des marchands qui retournaient à Murcie après avoir terminé leurs affaires à Hescar: ils consentirent à prendre dans leur compagnie don Christoval et Léonor, qui passait pour sa femme. Ceux-ci ne quittèrent pas le brave Juan sans mille protestations d'amitié et sans l'avoir forcé d'accepter une généreuse récompense. De Murcie, il leur fut aisé de gagner Alicante, où, trouvant encore une occasion toute prête, ils s'embarquèrent pour Barcelone. Léonor regrettait les chevriers de la montagne Noire; mais don Christoval lui fit comprendre qu'il n'y avait de sûreté pour eux en aucun endroit de l'Espagne, à cause du grand crédit de l'archevêque, qui, tôt ou lard, finirait par les découvrir dans la retraite la plus cachée. Léonor se rendit à ces raisons. Leur dessein était de se retirer quelque part en France, et d'y attendre que la mort du prélat ou son indulgence, sur laquelle, à vrai dire, ils ne comptaient guère, leur permit de rentrer en Espagne. Ils descendirent à Barcelone, et résolurent de continuer leur route par terre, parce que la navigation fatiguait trop Léonor. Ils étaient trop loin pour risquer beaucoup d'être poursuivis, outre qu'ils étaient toujours déguisés; et une fois au delà des Pyrénées, ils n'avaient plus rien à craindre. Aucun incident remarquable ne troubla leur voyage jusqu'à Llivia, petit village situé à l'entrée de la montagne. Ils y arrivèrent avec la nuit. L'unique auberge de l'endroit était un cabaret d'apparence assez chétive, mais, comme il n'y avait pas à choisir, ils allèrent y descendre. On remisa leur chaise, ensuite ils demandèrent une chambre: on leur dit qu'il n'y en avait point de disponible pour l'heure, mais que sûrement ils en auraient une pour coucher. En attendant, ils devaient se contenter d'une espèce de salle commune, où étaient entassés bon nombre de buveurs, qui faisaient grand bruit, car la méchante fortune de nos voyageurs voulut que ce fût précisément la fête de l'endroit. Ils se soumirent et prirent place dans un coin. Peu à peu, cependant, les pratiques du cabaretier se retirèrent pour aller danser ou voir danser dans une grange voisine, et les nouveaux venus luirent souper plus tranquillement qu'ils ne l'avaient espéré. Ce souper fut meilleur aussi qu'on n'aurait dû s'y attendre: il se composait de gibier, de pâtisseries et de fruits, le tout relevé par un très-bon vin. Avant la fin du repas, Léonor et don Christoval étaient demeurés tout à fait seuls; cependant la prudence ne leur permit pas de s'entretenir de leurs affaires, de peur d'être espionnés et entendus à travers une simple cloison de planches mince comme du pallier. Ils causèrent de choses indifférentes, et bien leur en prit. Après le dessert, don Christoval sortit pour faire préparer enfin leur chambre, y transporter leur bagage et s'occuper avec l'hôte d'autres détails touchant le départ du lendemain et la route à suivre. Léonor, pensive, accoudée sur la table, la tête appuyée sur sa main, prêtait l'oreille au bruit de la danse lointaine, et son regard se perdait dans la partie obscure et profonde de cette salle déserte. Tout à coup en face d'elle, dans l'angle opposé, il lui sembla distinguer une forme humaine qui se mouvait et grandissait dans l'ombre. La lampe de cuivre qui brûlait devant elle, suspendue à une crémaillère en bois, lui donnait sur le visage, et la vivacité de la lumière formait une sorte de rempart devant ses yeux éblouis. Léonor ne put se défendre d'un sentiment de surprise et même de frayeur. La personne inconnue s'approcha lentement jusqu'au bord de la table qui la séparait de Léonor. C'était une grande femme maigre avec de beaux traits réguliers, un teint cuivré et des yeux noirs brillants comme deux flammes sombres. Elle était coiffée d'une espèce de turban rouge, vêtue d'une longue robe grise qui s'en allait en guenilles, et paraissait avoir quarante ans ou un peu plus. Il était facile de reconnaître une Egyptienne ou Bohémienne. «Madame, dit-elle en bon espagnol, n'ayez pas peur de moi; je m'étais endormie là, sur une natte: la faim m'a réveillée tout à l'heure; voulez-vous me donner à manger?--Très-volontiers; tout ce qui est là est à votre service. Prenez une chaise, ma pauvre femme, et buvez et mangez.» L'Égyptienne ne se le fit pas répéter: elle s'assit en face de Léonor, qui la considérait avec compassion, et se mit à souper silencieusement, en personne affamée. Quand elle fut rassasiée: «Que le ciel, ma bonne dame, vous récompense de votre charité, dit-elle d'une voix grave et émue; je n'ai pas d'autre moyen de reconnaître le bien une vous m'avez fait; cependant, si vous le désirez, je vous dirai votre bonne aventure. C'est un art dans lequel je passe pour habile.--Oh! que vous me feriez plaisir! dit Léonor. » L'Égyptienne, sans répondre, remplit un verre d'eau; puis, tirant de sa poche unie petite boîte oblongue dans laquelle étaient renfermées des plantes et des graines desséchées, elle y chercha une feuille de buis, une feuille de romarin et un grain de genièvre, qu'elle plaça dans une cuiller d'argent soigneusement essuyée, au-dessus de la flamme de la lampe. Tandis que ces substances se calcinaient avec un faible pétillement et une odeur aromatique, l'Égyptienne marmottait des paroles rapides dans une langue inconnue. Sans s'interrompre, elle versa les cendres dans le verre d'eau; et comme elles flottaient légèrement à la surface, elle pria Léonor de souffler trois fois dessus pour les submerger. Enfin, elle sortit de sa poche deux autres objets: un morceau de parchemin chargé de caractères et de figures cabalistiques qu'elle glissa sous le verre; plus, un petit volume également écrit sur parchemin, qu'elle ouvrit à un endroit marqué, et posa ainsi ouvert au-dessus de l'eau, comme un toit. Elle l'y laissa environ une minute, pendant laquelle elle continuait toujours ses prières et ses évocations. Enfin elle remit le livre dans sa poche, et dit: «Tout est prêt. » Elle s'agenouilla alors. Le verre était au niveau de ses yeux; elle y regarda, et traduisait ce qu'elle voyait dans l'eau, «Vous avez été religieuse, au moins avez-vous porté l'habit de novice.--Vous vous êtes enfuie de votre couvent,--la nuit,--avec un cavalier.--Vous avez traversé un bois,--ensuite une plaine;--on vous reçoit dans une vaste maison;--vous avez échappé à un grand péril....--Attendez! interrompit Léonor: ne pouvez-vous me donner des nouvelles de notre libératrice?--Je ne puis vous parler que de vous seule; je ne vois que vous. Au sortir d'ici, vous voyagerez encore longtemps....» La Bohémienne resta quelques minutes sans parler, comme absorbée dans une contemplation plus attentive, puis elle reprit d'une voix attendrie: «Ah! ma fille! vous avez déjà supporté bien des peines; mais ce n'est rien, au prix de celles qui vous attendent!--Quelles sont ces peines?--Je n'ai pas le courage de vous en faire le détail. Armez-vous de force et de patience!--N'est-il aucun moyen de prévenir mon sort?--Aucun! Tout ce que je puis vous dire et encore cela ne vous servira de rien, c'est que vous devez prendre garde au rosaire, et que vous mourrez au milieu de l'eau, par le feu.--Au milieu de l'eau, par le feu! répéta Léonor épouvantée de ces sinistres paroles. Grand Dieu! n'est-il donc sur la terre aucun refuge pour moi? Oh! cherchez, indiquez-moi un asile où je puisse trouver le repos.» La Bohémienne, cette fois, ne regarda plus dans le verre; elle mit sa main sur ses yeux, réfléchit profondément, et dit: «Le repos? vous ne le trouverez qu'en terre sainte!» Sur ce mot, elle se leva, et sortit de la chambre. § V.--La Terre-Sainte. Léonor n'avait pu cacher à don Christoval son entretien avec l'Égyptienne; celui-ci avait tourné la chose en plaisanterie et s'était moqué de la crédulité de sa compagne. Mais le lendemain, quand ils se furent remis en route, il s'aperçut que Léonor était silencieuse, qu'elle avait l'air abattu et préoccupé. Il jugea bien que la scène de la veille avait produit une impression profonde sur cette imagination trop sensible. Leur voiture gravissait en ce moment une montagne escarpée, à travers une vieille forêt, Christoval pensa qu'un peu d'exercice, l'air frais du matin, le charme du paysage éclairé des premiers rayons du soleil, feraient une diversion salutaire. Sous prétexte que la lenteur des chevaux l'impatientait, il proposa à Léonor de marcher un peu; elle y consentit, et, quand ils furent seuls dans le sentier agreste qui côtoyait la route, Christoval, pressant doucement sous son bras le bras de Léonor, prit la parole en ces termes: «Ma chère Léonor, c'est toujours une imprudence de chercher à connaître l'avenir. Je suis fâché que vous ayez cédé à cette curiosité; mais enfin le mal est fait; tachons qu'il n'ait pas de suites prolongées. Quoique je n'attache pas de valeur aux prédictions de ces sortes de gens, j'avoue néanmoins que dans ce fatras de mensonges et de paroles hasardées il peut se rencontrer quelque chose qui mérite qu'on s'y arrête. Je ne crois pas à l'art des devins et des sorciers, mais je crois que la Providence peut se servir quelquefois de ces pauvres instruments aveugles pour annoncer mystérieusement ses desseins et transmettre un avertissement aux hommes. On a vu dans ce genre des faits très-singuliers. Ainsi, quoique j'aie affecté hier soir de rire de votre superstition, je n'en ai pas moins réfléchi sérieusement aux détails que vous m'avez racontés. J'ai été frappé particulièrement d'un mot: «Le repos, dit la bohémienne, vous attend en Terre-Sainte!» Eh bien, il faut y aller. Que risquons-nous? Du moment que nous quittons notre patrie, tous les pays nous sont indifférents. Courons donc la chance de trouver le bonheur en Terre-Sainte. Mais quelle est cette Terre-Sainte? La Palestine? Point du tout! «Lorsque je faisais mes caravanes, je me souviens d'avoir visité, en Suisse, une petite île délicieusement située dans le lac de Constance: on l'appelle l'île de Reichenau, et, par un surnom qui date de huit ou dix siècles, l'île Sainte ou la Terre-Sainte. Cela vient d'une abbaye de bénédictins, florissante et superbe du temps de Charlemagne; aujourd'hui noire et triste ruine. Ce nom de l'île Sainte est resté dans la bouche du peuple, pour attester qu'autrefois les moines propriétaires de Reichenau y firent fleurir la vertu et la piété, sans laquelle il n'y a point de vertu. «Nous avions le projet de nous fixer quelque part en France; mais la France est trop rapprochée de l'Espagne, et les relations sont trop fréquentes entre les deux pays. Votre oncle finirait par découvrir notre asile et trouverait le moyen de nous y tracasser, car vous savez s'il est actif et vindicatif; Faisons mieux: si vous l'avez pour agréable, chère amie, nous nous établirons à Reichenau. Il faut considérer votre fortune comme perdue; mais la mienne sera plus que suffisante pour nous deux. J'écrirai à don Sébastien; cet ami fidèle et discret nous fera passer nos quartiers de rente, et nous vivrons heureux _en terre sainte_, dans ce repli caché de l'univers, à l'abri de tous les oncles, de tous les archevêques et de tous les méchants du monde.» Léonor s'accorda à tout ce que disait don Christoval. La sérénité reparut sur son visage; il lui sembla démontré que les paroles de la bohémienne renfermaient un avis de la Providence, et elle ne se lassait pas d'admirer avec quel bonheur don Christoval l'avait reconnu et en avait démêlé le sens. Leur premier soin, en arrivant en France, fut de faire consacrer et bénir leur union par l'Église. Cela était fort nécessaire, surtout pour Léonor, qui sentait de grands scrupules de conscience. [Illustration.] Ils prirent leur route par Lyon; puis ils gagnèrent Strasbourg. Ils allaient à petites journées, mais sans aucunement s'arrêter pour visiter les curiosités qui se trouvaient sur leur chemin. Léonor sentit un frisson au coeur lorsque, à l'entrée du mont de Kelh, se présentèrent à ses yeux les montagnes vaporeuses de la Forêt-Noire. Ce large fleuve, dont les ondes fortes s'enfuyaient en bruissant sous ses pieds, sur sa tête ce ciel d'un bleu clair et profond, cette vallée semée de villages aux maisons blanches, aux clochers aigus, peuplée d'aunes noirs, de saules au feuillage pâle et mélancolique; ces hommes avec leurs têtes blondes et leurs visages rosés, faisant retentir à ses oreilles un idiome guttural, étrange, tout lui causait une impression de peine et de malaise indéfinissable. Ce n'était plus l'Espagne! Elle comprit qu'elle changeait d'atmosphère, qu'elle passait d'une nature ardente au sein d'une nature langoureuse. En traversant cet immense pont de bateaux, il lui semblait renoncer pour jamais à sa chère patrie. Sa patrie serait désormais ce qu'elle avait devant les yeux. Elle ne put s'empêcher de tourner la tête, comme pour adresser un dernier regard, un regard d'adieu à l'Andalousie; mais ce regard ne rencontra qu'un vaste marais au delà duquel montait la flèche de Strasbourg, dans un horizon chargé de petits nuages laiteux. Elle sentit une larme rouler sous sa paupière; heureusement, don Christoval, occupé à acquitter le péage, ne s'en aperçut pas. Un moment après, tandis qu'il se récriait sur la beauté du pays qui s'ouvrait devant eux, Léonor se mit à réciter mentalement une prière en espagnol, pour marquer d'une action de piété son premier pas sur la terre étrangère et y commencer son séjour sous des auspices favorables. Ils voyagèrent toute la nuit. Le lendemain, vers cinq heures du soir, la diligence les déposa quelques lieues avant Constance, dans la petite ville de Radolfszell, située au bord du lac Inférieur, en face de Reichenau. On fit avancer une barque, et en quelques minutes les deux époux se virent séparés du continent, voguant vers cette étroite bande de terre, perdue au milieu de l'eau, où ils venaient de si loin chercher la paix. L'heure était solennelle et tout portait à la méditation; le lac s'embrasant des derniers feux du soleil, ressemblait à un océan de cuivre en fusion. A l'autre bord, le regard, se relevant sur les collines verdoyantes de Thurgovie couronnées de jolies fabriques, glissait jusqu'au rocher de Hohentwiel, dont la masse gigantesque et bizarre apparaissait toute noire au sein d'une poussière lumineuse. Léonor éprouva un serrement de coeur, une angoisse de tristesse amère, en se voyant au milieu de cette vaste étendue d'eau, sous un ciel étranger, bien loin de sa patrie, de sa famille et de ses amis, et sans aucun espoir de les revoir ou d'en entendre jamais parler. Désormais elle était seule au monde, seule avec son mari, qui, à vrai dire, abandonnait aussi pour elle le reste de l'univers. Tandis que la nacelle se balançait mollement sur les vagues, au bruit cadencé des rames, elle se rappelait ces vers d'un ancien poète qui semblaient s'adresser à elle et à don Christoval: Soyez-vous l'un à l'autre un monde vaste et beau, Toujours charmant, toujours nouveau! Le lac sur lequel ils voguaient rappelait à sa pensée ce lac funéraire qui, dans l'ancienne mythologie, séparait la terre des vivants du pâle royaume des morts. Toute sa vie passée se déroulait devant elle comme un rêve. Que de périls, que d'alarmes depuis le jour où elle avait fui son couvent! Mais là-bas, se disait elle, nous allons recommencer notre existence sous une forme nouvelle. Puisse l'avenir nous dédommager du passé! Puisse cette île, cette terre sainte, nous donner en effet le repos que nous y promet la prédiction de la bohémienne! Puis elle était obsédée par un souvenir musical, celui de la chanson qui, deux fois déjà, s'était trouvée aux événements les plus graves de son existence. Une sorte de voix surnaturelle, à laquelle elle ne pouvait imposer silence, lui murmurait à l'oreille cet air populaire: Marinero del alma Ayolè! En un arrojo Hecha te al golfo, Que tu dicha consiste En un arrojo. «Marinier de mon âme, prends ton élan et mets la barque dans le golfe, car ton bonheur dépend de cet élan.» Le sens de ce couplet s'adaptait naturellement à la situation. Dieu veuille, pensait Léonor, que la chanson dise cette fois la vérité! Don Christoval, de son côté, paraissait absorbé dans des réflexions non moins sérieuses. Enfin, leur bateau prit terre dans une petite crique. Ils descendirent, et, suivis du guide, qui portait leur bagage, ils montèrent par une pente douce à la seule auberge qui se trouve dans l'île; auberge comme on en voit peu: vaste, calme, silencieuse, jamais troublée par les ris et les chants des buveurs; elle s'élève au milieu des ruines et sur le terrain de l'abbaye. Le bâtiment est un carré long, dont la façade étroite regarde le sentier (il n'y a point de route dans l'île); les fenêtres de la maison donnent à droite sur un joli jardin, dont les allées, bien sablées et bordées de buis, conduisent les voyageurs au perron de la porte d'entrée. Là foisonnent tout l'été ces fleurs vulgaires, si distinguées par leur éclat ou leur parfum: des roses, des pensées, du réséda; au printemps, quelques lignes de tulipes; ensuite des lis et des anémones; en automne, des dahlias et des tournesols. Enfin, plus tard, on est trop heureux de voir poindre sur la neige quelque triste ellébore, la rose de Noël, ou de découvrir dans un coin, exposé au midi, le bouquet embaumé de l'héliotrope d'hiver. Les fenêtres du côté opposé donnent aussi sur un jardin; mais que celui-là est différent de l'autre? Il n'y vient qu'une forêt de plantes ombellifères, basses, maigres, décolorées, frissonnantes au moindre souffle du vent, au milieu desquelles se lèvent pressées dans une lugubre symétrie des croix de bois noir. Le propriétaire de cet enclos c'est la mort; le fossoyeur est son jardinier. On ne s'aperçoit de la population de l'île que par les croix de bois noir, et l'on s'étonne qu'il y ait tant de défunts dans un endroit ou l'on voit si peu de vivants. Au reste, le domaine de la mort ne se borne pas à ce champ resserré: on retrouve à chaque pas l'empreinte de l'impitoyable suzeraine; et lorsque parmi ces chaumières neuves, ces beaux tilleuls, ces grands noyers, au milieu de ces prairies émaillées, de ces riants vignobles, on découvre ici un pan de mur, là un chapiteau sculpté, plus loin un tronçon de colonne, quelque saint mutilé couché dans l'herbe, les mains jointes, ou l'entrée basse et voûtée d'un souterrain fermé par les décombres, on sent que Reichenau tout entière appartient à la mort, et l'on croit, au pied de tout objet ayant vie, entrevoir la faulx impatiente de frapper. Léonor et Christoval avaient devant leur croisée attenante au jardin de l'auberge, une vieille tour quadrangulaire en pierres grises dont les siècles avaient rongé le ciment, mais retenues aux arêtes et dans le milieu par des lignes de briques rouges qui rayaient l'édifice dans toute sa hauteur. Cette tour avait encore deux étages, comme l'attestaient au dehors deux rangs de petites fenêtres romanes assemblées. Ils apprirent que c'était la tour du monastère bâti par Charles Martel. L'église dans laquelle elle donnait entrée n'était que du temps de Charlemagne, et le choeur même avait été refait sous un roi dont l'âge a détruit la mémoire. Dès le lendemain de leur arrivée ils s'empressèrent d'aller visiter ce monument vénérable. Le sacristain qui les conduisait était un vieillard au visage semblable à celui d'un trépassé, mais avec des traits extrêmement doux et une physionomie mélancolique. Il parlait très-bien le français, que Léonor et don Christoval entendaient à peu près comme leur langue maternelle, possédait des connaissances en histoire et en architecture, et, grâce à l'obscurité de l'île, aujourd'hui très-peu visitée, n'avait rien de commun avec les _ciceroni_ officiels, race insupportable par son bavardage autant que par ses mensonges. «Regardez cette tour, leur dit-il; elle a précédé neuf autres tours qui ornaient les bâtiments de l'ancien monastère et qui ont disparu avec eux; vous en verrez le tableau tout à l'heure dans l'église. La tour de Charles Martel a déjà duré deux siècles de plus que n'a duré en Espagne le royaume des Maures, fondé en même temps qu'elle; elle est beaucoup plus vieille que l'établissement des Normands en Angleterre. Cependant elle a été incendiée deux fois par le feu des hommes et une fois par le feu du ciel; ses malheurs l'ont beaucoup diminuée. La voilà! telle qu'elle est, elle durera encore plus que vous et moi. «Nous voici dans le vaisseau, à l'entrée des trois nefs. Remarquez le péristyle où nous sommes; on ne le trouve que dans les églises de la plus haute antiquité. C'est dans ce péristyle, ou plutôt ce _narthex_, que se tenaient, aux jours de la primitive Église, les pénitents et les catéchumènes, séparés du reste des fidèles par cette rangée de piliers. Ce pilier-ci est encore de la première fondation, contemporain de la tour; les autres sont plus jeunes, comme vous pouvez le reconnaître à la différence de la forme. «Avançons dans cette nef latérale de gauche. Hélas! les vitraux sont brisés, le toit laisse voir le ciel en plusieurs endroits; les dalles du pavé sont descellées et manquent çà et là. Il n'y a que les pierres tombales qui soient restées fidèles au sol où le doigt de la mort les avait fixées. Voilà, contre ces piliers, les tableaux dont je vous parlais: celui-ci représente le miracle de saint Pirminius, prenant possession de l'île, au septième siècle, et en chassant tous les reptiles venimeux. Vous les voyez fuyant à la nage sur les eaux du lac, qui en sont couvertes. Ici, le saint fait construire son monastère, et là, vous voyez l'ensemble des bâtiments au temps de leur splendeur, lorsque l'abbaye, semblable à une petite cité, renfermait huit cents moines et resplendissait de l'éclat des vertus et de la science; lorsqu'elle avait pour amis des rois et des empereurs, et pour sujets des ducs, des comtes et des évêques; lorsqu'elle recevait dans son sein Charles le Gros, déposé par la diète de Tribur,--voilà sa tombe et son image en pied;--lorsque, enfin, elle était si puissante et si riche, que l'abbé pouvait aller à Rome sans cesser de marcher sur ses terres! Alors Reichenau était grande sur la terre et dans le ciel; Dieu l'honorait par de fréquents miracles, dont vous voyez les principaux retracés dans ces peintures à demi rongées par l'humidité; les grands de la terre la comblaient de privilèges et de présents de toute sorte. Que reste-t-il de tant d'honneurs et d'opulence? La tour de Charles Martel et un moine, un seul, âgé de quatre-vingts ans! Mais, n'importe! tant que la tour et le chanoine Sulzer subsisteront, l'abbaye sera représentée. Quand dom Sulzer aura cessé de vivre, quand la tour aura croulé... tout sera fini! Puissent mes yeux ne pas être témoins de cette double catastrophe!» L'aspect désolé de cette église ne justifiait que trop les plaintes douloureuses du sacristain. Toutefois, comme les personnes déchues d'un rang élevé, après l'avoir occupé longtemps, l'église de Reichenau retenait, au sein de son deuil et de sa misère, un je ne sais quel air d'importante majesté. La grandeur des dimensions, la forme du maître-autel, le choeur, entièrement revêtu de chêne noir et fermé dans toute sa largeur par une grille d'un travail exquis, jusqu'à ces peintures envahies par les lichens verdâtres qui servaient de tapisserie à la muraille nue, tout cela avertissait le visiteur d'une splendeur éteinte et d'une gloire rentrée dans le néant. Le bon sacristain faisait admirer ces détails à Christoval et à Léonor. Il n'oublia pas d'exposer à leur vénération les reliques conservées dans le trésor de l'église: du sang de notre Sauveur; un fragment de sa croix; le vase de marbre dans lequel Jésus-Christ fit son premier miracle, aux noces de Cana; la crosse d'ivoire et de vermeil de l'abbé Mangold de Brandis; l'émeraude du poids de vingt-sept livres, don de Charlemagne, laquelle n'est, au dire des experts, qu'une masse de verre coloré; mais elle a été donnée et reçue pour une émeraude; pendant mille ans elle a été réputé émeraude, c'en est une: il y a prescription sur la qualité. Tandis qu'ils examinaient curieusement ces intéressantes merveilles, une porte s'ouvrit dans la boiserie et un personnage de haute taille, un peu voûté, en costume de bénédictin, s'avança, traversa le choeur à pas lents, les yeux fixés à terre, et s'alla mettre à genoux sur les degrés de l'autel. «C'est dom Sulzer, dit tout bas le sacristain; il vient toujours faire sa prière à cette heure. Venez,» ajouta-t-il en posant le doigt sur ses lèvres; et, par une autre porte, il les emmena hors de l'église. Naturellement le sacristain fut questionné sur dom Sulzer; il en fit un éloge complet. «Dom Sulzer, dit-il, est aussi bon qu'il est savant, et c'est beaucoup dire! Si vous passez ici quelques jours, je vous conseille de l'aller voir. Il demeure là, dans cette maison blanche, à côté de la tour. Vous voyez le préau par la porte ouverte: ce sont les écoles; dom Sulzer les dirige. C'est par ses écoles que Reichenau se rendit jadis si célèbre dans le monde, et ses écoles subsistent encore. Il n'en sort plus, comme au temps passé, des papes, des cardinaux et des évêques. Hélas! elles ne forment plus que de pauvres enfants destinés à mener la charrue. Cependant, qui sait? Parmi ces enfants, Dieu peut, s'il lui plaît, susciter des princes de l'Église! Reichenau n'est pas encore tout à fait éteinte; il peut la rallumer et la faire luire de nouveau sur le monde. Peut-être ce que nous voyons n'est-il qu'un moment d'épreuve; peut-être, au milieu des rustiques écoliers de dom Sulzer, se cache celui qui doit un jour mettre le terme à cette épreuve cruelle! Le ciel a trop aimé Reichenau pour que je puisse croire qu'il l'abandonne à un malheur sans fin!... Pardon! Je retombe toujours dans ces illusions qui doivent vous paraître un radotage, une folie! C'est qu'à force de vivre avec dom Sulzer, j'ai pris ses sentiments de tendresse et de compassion pour cette infortune si profonde et si inconnue. Dom Sulzer a vécu soixante ans dans l'abbaye. Il y est entré petit garçon, car les pères avaient ainsi coutume de s'attacher ainsi les enfants qui annonçaient des facultés brillantes et du penchant à la piété. On les nourrissait, on les instruisait, et, quand venait l'âge de faire profession, ces jeunes gens se trouvaient tout façonnés à la vie monastique, déjà riches en savoir, et capables de faire pendant longues années honneur à l'ordre. Il possède toute l'histoire et les souvenirs de l'abbaye depuis son origine, et son bonheur est de les raconter. Vous verrez chez lut une foule de choses curieuses, notamment une collection de peintures représentant tous les prodiges qui se sont accomplis à Reichenau, à commencer par la vision du moine Wettin jusqu'à l'épouvantable apparition dont fut témoin dom Sulzer lui-même.» Léonor et Christoval ayant témoigné un vif désir d'entendre cette histoire, on s'assit au soleil, en face de la vieille tour, ayant sous les yeux l'extrémité verdoyante de l'île qui se perdait dans les eaux étincelantes du lac, et le sacristain reprit la parole en ces termes: AVENTURE DE DOM SULZER. «En ce temps-là, dom Sulzer n'était pas encore dom Sulzer, mais simple novice, petit abbé à sa première soutane, âgé de quinze à dix-sept ans, je suppose; car il ne m'a jamais lui-même raconté ce fait. Il n'en saurait entendre parler, et plusieurs personnes ayant essayé, à de longs intervalles, d'y faire allusion en sa présence, il a toujours été près de se trouver mal, tant les souvenirs de cette terrible histoire lui font encore d'impression après plus de soixante années! «A cette époque que je dis, il y avait dans l'île un homme de moeurs irréligieuses et même débauchées. C'était un riche bourgeois de Constance, qui s'était venu établir chez nous pour y vivre grassement de son bien. Quoiqu'il ne fût pas marié, il y avait toujours des femmes dans sa maison; il faisait des repas qui ressemblaient à des noces. Enfin, dans notre petit pays, où la vie a toujours été si réglée, il était un scandale pour tous, et pour plusieurs une pierre d'achoppement, car la contagion de son libertinage commençait à se répandre. Assez bon homme, au demeurant, et même très-charitable, à ce qu'on dit; mais quoique ce soit beaucoup, ce n'est pas tout! «Sous les règles de nos grands et sages abbés, comme l'abbé Hatton, l'abbé Waldo, ou Frédéric de Wartenberg, lorsque la discipline était dans toute sa vigueur et son énergie, vous pensez bien qu'il n'y en aurait pas eu pour longtemps à couper la racine de cet abus et à faire déguerpir de l'île cet intrus envoyé du démon. Mais alors c'était l'abbé Frédéric de Rosenegg, dont le mauvais gouvernement avait laissé dépérir le spirituel et le temporel du monastère. Le relâchement le plus funeste, sous le nom de tolérance, le relâchement précurseur de la décadence s'était introduit dans l'abbaye. Les pratiques extérieures étaient à peine maintenues, et le peu qu'on en conservait, par un reste de pudeur et de bienséance, paraissait encore bien lourd à porter. L'esprit des anciens moines s'était retiré de leurs successeurs. Ne vit-on pas,--vous pouvez me croire, car c'est un fait authentique,--ne vit-on pas l'abbé de Reichenau, ce même Frédéric de Rosenegg, aller manger chez ce libertin, dont par malheur le nom s'est perdu! Il existe encore quelques vieillards qui vous attesteront avoir vu passer l'abbé sur son petit cheval blanc, lorsqu'il se rendait chez ce réprouvé, qu'il nommait publiquement son ami. Aussi le ciel ne pouvait manquer de faire un exemple! «L'homme dont je vous parle avait un confesseur. Vous entendez bien que c'était pour la forme, à moins que ce ne fût pour augmenter d'autant le scandale de sa mauvaise vie. Ce confesseur était un moine de chez nous, honnête au fond du coeur, mais faible à l'excès. Il remontrait bien quelquefois à son pénitent la profondeur de l'abîme et la nécessité de s'en retirer par la pénitence tandis que le salut était encore possible; mais l'autre, avec des promesses et des ajournements, savait si bien tourner son homme, que le pauvre moine finissait toujours par céder, en sorte que le directeur était emporté par celui qu'il aurait dû retenir, et quitta le rôle de juge pour celui de complice. Vous allez voir le succès de ces déportements. «Une nuit, sur le coup d'une heure, voilà qu'on heurte, on sonne, on fait un étrange vacarme à notre porte. Le portier surpris se lève. «Eh vite! eh vite! monsieur un tel se meurt! il a été pris d'un mal subit et inconnu; il demande son confesseur, le père Dominique.» On court éveiller le père Dominique. Tandis qu'il s'habille, dom Sulzer, qui était comme son _famulus_, court à la sacristie chercher le viatique et les saintes huiles. Mais notez bien qu'il les garda sur lui, non pas avec intention, mais par hasard, ou plutôt par l'ordre secret de la Providence. Le père Dominique ne prit que son bréviaire sous le bras et son bâton à la main. Ils se mettent en route tout seuls; les domestiques étaient retournés près de leur maître, sachant bien que le père Dominique n'avait pas besoin de guide pour trouver la maison. C'était au milieu de l'automne, pendant la pleine lune; la nuit était douce et claire, et l'on distinguait très-loin dans la campagne, car il faisait blanc comme de jour. Ils suivaient côte à côte un chemin bordé de haies. Quand je dis qu'ils étaient seuls, je ne compte pas un jeune chien élevé par dom Sulzer, qui les suivait, et qui tout à coup se mit à hurler d'une façon lamentable. Après avoir inutilement essayé de le faire taire, ils prirent le parti de le laisser pleurer. Trente pas plus loin, le chien se tut de lui-même et se blottit dans un buisson. «Diable soit de la bête! dit le père Dominique impatienté. Il va nous retarder. Laisse-le!» Comme il achevait ces paroles, ils virent devant eux, plantée au milieu du chemin, la figure de celui qu'ils croyaient agonisant dans son lit. «Où allez-vous? leur demanda-t-il d'une voix grave.--On est venu nous dire que vous étiez à toute extrémité. J'allais vous confesser et vous donner l'extrême-onction.--N'allez pas plus loin! Je suis mort! La justice de Dieu m'a surpris dans l'impénitence finale: je suis damné! damné pour avoir différé ma conversion; damné à cause de votre faiblesse coupable et de votre lâche indulgence. C'est vous qui m'avez précipité dans une éternité de douleurs. Vous qui êtes l'auteur de ma misère, il est juste que vous la partagiez. Venez donc!» En parlant ainsi, le mort allongea le bras et toucha l'épaule du père Dominique. Au même instant, sans bruit, sans secousse, ils disparurent tous deux, comme une fumée qui s'évanouit en l'air!... Dom Sulzer revint à l'abbaye. Il fut trois mois malade de la terreur qu'il avait éprouvée. On croyait qu'il succomberait; il guérit cependant; mais personne, depuis cette époque, ne l'a jamais vu rire. «Et savez-vous la place exacte où s'est accompli ce miracle? C'est celle où nous sommes assis. Retournez-vous: voilà, sur notre tête, la croix qui a été élevée en commémoration. On l'appelle la croix; _du damné!_» [Illustration:] § VI.--Léonor trouve le repos. Don Christoval et Léonor avaient loué une petite maison dans l'île, non loin de la demeure du chanoine Sulzer, dont ils avaient fait leur ami. Ils vivaient la parfaitement heureux. Don Sébastien leur envoyait tous les trois mois un quartier des rentes de don Christoval, et ce revenu, qui dans une ville eut été à peine suffisant, leur faisait à Reichenau une véritable opulence, jusqu'à leur donner un superflu dont Léonor soutenait quelques pauvres familles. Le nécessaire leur coûtait peu, et leurs plaisirs ne leur coûtaient rien. Ces plaisirs consistaient dans la promenade, la lecture, la musique. Souvent ils allaient s'asseoir au pied d'une grande croix plantée sur le point le plus élevé de l'île, au milieu des vignes. Du haut de ce belvédère-, ils jouissaient d'une vue ravissante: ils dominaient tout le lac, à l'extrémité duquel l'oeil découvrait, au midi, les tours de Constance inondées de lumière, qui semblait une ville fantastique perdue dans les nuages; de l'autre côté se découpaient sur un fond clair les sombres ruines de quelques manoirs féodaux, perchés comme de vieux nids de vautours sur ces montagnes bizarres qu'on appelle en allemand le Mont-aux-Grues et les Monts-Jumeaux; en face s'allongeaient sur la rive de riantes collines, et, sur un dernier-plan, beaucoup plus reculé, montaient plusieurs étages de glaciers, dont les cimes colossales, éblouissantes de neige, se confondaient avec le ciel. Cette croix était le but favori de leurs courses, soit au lever de l'aurore, soit au coucher du soleil. Assis sur un banc de bois, en présence de cette belle nature, d'un aspect si divers et si paisible, ils aimaient à repasser le souvenir de leurs aventures, et finissaient par remercier la Providence qui leur avait inspiré de venir se réfugier dans l'île sainte. Quelquefois ils apportaient avec eux une guitare, et s'amusaient à chanter les airs les plus caractéristiques de l'Espagne, boléros, tirannas, séquidilles, parmi lesquels on pense bien que _Marinero del alma_ n'était pas oublié. Léonor prenait plaisir aussi à imiter d'inspiration ces mélodies arabes que les Bohémiennes font entendre dans les villages, à la porte des auberges, et qui sont connues en Espagne sous le nom de _cagjias_. Ce sont des tenues plaintives brusquement entremêlées de quelques notes rapides, au gré de la chanteuse; et ce chant empreint d'une tristesse ardente et passionnée, ce chant capricieux, dépourvu de rhythme, impossible à noter, se prolonge indéfiniment, toujours changeant et varié, sur deux ou quatre mesures d'un accompagnement monotone et invariable; ou plutôt ce n'est pas un chant: ce sont des sanglots, des cris, des soupirs, même des éclats de rire, quelque chose en un mot qui bouleverse l'âme et dont il est impossible de donner une idée à qui ne l'a pas entendu. La belle voix de Léonor, secondée d'un goût exquis, rendait toutes ces émotions, toutes ces nuances avec un accent irrésistible. Les bonnes gens qui travaillaient aux vignes s'arrêtaient pour écouter, et après une ou deux minutes d'extase, ils reprenaient leur ouvrage en disant: «Ce sont les Espagnols.» Don Christoval avait beaucoup aimé la botanique; ce goût se réveilla en présence d'une nature qui offrait si abondamment de quoi le satisfaire. Don Christoval et dom Sulzer, qui malgré son âge était encore robuste et grand marcheur, faisaient ensemble de longues excursions dans l'île ou dans les contrées avoisinantes. Léonor, dans les premiers temps, les accompagnait; mais la naissance d'un fils, en lui imposant de nouveaux devoirs, l'empêcha de chercher au dehors des distractions. A quoi bon d'ailleurs? Tous les plaisirs pour elle n'étaient-ils pas rassemblés autour de ce berceau, autour de ce berceau une famille s'était fondée; le chanoine Sulzer avait été le parrain du petit Carlos; le bon vieillard était fou de son filleul. Il faut renoncer à décrire la joie triomphante de don Christoval. Enfin la venue de cet enfant était, comme le disait dom Sulzer, une bénédiction visible du ciel, qui l'envoyait aux père et mère comme un gage de pardon et la promesse d'un long bonheur dans l'avenir. A l'époque où nous sommes arrivés, le petit Carlos pouvait avoir huit ou dix mois; il venait à merveille. Un matin, sa mère l'avait conduit dans un grand enclos joignant le chevet de l'église, ou souvent elle allait s'asseoir au soleil, cachée entre les contre-forts du choeur, un livre ou sa broderie à la main, tandis que l'enfant se roulait sur l'herbe et cueillait des primevères et des marguerites. Ce lieu paraissait avoir servi de cimetière aux anciens moines, car on y voyait encore çà et là quelque large pierre sépulcrale, ensevelie au niveau du sol, et dont la mousse avait effacé l'inscription. Ce jour là donc, en l'absence de son mari qui herborisait avec dom Sulzer, Léonor était dans son boudoir, comme elle l'appelait; elle tenait son fils sur ses genoux et le faisait jooer, lorsqu'elle s'entendit appeler à grands cris à la porte de l'enclos. Elle reconnut la voix du petit messager qui apportait ordinairement les lettres de Constance. Justement on attendait des nouvelles de don Sébastien. Léonor déposa l'enfant sur une vieille tombe et courut vers le chemin. C'était effectivement une lettre; mais sitôt que la pauvre femme eut jeté les yeux sur l'adresse et reconnu l'écriture, elle pâlit et trembla au point qu'elle fut obligée de chercher un appui contre le mur. Elle fut quelque temps avant d'oser rompre le cachet, tant il lui semblait que ce papier sinistre était rempli de douleurs et d'amertume. Elle l'ouvrit enfin et lut ce qui suit: Ma nièce (bien que vous soyez indigne de ce nom), Vous avez souillé l'antique honneur de notre famille; «Vous avez abandonné, désolé, celui qui vous avait élevée et qui remplaçait votre père; «Vous avez trahi votre Dieu! «Ne vous flattez pas que tant de crimes demeurent impunis. «La Providence n'a pas voulu que je quittasse la vie avant d'avoir découvert l'asile où vous cachez votre honte. Voici _ma dernière, volonté_: Je confie au ciel le soin de l'exécuter. «Vous, votre complice et vos enfants, si vous en avez, soyez Maudits! Je vous donne ma malédiction comme prêtre et comme père! je vous la donne étant sur mon lit de mort. Quand vous lirez ces lignes, dernier effort de ma main défaillante, je n'existerai plus, et ma vengeance aura commencé, car les morts se vengent, Léonor! Vous l'éprouverez. Adieu!» Léonor, en achevant cette horrible lettre, sentit un nuage descendre sur sa vue; elle fut quelques minutes sans rien distinguer, sans rien entendre, frappée de stupeur et près île évanouir. Peu à peu cependant la respiration lui revint, des pleurs se faisant passage la soulagèrent, et elle essaya de marcher. Son regard, attaché à terre, était obscurci par les larmes: elle arriva machinalement à l'endroit où elle avait laissé son Carlos. Tout à coup elle vit devant elle l'enfant couché à la renverse sur la pierre, immobile, ses petits bras étendus et la bouche ouverte, d'où sortait le chapelet que sa mère lui avait laissé pour jouer. Le pauvre enfant l'avait porté à sa bouche et en avait avalé les premiers grains; il s'était étranglé! Ce chapelet était celui de la soeur Dorothée, soigneusement conserve par Léonor, _afin qu'il lui portât bonheur!_ Les cris de la malheureuse mère attirèrent du monde. On s'empressa de porter secours à l'enfant; mais on reconnut bientôt que tout secours était inutile. Dès qu'elle eut acquis cette affreuse certitude, Léonor tomba sans mouvement sur la pierre, à côté de son fils. Quelqu'un survenant à l'improviste, à qui l'on aurait dit: «De ces deux corps, l'un est un cadavre,» n'aurait su discerner lequel. On les emporta l'un et l'autre. Don Christoval, qui revenait avec dom Sulzer, voyant de loin la foule se diriger vers sa maison, courut, et put croire en arrivant que le même coup lui avait ravi sa femme et son fils. Léonor ne recouvra l'usage de ses sens que pour faire craindre la perte de sa raison. Pendant huit jours elle fut en proie à une lièvre ardente, accompagnée d'un délire presque continuel. Dans ses transports, elle demandait son fils; elle exigeait qu'on le lui apportât; elle l'entendait pleurer dans la chambre voisine. Elle lui parlait, tâchait de l'apaiser de la voix, en lui disant les choses les plus tendres et s'emportant contre la méchanceté de ceux qui les séparaient. Dans d'autres moments, elle voyait son oncle auprès d'elle. Alors, la maladie lui prêtant des forces, elle se mettait à genoux sur son lit, et, les mains jointes convulsivement, elle suppliait l'archevêque de lui faire grâce: «Mon oncle, mon oncle, criait-elle, retirez votre main, rendez-moi notre Carlos! c'est vous qui l'avez pris, je le sais bien! vous l'avez caché dans votre tombeau! Laissez-moi l'y chercher; je suis sûre que je l'y trouverai. Oh! mon bon oncle! nous vous aimerions tant!... Ah! voilà mon oncle qui va nous bénir!... O ciel! il me frappe, il me maudit, il m'écrase! Mon oncle, mon oncle, pardon! retirez votre main!» A ces crises succédaient des heures d'abattement inerte, pendant lesquelles la malade semblait anéantie. Don Christoval veillait assidûment à son chevet, et montrait une force d'âme et une présence d'esprit incroyables. Le médecin qu'on avait fait venir de Constance était un praticien habile et expérimenté, mais toute son habileté et son expérience étaient ici en défaut; il ne savait que dire. Le neuvième jour cependant il conçut une lueur d'espoir; la fièvre tomba tout à coup d'elle-même, et, pour la première fois, Léonor reconnut son mari. Cet état se soutint deux jours; on essaya de la nourrir un peu; elle s'y prêta, et la tentative réussit. Don Christoval, qui s'était préparé pour un second sacrifice, ressentit une joie aussi vive, aussi pleine que s'il n'eût éprouvé aucune perte. Devant l'idée de conserver Léonor, la mort de Carlos disparut. Telle est la pauvreté et l'étroitesse de l'âme humaine, qu'un seul sentiment, une seule jouissance l'absorbe tout entière; encore bien souvent est-ce trop d'une! Le soir de ce second jour, dom Sulzer venait de se retirer, assuré, disait-il, de la convalescence de Léonor; la garde aussi était allée prendre quelques instants de repos, don Christoval veillait seul près de la malade. Elle était moitié assise, moitié couchée, la tête languissamment appuyée contre la poitrine de son mari dont elle serrait la main dans la sienne, et comme abritée sous le bras qui l'entourait. Il v eut un long silence rempli de calme et de douceur; ce fut Léonor qui le rompit d'une voix faible et sans quitter sa position: «Don Christoval, dit-elle, voyons si vous avez bonne mémoire: vous souvenez-vous où nous nous sommes rencontrés pour la première fois? --Certainement, mon amie; je vous avais entrevue au salut, à la cathédrale, mais vous ne m'aviez pas remarqué. La première fois que nous échangeâmes un regard, ce fut à ce combat de taureaux sur la Plaza-Mayor; vous étiez avec les dames de la famille de Médina-Sidonia. --Le bruit courait alors que vous étiez amoureux d'Inès de Médina Sidonia. --Comment l'avez-vous su? --Inès me le dit elle-même; entre femmes on se confie bien des choses. Cette confidence me fit de la peine, et pourtant je ne vous connaissais que depuis quelques heures et seulement pour vous avoir aperçu. --Il avait été question de cela en effet; mais du moment que je te vis, ma Léonor, je fis serment que tu serais ma femme, quels que fussent les obstacles qui s'élevaient entre nous. --Tu as tenu ton serment, mais au prix de quels sacrifices, mon ami! --Et toi, Léonor, le rappelles-tu de quelle façon je parvins à le remettre un billet? --Si je me le rappelle!... C'était au Prado, où je me promenais avec ma duègne. --Je vous avais suivies pendant toute la promenade. --Sans doute. Crois-tu que je ne l'eusse pas remarqué? Au moment où nous remontions en carrosse, une espèce de pauvre nous aborda sous prétexte de nous demander l'aumône. J'eus la présence d'esprit de faire monter Léonise la première, et ce fripon de mendiant, au lieu de recevoir une pièce de monnaie, me glissa effrontément une lettre dans la main; après quoi, il s'éloigna en me comblant de bénédictions pour ma charité, si bien que Léonise me gronda et m'appela prodigue. --Jamais bénédictions ne furent plus justes ni plus sincères; car le pauvre mendiant était au comble de ses voeux: il s'était attendu à un refus exprimé avec colère, et la jeune dame en recevant le papier s'était contentée de rougir, elle avait même souri légèrement. --Oh! non, je vous promets que je n'ai pas souri! --Oh! si, j'en suis très-sûr, et vous pouvez m'en croire. --Je vous crois donc. --Mais mon espoir fut bientôt renversé, quand j'appris que l'archevêque venait d'enfermer sa nièce chez les nonnes de Sainte-Claire avec, le projet arrêté de lui faire prendre le voile. Je fus au désespoir. J'allai consulter Sébastien, et ce fut lui qui me suggéra le plan dont je me servis avec succès. Il savait que le jardinier du couvent avait besoin d'un garçon. --Comment savait-il cela? --Ma foi, je n'ai pas poussé la curiosité si loin. Mais en général ce brave Sébastien avait toujours une abondante provision de renseignements pareils. Il en recueillait de tous côtés, soit pour son usage, soit pour celui de ses amis. C'était un héros d'aventures comparable à don Galaor. --Quel mauvais sujet! Enfin vous séduisîtes ce malheureux José? --Non, pas d'abord. Je me présentai comme un véritable garçon jardinier, en lui avouant que je n'étais peut-être pas très au courant du métier; mais je promis en revanche tant de zèle et de soumission qu'il m'accepta, et pendant huit jours, Sanche travailla très-sérieusement et très-maladroitement au jardin. Je m'étais imaginé que les religieuses venaient quelquefois s'y promener, mais je n'en vis qu'une seule, et ce n'était pas celle que je cherchais ni que je pouvais essayer de mettre dans mes intérêts: c'était l'abbesse elle-même! Un jour que j'étais occupé à tailler des rosiers, je la vis paraître au bout de l'allée avec votre oncle. Ils semblaient absorbés dans un entretien sérieux et venaient à moi. Et vite! je fis deux bouquets à la hâte, et je m'avançai pour les leur offrir. Ils les prirent en riant de ma tournure gauche et de ma mine embarrassée; mais leur préoccupation m'avait permis d'approcher jusqu'à entendre cette phrase de l'archevêque: «Oui, ma fille, arrangez-vous comme vous l'entendrez; arrangez-vous pour le mieux; mais il faut qu'il en soit ainsi!» » Cela me détermina, outre que José, irrité de ma mauvaise besogne, parlait de me renvoyer. Je me découvris à lui. L'honnête vieillard fut épouvanté, mécontent; mais l'ennemi était dans la place, il eût été bien malaisé de l'en faire sortir sans esclandre. José préféra céder et me servir. Nous conspirions ensemble, et tous les jours un nouveau moyen était proposé, discuté et rejeté. Enfin, la mort de cette religieuse me parut une occasion propice; il fallait la saisir et frapper un coup hardi. Chère amie, tu sais le reste. --Oui, je le sais; et vous, don Christoval, savez-vous quel quantième nous avons aujourd'hui? --Le 1er septembre. Pourquoi? --Le 1er septembre! Cette date ne vous dit-elle rien? En ce moment nous sommes dans l'anniversaire de cette nuit solennelle où, pour vous appartenir, je commis un crime! C'était une nuit tout comme celle-ci; il me semble que je m'y retrouve, que je revois les mêmes objets dans le même ordre, éclairés par la même lumière triste et mystérieuse. Ah! Christoval, il fallait bien vous aimer! Mais, va, je ne regrette pas ce que j'ai fait. --Et pourquoi le regretterais-tu? Jusqu'ici, malgré nos traverses, n'avons-nous pas été heureux? Et nous le serons encore davantage dans l'avenir, j'en ai la confiance et le pressentiment. --Crois-tu? Ah! mon ami, la malédiction de mon oncle! --Qu'importe? Penses-tu que Dieu se laisse engager par les injustices des hommes, quels qu'ils soient? --Il nous a enlevé notre Carlos! --- C'est une épreuve qu'il nous envoie, la plus grande et probablement la dernière de toutes; mais ce n'est pas la conséquence des paroles de l'archevêque. Quant à ce qui s'est passé dans le monastère la nuit de ta fuite, par combien de larmes, de prières, de bonnes oeuvres, n'as-tu pas racheté cette faute? Qu'avons-nous sacrifié, après tout? Un cadavre insensible. L'âme qui l'habita avait connu la violence de la passion, puisqu'elle y avait succombé. N'en doute pas, Léonor, du séjour où Dieu l'a mise, elle a vu notre amour, nos souffrances et tes vertus: elle nous a pardonné.» En cet endroit, Léonor tressaillit comme réveillée en sursaut; elle s'arracha brusquement du sein de son mari et se mit sur son séant. Ses yeux hagards étaient fixés au fond de la chambre, sa respiration était brève et entrecoupée; d'une voix basse et pleine de terreur: «Christoval, dit-elle, Christoval! Vois donc! qui est là? --Où, mon amie? --Là! là! derrière la porte? --Il n'y a personne. --Si, quelqu'un.... Une ombre, un fantôme enveloppe d'un suaire.... Il porte à la main un grand cierge allumé! --C'est une illusion de la fièvre; ma Léonor, calme-toi. --Le voilà au pied de mon lit.. Il se dévoile.... Ah! soeur Dorothée!... Grâce! épargnez-moi, ayez pitié de moi!... O ma soeur, ma soeur!... Ah! je suis perdue! mon lit brûle!... Je brûle! je brûle!» A ces cris terribles, la garde, le médecin, étaient accourus. Ils se regardaient, ils ne savaient que faire, tant l'épouvante les avait saisis. Don Christoval, au désespoir, s'efforçait d'apaiser la malade en la serrant dans ses bras et en lui prodiguant les noms les plus tendres. Mais l'accent de cette voix, naguère si puissante sur elle, paraissait lui être devenu subitement inconnu. Malgré les supplications et les caresses de son mari, Léonor continuait à se débattre et à crier: «De l'eau! de l'eau!... Une goutte d'eau!» On lui en présenta: elle repoussa le verre: «C'est de la flamme que vous me donnez!... Oh ciel! quoi! personne n'aura pitié de mes tortures!... Ah! Dorothée, quelle vengeance!... Mais vous, vous qui me regardez immobiles, ètes-vous donc aussi impitoyables qu'elle?... Oh! je brûle! j'étouffe!... Christoval, tu ne m'aimes donc plus? Sauve-moi, arrache-moi de ce bûcher!... Christoval, à mon secours!» Et, comme il voulait la prendre dans ses bras pour la déposer par terre, tout à coup, par une convulsion suprême, par un effort inouï, elle se dressa tout debout, et, exhalant le reste de ses forces dans une clameur perçante, elle retomba pesamment sur son lit. La prédiction de la bohémienne était accomplie. § VII.--Philosophie.--Folie.--Adieux. Don Christoval avait une de ces âmes fortement trempées qui luttent contre la douleur et parviennent à la vaincre, au moins dans ses effets ordinaires, c'est-à-dire que le triomphe est extérieur, et qu'an dedans les ravages s'exercent plus profonds et plus durables. Il s'enferma deux jours sans permettre à âme qui vive de pénétrer jusqu'à lui; ce temps passé, on le vit reparaître pâle, amaigri, mais non abattu; il reprit ses courses botaniques, mais dom Sulzer ne pouvait plus l'accompagner. Le soir il revenait couvert de poussière et chargé de fleurs sauvages dont il jonchait la tombe de sa femme et de son fils; il restait fort tard à les arranger, puis rentrait, et avant l'aurore il était reparti pour toute la journée. Voilà sa vie. Cette fatigue du corps ne suffisant pas à dompter l'activité de sa pensée, il essaya d'un autre système: c'était de lasser son imagination en lui donnant pleine carrière. A cet effet, il se jeta dans les idées philosophiques; c'était un retour vers une science qui l'avait fait briller dans sa jeunesse à l'université de Salamanque. Il s'y adonna de nouveau, sans pour cela renoncer à ses excursions lointaines; il emportait de quoi écrire, et jetait en courant sur le papier les idées dont il voulait faire les matériaux d'un grand ouvrage: ces idées roulaient sur le temps, sur la mort, sur la résurrection et l'autre vie. Tous ceux qui ont voulu approfondir ces terribles questions ont payé cher leur témérité; don Christoval éprouva le même sort. Voici quelques-uns de ces fragments décousus; ils feront comprendre l'exaltation cérébrale de cet infortuné et la catastrophe qui s'ensuivit. Elle est morte! Qu'est-ce que la mort? qu'est-ce que la vie? Le temps existe-t-il pour les morts? L'Écriture se sert à chaque instant de ces mots _la fin des temps,--la consommation des siècles_. Le temps finira donc? oui. Le temps une créature de Dieu qui sera détruite comme les autres; son seul privilège sera d'être détruite la dernière. J'ai entendu dom Sulzer s'écrier un jour en prêchant: _Sortez du temps!_ et comment sortir du temps? Le temps est l'enveloppe dans laquelle se meut l'humanité. Il est bien difficile à la pensée humaine de sortir du temps; toutefois cela ne paraît pas impossible. Et qu'est-ce que l'éternité? l'absence du temps et de la durée: un point; pas même un point, puisque dans un point, si petit qu'on le conçoive, il y a encore l'idée de dimension; au lieu que dans l'éternité le centre et les extrémités se confondent. La résurrection des morts suit donc immédiatement l'instant de leur trépas; ils sont comme un homme qui tombe et aussitôt se relève; et les hommes partis de différents points du temps arriveront tous simultanément à la cessation du temps. Car le temps est une illusion, l'illusion fondamentale de notre vie, laquelle n'est elle-même qu'une illusion destinée sans doute à éprouver les âmes. Nous rentrons par intervalles dans la réalité au moyen du sommeil. Ce sommeil éteint la matière et en dégage l'âme: alors le temps cesse pour nous. La preuve en est claire: c'est que celui qui se réveille est incapable de dire s'il a dormi dix heures ou dix minutes. Et souvent en dix minutes il a rêvé des faits dont la réalisation dans le temps demanderait une année. Et lorsqu'il rapporte dans le temps ces souvenirs d'une, excursion hors du temps, il juge, il compare, il mesure et dit: Qu'on est insensé quand on dort!--C'est probablement, au contraire, le seul moment où l'on soit sensé. Si Adam n'avait point goûté du fruit défendu, il ne fût pas mort, c'est-à-dire que son illusion eut été éternelle; il n'y eut pas eu de fin des temps ni de consommation des siècles, et ses enfants eussent été immortels comme lui. Aurait-il en des enfants exempts du péché originel, et par conséquent de la mort, ils auraient promptement encombré la terre, et que fut-il arrivé? Ou il n'en aurait pas eu; alors la création se fût bornée à deux êtres humains qui n'auraient pas fini. L'Éternel avait dit au premier homme: Si tu goûtes de ce fruit, tu mourras de mort. Le tentateur dit à Eve: Si vous goûtez de ce fruit, vous deviendrez semblables à Dieu. Les deux paroles furent accomplies: Adam, par suite de son péché, mourut; et il devint semblable à Dieu, en ce point qu'il sortit du temps hors duquel Dieu habite. Le passage de la vie à la mort, l'instant précis de ce passage, est-il sensible pour ceux qui le franchissent? Non: mais on s'aperçoit des approches. N'est-il pas probable qu'à ce moment solennel, avant la séparation de l'esprit et de la matière, nos facultés éprouvent par anticipation un éclair de perfectionnement, que les sens acquièrent subitement une subtilité surnaturelle; l'intelligence une hauteur, une plénitude, un pouvoir inaccessibles à l'état de vie normale? J'en suis convaincu; mais presque toujours quand ce phénomène arrive, le moribond n'en peut rien témoigner à ceux qui l'entourent. Ou, s'il leur en témoigne quelque chose, ils disent: Ce sont les illusions de la mort; la tête n'y est plus! Léonor a vu l'ombre de soeur Dorothée; le père Dominique, l'ombre de son pénitent; je n'en doute pas. En y réfléchissant, il n'est pas plus étrange de voir une âme sortie du temps y rentrer pour quelques minutes, que de voir le contraire, c'est-à-dire une âme prisonnière dans le temps s'échapper quelques minutes dans l'éternité. Seulement le second est plus commun que le premier, c'est pourquoi la raison humaine, la pire de nos illusions, nous affirme que le premier est impossible, sa coutume étant de nier tout ce qu'elle ne peut contrôler. Ce qu'on appelle la raison de l'homme n'est que l'essence de son orgueil. Nous cherchons à entrevoir les vérités éternelles avec notre raison, à travers le temps, c'est-à-dire avec un instrument faux à travers un milieu qui nous trompe. On soupçonne des erreurs, mais nul moyen de les calculer, encore moins de les corriger. Les contemplateurs sont les sages; ils sont en très-petit nombre: les autres suivent leur route sans songer à rien, sans se douter de rien; ce sont les heureux. Notre raison est essentiellement terrestre, non qu'elle ne puisse s'élever, quelquefois même assez haut, mais elle retombe toujours sur la terre et rapporte, tout à elle-même et aux choses d'ici-bas. L'inspiration, l'extase, le délire, la folie, tous ces états dans lesquels l'àme cherche à prendre l'essor loin de la matière, nous livreraient peut-être le secret de notre vie et de notre avenir, mais la raison les méprise et nous empêche de les étudier. Et pourtant, sans la raison, que ferions-nous? notre malheur est de ne pouvoir nous passer d'elle; c'est le bâton qui nous sert à marcher, mais ce bâton est garni de plomb qui nous attache à la terre et nous empêche de nous envoler. Le mystérieux Orient, qui a su tant de secrets concernant notre race, a toujours regardé les fous comme des êtres sacrés, en communication directe avec Dieu. Peut-être viendra-t-il un jour où Dieu, dans sa bonté, enlèvera tout à coup la raison au genre humain pour laisser régner exclusivement la sagesse. La raison n'est peut-être nécessaire aux hommes que parce que, dans l'état actuel des choses, elle est l'apanage du plus grand nombre? Dans le malheur affreux où je suis plongé, quel voeu puis-je encore former ici-bas? Un seul, dont l'accomplissement me rendrait le bonheur: c'est de perdre la raison; alors je pourrais retrouver Léonor, et nous serions rejoints tout en habitant une vie différente. Oh! si je pouvais me débarrasser de cette funeste raison! A force de creuser dans ces étranges idées, le malheureux Christoval obtint ce qu'il souhaitait. Une nuit, dom Sulzer, après avoir veillé fort tard dans son cabinet, venait de mettre en ordre ses cahiers de l'histoire des abbés de Reichenau, et il se disposait à passer dans sa chambre à coucher, lorsqu'il lui sembla distinguer dans le profond silence de la nuit des accents interrompus auxquels se joignaient quelques accords. Il écouta, et s'assura que quelqu'un chantait à voix basse dans l'enclos situé derrière le corps de logis de son habitation. Il ouvrit la fenêtre. Le ciel était pur, mais sans lune: il n'v avait que la clarté douteuse des étoiles. Le chanteur, invisible à cause de la position du bâtiment, effleurant à peine les cordes de sa guitare, fit entendre les paroles suivantes: Toda mi dicha fundo Solo in querer te; Y daria mil vidas, Solo por ver te. «Je mets tout mon bonheur à te voir; rien que pour te voir je donnerais mille fois ma vie. » Le chanoine n'eut pas de peine à deviner ce qui se passait. Il fit un signe de croix, ce qui était chez lui la plus grande marque de compassion, et se disposa à descendre. Sans appeler personne pour l'aider, il remit sa redingote, sortit appuyé sur sa grande, canne, traversa d'un pied lent et mal assuré les longues et obscures galeries du couvent, et par un escalier de pierre depuis longtemps hors de service, soupirant et trébuchant à chaque degré, il entra dans l'enclos. L'herbe discrète étouffait sa marche. Il parvint ainsi, sans être aperçu, à deux pas de don Christoval, et s'arrêta pour le considérer. L'infortuné, debout devant la pierre moussue qui recouvrait sa femme et son enfant, avait cessé de chanter. Il méditait dans un sombre silence, les bras croisés sur la poitrine et enveloppé dans son manteau, pareil à un génie funèbre. Sa guitare reposait sur la tombe. Quelques minutes s'écoulèrent sans que Christoval fit aucun mouvement, et sans que le vieux prêtre osât interrompre la douleur de son jeune ami. A la fin pourtant le chanoine risqua de l'appeler doucement. A cette voix, Christoval releva la tête et demanda: «Qui m'appelle? Que voulez-vous? «C'est moi, votre ami, dom Sulzer.--Ah! dom Sulzer vous venez à propos; c'est le ciel qui vous envoie. J'aurais été fâché de m'en aller sans vous avoir dit adieu et serré la main.--Vous en aller? où? que faites-vous ici?--Ne le voyez-vous pas? Je suis venu faire visite à Léonor. J'ai mis exprès, pour lui plaire, le costume que je portais la nuit que je l'enlevai. Je lui ai chanté _Marinero del alma,_ qu'elle aimait tant. Eh bien, le croiriez-vous? cet air, dont jadis une seule note l'entraînait vers moi, cet air aujourd'hui la laisse insensible! Elle ne répond rien? Ah! c'est que ce n'est plus à elle à venir à moi; c'est au contraire à moi d'aller à elle. Elle a Carlos qui la retient; je comprends cela. Je vais les rejoindre tous deux. Que faut-il dire à Léonor de votre part?--Et quel chemin prendrez-vous pour les rejoindre?--Alors Christoval se penchant à l'oreille du chanoine, comme s'il lui eût confié un grand secret: «Le chemin du lac, dit-il. Oui, je vais me jeter dans le lac. Vous le sentez bien, dom Sulzer, continua-t-il avec une apparente tranquillité, vous le sentez bien, ma vie est désormais inutile; mon existence n'a plus de but: c'est un effet sans cause. Où est Léonor, là est ma vie. Il faut que je me noie dans le lac, cela est de toute nécessité. Si vous avez à me charger de quelque chose pour elle, dépêchez-vous.--C'est inutile, dit le chanoine épouvanté de cette folie de sang-froid, mais cachant sa frayeur sous un ton sec et bref.--Pouquoi inutile?--Parce que vous n'irez pas.--Et qui m'en empêchera?--Moi. Je vous le défends!» Christoval, jusqu'alors paisible dans sa tristesse, commença de s'agiter, et ce trouble, que trahissaient son geste et sa voix, arriva rapidement à l'exaspération. «Comment, vous me le défendez? C'est indigne! c'est affreux! Allez! j'ai été la dupe de votre affection simulée; mais à compter de ce moment je ne le suis plus; je vous connais. Vous êtes un méchant homme. Laissez-moi! laissez-moi! Non, non, ma Léonor, n'aie pas peur que je l'écoute, que je me laisse arrêter par lui! Il veut que je demeure! Et pour qui, mon Dieu? Qui désormais à besoin de moi?--Moi, mon fils, moi! cria le vieillard en s'accrochant à lui.» Mais dans le débat son pied heurta la pierre sépulcrale; dom Sulzer perdit l'équilibre et roula sur la tombe de Léonor en poussant un douloureux gémissement. Il n'en fallut pas davantage pour abattre subitement l'exaltation du pauvre fou. Il prit le vieillard dans ses bras, et d'un ton tout différent: «Dom Sulzer, s'écria-t-il, je vous ai fait mal? Etes-vous blessé? --Non, mon ami, répondit dom Sulzer, se relevant avec peine. Le mal que vous avez fait à mon corps n'est rien auprès de celui que vous faites à mon coeur. Le premier est involontaire, je vous le pardonne; mais l'autre!...--Ah! pardonnez-le-moi aussi,» dit Christoval en embrassant son vieil ami et fondant en larmes. C'était la fin de la crise. Le bon chanoine ne put résister à l'entraînement de ce désespoir, et oubliant ses projets de fermeté, il se mit à pleurer aussi. Dom Sulzer triompha le premier de son émotion et parvint à la comprimer. « Mon ami, dit-il, mon cher ami, que faisons-nous? A quelle faiblesse nous laissons-nous aller! Dieu soit béni de ce que vous ayez enfin reconnu ma voix. Ecoutez votre vieux père qui vous aime et qui souffre toutes vos douleurs Vous croyez que votre tâche ici-bas est accomplie parce que vous n'avez plus à la remplir envers votre femme et votre fils, non, cher Christoval, elle ne l'est pas. Il vous en reste une autre plus importante encore, oui, oui, plus importante encore; je vous la ferai connaître et vous en conviendrez. Vous dites que votre existence n'a plus de but. Ah! mon fils il vous en reste un à atteindre que vous ne voyez pas, parce que les pleurs qui remplissent vos yeux obscurcissent votre vue. Vous voulez savoir ce que c'est? Je ne puis vous l'expliquer ici: l'heure et le lieu ne s'y prêtent pas. D'ailleurs je souffre un peu et nous avons l'un et l'autre besoin de repos. Venez me voir demain matin à huit heures précises, et je vous apprendrai à quelle fin vous devez consacrer le reste de vos jours, et vous ne sortirez pas de chez moi sans être consolé.» Don Christoval promit d'être exact au rendez-vous. Il reconduisit le bon chanoine jusqu'à la porte de sa chambre, et dom Sulzer ne le renvoya pas sans l'avoir embrassé et lui avoir donné sa bénédiction. Dom Sulzer, resté seul, s'agenouilla sur son prie-Dieu et fit une longue et fervente prière. Lorsqu'il se releva, son visage exprimait le contentement intérieur d'un homme plein de confiance dans la bonté du ciel, et certain d'avoir obtenu l'objet de sa demande. Bien qu'il fût une heure du matin, le chanoine, au lieu de se mettre au lit, chercha dans sa bibliothèque un volume de médiocre grosseur: l'ayant trouvé, il se replaça à son bureau et se mit à feuilleter le livre avec attention. Le lendemain don Christoval fut ponctuel. Huit heures sonnant, il frappait à la porte du cabinet de son ami. Point de réponse: il ouvre doucement. Qu'aperçoit-il? Le chanoine, assis devant sa table couverte de papiers, dans son grand fauteuil de cuir, le corps droit, immobile, et profondément endormi. Le sommeil l'avait surpris au milieu de l'étude, car il avait la main droite posée sur un livre ouvert, et son index allongé semblait montrer un passage. L'affaiblissement et l'incertitude de sa vue avaient fait prendre au vieillard cette habitude de suivre, en lisant la ligne, avec le doigt, pour ne pas s'égarer dans la page. Le soleil levant, s'introduisant de côté dans cette chambre studieuse, illuminait la tête pâle et vénérable de dom Sulzer. En face du vieillard et ombrageant le volume, un pot de fleurs, ou s'élevait une jolie plante le réséda taillée en boule par les soins du chanoine, qui mettait son plaisir à cultiver et à soigner ce petit arbre dont il aimait singulièrement le parfum. Une fauvette de vignes chantait sur le rebord de la fenêtre entr'ouverte par le vent frais du matin. Don Christoval contemple un instant avec admiration ce tableau plein de calme et de solennité. Ne voulant pas troubler le repos de son vieil ami, il s'approcha sur la pointe des pied pour voir quel ouvrage avait captivé si tard l'application du chanoine. Il lut ces paroles: «Mon fils, ne vous rebutez point des travaux que vous avez entrepris pour moi: ne vous laissez point abattre à tout ce qui peut vous arriver de fâcheux; mais que dans tous les événements de la vie ma promesse vous encourage et vois console. «Un jour, qui n'est connu que du Seigneur, vous amènera la paix, et ce jour ne sera point comme ceux de cette vie, mêlé de l'alternative de la nuit: la lumière en sera perpétuelle et la charité infinie. La paix dont vous jouirez sera solide et votre repos assuré. «Est-il rien de pénible qu'on ne doive supporter pour la vie éternelle? «Mon fils, ma grâce est précieuse et ne souffre point le mélange des choses étrangères ni des consolations de la terre. «Si vous voulez la recevoir, faites-vous un lieu de retraite ne recherchez l'entretien de personne, mais répandez-vous devant Dieu par une ardente prière.» --Don Christoval, plus surpris et plus attendri à mesure qu'il lisait, arriva enfin au verset sur lequel était placé le doigt de dom Sulzer: «IL FAUT QUITTER LE MONDE: IL FAUT VOUS SÉPARER DE VOS CONNAISSANCES ET DE VOS AMIS ET TENIR VOTRE AME DANS LA PRIVATION DE TOUTES LES CONSOLATIONS HUMAINES!»[1] Christoval, extrêmement ému, éprouva alors comme une soudaine révélation: il toucha la main de dom Sulzer, il la trouva froide et glacée! Il approcha ses lèvres du front du vieillard, et le contact lui parut celui d'une statue de marbre! Dom Sulzer habitait désormais une meilleure vie; il avait reçu le prix de ses souffrances et de ses vertus, il connaissait le jour du Seigneur dont la lumière est perpétuelle et la clarté infinie: il était mort. Don Christoval comprit que ce but dont la veille encore lui parlait le saint vieillard, était d'obtenir une mort pareille à celle-là. Il se prosterna près du défunt, et son coeur, dans une effusion de pieuse reconnaissance, prit l'engagement que la bouche du dernier moine de Reichenau, cette bouche désormais muette, semblait lui dicter par l'organe du _plus beau livre qui soit sorti de la main des hommes_. [2] Dom Sulzer fut inhumé vingt-quatre heures après dans le choeur de l'antique église de l'abbaye. L'humble et dernier représentant du monastère, le simple moine, reçut un honneur jadis réservé pour ses puissants abbés. Il arriva parmi eux comme un messager chargé de leur annoncer l'extinction définitive de leur famille; comme un soldat fidèle qui se réfugie au milieu de ses chefs pour attendre la chute de l'édifice dont la ruine les doit tous ensevelir dans un commun tombeau. [Note 1: _Imitation de J.-C._] [Note 2: J.-J. Rousseau.] Le lendemain de ces funérailles auxquelles assistèrent tous les habitants de l'île, la maisonnette de don Christoval était déserte. Ou trouva sur une table une lettre qui la donnait, avec tout son mobilier, à un pauvre laboureur, pere de famille, de qui la grange avait brûlé quelques mois auparavant. Le bruit public 'fut que don Christoval, accablé par la triple perte qu'il venait de faire, n'avait pu résister à son désespoir, et s'était précipité dans le lac. Un batelier racontait que, l'Espagnol était venu le soir de l'enterrement louer un bateau pour passer, disait-il, à Radolsszell. Au point du jour, le bateau avait été retrouvé flottant au hasard sur la rive; on conjecturait que le vent l'avait repoussé vers Reichenau, après la catastrophe de celui qui le montait. Cependant, le cadavre de don Christoval ne reparut point sur les îlots, et les pêcheurs sondèrent en vain le lac. § VIII.--Le camaldule. Lorsqu'on va de Subiaco à Rome, on remarque à gauche de la route une éminence revêtue d'arbres de toute espèce, des buis, des pins, des chênes, des mélèzes. Du milieu de cette touffe de verdure, on voit s'élever le toit du couvent, surmonté d'un campanile qui le partage en deux moitiés égales, et ses murs blancs percés d'une ligne de petites fenêtres serrées au niveau de la cime des arbres. La maison, posée au sommet d'un amas de roches, est d'un accès difficile; il n'y a point de sentier tracé, et à chaque instant l'on est arrêté par des courants d'une eau limpide et torrentueuse qu'entretient en ces lieux l'épaisseur des ombrages. C'est dans cette solitude que saint Benoit vint, au commencement du sixième siècle, se réfugier loin du monde et des tentations. On montre encore la caverne qu'il habitait, et où il conçut cette règle fameuse au moyen de laquelle son ordre ne tarda pas à couvrir l'Europe. Il était environ cinq heures du soir; on était dans les grands jours de l'été. Deux hommes descendaient ensemble du couvent: un religieux et un paysan d'une trentaine d'années; le camaldule en pouvait bien avoir dix ou douze de plus que son compagnon. «Vous dites donc, mon ami, que vous êtes envoyé par madame l'abbesse de Sainte-Claire? --Oui, mon père, pour vous prier de venir confesser la soeur Sainte-Léonore qui se meurt.» A ce nom, le moine ne put s'empêcher de tressaillir, il se remit et reprit froidement: «Comment se fait-il qu'on s'adresse à moi? L'aumônier du couvent est-il malade? --Oh! mon Dieu, non: il se porte à ravir; je lui ai encore servi la messe aujourd'hui, car je suis à la fois jardinier et sacristain du couvent. Mais c'est la soeur Sainte-Léonore qui vous a demandé elle-même. --Elle me connaît donc? --Apparemment... Prenez garde, mon père; voici un courant plus large que les autres. Mettez vos pieds sur les pierres, après moi; donnez-moi la main..... là..... bon. --Je ne sors cependant guère du couvent. Voici, je crois, la seconde fois que cela m'arrive depuis huit ans que j'y suis entré. --Oh! cela ne fait rien, mon père. La renommée de votre sainteté a répandu votre nom dans tout le pays. --Et cette pauvre soeur Sainte-Léonore, elle est donc bien mal? --Désespérée, à ce que disent les médecins. Mais je ne saurais le croire, puisqu'elle peut venir tous les jours dans mon jardin s'asseoir sous les orangers, c'est-à-dire qu'on l'y apporte dans un fauteuil; mais c'est égal, je dis que si elle était à sa fin, comme on le prétend, on ne la sortirait pas de son lit. --Cela dépend du genre de sa maladie. Qu'a-t-elle? --Ah! ne me le demandez pas, mon père; je n'en sais rien, et je pense que personne n'en sait davantage, à commencer par le docteur. C'est bien singulier! Figurez-vous qu'elle a toujours la tête enveloppée d'un grand voile de toile blanche qu'elle ne lève jamais, comme si la lumière lui faisait mal aux yeux. Elle ne parle presque pas, et c'est avec une petite voix si faible, si faible!... Enfin, moi, qui lui ai parlé plusieurs fois, je ne l'ai pas encore vue! Je veux dire que je n'ai pas vu son visage, en sorte que je ne saurais vous rendre compte si elle est belle ou laide, jeune ou vieille. Pourtant, à sa voix, je la juge plutôt jeune que vieille. --Y a-t-il long-temps qu'elle est chez les nonnes de Sainte-Claire? --Elle y était avant moi, et voilà... combien?... sept ans que j'y suis; oui, sept ans, à la Saint-Martin.--Prenez garde à ce bourbier; sautez, mon père... bien!--Je disais donc à la Saint-Martin. Soeur Sainte-Léonore, à ce qu'on m'a conté, y était arrivée un ou deux ans plus tôt. Elle fut amenée en grande cérémonie par l'archevêque-cardinal de... de... j'oublie toujours ce diable de nom! (Pardon, mon père; je n'ai pas l'habitude de jurer.) Le vieux Grégorio, mon prédécesseur, en avait conclu que c'était quelque femme d'importance, peut-être une dame de la cour, qui s'était convertie... Mais vous allez la voir et en apprendre bien plus que je ne puis vous en dire, car nous voici au couvent. «Ma soeur, continua le jardinier, en s'adressant à la converse qui vint les recevoir, voici le révérend fra Cristoforo que soeur Sainte-Léonore attend avec impatience; conduisez-le, s'il vous plaît, auprès d'elle. Je retourne à ma bêche et à mon arrosoir.» La converse s'inclina avec les marques d'un profond respect, et conduisit le religieux en silence. Elle lui fit traverser des salles, des corridors, et l'introduisit dans un jardin qui n'était pas le grand jardin de la communauté, mais un petit jardin particulier qu'on appelait le jardin de l'abbesse. C'était un ancien préau que l'on avait transformé en jardin; un vieux cloître à colonnes de marbre blanc l'enfermait par les quatre côtés. Ce cloître, dégradé en plusieurs endroits, au point que le lierre, les framboisiers et les rosiers sauvages y croissaient librement et eussent fermé le passage à qui aurait voulu en faire le tour, faisait ressortir, par son air de délabrement, l'état brillant du parterre entretenu avec le soin le plus minutieux. Les allées étaient sablées d'un sable fin et doré; les buis des bordures étaient irréprochables; les massifs de fleurs et d'arbustes étaient disposés avec une coquetterie dont l'art se dissimulait au premier coup d'oeil; tout dans cette enceinte respirait le calme, le bien-être religieux; l'on y sentait cette mélancolie vague et tranquille, inséparable des plaisirs de la retraite, et dont le charme, lorsqu'on l'a goûté, se fait regretter au milieu des joies turbulentes du monde. Il semblait que le vent retint son haleine de peur de déranger quelque chose aux aimables symétries de ce séjour. Le seul bruit qu'on y entendît était le murmure d'un jet d'eau qui s'élançait d'une coupe de marbre placée au centre du jardin. Autour de ce jet d'eau étaient disposées des caisses d'orangers fleuris, à l'ombre desquels fra Cristoforo aperçut la malade assise, immobile et voilée, telle que son guide la lui avait dépeinte. Il prit un siège auprès d'elle, et, après quelques paroles, la converse les ayant laissés seuls, soeur Sainte-Léonore commença sa confession, mais sans lever son voile, qui tombait assez bas pour lui cacher entièrement les bras et les mains. Lorsqu'il lui eut donné l'absolution, fra Cristoforo lui demanda: «Est-il possible, ma soeur, que vous soyez aussi mal qu'on le dit? --Mon père, répondit-elle, les médecins assurent que je ne passerai pas cette nuit, et je le sens encore mieux qu'ils ne peuvent le dire. --Et vous accomplirez sans regret ce sacrifice? --Sans aucun regret. --Je vous félicite, ma fille, de ces dispositions. La mort n'est, en effet, cruelle que pour ceux qui survivent. --Je ne laisserai personne ici-bas pour me pleurer. --Quoi! êtes-vous absolument sans famille, sans amis? --Absolument! Je suis indifférente et inconnue à toute la terre. --Cependant, ma soeur, je ne sais si c'est une illusion, mais il me semble avoir déjà entendu votre voix. --Vraiment! dit la mourante avec un peu d'émotion, vous croyez la reconnaître? --Mais j'ai beau chercher dans ma mémoire, je ne puis me rappeler en quel temps ni en quelle circonstance cette voix a frappé mon oreille. --Vous vous trompez sans doute. --Non!... non... je ne me trompe pas. Si vous vouliez m'aider, peut-être je parviendrais à fixer ce souvenir confus...» La malade, sans rien dire, tira lentement sa main droite de dessous son voile et la posa sur ses genoux; cette main était recouverte d'un gant noir. «O ciel! s'écria le moine: Rachel!... Êtes-vous Rachel ou Aminé? --J'étais Rachel, don Christoval. J'ai demandé et reçu au baptême le nom de Léonor, parce que vous aimiez ce nom. Je suis aujourd'hui la soeur Sainte-Léonore. --Rachel! Léonor! O Dieu!... Laissez-moi revoir ces traits...» Elle arrêta le bras qui touchait son voile: «Vous ne les reverriez pas: ils sont détruits. Ma beauté d'autrefois n'existe plus que dans votre mémoire; ne la chassons pas de ce dernier asile. Vous avez reconnu ma voix, vous ne reconnaîtriez pas mon visage: la lèpre l'a envahi! Don Christoval, je suis une lépreuse! Reculez-vous un peu, de crainte de respirer l'air que je respire; car mon souffle empoisonne et donne la mort! --Infortunée! Quoi, l'arrêt d'en haut qui pesait sur votre famille ne vous a pas épargnée!.... Mais par quel miracle vous retrouvé-je ici, chrétienne, religieuse? Comment sortites-vous du souterrain où je vous frappai de mon poignard? Que sont devenus votre père, votre oncle, votre soeur? --Ils ont satisfait à la justice des hommes; j'espère que Dieu aura accepté leur supplice en expiation de leurs crimes. Les alguazils envoyés sur la dénonciation du meunier pour fouiller notre demeure, m'avaient également saisie; mais le tribunal me déclara innocente et me relâcha. Qu'eussé-je fait en Espagne? Je vins en Italie; j'abjurai entre les mains de l'archevêque d'Urbino, et c'est lui qui me fit entrer dans ce couvent, où j'ai vécu de l'espoir d'être un jour réunie à vous dans la vie future; car je vous aimais, don Christoval; et pourquoi le cacher, puisque cet amour n'a rien que de pur? je vous aime encore; je meurs en vous aimant! --Funeste amour! il a causé tous vos malheurs. --Que dites-vous, don Christoval? c'est lui qui m'a portée jadis à vous délivrer; il a sauvé ma vie, la vôtre et celle de votre Léonor; c'est par lui que je suis devenue chrétienne, et vous l'appelez funeste amour! Heureux amour, au contraire! Vous le voyez bien, c'est encore lui qui fait luire une consolation sur le bord de ma fosse. Mais c'est assez, c'est trop vous parler de moi, parlons de vous; racontez-moi votre histoire et cette de cette charmante Léonor, dont j'ai pris le nom, ne pouvant lui prendre le bonheur qu'elle avait de vous plaire et d'unir son sort au votre. Don Christoval fit ce pénible récit, durant lequel il crut entendre souvent la pauvre Rachel sangloter sous son voile. Lorsqu'il eut terminé: «Vous avez été, lui dit-elle, tendrement chéri de deux femmes, et le ciel vous a permis d'entrevoir le bonheur avec celle des deux que vous aimiez. Ne vous plaignez pas; soyez sûr qu'il est des destinées plus cruelles que la vôtre. Quant à moi, j'ai le coeur plein de reconnaissance pour le moment de joie que Dieu me permet de goûter avant de quitter la terre; je n'espérais pas tant. --Écoutez, Léonor, car je veux désormais ne vous donner que ce nom: ce moment peut se prolonger au-delà de cet entretien. Après tant de malheurs, le ciel veut peut-être nous accorder la douceur de les pleurer ensemble. Votre maladie n'est point incurable, ou, si elle l'est, on saura reculer la catastrophe qui doit la terminer. Ni vos liens ni les miens ne sont indissolubles: je vais me jeter aux genoux du Saint-Père et lui demander notre liberté. Je dois avoir encore en Espagne des amis puissants; je les ferai intervenir. Vous viendrez avec moi; je serai votre frère et vous serez ma soeur; je vous soignerai, je vous guérirai peut-être....» En cet endroit, don Christoval fut interrompu par le tintement d'une clochette. Il se retourna et vit marcher dans le croître un prêtre en surplis portant une espèce de petite cassette en vermeil. Il était précédé de deux enfants de choeur dont l'un sonnait cette clochette à intervalles égaux: l'autre portait une lanterne allumée au bout d'un long bâton. «Adieu, dit la soeur Sainte-Léonore, je vais recevoir l'extrême-onction; adieu, Christoval; mais nous nous reverrons.... Voulez-vous me serrer la main? il n'y a pas de danger.» Don Christoval saisit en pleurant cette main, et s'efforçait de l'approcher de ses lèvres; mais la malade la retira brusquement avec un mouvement d'effroi. «Merci, dit-elle, merci, mon ami, je suis déjà heureuse, et bientôt je le serai encore plus.» La soeur converse s'était rapprochée avec deux hommes dont l'un était le jardinier qui avait emmené don Christoval. Ils enlevèrent avec précaution le fauteuil de la malade, et rejoignirent le petit cortège arrêté sous le cloître pour les attendre. Rachel, sur les épaules de ses porteurs, se retourna à demi: «Priez pour moi,» dit-elle à don Christoval, tombé à genoux sur la place que venait de quitter la mourante. Il demeura quelques secondes abîmé dans sa douleur, et lorsqu'il revint à lui et put regarder, tout avait disparu. Fra Cristoforo se releva, et, son capuchon rabattu sur les yeux, il traversa de nouveau le couvent de Sainte-Claire et reprit tout seul le chemin des camaldules. F. G. [Fin de La Vengeance des Trépassés, par F. G.]