* Livre électronique de Project Gutenberg Canada * Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licencefr.html avant de continuer. Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. DANS LE CAS OÙ LE LIVRE EST COUVERT PAR LE DROIT D'AUTEUR DANS VOTRE PAYS, NE LE TÉLÉCHARGEZ PAS ET NE REDISTRIBUEZ PAS CE FICHIER. Titre: Madame de Dreux Auteur: Gréville, Henry [Alice-Marie-Céleste Durand-Gréville, née Fleury] (1842-1902) Date de la première publication: 1881 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: Plon, 1882 (treizième édition) Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 9 avril 2009 Date de la dernière mise à jour: 9 avril 2009 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 295 Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque, à partir d'images généreusement fournies par Google Books MADAME DE DREUX L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger. Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en février 1881. PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. MADAME DE DREUX PAR HENRY GRÉVILLE Treizième Édition PARIS E. PLON et CIE, IMPRIMEURS-ÉDITEURS RUE GARANCIÈRE, 10 1882 Tous droits réservés I --C'est ainsi, messieurs, par la concentration de nos efforts, que nous concourrons tous au bonheur et à la prospérité de notre glorieuse France! Un joli bruit d'applaudissements de bonne compagnie, qui ressemblait au son d'une pluie d'orage sur les feuilles, se fit entendre de toutes parts, accompagné de bravos discrets; plus lentes à comprendre, les grosses mains des horticulteurs du cru battirent à leur tour, au moment où les mains gantées cessaient de manifester leur approbation; les gens comme il faut, ne voulant pas se montrer moins chaleureux, reprirent de plus belle, et le tout se termina par un _tutti_ bien nourri. L'orateur faillit s'incliner, comme on doit le faire au théâtre; mais le sentiment de la situation le sauva de ce léger ridicule, et prenant d'une main assurée la liste des récompenses, il la lut de sa voix riche et sonore. --Mes compliments, ma chère, votre mari parle fort bien, aussi bien qu'il cause. Il a en lui l'étoffe d'un orateur, je vous affirme! C'est une improvisation? Madame de Dreux se troubla légèrement; une rougeur fugitive passa sur ses joues délicates, et elle répondit avec un peu d'hésitation à la vieille dame qui lui parlait: --Je ne sais... je suppose... --Oh! c'est une improvisation, cela se voit tout de suite! Un discours appris par coeur n'aurait pas cette aimable rondeur, ce ton à la fois digne et enjoué... M. de Dreux est un privilégié du destin! --Ce n'est pas moi qui contredirai à cette assertion, fit un grand jeune homme un peu chauve, heureux époux, heureux père, heureux président de la Société d'horticulture de Rémecy-sur-Luise... Madame de Dreux sourit, et la gaieté reparut sur son visage. --Toujours moqueur, dit-elle; mais vos railleries ne m'atteignent pas, monsieur. --Elles ne font ainsi que se conformer à mes intentions, madame; je serais désolé, croyez-le... --D'être obligé de vous taire! conclut la jeune femme en lui coupant la parole. Ils riaient tous trois; un «chut!» indigné se fit entendre, et un habitant de Rémecy-sur-Luise, qui, debout sur une chaise, se faisait un cornet de sa main pour mieux entendre les noms proclamés là-bas, à l'autre bout de la tente, se retourna vers les rieurs, d'un air courroucé. Sa bonne grosse figure rougeaude changea d'expression lorsqu'il aperçut le fier visage de madame de Dreux; il s'empressa de descendre et balbutia: --Oh! madame, si j'avais pu penser que c'était madame... La jeune femme lui sourit avec un petit signe de tête, et le brave boulanger, remis de sa frayeur de perdre une si bonne clientèle, rétablit sa main en cornet le long de sa grande oreille, mais avec un geste respectueux pour son noble voisinage; bientôt il s'écarta discrètement, sentant que sa place n'était pas au milieu de gens si distingués. --Vous êtes la reine du pays, dit le grand jeune homme chauve. --La reine de mes fournisseurs plutôt, répliqua madame de Dreux. Mais je vous en supplie, monsieur, laissez-moi entendre les noms des lauréat... --Vous les connaissez! N'êtes-vous pas dans le secret des dieux? --Moi? pas le moins du monde! --Votre mari ne vous consulte pas sur ses résolutions? Ce n'est pas vous qui, virtuellement, présidez aux réunions de la Société d'horticulture, de la Société de tempérance, de la Société pour l'élève des colimaçons, et en général de toutes les sociétés dont monsieur votre époux est plus ou moins le président? Madame de Dreux fit un petit signe négatif, assez hautain, mais poli, cependant. Il avait fallu dix générations de femmes et d'hommes les mieux élevés du monde pour donner cet air-là à cette jeune provinciale. Meillan s'inclina mi-respectueux, mi-railleur, comme d'habitude. --C'est grand dommage, madame, reprit-il, et si j'avais le bonheur... Un léger mouvement de la jeune femme avertit Meillan de ne pas aller plus loin; il continua cependant, sans se troubler: --... d'avoir à portée de la voix un conseiller si sage, je ne me ferais pas faute de le consulter... Blanche de Dreux détourna la tête; au même moment, la vieille comtesse Praxis, sa voisine, lui dit en indiquant un groupe de son lorgnon: --Mais voyez donc, ma chère enfant! ils font une ovation à votre mari! En effet, le jeune président de la Société d'horticulture avait quitté la tribune et s'avançait, escorté du bataillon des heureux élus. Il marchait lentement, se penchant sur les fleurs et les fruits artistement groupés, adressant à qui de droit de flatteuses paroles. --N'a-t-il pas l'air d'un ministre qui distribue des croix? dit Meillan, non plus à la jeune femme, mais à la comtesse Praxis, qui n'avait nulle raison de lui imposer silence. Il s'essaye à son futur métier... Encore un peu gauche, trop souriant, pas assez roide... Il ignore encore le moyen de chatouiller l'amour-propre de l'électeur sans blesser celui du beau-père et du gendre de ce même électeur, électeurs non moins que lui; mais cela viendra, et il sera député, n'est-ce pas, comtesse? Et puis voyez avec quelle grâce parfaite il respire le parfum du melon primé... Ah! mon Dieu! voilà ce que je redoutais. Malimbré le lui offre, le melon primé... Brave coeur, Malimbré, mais pas assez de goût. C'était indiqué, d'ailleurs; j'espérais toutefois que la Providence nous épargnerait cette épreuve... Malimbré ne peut pas garder éternellement son melon dans ses bras, il pèse au moins vingt livres... Que veut-il en faire? Oh ciel! il le dépose dans les mains de mon ami de Dreux!... La comtesse riait à gorge déployée, sans pouvoir se retenir. --Mais taisez-vous donc! disait-elle au milieu de ses éclats de rire; vous n'avez pas le moindre sentiment... --De quoi n'ai-je pas le moindre sentiment, chère comtesse? N'ai-je pas, au contraire, le sentiment de l'amitié porté au plus haut degré? Dieu soit loué! Nous pouvons respirer, et de Dreux aussi. Un fidèle serviteur, votre valet de pied, si je ne me trompe, madame, vient de s'emparer de l'objet... Malimbré voudrait le faire figurer dans la procession triomphale du président de la Société d'horticulture... de Dreux refuse, Malimbré insiste... c'est mon ami qui l'emporte, c'est-à-dire c'est le domestique qui emporte le melon... soyez sans crainte, madame, vous le retrouverez dans votre voiture! --Meillan! dit la comtesse en s'essuyant les yeux, car elle pleurait à force de rire, je vous défends de dire un mot de plus. --Et pourquoi, chère comtesse? Le rire n'est-il pas le propre de l'homme, comme l'a dit le grand Tourangeau? Voyez plutôt mon ami de Dreux continuer sa promenade officielle... c'en est fait, Malimbré donne le branle à l'élan généreux de la population rémeçoise, et voici les corbeilles de fruits qui se précipitent aux pieds de votre époux, madame! C'est une débandade générale; les abricots éperdus, les pèches affolées, les poires qui ne connaissent plus de mesure... --Monsieur, pourquoi vous moquez-vous toujours de mon mari? dit doucement Blanche de Dreux en appuyant le bout de son ombrelle sur le sable, de façon à y faire un petit trou assez profond. Est-ce pour me faire plaisir? Meillan regarda les yeux bleus qui cherchaient les siens: ce n'étaient pas des yeux bleus, à vrai dire, mais des yeux d'un gris doux, teinté de violet, aux nuances changeantes... En ce moment ils étaient couleur d'acier, froids et calmes comme un engin de guerre; le jeune homme baissa les siens. --Si ce n'est pas pour me faire plaisir, pourquoi cherchez-vous à rendre votre ami ridicule? --C'est une des particularités de ma nature, madame, répondit Meillan, qui avait repris son sang-froid. Vous avez les yeux gris de fer, et moi, j'ai besoin de railler mon prochain... --Je vous le demande, monsieur, ne raillez pas mon mari en ma présence; cela me fait souffrir dans ma dignité... et dans mes affections. Elle avait parlé bas, sans colère, sans affectation de hauteur, et Meillan sentit pourtant que jamais cette femme-là ne pourrait avoir d'amour pour lui. Elle avait tracé sur le sable, du bout de son ombrelle, une petite ligne imperceptible, et cette ligne, qui les séparait, était l'ombre d'une autre, aussi ténue, mais infranchissable, qu'elle venait de tendre entre eux. Il s'inclina un peu, le lieu ne permettant aucune expansion; mais ce salut mondain le mettait en réalité aux pieds de Blanche. --Je serais inconsolable de vous causer le moindre désagrément, dit-il avec un accent de repentir réel sous ces paroles banales. Elle fit un de ces petits signes de tête qui étaient un langage à elle, cette fois avec un léger sourire du coin des lèvres, exprimant l'approbation. Meillan regarda en lui-même, pendant que Blanche s'adressait à sa voisine, et il vit son amour naissant pour la jeune femme, tombé de son cerveau, se débattre et se noyer dans son coeur... Il lui imprima une vigoureuse secousse pour l'achever, et reporta ses yeux sur madame de Dreux, qui lui sembla soudain séparée de lui par un million d'atmosphères terrestres. --Que j'étais sot de me figurer qu'on pouvait se faire aimer de cette femme-là! se dit-il. Est-ce qu'on essaye de mordre à même le marbre? Mon pauvre Meillan, tu as un sujet de moquerie en toi-même qui devrait te suffire, sans aller taquiner autrui... Et quand je l'aurais amenée à m'aimer, la belle affaire! Qu'y aurais-je gagné? Puisque c'est à de Dreux qu'elle est échue, qu'il la garde... Si seulement il se doutait de ce qu'elle vaut!... S'il l'avait entendue me parler tout à l'heure... Bah! il n'y aurait rien compris et ne lui en aurait su aucun gré... Ne remplit-elle pas ainsi son devoir? Avec un léger haussement d'épaules, qui, cette fois, ne s'adressait pas à lui-même, il mit fin à ses réflexions intérieures, et présentant son coude à la jeune femme, lui dit d'un ton léger: --Voulez-vous faire un tour dans l'Exposition? Elle accepta silencieusement, et ils se mirent à marcher lentement dans ce lieu de délices passagères, que l'on appelle une exposition florale. La vaste tente bien aménagée protégeait les plantes de serre chaude, qui redoutent la fraîcheur de la nuit, aussi bien que les gloxinias veloutés, qui craignent la chaleur du jour; les sentiers, dessinés au milieu des pelouses fleuries bordées, de lycopodes ou de fougères, étaient tracés en sable fin; les rideaux relevés de la tente offraient aux regards un admirable massif de rosiers, la gloire et l'orgueil de la culture rémeçoise. Un soleil ardent faisait briller les roses comme autant de pierres précieuses: au centre, les espèces d'un rouge vif semblaient des rubis, les pâles malmaisons à peine carnées, les gloires de Dijon ambrées, leur faisaient un cadre embaumé, pendant que les roses s'étalaient en bordure autour de ce gigantesque bouquet... L'exposition de Rémecy-sur-Luise était fort belle en vérité, mais partout cette fête des yeux qui dure un jour est un plaisir choisi, apprécié à sa valeur par les plus délicats seulement. Blanche tournait autour du parterre, le bout des doigts appuyé sur le bras de Meillan; elle avait ouvert son ombrelle de soie blanche doublée de rose, qui jetait des reflets charmants sur son visage un peu pâle, et elle songeait vaguement, en se faisant bercer par le plaisir de la vie et les parfums des fleurs, comme par une mélodie indistincte: mais la mélodie était triste. --Voulez-vous une vérité vraie? lui dit tout à coup Meillan en s'arrêtant brusquement. C'est au bras de votre mari que vous devriez être, et non au mien. Une rougeur rapide traversa le visage de la jeune femme et s'arrêta au bord de ses petites oreilles. --Vous avez raison, dit-elle, ramenez-moi sous la tente. Il obéit, se demandant pourquoi il avait parlé, mais, malgré tout, content de l'avoir fait, et sentant qu'il venait de faire un grand pas dans l'esprit de cette femme honnête et simple. --A quoi bon, grand nigaud, se dit-il, puisque tu ne veux plus qu'elle t'aime? Une vision déplaisante passa dans l'esprit de Meillan. Il revit, dans son souvenir, de vieilles ruptures oubliées; une femme maussade qui n'a même pas envie de pleurer, un homme ennuyé qui ne sait que dire; il se rappela ces sentiments piteux et inavouables, qui se traduisent par une exclamation de bien-être, quand on s'est séparé définitivement sur une poignée de main qui manque de la plus banale sincérité... et il repoussa violemment cette idée, à laquelle s'était associée pendant la durée d'un éclair la pensée de la femme exquise qu'il avait à son bras. --Cela finit toujours de même! lui suggéra son expérience de viveur, et il eut presque envie d'embrasser Blanche, afin de conjurer pour elle un si vilain sort, comme les mères embrassent leur bébé quand on leur raconte le mal d'un autre enfant. Soudain, il leva les yeux, assujettit son lorgnon, et réprimant un imperceptible mouvement d'humeur, il fit un demi-tour pour passer dans une allée moins fréquentée. --Eh bien, mon mari? demanda madame de Dreux en résistant un peu. --Il est là-bas, en effet; pour le moment, il fait les honneurs de l'Exposition à une belle dame, venue de Paris pour la circonstance, à ce que je crois... Blanche allongea son joli cou dans la direction indiquée, et vit au bras de son mari une personne bien mise, âgée d'environ trente-cinq ans, un peu trop grande, qui avait l'air à son aise et souriait en montrant de belles dents un peu trop longues. --Je ne la connais pas, dit la jeune femme. J'espère que ces cérémonies vont finir, car j'ai grand mal à la tête, et je pense avec délices au petit salon, là-bas, au château, où les stores sont baissés, où il fait frais... oh! le petit salon vert! --Voulez-vous que je demande votre voiture? dit Meillan. --Je ne crois pas qu'elle soit encore arrivée; j'avais dit qu'on retournât chercher mon fils, et puis je ne sais si mon mari veut déjà s'en aller... --Chère madame, dit brusquement le jeune homme, écoutez le conseil désintéressé d'un ami véritable: habituez-vous à rentrer chez vous sans attendre la fantaisie de votre mari; sinon je vous retrouverai un beau jour, dans le monde, vers quatre heures du matin, accablée de fatigue et vous ennuyant très-fort auprès d'une porte, pendant que mon aimable et charmant ami s'attardera au fumoir ou au buffet! C'est une habitude à lui faire prendre, voyez-vous; il ne s'en apercevra seulement pas, si vous savez l'y accoutumer sans attirer son attention. Blanche ne répondit pas: l'air triste qui se chantait en elle répondait bien au sens de ces paroles, et elle y trouvait de l'amertume. Était-ce vrai? Fallait-il déshabituer son mari de la soumission aveugle et muette qu'elle lui avait offerte dès l'abord? S'en était-il aperçu seulement, de ce dévouement absolu à ses volontés, à ses caprices même, dévouement qui n'avait rien coûté à la jeune femme, car il faisait partie de son amour... --Veuillez voir si ma voiture est là, dit-elle tout à coup, en dégageant son bras. Meillan, sans répondre, se dirigea vers la grille du jardin. La grande calèche aux panneaux armoriés stationnait au premier rang, occupée par une nourrice fastueuse, à la cornette tuyautée de fine valenciennes, ornée de rubans énormes, aux couleurs de la famille,--pareils aux bouffettes des chevaux. Sur les genoux de la nourrice, un paquet de broderies blanches, étalé bien à son aise, renfermait l'héritier de la maison de Dreux, endormi pour le moment à l'ombre des grands ormes qui bordaient la route. Le jeune homme fit un signe, et pendant que la calèche avançait jusqu'à la porte de sortie, il retourna chercher Blanche, qui causait avec sa voisine, madame Praxis. --Permettez-vous que je vous conduise? dit-il d'un air indifférent. Sans répondre, Blanche prit le bras qu'il lui offrait, fit un signe d'adieu à sa vieille amie, et se laissa diriger vers la grille. --Beaucoup de monde à dîner? dit Meillan. --Oui. Venez-vous? --Si vous daignez m'inviter. --Je croyais que mon mari vous avait invité? --Oui, mais j'attendais un mot de vous... --Vous voilà devenu bien cérémonieux, dit Blanche avec un peu d'aigreur. Elle était irritée contre tout ce qui l'entourait, et contre elle-même. --Veuillez, madame, n'attribuer cette hésitation qu'à la grande crainte que j'ai de vous déplaire. --Vous n'étiez pas si prudent il n'y a qu'une heure, riposta Blanche. --C'est qu'il y a une heure, j'avais peut-être moins besoin de votre estime et de la mienne propre, madame, répondit Meillan en regardant devant lui. Supposez que l'allée qui tourne autour des rosiers, là-bas, ait été mon chemin de Damas, et veuillez oublier les folies que j'ai pu vous conter jadis, pour ne plus voir en moi que le plus dévoué de vos serviteurs. Il termina cette singulière harangue au moment où Blanche mettait son soulier mignon sur le marchepied de la calèche et s'inclina d'un air sage. Le valet de pied s'élança près du cocher, les grands chevaux enrubannés piaffèrent, la foule s'écarta, les têtes se découvrirent, madame de Dreux salua de droite et de gauche comme une reine au milieu de ses sujets, et d'un train rapide l'équipage se dirigea vers le château situé à moins de trois kilomètres, sur le bord de la Luise. Au moment où Meillan retournait vers la tente, il rencontra son ami de Dreux, seul cette fois, si l'on peut dire d'un homme qu'il est seul, quand vingt personnes s'approchent pour lui parler. La belle dame qu'il promenait tout à l'heure avait disparu dans la foule des visiteurs, qu'un train venu de Paris amenait tous les ans à cette petite fête. --Ma femme? dit Guy de Dreux à Meillan. --La voilà qui s'en va, mon cher, répondit celui-ci d'un air naïf et satisfait. --Comment? Seule? A pied? --Non pas, dans sa voiture, sa bonne voiture, et pas seule; escortée de M. son fils, lequel est dans les bras de sa superbe nourrice. --Dans la calèche? Eh bien, et moi? --Toi? C'est vrai! Il y a toi! Eh bien, mon ami, tu retourneras à pied. --A pied, un jour comme celui-ci! fit Guy, de mauvaise humeur. Qu'est-ce qui a pu prendre à Blanche, ordinairement si prévenante? Elle aurait dû penser à m'avertir, à me demander... --La permission? Justement, mon bon, elle en a eu l'idée; mais tu promenais en ce moment une si belle dame, que... Guy ne réprima point un mouvement d'humeur bien caractérisé. --Elle avait bien besoin de venir ici, murmura-t-il; je ne sais quel diable l'a poussée... --Ta femme? --Eh non, l'autre... Meillan, je crois que tu te moques de moi! --Mais certainement, mon ami! Je te donne ainsi la meilleure preuve de mon affection, car je te prie de croire que je ne me moque pas de tout le monde! De Dreux médita un instant, puis reprit mélancoliquement: --Cela va m'éreinter de retourner à pied dans cette poussière, et puis je serai ridicule. A propos, le melon était-il dans la voiture? --Je ne crois pas, mon ami, je ne l'ai pas vu... --Et ces animaux d'horticulteurs primés que j'ai invités à dîner, qu'est-ce que le melon peut bien être devenu?... S'il ne parait pas sur la table... --Malimbré ne te le pardonnera jamais, et quand tu poseras ta candidature, tu n'auras pas sa voix. --Quelle candidature? fit Guy d'un air abasourdi. --N'importe laquelle, mettons député, si tu veux. --Quelles sornettes! répliqua de Dreux. Député! Vraiment, j'y pense bien! Mais ces bourgeois de province absurdes... si leurs fruits ne sont pas loués et exaltés tout le temps du dîner, nous serons brouillés avec le bourg entier! --Enfin, reprit Meillan, je t'offre mon modeste équipage, mon tilbury de célibataire, ta femme ayant bien voulu m'inviter à dîner aux côtés de Malimbré; et comme je ne connais pas de bornes à ma générosité, je voiturerai le melon aussi, et tout le monde sera content. M. de Dreux allait répondre quelque chose de peu flatteur pour son ami, lorsque son visage s'éclaircit tout à coup: au bout de la longue avenue, il voyait surgir une calèche lancée au grand trot, dont son oeil de propriétaire ne pouvait méconnaître l'attelage. --Cette bonne Blanche, dit-il avec l'accent d'une véritable reconnaissance, elle a pensé à me renvoyer la calèche! --Eh! va donc! pensa Meillan, mauvais cheval qu'il faut fouetter pour le faire sauter! Saute, mon ami, saute, le mariage est une course d'obstacles, et je ne serai peut-être pas toujours là pour te cingler les jarrets au bon moment. II Le dîner fut splendide: les calmes splendeurs d'un repas commandé chez Chevet, auquel le chef du château avait dédaigné d'ajouter l'appoint de son savoir-faire. Ce personnage n'aimait à travailler que pour des bouches capables de le comprendre; quant aux héros du jour, Malimbré et ses pareils, il trouvait «le dîner de chez Chevet bien assez bon pour eux». Madame de Dreux présidait sans enthousiasme, mais sans trop d'ennui. Ce que disaient ces braves gens sortis de leur milieu, fiers de se voir assis à cette table seigneuriale, était parfois assez drôle; ils voulaient avoir de l'esprit, et ce n'était pas cela qui était amusant, mais bien le naturel soigneusement comprimé, qui reprenait le dessus, malgré leurs efforts, et sans qu'ils s'en doutassent. D'ailleurs, tous les horticulteurs récompensés n'étaient pas des Malimbré; parmi eux se trouvaient deux propriétaires des environs qui avaient voué à la culture des rosiers la fin d'une existence laborieuse: l'un, professeur retraité d'un grand lycée de Paris; l'autre, capitaine du génie, contraint par la goutte, qu'il qualifiait opiniâtrement de rhumatisme, de renoncer à toute autre activité que celle de l'horticulture sédentaire, pour lequel ses rosiers sont un monde plein d'intérêt. Ces deux hommes intelligents, ou qui du moins l'avaient été, adoraient tous deux la jeune châtelaine, et nourrissaient l'un contre l'autre une certaine jalousie, qui se manifestait par un assaut de prévenances innocentes et de madrigaux surannés. Depuis longtemps, Blanche avait interdit à Meillan les plaisanteries sur ces honnêtes visiteurs, qu'il se bornait à nommer «les chiens de faïence», à cause de leurs maisons, situées vis-à-vis l'une de l'autre dans l'étroite vallée de la Luise qui les séparait. Quand on a vingt-deux ans, on préside sans fatigue même un dîner officiel; d'ordinaire, Blanche s'amusait à ces sortes de cérémonies; mais ce soir-là, elle se sentait un peu triste, par moments, sans savoir pourquoi. Les femmes de ces messieurs avaient été soigneusement exclues de l'invitation, et la comtesse Praxis, qui connaissait de fondation tous les habitants de Rémecy et de cinq lieues aux environs, était seule venue partager avec la jeune femme ce qu'elle appelait une corvée. Meillan avait de l'esprit, Guy de Dreux était aimable, la comtesse, dévouée jusqu'au bout, trouvait un mot gracieux pour chacun; la table magnifiquement servie pliait sous le cristal à facettes, sous l'argenterie armoriée, sous les corbeilles de fleurs envoyées par les exposants... Que fallait-il de plus pour contenter les yeux, l'amour-propre et l'esprit de Blanche? Elle n'eût pu le dire, et cependant elle se leva de table avec une véritable satisfaction. Laissant à madame Praxis le soin de faire les honneurs du grand salon, elle se dirigea vers le petit asile frais et parfumé où elle passait une partie de ses journées; deux bougies brûlaient sur la cheminée, rien n'y était préparé pour recevoir des hôtes nombreux: elle poussa un soupir, peine ou soulagement? Elle n'eût pu le dire elle-même, et se laissa tomber dans un grand fauteuil. A peine assise, elle se releva, sonna et attendit debout qu'on répondît à son appel. --Apportez-moi des nouvelles de mon fils, dit-elle à la femme de chambre qui se présenta. La réponse ne se fit pas attendre. «Monsieur» allait très-bien, et s'était endormi tranquillement. Elle congédia la messagère et alla s'asseoir près de la fenêtre, dont le store baissé tamisait la fraîcheur du soir. --Qu'ai-je donc? se demanda-t-elle en se prenant la tête dans les mains, avec la douloureuse expression d'une âme qui sent son mal et ne peut le définir. Suis-je malade? Suis-je folle? Pourquoi cette tristesse? Elle arrêta vivement au bord de ses yeux deux larmes qui voulaient couler, et résolument, en femme courageuse, elle plongea tout au fond d'elle-même, pour chercher la cause de son ennui; elle reprit son existence dans ses plus lointains souvenirs. Orpheline au berceau, elle avait été élevée dans un pensionnat excellent, où sa fortune et son nom lui assuraient toute espèce d'égards, et où son caractère affectueux et enjoué lui avait attiré de nombreuses amitiés. Au terme de son éducation, elle était entrée dans la maison de M. de Grosmont, son tuteur. Celui-ci avait pour épouse un être qu'on eût dit spécialement créé par la Providence pour le rôle ingrat et difficile d'une femme de tuteur. Douce et inoffensive, elle était aussi bien capable de se déshabiller et de passer sans regrets sa soirée au coin du feu, lors d'un empêchement inattendu, que de rester au bal jusqu'à cinq heures du matin. Elle ne s'amusait prodigieusement nulle part, mais on ne l'avait jamais entendue se plaindre de l'ennui. C'était un chaperon modèle, d'excellentes manières, d'une éducation distinguée et d'un caractère accommodant. Près d'elle, si Blanche ne trouva pas à dépenser le trésor d'affection qui s'amassait au fond de son âme, elle ne ressentit jamais un moment de chagrin. Deux ans de cette heureuse existence, de fêtes mondaines, de vie d'intérieur paisible, au milieu de gens bien élevés, dans la pensée d'un mariage prochain avec un homme de son monde, qui lui apporterait, en échange de sa dot et de sa beauté, la considération d'un beau nom, d'une personnalité brillante... Tout cela était très-naturel, et rien ne pouvait arriver en dehors de ces conditions. Deux ans s'étaient donc écoulés dans cette calme attente de l'avenir heureux... Puis soudain,--et en y ressongeant, Blanche se sentit rougir comme à cette heure décisive,--dans une avant-soirée chez une vieille femme tranquille qui ne recevait guère passé onze heures, elle fit la rencontre de Guy de Dreux... Rien ne désignait Guy de Dreux comme un prétendant pour Blanche. Il n'était ni assez riche, ni assez en vue, ni assez posé; les amis de la jeune fille rêvaient pour elle quelque chose comme un prince du sang, ou tout au moins un premier ministre, ou un ambassadeur dans quelque cour brillante; mais jamais ils n'auraient supposé qu'elle pourrait épouser un homme sans position, sans fortune... Qu'étaient les quinze ou vingt mille francs de rente de Guy, auprès des deux cent mille de Blanche? Et cependant le premier regard de la jeune héritière, en tombant sur M. de Dreux, détermina en elle une commotion subite et violente. --C'est lui que j'aimerai, se dit-elle, et je ne puis épouser un autre homme que celui qui m'a fait une telle impression. Elle rentra chez elle éperdue, prise de vertige, et sentant qu'elle ne s'appartenait plus. Guy ne se doutait pas de l'effet qu'il avait produit: il se contentait, comme à son ordinaire, d'être très-beau. Ceci se passait à une époque où la beauté des hommes était encore un point important de leur personnalité. Aujourd'hui, on attache peut-être moins d'importance à ce genre de perfection, ou du moins on feint de le négliger; mais alors un bel homme était plus recherché qu'un homme laid, celui-ci lui fût-il supérieur; c'était un reste des moeurs d'autrefois, dont notre siècle égalitaire a grand'peine à se débarrasser. Guy de Dreux était d'une beauté rare, à la fois fine et forte; ses traits, presque classiques dans leur régularité, méritaient, d'être reproduits en marbre, comme la personnification de cette race française qui donne rarement un spécimen complet, mais qui alors produit un être admirable. Il n'était pas trop fier de cette supériorité, car les hommes feignaient de ne pas la remarquer, et les femmes n'osaient en parler qu'entre elles; il n'avait pas été très-gâté. Il n'avait encore que vingt-huit ans et ne vivait que pour lui: l'ambition vient plus tard, avec la connaissance des moyens qui peuvent la favoriser. Guy, sans ambition, se contentait d'être le plus heureux possible. D'ailleurs, il possédait un autre don, celui de la parole. C'était un charmant causeur, toujours au courant des choses du jour, et qui savait donner à une anecdote tout le relief dont elle était susceptible. Les douairières l'adoraient, mais jusqu'alors il n'avait obtenu aucun de ces succès de scandale qui posent un homme dans le monde et lui suscitent des ennemis,--des ennemis, ce vrai complément de gloire! Guy fat compris dans une liste d'invitations chez M. de Grosmont, et Blanche put l'observer à son aise, sans pour cela manifester ses intentions. Cet examen n'amena pour elle aucune désillusion. La conversation du jeune homme la tint sous le charme pendant assez longtemps pour que les yeux de madame de Grosmont exprimassent de loin un léger reproche. Mais, à ce moment même, la jeune fille avait décidé de son sort. Cet être lui paraissait désormais le résumé de toutes les perfections, et le reste du monde n'existait plus pour elle. Elle aimait Guy de tout son coeur, mais peut-être plus encore de tous ses yeux. C'est à trente ans que les femmes aiment avec leur âme; à dix-huit, elles sont le plus souvent surprises par un amour dont les apparences seules sont éthérées. C'est ce qui donne la clef de nombre de séductions sans cela inexplicables: elles ne choisissent pas, elles subissent. Celles qui ont l'âme haute et l'esprit cultivé n'hésitent pas; leur amour est leur devoir, et leur devise celle du lierre: «Je meurs où je m'attache.» Blanche fut ainsi. La main de Guy, en touchant la sienne dans une contredanse, avait fait courir dans ses veines un frisson délicieux. Cet homme devait être son mari. Guy n'était pas fat; mais un garçon de vingt-huit ans n'est pas longtemps sans s'apercevoir qu'il plaît à une jolie fille. Blanche fut cependant très-habile dans son innocence; grâce à la coquetterie native des femmes même les plus honnêtes, elle sut rendre le brave garçon amoureux fou, et lui persuader que c'était sans espoir. Quand il fut bien désespéré, et que, suivant la mode du temps, il eut fait allusion à un départ prochain pour l'Algérie, en qualité d'engagé volontaire, elle s'adressa tout simplement à son tuteur. --M. de Dreux m'aime, lui dit-elle, et je l'aime; je serai heureuse de vous voir donner votre adhésion à ce mariage. M. de Grosmont tomba des nues. Il n'avait seulement pas remarqué ce garçon insignifiant, qui n'appartenait à aucun ministère, qui n'avait pas d'écurie, qui n'avait point d'alliances... Blanche avait-elle perdu l'esprit, pour s'attacher à ce jeune homme sans mérite? --Il a du mérite, répondit la jeune fille, et d'ailleurs, ceci ne regarde que moi. Je voudrais seulement savoir, mon cher tuteur, si, comme je l'espère, c'est un homme d'une honorabilité reconnue et à toute épreuve; une tache sur lui serait le seul obstacle à l'exécution de mes projets. Personne ne pouvait rien dire sur le compte de Guy; le tuteur fut forcé de le reconnaître avec un profond regret. Quelques jours après, M. de Dreux demanda la main de mademoiselle de Saulx; elle lui fut accordée avec un grand soupir par M. de Grosmont, qui remplissait ainsi son devoir jusqu'au bout. Quand le bruit de ce mariage se fut répandu dans le monde, ce fut, chez la jeune fiancée, un afflux de visites à en perdre la tête. --Eh quoi! mon enfant, vous n'avez pas su trouver mieux? lui disaient les mères prudentes et bien avisées qui mettaient un bon portefeuille au-dessus de tous les Antinous de l'univers. La comtesse Praxis, qui avait été belle, et qui aimait les belles choses en tout genre, fut seule à défendre le choix de Blanche. --Eh quoi! dit-elle un jour à deux ou trois des plus acharnées, qui profitaient de l'absence de Blanche pour la déchirer à belles dents, on dirait qu'elle vous prend quelque chose! L'apparition d'un tel défenseur fit taire pour un moment les méchantes langues, qui d'ailleurs s'en dédommageaient sous le manteau. Blanche marcha à l'autel environnée d'une pompe royale, avec l'orgueil d'une fiancée qui apporte des trésors à son amant, et avec l'humilité d'une femme qui a peur de n'être pas digne de l'amour de celui qu'elle met au-dessus de tout. Les premiers temps de son mariage furent comme un rêve pour la jeune femme. Elle craignait de s'éveiller et de retomber dans une triste réalité, où Guy n'aurait pas été son mari. Guy était le premier et le dernier mot de cette âme naïve; elle le para de toutes les perfections qu'elle voulait lui voir, elle le fit, pour elle, supérieur à tout le reste du genre humain, et comme elle ne parlait à personne de ce qui se passait en elle-même, elle ne rencontra point de détracteurs de sa chère idole. M. de Dreux, encore tout ébloui de ce changement dans sa vie, non-seulement se laissa docilement aimer, mais encore, comme c'était un très-bon garçon, plein de reconnaissance pour la fée qui lui prodiguait tous ces biens, il fut aimable, attentif, tendre, d'autant mieux qu'il se sentait véritablement épris, et leur lune de miel déjoua toutes les sinistres prévisions des prophètes de malheur, qui auraient bien voulu voir la discorde régner au sein du jeune ménage. Blanche triomphait donc, et la première année de ce mariage fut pour elle un enchantement perpétuel. La seconde année lui apporta une nouvelle joie, un nouvel orgueil: elle eut un fils. La naissance de cet enfant fut pour elle un événement de la plus haute gravité. Privée elle-même de l'amour de ses parents, elle éprouvait un besoin presque maladif de prodiguer à ce petit être, né d'elle, toutes les tendresses qu'elle n'avait pas connues. Malheureusement, elle ne put le nourrir, et ce fut un chagrin que de le voir confié à des mains étrangères. Cependant, comme l'intérêt de l'enfant l'exigeait, elle se résigna, d'autant plus que son mari, sans mettre d'obstacles à son désir d'allaiter le petit garçon, ne l'avait pas encouragé. Maintenant Edouard avait trois mois; c'était le plus bel enfant que Ton pût voir. Blanche, rétablie à souhait, avait retrouvé toute sa beauté, un peu fatiguée par les épreuves de la maternité; que lui fallait-il de plus? Arrivée à ce point de ses réflexions, elle s'arrêta, s'interdisant à elle-même d'aller plus loin. Ses invités devaient s'étonner de son absence. Elle se leva, passa légèrement son mouchoir sur son visage et fut surprise de le sentir humide. Elle avait donc pleuré? S'approchant de la glace, elle vit en effet sur ses joues un éclat extraordinaire et dans ses yeux des larmes récentes... --Décidément, je dois être malade, se dit-elle en donnant à sa toilette l'aspect le mieux ordonné; je consulterai le docteur. En se dirigeant vers le grand salon, elle s'arrêta songeuse. --Avec qui mon mari était-il tantôt? se demanda-t-elle. Cette femme n'est pas jolie. Ce ne fut qu'un éclair qui traversa son esprit. Elle entra dans le salon plein de lumières et de voix, et n'eut plus le temps de se poser de questions. III Guy était dans le fumoir, fort ennuyé du siège en règle que lui faisait son ami Meillan. Les invités avaient déserté ce lieu de délices pour se rapprocher de la maîtresse de la maison, car à quoi bon dîner au château si ce n'était pour raconter ensuite tout ce qu'avait dit et fait la châtelaine? Ces messieurs savaient très-bien que leurs épouses ne leur feraient pas grâce d'une épingle, et pour éviter les reproches qui les attendaient, ils s'appliquaient à se rendre un compte minutieux des rubans, des dentelles, des bijoux que portait madame de Dreux, aussi bien que des détails d'ameublement dont la description devait leur donner beaucoup de peine, faute d'une connaissance approfondie des termes techniques. Fatigué de son rôle d'amphitryon, fatigué surtout des belles paroles que, depuis le matin, il avait dû prodiguer de tous côtés, Guy s'était étendu de son long sur un divan. --Mon cher, lui disait Meillan, je ne comprends pas ta conduite; elle est impardonnable et, passe-moi le mot, inqualifiable. --Toujours les grands mots! fit de Dreux, d'un air ennuyé. --Pas le moins du monde. J'ai les grands mots en horreur, et tu le sais mieux que personne; mais avoue que c'est un peu fort, un jour de fête villageoise, un jour officiel, mon bon, qui doit rester et restera dans la mémoire des habitants de ce pays, ainsi que tous tes faits et gestes, d'aller promener à ton bras ce grand cheval de madame Lopez. --Meillan! interrompit M. de Dreux en reprenant la position verticale. --Quoi! tu trouves que je lui manque de respect? Soutiens un peu qu'elle n'a pas l'air d'un cheval, et pas d'un jeune cheval encore, avec son nez busqué et ses dents trop longues? Mais la question n'est pas là; elle aurait l'air de tout autre animal que mon opinion serait la même. N'est-ce pas absurde d'aller promener cette femme, quand madame de Dreux a été obligée de se servir de mon bras pour faire un tour dans le jardin? Poussé dans ses retranchements, Guy s'écria d'un ton maussade: --Eh! mon ami, il y a des devoirs auxquels on ne peut se soustraire... Elle l'avait exigé, c'était une des conditions de la rupture... --Ah! tu fais des ruptures avec des conditions, toi? Ce n'est pas mal! Si tu te figures que cela a flatté ta femme!... --Voyons, Meillan, à moins que tu n'aies fait exprès d'exciter ses soupçons, elle n'a pas pu se douter que madame Lopez... --Elle ne se doute de rien du tout; seulement elle a été attristée, et je crois qu'elle l'est encore... Guy sourit d'un air satisfait de lui-même --Ceci n'a pas d'importance, dit-il; elle aura promptement oublié ce petit ennui. --Tu rentres dans le giron de la vie conjugale? fit Meillan d'un ton sarcastique. Tu fais bien. Tu aurais peut-être fait mieux encore de n'en point sortir... --Ah çà, Meillan, qu'est-ce qui te prend? Tu es insupportable, aujourd'hui! s'écria Guy en se décidant à se lever tout à fait. --C'est comme cela que je suis quand j'ai mes accès de vertu, répondit le jeune homme. --Ça te prend souvent? --Jusqu'ici non; mais j'espère qu'à la longue ce sera mon état normal. --Eh bien! tu ne seras pas drôle à la longue. Viens abreuver d'éloquence ces braves Rémeçois. Meillan arrêta son ami, qui se dirigeait vers le salon. --A propos, ton discours, tu l'avais appris par coeur? --Parbleu! --C'est toi qui l'avais fait? --Qui veux-tu que ce soit? --C'est vrai, il n'était pas assez bon pour qu'on pût l'attribuer à un autre qu'à toi. --Il n'était pas bon, mon discours? --Pas trop; c'était enflé, pompeux et creux; des phrases, pas d'idées, et des phrases qui ont déjà traîné partout; je sais bien qu'ils aiment ça, ici; mais enfin, parmi tes auditeurs, il y en a de plus relevés, moi, par exemple; tu aurais pu penser à ceux-là en composant ta harangue. Guy, de plus en plus maussade, se retourna au moment de quitter le fumoir. --Tu m'ennuies, dit-il. Et puis ce n'est pas ma faute! Je n'ai pas pu trouver mieux! --C'est bien ce que je pensais, faillit dire Meillan; mais il se retint. A quoi bon froisser son ami? En ceci il fit preuve de force d'âme, car parmi ceux qui ont la repartie prompte, combien se laissent arrêter par la crainte de blesser même leurs proches les plus intimes? M. de Dreux était déjà au milieu du salon, distribuant des poignées de main et des compliments, car il se faisait tard, et les plus éloignés des Rémeçois se disposaient à battre en retraite. Meillan s'arrêta sur la porte et regarda Blanche, qui accomplissait avec une égale ferveur cette partie de ses devoirs d'hospitalité. Elle était toute rose et souriante, mais elle souriait d'un air absorbé, et le rose de ses joues était un peu trop vif. --Pauvre petite femme! se dit le jeune blasé; pour une qu'on rencontre qui aime son mari, et qui l'accepte de bonne foi et sans conteste pour un aigle, il faut que ledit mari soit un imbécile. Soyons franc: de Dreux est-il un imbécile? Pas encore, mais je ne lui donne pas dix ans pour le devenir. Et moi, qui me saura gré du sacrifice qu'en ce jour j'offre à la vertu? Ne suis-je pas le plus sot de tous? Néanmoins, il se siffla à lui-même une foule de jolis airs de chasse, pour se tenir compagnie le long de la route, en retournant chez lui, au trot de son bon cheval. IV Le lendemain, dans l'après-midi, Blanche accomplissait avec son fils et la nourrice sa promenade quotidienne dans les jardins du château, quand elle aperçut à travers les arbres un couple qui, bras dessus bras dessous, se dirigeait allègrement vers l'habitation. A leur démarche, il était facile de voir que les nouveaux venus n'appartenaient pas au bourg; les Rémeçois ne marchaient ni si vite, ni d'un pas si ferme. D'autre part, les habitants des maisons de campagne avoisinantes demeuraient trop loin pour entreprendre une si longue course à pied, sous le poids de la chaleur. Un peu étonnée, Blanche se dirigea vers le château et, à travers la fenêtre du salon, regarda les visiteurs monter avec assurance les degrés du perron... Elle poussa un cri de joie et courut à leur rencontre. --Madeline! s'écria-t-elle en embrassant la jeune femme à plusieurs reprises, Madeline! Enfin! --Mon mari! dit Madeline en présentant son compagnon. --Soyez les bienvenus! reprit madame de Dreux en tendant affectueusement la main à ce mari, si sommairement présenté. Mais pourquoi ne pas nous avoir prévenus? On aurait envoyé une voiture!... Et vos malles? --Elles sont au chemin de fer, répondit la jeune visiteuse. Nous ne faisons que passer,... et comme nous repartons dans deux heures, nous n'avons pas cru nécessaire de déranger pour si peu messieurs tes domestiques. --Pour deux heures! Alors il ne fallait pas venir, dit Blanche. Il ne peut être question de repartir ni aujourd'hui, ni cette semaine, ni jamais. Voulez-vous me confier votre bulletin de bagages? on va vous installer gentiment chez nous. Le mari de Madeline s'exécuta sans résistance, et après avoir donné quelques ordres à un domestique, Blanche entraîna ses amis dans son cher petit salon vert. --D'où venez-vous? leur dit-elle; depuis quand avez-vous quitté Paris? Où allez-vous? Tu as gardé un silence si complet, Madeline, depuis la lettre de faire part de ton mariage, que je vous croyais en Chine ou en Australie, je ne sais où!... La jeune madame Lecomte sourit d'un air enchantée. --Nous tâchons de nous faire tout petits, de vivre oubliés, dit-elle, de peur que le malheur ne s'avise de se souvenir de nous. M. Lecomte échangea avec sa femme un rapide regard, et Blanche comprit qu'ils étaient parfaitement heureux. Après un instant de conversation, elle le conduisit dans l'appartement qu'elle leur destinait et les y laissa. L'arrivée des nouveaux mariés était pour Blanche un grand bienfait. En causant avec cette amie de son enfance et de sa jeunesse, elle parviendrait peut-être à donner un nom à sa tristesse, peut-être même à la chasser. Après tout, si elle souffrait, ce ne pouvait être que pour des chimères, car elle ne trouvait aucune raison valable à ses vagues chagrins; un peu de lumière, cette bonne lumière des causeries à coeur ouvert, dissiperait les ombres d'un esprit, troublé. C'est avec une joie sincère que Blanche annonça à son mari l'arrivée des jeunes époux et la probabilité d'un séjour assez long au château. Guy accueillit cette nouvelle avec sa bonne grâce habituelle. Il aimait à voir le château plein de monde. Les pelouses, disait-il, sont faites pour qu'on y voie traîner des robes de femmes, et les équipages n'ont d'autre utilité dans la vie que de rouler sur les routes en transportant de joyeux promeneurs; ceux là ou d'autres, peu lui importait, il avait pour tous cette affabilité de bonne compagnie que les naïfs sont tentés de prendre pour de l'amitié, et qui le plus souvent n'est que le masque de l'indifférence. Il connaissait peu, d'ailleurs, Gérard Lecomte, qui vivait dans un monde de moeurs plus sérieuses et plus casanières. Celui-ci ne s'était pas contenté d'être le petit-fils savant et intelligent d'un ingénieur illustre sous le premier Empire; il employait la fortune que son père avait gagnée dans l'industrie, à des études et à des travaux qui devaient un jour lui faire un nom glorieux. Entre Guy de Dreux et lui, les points de contact devaient être assez rares; mais Guy ne s'inquiétait pas de cela. Pourvu qu'un homme sût monter à cheval, fumer au besoin et manier un fusil à l'époque de la chasse, il le tenait quitte du reste. De plus, la présence de Madeline, pour laquelle il avait une bonne amitié de camarade, ne pouvait que lui être agréable. Tout en rendant justice aux qualités supérieures de Blanche, Guy n'avait pu s'empêcher de comparer à plus d'une reprise l'humeur aimable et enjouée, la gaieté brillante de Madeline à l'esprit sérieux et un peu mélancolique de sa femme... Comme il était philosophe, il s'était dit à chaque fois qu'on ne peut pas tout avoir, et son affection pour Blanche n'en avait guère souffert, bien que, dans la pratique, il recherchât volontiers une conversation féminine moins substantielle que celle de madame de Dreux. Le dîner fut charmant. La grande salle du château moderne, éclairée par d'énormes vitrages de plain-pied, qui laissaient voir le jardin comme une annexe, se prêtait aux joyeux propos, aux éclats de rire, aux taquineries amicales. Le moins de domestiques possible à table, tel était le mot d'ordre de ces dîners d'intérieur, auxquels la jeunesse et le contentement des hôtes donnaient une saveur si agréable. --C'est absolument comme autrefois, avant votre mariage, dit tout à coup M. de Dreux à Madeline. Vous souvenez-vous de ces bons petits déjeuners que vous veniez faire chez nous? --J'espère, ajouta aussitôt Blanche, que vous reviendrez cet hiver tous deux ensemble; ce sera encore mieux. --Mon mari n'a pas l'air gai, répondit la jeune femme, pendant que Gérard s'inclinait en souriant; mais il s'amuse tout de même, je vous assure! Seulement, il s'amuse en dedans. Meillan arriva avec le café; il ne laissait guère passer de jour sans venir ainsi passer une heure après le dîner. Les jeunes gens allèrent fumer dans le jardin, pendant que Blanche emmenait son amie dans son petit salon vert, si calme et si frais, plus charmant que jamais, à cette heure exquise de la tombée du jour, propice aux épanchements. --Je ne te demande pas si tu es heureuse, lui dit-elle, commençant ainsi le chapitre des confidences; cela se voit dès le premier regard. Je ne te demande pas non plus si ton mari a toutes les qualités... Cela va de soi. T'es-tu assez moquée de moi à l'époque de mon mariage! J'espère pouvoir maintenant te rendre la pareille. --Je t'en prie, répondit madame Lecomte, tu me feras le plus grand plaisir. Il n'est rien que j'aime autant que de parler de mon mari. --La seule chose qui m'étonne, reprit Blanche, c'est que tu aies eu le courage d'épouser un homme aussi sérieux, aussi raisonnable que M. Lecomte. Cet hiver, quand ton mariage a été annoncé, j'avais comme une vague idée qu'il ne se ferait pas, que tu aurais peur au dernier moment... --Peur de quoi? --Je ne sais... D'épouser ce grand jeune homme taciturne... Il me semble qu'il doit froncer le sourcil d'un air terrible quand on dit une bêtise. C'est un homme d'un si grand mérite! --Ah! fit Madeline en riant, si tu savais la quantité de bêtises que je lui ai dites avant qu'il se décidât à demander ma main! Je crois que c'est cela qui l'a encouragé. --Comment? --Mais oui, vraiment! On se figure qu'il est taciturne; pas du tout, il est timide. Tu ne peux pas t'imaginer le bien que cela lui a fait quand il a vu que j'avais assez de confiance en lui pour lui dire tout ce qui me passait par la tête. Blanche sourit. --Je comprends cela, dit-elle. Ce que je comprends moins, c'est que tu n'aies pas eu peur de lui... Madeline jeta à son amie un regard qui révélait un monde. --Comptes-tu pour rien la douceur d'être seule à connaître les pensées de cet homme silencieux? Si tu savais ce que j'ai ressenti lorsque j'ai appris qu'il me recherchait en mariage! Pense donc, la science et moi, à nous deux nous remplissons son âme discrète. Oui, ma chérie, la science, le progrès, tout ce qui vaut qu'on vive et qu'on travaille, et puis moi, et son coeur est plein à déborder. C'est un trésor caché, dont seule j'ai la clef. J'en suis fière, de mon mari, et je l'aime. Je ne sais, par moments, si je suis fière de lui parce que je l'aime, ou bien si je l'aime parce que je suis fière de lui... Mais, au fond, je ne vais pas chercher tant de finesses. Je l'adore «voilà tout! Blanche sentit une douleur aiguë comme une piqûre lui traverser le coeur. Avant qu'elle eût eu le temps de l'analyser, Madeline avait repris son discours. --Figure toi, ma chérie, tout ce que je ressens, quand je vois le nom de mon mari cité parmi ceux de nos jeunes savants! Quand je l'ai épousé, je n'avais pas idée de la quantité de gens illustres qu'il connaît! A notre messe de mariage, il en a défilé, de ces célébrités! Tous membres de l'Institut, directeurs d'écoles; enfin, des personnages très-savants. J'étais tout ébahie; mais je me disais: Ce sont d'anciens amis de son père qui lui font une politesse. Tu sais, quand on se marie, on invite le ban et l'arrière-ban de ses connaissances; on exhume des vieux cousins qu'on ne reverra jamais... Je ne sais pas pourquoi, par exemple! On serait bien mieux, tranquillement, avec ses parents et deux ou trois amis... Enfin, j'ai été bien étonnée quand j'ai vu ces messieurs rendre les visites à mon mari, dîner chez nous quand il les invitait... L'avantage de ces gens-là, c'est qu'ils sont encore à Paris quand tout le monde... le beau monde, veux-je dire, en est parti. Nous avons eu deux ou trois dîners, vois-tu! Le coeur me bat encore de joie et d'orgueil quand je pense à la manière dont ces hommes illustres traitaient mon mari! Il y en a eu un qui l'a appelé: «Notre jeune maître!» Je me suis sauvée dans ma chambre, et j'ai pleuré! oui, chérie, j'ai pleuré de joie! J'étais toute bête, je ne savais plus ce que je faisais, et quand il est parti, celui-là, c'est un vieux monsieur très-laid, je lui ai demandé la permission de l'embrasser, et tout le monde s'est mis à rire... Elle rit au souvenir de cette émotion et passa la main sur ses yeux humides. Blanche se pencha vers elle et l'embrassa. Elles se tinrent enlacées un instant, comme aux jours de leur enfance, quand elles apprenaient leur leçon dans le même livre, puis madame de Dreux reprit sa place avec une arrière-pensée mélancolique. --C'est mon mari qui était contant! reprit Madeline. Quand nous avons été seuls, il m'a remerciée d'avoir témoigné tant d'amitié à son ancien professeur... Il paraît que là où Gérard a été élevé, les professeurs sont tous très-illustres... Cela m'a semblé drôle, car enfin, à la pension, si tu t'en souviens, nos maîtres et nos maîtresses n'avaient rien de si relevé... Mais il paraît que ce n'est pas du tout la même chose. Blanche sourit. Madeline reprit: --Tu te moques de moi, parce que tu es une savante. Tu as continué à prendre des leçons de tout, après ta sortie, et moi, je ne suis qu'une petite ânesse... Mais ce qu'il y a de mieux, c'est quand j'ai dit à Gérard que ce n'était pas par amitié pour son savant que je l'avais embrassé, mais parce qu'il l'avait appelé: «Notre jeune maître.» C'est alors que Gérard est devenu sérieux!... Sérieuse elle-même, Madeline se tut, jouissant par la pensée du souvenir de cette minute délicieuse. La nuit était tout à fait venue, et le parterre exhalait une odeur embaumée d'héliotrope. Blanche pensait; à quoi? Elle n'eût pu le dire. La voix de Guy, qui passait sous les fenêtres en causant avec les deux jeunes gens, lui produisit un effet presque douloureux. Elle se leva, et sonna pour demander de la lumière. Le salon, éclairé, n'avait plus le même aspect. Madeline, un peu honteuse d'avoir tant parlé de choses intimes, se leva, se regarda dans la glace, passa la main sur ses cheveux, et, souriant d'un air ouvert: --Et toi, dit-elle à son amie, parle-moi de toi! --Je n'ai rien à te dire que tu ne saches, répondit madame de Dreux. Depuis notre séparation, tu t'es mariée; moi, j'ai eu mon fils. Cela met bien des changements dans la vie, un enfant... --Mais quels heureux changements! --Oui, dit Blanche d'une Voix imperceptiblement hésitante. J'adore mon fils; j'espère qu'il me le rendra un jour. --Naturellement, fit Madeline. A qui ressemble-t-il? --Je trouve qu'il ressemble à mon mari; on prétend que c'est à moi. J'espère que non! --Eh! il ne serait déjà pas si malheureux! dit madame Lecomte en riant. Blanche sourit, mais sans se départir de sa gravité. Son amie reprit avec plus de circonspection qu'elle n'apportait d'ordinaire à ses paroles: --Dis-moi, ton mari, que compte-t-il faire? Madame de Dreux prit un air dégagé. --Ce qu'il a fait jusqu'à présent, je suppose, répondit-elle. Si tu étais venue hier, tu l'aurais vu dans l'exercice de ses fonctions. --Lesquelles? --Président de la Société d'horticulture. Nous sommes aussi présidents d'une foule d'autres sociétés locales. Ça ne sert pas à grand'chose, mais c'est flatteur, comme on dit dans le bourg. --Et il n'a pas d'autres ambitions? --Je ne sais pas, répondit Blanche. Madeline la regarda à deux reprises, puis baissa les yeux et garda le silence. --Que voulais-tu dire? demanda son amie. --Je voulais... Il me semble qu'avec sa grande fortune et sa position, M. de Dreux devrait être quelque chose... --Quoi? --Quelque chose! Cela signifie tout: depuis conseiller d'arrondissement jusqu'à ministre plénipotentiaire; tu vois qu'il y a bien des degrés entre ces deux fonctions, différemment honorifiques. Tu devrais pousser ton mari dans cette voie, ma Blanche chérie. --Guy n'est pas ambitieux. --Il a tort! A notre époque, tout le monde doit être ambitieux! Dans le bon sens du mot, bien entendu. Il ne me semble pas tout à fait juste qu'un homme riche, qui peut être influent, vive sans se préoccuper de se servir de sa richesse, de son influence, de son intelligence, de tout ce qu'il possède, enfin, pour concourir plus ou moins à la grandeur de son pays. --C'est ce qu'il disait dans le discours qu'il a fait hier à l'exposition florale, répliqua Blanche d'un air de triomphe. --Vraiment? Il a fait un discours dans ce sens? Ah! tu me rends bien heureuse, ma Blanche chérie! Elle embrassa son amie avec effusion. --Je suis ravie que cela te donne tant de joie, dit madame de Dreux d'un ton plus calme; mais j'avoue que je ne comprends pas... --A présent, je puis te le dire, puisque ton mari a pris les devants. On le blâmait un peu, dans notre monde, de n'avoir pas encore pensé à utiliser les grandes forces que lui confère sa fortune. Tu sais combien je t'aime, n'est-ce pas? Plus d'une fois, je me suis révoltée en l'entendant attaquer. Je l'ai défendu; mais que pouvais-je dire? Bien peu de chose! --On l'accusait? dit Blanche nerveusement. De quoi donc? --On ne l'accusait pas, on disait qu'il aurait dû agir autrement, ce n'est pas la même chose. Enfin, qu'importe, puisqu'il veut entrer dans la vie active! --Pardon! dit Blanche. Il importe beaucoup que je sache au juste ce qui se dit sur le compte de mon mari. A quoi a-t-on attribué ce manque d'ambition? Madeline hésita. --A... à... Je ne puis pas te dire cela, Blanche... Pourtant, en effet, il vaut mieux que tu le saches, puisque tu pourras le défendre... On m'a dit que, marié depuis deux ans à une femme intelligente, mis en possession d'une grande fortune, M. de Dreux s'est borné jusqu'ioi à vivre d'une manière agréable, sans témoigner le désir de se rendre utile à son pays. On attendait mieux de lui: on pensait qu'en échange de ta dot, il aurait à coeur de t'apporter cette considération choisie qui s'attache au mérite personnel... --C'est mon tuteur qui a dit cela, s'écria Blanche indignée. Je reconnais ces phrases! --Il l'a dit, j'en conviens, mais il n'est pas le seul. Tous ceux qui t'ont connue enfant, ceux qui t'aiment, regrettent peut-être un peu... --Je comprends, dit Blanche en marchant à petits pas, dans le salon, on accuse mon mari d'avoir pris ma dot et de ne m'avoir rien rendu en échange. Cependant il me semble que tout le monde en fait autant sans encourir de blâme! --Oui, dit avec douceur madame Lecomte, mais ton père et ton grand-père ont pesé tous deux de quelque poids dans les affaires de leur pays; on espérait que ton mari serait désireux de continuer la tradition; toutes les mesures étaient prises pour faciliter sa tâche... Un peu de désappointement a rendu ceux qui t'aiment injustes envers lui; et puis tu sais que M. de Dreux ne manque ni de jaloux ni d'envieux... --Je sais, interrompit Blanche amèrement; on me l'a assez reproché! Il est trop beau! Mais quand tu reverras ceux qui disposent si facilement de notre sort, à M. de Dreux et à moi, tu leur diras qu'ils se sont trop pressés de juger un homme sans l'entendre, que c'est une très-singulière façon de témoigner son affection à une femme que de déchirer à belles dents son mari, et que certainement ce n'est pas ainsi qu'on me détachera de lui! --Te détacher de lui! fit Madeline surprise. Oh! chère Blanche, tu m'as bien mal comprise, ou je me suis bien mal exprimée! On voudrait au contraire te faire user de ton influence sur ton mari pour lui communiquer le goût des occupations sérieuses, politiques ou autres! Qu'il soit ambassadeur, ou qu'il soit de l'Académie! Peu importe. L'idée de voir son mari à l'Académie parut si singulière à madame de Dreux, qu'elle en rit aux larmes, d'une façon un peu nerveuse, trop accentuée pour être très-naturelle. --Depuis que tu as épousé un savant, tu ne rêves plus que de l'Académie, ma bonne Madeline, dit-elle quand son hilarité fut calmée: sois sans inquiétude sur notre avenir. Je te remercie de m'avoir parlé avec cette franchise. J'aurai appris à me méfier des jugements de mes amis et de mes proches, ce qui n'est pas une petite leçon. --Blanche! tu ne crois pas que j'aie été poussée par aucun mauvais sentiment? s'écria Madeline consternée, en interrogeant son amie des yeux et du geste, avec tant de loyauté, que madame de Dreux en fut touchée. --Non, ma chère Madeline, je ne le crois pas, je ne puis croire à rien de mauvais de ta part. Je crois seulement que toute supériorité donne lieu à de méchants sentiments chez les êtres mesquins, et mon mari est trop supérieur pour qu'on lui fesse grâce. La bonne petite madame Lecomte ouvrit de grands yeux à l'idée de la supériorité de Guy, considéré par elle jusqu'ici comme un bon garçon assez nul. Mais c'était une âme naïve et confiante, qui commençait toujours par croire ce qu'on lui disait. Lorsqu'elle se trouva seule avec son mari, elle lui rapporta son entretien avec Blanche, et termina en mentionnant la supériorité attribuée à M. de Dreux par sa femme. --Quelle espèce de supériorité cela peut-il être? demanda-t-elle, un peu confuse de ne l'avoir même point soupçonnée. --Je l'ignore absolument, ma mignonne, répondit Gérard; mais si elle existe, elle doit être en effet bien remarquable, pour qu'il la cache avec tant de soin. V Blanche songeait, seule dans sa grande chambre, haute de plafond, bien aménagée, une de ces chambres de jeunes mariées où le luxe moderne a dit son dernier mot. Elle avait congédié sa femme de chambre, rouvert la fenêtre fermée, approché une petite causeuse où l'on pouvait, à la rigueur, s'asseoir deux, et, ces préparatifs terminés, elle s'était assise en face du jardin, en face de la nuit étoilée, où la lune, à demi pleine, glissait de discrètes clartés. L'âme de la jeune femme était pleine de pensées douloureuses, dont quelques-unes, de plus, étaient désagréables. Nul n'ignore combien les pensées désagréables sont plus difficiles à porter que les chagrins. On se fait un devoir de subir ceux-ci avec dignité, mais que faire contre une idée, un souvenir qui vous harcelle? L'entretien que Blanche avait eu avec son amie avait laissé dans ses oreilles quelques-unes de ces notes discordantes qu'elle eût voulu ne pas entendre, et qui persistaient à résonner quoi qu'elle fit. Reconnaissant l'inutilité de ses efforts pour chasser cette impression à l'aide d'autres plus souriantes, madame de Dreux se laissa aller à un courant d'idées assez puissant pour noyer tout le reste, assez familier pour qu'elle n'eût qu'à s'y laisser glisser sans secousse. C'était dans cette même chambre que, deux ans auparavant, s'était terminé son voyage de noces. C'est là qu'en un rêve de félicité, elle avait vu, à genoux devant elle, son mari conquis par elle sur la mauvaise volonté des siens, doté par elle de tous les biens que procure la fortune, ce mari, qui lui devait tous les bonheurs, et auquel, comme dernière offrande, elle donnait sa beauté, son esprit et sa grâce timide de jeune fille, qui allait se transformer, plus touchante encore, en une sérénité radieuse de femme aimée. La chambre nuptiale était fraîche comme alors, le jardin, la nuit, tout retraçait les mêmes images, rappelait les mêmes pensées... Blanche regarda au dehors, et laissa couler sur ses doigts des larmes chaudes et lentes, arrachées à son coeur par une indicible torture... Depuis six mois, Guy n'avait pas franchi le seuil de cette chambre. Tous les matins, au déjeuner qui les réunissait, il baisait le front et les mains de sa femme; tout le jour, il se montrait empressé, galant même... Mais la douce vie intime qui avait fait de l'âme de Blanche une sorte de temple où elle adorait son bonheur, cette vie avait disparu, comme un songe, comme un nuage dans le ciel, comme le parfum d'une rose. Ce qui faisait couler ces larmes, ce qui désolait la jeune femme, c'était moins la pensée même de son abandon, que le jugement qu'elle craignait de devoir porter un jour sur son mari. --Eh quoi! se disait-elle parfois, lui suis-je devenue indifférente? ou bien croit-il avoir assez payé ma tendresse par un an et demi d'amour? Je lui ai donné toute ma vie, m'aurait-il seulement prêté la sienne? Ces réflexions ne s'étaient point présentées tout d'un coup à l'esprit de Blanche; elles avaient fait peu à peu leur chemin dans son âme: vague inquiétude d'abord, ensuite effroi, puis certitude d'être délaissée... En de telles circonstances, que peut dire une femme à son mari? L'exquise pudeur de Blanche la faisait rougir à la seule pensée d'interroger Guy sur sa conduite. La naissance de son enfant l'avait distraite pour un temps de tout ce qui n'était pas lui ou elle-même; mais lorsqu'elle avait vu le temps s'écouler, et Guy continuer à lui témoigner la même tendresse banale et officielle, un aiguillon caché l'avait blessée... non celui de la jalousie, car elle ignorait encore trop de choses pour se supposer une rivale, mais celui de l'humilité souffrante:--Je lui déplais, s'était-elle dit. Je lui aurai déplu sans le savoir, et voilà mon bonheur terminé pour jamais! Blanche était trop fière pour s'ouvrir à personne de ce qui faisait son chagrin: une mère l'eût devinée; elle n'avait pas de mère. Elle garda donc ses inquiétudes pour elle seule, les tournant et les retournant, parfois avec de subits retours d'espérance, le plus souvent avec la persistance aveugle du désespoir. Les confidences de Madeline, l'idée d'une entière communauté dans les goûts et les impressions, donnaient ce soir-là plus d'acuité aux peines de madame de Dreux. Dans les premiers temps de son mariage, elle avait fait part à Guy de tout ce qui lui passait par l'esprit, avec cette confiance craintive des jeunes mariées, qui ont peur de déplaire; il avait accueilli ces épanchements avec une grâce parfaite, souriant à ce qui lui paraissait un enfantillage, acceptant sans discuter les aphorismes ingénus de cette sagesse encore toute neuve; mais ces entretiens, où l'on pénètre insensiblement dans l'esprit l'un de l'autre, où l'on apprend à se connaître, où l'amour change de forme, et, d'un premier éblouissement des sens devient une tendresse absolue, qui domine tout, Blanche ne les avait pas connus. Ses causeries avec son mari, durant la lune de miel, sur ce même petit canapé, roulaient principalement sur leurs amis, le monde qui les entourait, leurs projets de voyage ou de villégiature, toutes choses purement extérieures. Comment Blanche ne s'en était-elle jamais aperçue? Comment avait-elle pu si longtemps prendre un tel alliage pour de l'or pur? Son bonheur à côté de celui de Madeline n'était plus qu'une ombre, une chimère. Ah! pour vivre aux côtés de Guy comme son amie vivait auprès de Gérard, que n'eût-elle pas donné? Étouffant un sanglot, elle songea à la grande joie, à la grande consolation de sa vie, à son fils. L'enfant la chérissait. Certes elle serait bonne mère et saurait trouver dans les progrès de cette petite âme des compensations à tout ce qui lui échappait maintenant! Mais cet enfant adoré commençait à peine à sourire. Combien de temps faudrait-il pour qu'il fût en état de sentir que sa mère avait besoin de son affection et méritait sa reconnaissance? Et d'ailleurs, d'autres mères, heureuses, celles-là, avaient à la fois l'amour de l'époux et celui de l'enfant... Que faisait Guy pendant ces longues journées où il la laissait seule, où elle sortait parfois, recevait des visites sans qu'il s'en inquiétât? Était-il possible que ses chevaux l'occupassent ainsi tout le jour? Il allait souvent à Paris, pour ses affaires, disait-il; quelles affaires? Blanche souleva et tira de son pupitre un papier froissé, couvert de ratures: c'était le brouillon du fameux discours prononcé par son mari à l'ouverture de l'Exposition. Entrée par hasard dans le fumoir où Guy faisait sa correspondance, elle y avait trouvé, deux ou trois jours auparavant, le papier raturé, et s'en était emparée comme d'une relique. Dans son isolement, tout ce qui venait du cher ingrat lui paraissait précieux. Elle avait lu ce brouillon, sans s'arrêter aux ratures, et en entendant son mari le réciter la veille, elle s'était étonnée qu'il se fût donné tant de peine pour si peu de chose. Le discours ne lui avait pas paru très-bon; poussée à la curiosité par sa conversation avec Madeline, elle le relut lentement, cherchant à démêler sous les ratures les hésitations de la pensée, soit qu'elle flottât dans l'incertain, soit que les mots lui fissent défaut pour s'exprimer. Bien n'est plus traître qu'un brouillon; il n'existe pas d'arme plus dangereuse à laisser derrière soi, et personne n'y prend garde. C'est dans le brouillon que se retrouve l'humeur franche ou cauteleuse, la décision rapide ou l'incertitude hésitante. C'est dans les surcharges, les mots effacés, puis remis, que votre ennemi lira les fluctuations de votre volonté. C'est là qu'il saura quel est le côté faible par lequel il peut vous attaquer. Éclairée par la conversation qu'elle avait eue avec Madeline, Blanche découvrit dans ce chiffon de papier bien des choses dont elle avait l'intuition vague, mais qu'elle n'avait jamais formulées d'une façon distincte. Les phrases étaient courtes, essoufflées, sans cohésion; les expressions banales et redondantes venaient à plusieurs reprises, éliminées ensuite à la correction. Ce discours écrit était à peine supportable; habilement prononcé, il devait sembler éloquent. Blanche resta consternée. --Mon Dieu! se dit-elle, il sait à peine le français! Qu'est-ce qu'ils lui ont donc enseigné au lycée? Il parle si bien, ou du moins, cela semble si bien... Mais il ne parle jamais de choses sérieuses! ajouta-t-elle en soupirant. Madame de Dreux serra le papier dans son buvard et reprit le cours de ses méditations. --Madeline a raison, se dit-elle, il faut que Guy soit quelque chose. C'est assez qu'il ait cessé de m'aimer, encore que je sois seule à le savoir. Que penserait-on de lui, si l'on savait que je ne suis plus rien pour lui, et qu'il vit sans souci au milieu d'un bien-être qu'il me doit entièrement? S'il s'occupe de politique, ou d'art, ou de science, on excusera plutôt ses négligences envers moi; il aura, du moins, le prétexte d'une occupation absorbante! Ses larmes avaient cessé de couler; elle suivait sa pensée avec une sorte d'indifférence amère. Sauver les apparences aux yeux de sa famille et de ses amis, voilà ce qui était important! Ses chagrins ne regardaient qu'elle, et elle ne les révélerait pas, bien certainement. --La politique, pensa-t-elle, c'est plus commode; il n'y faut pas tant d'esprit. Ce parti résolu, elle s'approcha de la glace et commença à dénouer ses cheveux lentement. Ces tresses blondes, épaisses et magnifiques, que Guy aimait autrefois à rouler autour de ses bras, lui paraissaient bien lourdes maintenant. --A quoi bon passer une heure à les arranger chaque jour, se dit-elle, puisqu'il ne s'en soucie plus? Je les couperai; nous verrons ce qu'il dira... Qu'est-ce que cela peut lui faire? Elle chercha des ciseaux autour d'elle, afin d'accomplir sur-le-champ le sacrifice. Elle sentait que Guy serait piqué par ce reproche muet. Heureusement, elle n'en trouva pas, et remit au lendemain l'exécution de son projet. Comme elle revenait à sa toilette, un pas se fit entendre dans la pièce voisine, et un, coup léger retentit à la porte. --Qui est là? dit-elle effrayée. Son esprit avait couru de prime saut à son enfant, qu'elle crut malade. --C'est moi, ma chère, dit la voix de Guy. Il est bien tard, je suis indiscret, sans doute. Puis-je entrer? Sans attendre de réponse, il ouvrit la porte, qui n'était pas verrouillée, entra, et la referma derrière lui. Blanche, debout, le regardait, saisie, presque inquiète, troublée par tant d'émotions diverses qu'elle n'en pouvait démêler aucune. --Je vois, dit M. de Dreux avec une parfaite aisance, que ma visite vous étonne, ma chère Blanche. C'est ma faute, j'en conviens; mais il n'est faute qui n'entraîne son absolution. Vous ne serez pas plus cruelle que l'Église, n'est-ce pas? En parlant d'un ton enjoué, il prit la main de Blanche et la porta à ses lèvres, où il la retint longuement. Elle la retira soudain avec violence, et le regarda en face, sous la lumière des deux bougies qui l'éclairaient en plein. Que venait-il faire ici, après sa longue négligence? Se figurait-il qu'il n'avait qu'à se présenter pour retrouver l'amour qu'il avait dédaigné? L'instant d'avant, Blanche, consultée, eut renoncé à tout ce qu'elle possédait pour le voir près d'elle. Maintenant, cette visite tardive l'indignait; elle eut envie de lui dire de sortir. Cependant, un second mouvement la remplit d'une indicible émotion. Le jour de la réparation était-il venu? Elle se contint et garda son air grave. --Qu'avez-vous à me dire? fit-elle d'un ton si froid, que M. de Dreux se sentit un peu dans l'état d'un homme qui reçoit une gouttière sur la tête. C'était un garçon élevé dans le meilleur monde; il fit face à la bourrasque. --Mille choses, ma chère Blanche, dit-il en s'asseyant sur le petit canapé, et en essayant de lui reprendre la main; mais cette main résista si bien, qu'il fut obligé de la lâcher, sous peine de devenir ridicule. --Ne pourriez-vous me les dire demain? fit sa femme. Pendant qu'elle prononçait cette phrase, elle tremblait en elle-même qu'il ne la prît au mot; retrouverait-elle jamais cette occasion perdue de lui faire sentir combien il l'avait blessée? --Non, répondit Guy en souriant. Je vois, ma chère femme, que j'ai des excuses à vous faire... Voulez-vous m'écouter un instant? Je tâcherai d'être bref. --Vous n'avez pas d'excuses à me faire, dit Blanche, en s'asseyant en face de lui sur une chaise; mais si vous avez quelque chose à me dire, je vous prierai d'être bref en effet, car je suis très-fatiguée. --J'obéirai, fit Guy avec toute la bonne grâce possible. J'ai sur la conscience un gros péché, ma chère Blanche: je me suis laissé absorber par des affaires peu intéressantes pour vous, et dont je vous épargnerai le détail; nous autres hommes, vous l'ignorez peut-être, car dans la simplicité de votre excellent coeur, vous jugez le plus souvent d'après vous-mêmes, nous sommes incapables de mener deux idées de front. Une seule idée, c'est tout ce que nous pouvons nous permettre, et encore!... Guy se mit à rire sur cette épigramme à l'adresse du sexe fort, et ce rire découvrit ses dents blanches et brillantes, absolument parfaites. Blanche le regardait et l'écoutait d'un air sérieux. --Mon idée, reprit-il, n'était pas de nature à vous être confiée; c'est-à-dire que... c'est là que commence ma confession, ma Blanche chérie, mais me pardonnerez-vous jamais? Il la regardait d'un air suppliant; le velours noir de son veston faisait ressortir la finesse de son teint, la douceur de sa moustache soyeuse. Blanche détourna les yeux; il reprit: --C'était vers le moment de la naissance de Bébé, reprit-il; en toute autre circonstance je serais venu vous avouer ma faute, mais je craignais, en vous causant quelque émotion, de troubler votre précieuse santé... Depuis lors, préoccupé de l'idée dont je vous parlais, je n'ai plus osé affronter votre présence; enfin, maintenant, j'ai réparé le mal que j'avais causé, et je viens en me confessant implorer votre pardon. --De quoi s'agit-il? demanda Blanche, encore incrédule, et déjà émue. --Venez ici, ma Blanche adorée, que je vous le dise à l'oreille, tout près, tout près. Il l'attirait à lui, elle céda et s'assit sur le petit canapé avec un geste désespéré. Il pouvait bien dire tout ce qu'il voudrait maintenant, sa cause était gagnée d'avance! --J'avais parié, lui dit-il à l'oreille, j'avais parié une très-grosse somme, et je l'ai perdue, mais je viens de la regagner depuis deux jours. --Comment, s'écria Blanche indignée, pour une misérable question d'argent... --La somme était considérable, répondit-il d'un air confus. J'avais perdu cent mille francs. La vérité passa devant les yeux de madame de Dreux comme un éclair--C'est un mensonge ridicule, se disait-elle; puis, soudain, une autre pensée lui vint: Si je ne le crois pas aujourd'hui, quand le croirai-je? S'il a menti, mon bonheur est perdu, ma vie est terminée... --Cent mille francs? dit-elle tout haut, c'est pour cent mille francs que vous m'avez fait tant de peine... Je ne méritais pas cela, Guy! Il se mit à genoux devant elle, et protesta de son repentir avec tant de sincérité, qu'elle se sentit touchée. Il se repentait en effet, car il l'aimait toujours, à condition de la tromper de temps en temps. Elle eut tout à coup une envie folle de se jeter au cou de ce grand scélérat, mais elle sut au moins sauver sa dignité. --C'est très-mal, monsieur, dit-elle, pendant que son visage rayonnait, quoi qu'elle en eût. Et juste au moment où vous devenez père, où l'avenir de votre fils doit vous intéresser!... Vous lui donnez là un bel exemple! --Cet enfant de trois mois est encore bien jeune pour que je puisse le pervertir, ma Blanche aimée, répondit en souriant le jeune père; mais je ne recommencerai plus, je vous le jure. J'ai trop souffert de ne pouvoir vous parler à coeur ouvert: je pensais à tout moment réparer mes pertes, et j'arrivais à peine à ne pas augmenter le chiffre. Je vous assure que j'avais peur de vous; oui, Blanche, j'avais peur de toi. Je me disais que si je me trouvais seul en ta présence, je ne pourrais me taire, et je trouvais trop dur de t'avouer que j'avais commis une si grosse imprudence. Enfin, dis, tu me pardonnes à présent? Blanche se jeta au cou de son mari, qui l'attirait à lui. --Ah! dit-elle tout bas, j'ai trop souffert aussi... je croyais que tu ne m'aimais plus! --Quelle folie! dit Guy en l'embrassant. Est-ce que je pourrais ne plus t'aimer? Blanche se dégagea, écarta ses deux tresses si menacées l'instant d'avant, et que, par un mouvement machinal, comme autrefois, Guy s'amusait à enrouler autour de son poignet. --Écoute, dit-elle, mon ami, laisse-moi te donner un conseil et te demander une promesse. L'épreuve que tu viens de subir n'est pas de celles qui purifient, au contraire. Je ne veux rien te reprocher; mais si tu avais eu une occupation sérieuse, aurais-tu pensé à parier des sommes importantes, comme le premier oisif venu? Je t'en prie, Guy, pour l'amour de moi, à partir d'aujourd'hui, prends la résolution d'être quelqu'un ou quelque chose. --Je ne demande pas mieux, répondit évasivement M. de Dreux; nous verrons. --Non, pas plus tard, tout de suite, aujourd'hui, je t'en supplie. Veux-tu entrer dans la diplomatie? veux-tu faire de la politique? Veux-tu être ambassadeur ou député? Choisis! --Comme tu y vas! s'écria Guy en éclatant de rire. Ambassadeur, cela ne me va guère: j'aimerais mieux député; on n'est pas obligé de s'expatrier, au moins! Et tu te figures qu'on est député comme cela, tout d'un coup? --Non, mon ami. On est conseiller d'arrondissement, puis conseiller général, ensuite député, et... --... Et ministre, n'est-ce pas? Je le veux bien; mais je ne suis pas éloquent! Qui me fera mes discours? J'en suis incapable! Blanche pensa au brouillon qui était dans son buvard et reconnut que son mari se rendait justice. --Tu parles très-bien, dit-elle toute confuse, en cachant sa jolie figure sur l'épaule de Guy, et pour tes travaux je t'aiderai, si tu veux bien le permettre. Au pensionnat, j'étais très-forte en style et en histoire... Je reprendrai mes études, nous travaillerons ensemble; tu as de la mémoire, tu verras, tout ira très-bien. Y consens-tu? --De grand coeur! répondit Guy en l'enlaçant de ses bras. Blanche ne songea plus à couper ses tresses. Le lendemain, à déjeuner, Guy, soucieux, se disait en se versant un verre de clos-vougeot: --Hier, cela a très-bien pris, mais qu'est-ce que je lui dirai la prochaine fois? VI --Qui est-ce qui passe là-bas, le long de l'avenue? demanda madame Praxis, après avoir fait vainement appel à son lorgnon. Blanche de Dreux se pencha pour regarder; une légère rougeur flotta sur ses joues, et elle se retourna d'un air indifférent. --C'est M. de Fresnes, répondit-elle, ramenant ses beaux yeux vers la mer, qui brillait à perte de vue. --Viendra-t-il aujourd'hui? Voilà huit jours que je ne l'ai vu; il me néglige, dit la vieille comtesse en s'éventant. Un ministre en vacances, il me semble pourtant que ce n'est pas un homme très-occupé. --Cela dépend, fit Blanche, sans cesser de regarder la mer. La comtesse Praxis retourna à son lorgnon et prit un journal qu'elle froissa avec humeur. Depuis que M. de Dreux était devenu un homme politique, sa femme était décidément insupportable. Autrefois, on pouvait causer avec elle, lui parler des uns et des autres. Maintenant les noms propres avaient le don de lui clore hermétiquement la bouche; plus de petits cancans, plus de suppositions, plus de problèmes mondains! Mais alors, ce n'était pas la peine de vivre! Si elle avait pu prévoir qu'au bord de la mer, dans le plus beau site de la Bretagne, la chère Blanche resterait aussi fermée qu'à Paris, la bonne comtesse se serait bien gardée de la suivre à la campagne; elle le croyait du moins. Et ce grand de Dreux, depuis qu'il était député, il ne parlait plus qu'en public!... --Vous vous amusez, vous? fit-elle en se retournant brusquement vers sa jeune amie. --Moi? Pas le moins du monde! répondit Blanche de son ton calme. --Ah! fit madame Praxis déconcertée. --On ne s'amuse plus quand on est la femme d'un député, reprit Blanche avec un peu d'ironie. Que diraient nos électeurs, grand Dieu! Soyons sérieux, ma bonne comtesse, soyons sérieuses surtout, car vous savez que c'est toujours la femme qui perd l'homme. --A moins qu'elle ne le sauve! grommela madame Praxis à part soi. Enfin, voilà Meillan. Meillan, arrivez ici qu'on vous tire les oreilles. Meillan salua de loin, et, pour montrer sa soumission, se mit à faire de grandes enjambées. Les cinq ans écoulés depuis l'exposition d'horticulture n'avaient pas laissé sur lui de traces visibles: à trente ans, il portait quelques années de plus que son âge; mais à quarante-cinq il aurait encore l'air jeune. Il s'approcha des deux dames et s'assit en face d'elles sur un tabouret bas, de telle façon qu'il pouvait poser son menton sur ses genoux. --C'est donc vous, scélérat, qui faites la cour à cette jolie petite innocente de madame Lecomte? C'est vous qui voulez détruire le... comment désigner cela? Ce n'est pas le bonheur, c'est plus compliqué... l'équilibre, voilà! l'équilibre conjugal de ce gentil ménage composé d'un savant et d'une ingénue? A votre place, moi, j'aurais honte de tenter une action si criminelle, si immorale, et, je l'espère surtout, si inutile. --Pardon, chère madame: pas criminelle, pas immorale, et surtout pas inutile. Daignez suivre un instant mon faible raisonnement: Madame Lecomte adore son mari, qui le mérite sans doute à tous les points de vue; mais ce monde est plein d'êtres pervers qui ne reculent pas devant des actions semblables à celles que vous paraissez vouloir m'imputer: or, ces êtres pervers ne respecteraient pas même la femme d'un savant adoré et s'efforceraient de faire couler dans son âme candide le poison de leurs flatteries malsaines. Je suis le paratonnerre de cet excellent Lecomte; bien mieux, je suis son chien de berger: je veille sur sa femme, et entre temps, je l'amuse, je la distrais, pour qu'elle ne soit pas tentée de regarder au dehors... Madame Praxis lui allongea un coup d'éventail sur les doigts. Blanche sourit d'un air absorbé, en regardant toujours au loin. Elle n'avait pas entendu un mot de cette tirade. --Voilà l'homme que je suis, reprit Meillan, l'homme de tous les dévouements. N'est-ce pas, chère madame? Blanche n'entendait pas; la comtesse l'interpella. --Eh! ma mignonne, qu'avez-vous donc? Jamais je ne vous vis si distraite! --Je vous demande pardon, fit madame de Dreux en se tournant vers elle. Je suis distraite en effet, c'est un peu de paresse d'esprit; mais je vais tâcher de m'en défaire et d'être plus sociable. Vous savez que, dans le temps, j'étais sujette à des accès de ce genre. --Oui, quelque temps après votre mariage, je m'en souviens; mais cela vous avait passé. C'était dans le temps où Meillan vous faisait la cour. --Oh! fit celui-ci en levant les mains au ciel, oh! si l'on peut dire! --Vous ne lui faisiez pas la cour? riposta vivement madame Praxis. --Mais si! certainement, je faisais la cour à madame de Dreux, mais je la lui fais encore, je la lui ferai toujours. Pourquoi voulez-vous que j'aie cessé? --Parce que vous avez porté vos hommages aux pieds de madame Lecomte. --L'une n'empêche pas l'autre, dit Meillan d'un air grave. Pour les honoraires que cela me rapporte!... Ils se mirent à rire tous les trois; c'étaient trois vieux amis, liés par une de ces amitiés agressives, faites de taquineries et de reproches, qui durent toute la vie, et qui doivent à leurs orages de nouveaux regains de ferveur à tout moment. --C'était le bon temps, soupira mélodieusement Meillan. Le temps où mon ami de Dreux n'était encore qu'un simple président de société d'horticulture! où ses discours ne tombaient que dans des oreilles frustes, ou tout au moins pleines de simplicité. A présent, c'est à son pays qu'il s'adresse, c'est à ses électeurs qu'il enseigne les vérités sociales... --Vous ne les trouvez pas assez frustes, les oreilles de ces électeurs? Mon Dieu! que vous faut-il donc? --Ah! chère comtesse, les discours que l'on adresse à ses électeurs ne sont pas faits pour leurs oreilles! Ils passent bien au-dessus de leurs têtes plus ou moins coiffées de bonnets de coton, et vont, par un procédé qui jusqu'à présent échappe aux recherches des savants, retentir à la Chambre, où, remarquez-le bien, il n'y a personne en ce moment pour les recueillir. Ils sont recueillis, néanmoins, et quand on revient, on est un grand homme, un homme éminent... C'est bien singulier, n'est-ce pas, chère madame? Voilà un procédé acoustique qui ferait la fortune d'un inventeur, s'il pouvait l'appliquer à toutes les circonstances. Si notre ami Lecomte voulait s'en occuper? Blanche fronça le sourcil; Meillan continua d'un air innocent en s'adressant à elle: --Ces chers électeurs! que de mal on se donne pour leur plaire! Vous-même, chère madame, vous avez quitté votre joli château de Rémecy pour vous enterrer ici,--enterrer n'est pas le mot, car nous sommes sur une hauteur d'où vous dominez le pays, au réel comme au figuré,--mais c'est un sacrifice, et ce sacrifice, à qui mon ami de Dreux le fait-il? Toujours aux électeurs... Aussi sera-t-il renommé aux prochaines élections... Qu'en pensez-vous? --Je n'en sais rien, fit Blanche d'un air ennuyé. Je n'entends rien à la politique. Meillan échangea avec la comtesse Praxis un regard malicieux. Blanche n'y prit pas garde. Les enfants s'approchaient, conduits par une bonne anglaise. Edmond, déjà grand, tenait par la main sa mignonne petite soeur, âgée de deux ans à peine, et les yeux de la mère allaient de l'un à l'autre avec ce contentement recueilli qui est la plus haute expression du bonheur. Elle était heureuse mère: on le sentait rien qu'à la regarder. Les enfants furent renvoyés à leurs jeux, et madame de Dreux se leva pour rentrer, car l'heure du dîner n'était pas éloignée; mais avant de quitter la terrasse, elle jeta un dernier regard sur l'Océan, dont elle ne pouvait détacher ses yeux. M. de Fresnes passait en ce moment sur la route et la salua avec respect. Elle lui rendit son salut et s'éloigna lentement. --Quelle singulière femme! dit la comtesse Praxis qui la suivait de loin, appuyée sur le bras tutélaire de Meillan. Vous souvenez-vous combien elle était brillante, étant jeune fille? Quelle vitalité! quel feu! Tout cela s'est éteint; maintenant elle est effacée comme un vieux pastel! --C'est un feu qui dort sous la cendre, dit Meillan. Que voulez-vous, comtesse! Ce n'est pas sa faute: elle aime son mari! VII Une joyeuse cavalcade entra au coup de six heures dans la cour du château. C'étaient M. et madame Lecomte; madame Rovery, aimable et pimpante veuve de trente ans; sa soeur Amy, qu'on appelait volontiers Amy Robsart, en souvenir de Walter Scott; deux jeunes voisins, qui montaient gentiment à cheval, et enfin Guy lui-même, Guy de Dreux, plus beau que jamais, plus majestueux que jadis, Guy sur lequel pesait visiblement, en dépit de ses efforts pour paraître enjoué, la responsabilité de l'homme qui tient dans ses mains le trois ou quatre centième des destinées de son pays. Il avait beau faire, ce cher Guy, «il y paraissait», comme disait Meillan. La nature bon enfant et médiocre de ce pauvre garçon lui rendait bien lourd le fardeau de ses nouvelles responsabilités. Il était né pour être heureux, vivre oisif, élever des juments ou planter des choux, suivant le degré de l'échelle où l'aveugle fortune aurait voulu le placer; mais, à coup sûr, rien n'était moins dans sa nature que de s'occuper des affaires de son pays. «Le député malgré lui», disait encore Meillan, et ces jours-là Blanche le boudait jusqu'au soir pendant que Guy ne faisait que rire. Il en riait du moins dans le commencement, mais depuis deux ans au moins il avait remplacé le rire par un sourire réservé, encore une innovation qui déplaisait à Meillan. --Tu as de belles dents, que diable! montre-les! disait ce grand garçon resté viveur et devenu don Quichotte. C'était du moins un don Quichotte doublé d'un Sancho Pança, ce qui n'est pas très-rare, malgré l'apparente dissonance de ces deux mots. Il avait le premier mouvement chevaleresque et le second réfléchi, c'est-à-dire prosaïque; mais n'ayant ni femme, ni enfants, ni proches parents pour le déranger dans ses affaires et lui troubler les idées par des conseils, il se tirait à son honneur des petits cas de conscience où le jetait parfois sa vie un peu tourmentée. Il se trouvait précisément sur le perron lorsque les promeneurs entrèrent dans la cour, et il se précipita aussitôt à la bride du cheval de madame Lecomte, qui descendit en le remerciant avec un gentil sourire. Guy s'occupait de madame Rovery, comme c'était son habitude cette année-là; les jeunes voisins se disputaient miss Amy, qui entre eux deux restait sur sa petite jument alezane, les bras croisés avec un sourire très-provocant. Cependant on ne peut pas toujours rester les bras croisés sur une jument alezane, et miss Amy finit par descendre en s'appuyant sur la main du plus jeune des voisins, pendant que le plus riche dégageait la longue amazone. Il y en avait, comme on le voit, pour tout le monde. Ils se dirigèrent tous vers leurs appartements, dans le désordre le plus aimable, chacun riant et parlant haut selon son bon plaisir. Guy lui-même avait oublié son mandat! Il causait avec madame Rovery de l'air le plus pimpant du monde. Dans le couloir, ils rencontrèrent Blanche qui rentrait; elle avait pris un enfant à chaque main et elle les menait dîner dans la nursery, cérémonie qui s'accomplissait chaque soir sous ses yeux. Cette apparition jeta un certain froid parmi la joyeuse société. Les deux voisins retournèrent au salon, où les attendait Meillan, et les dames s'enfermèrent pour procéder à leur toilette. On ne s'amusait pas précisément au château du Mesnil, et même un observateur désintéressé eût pu se demander ce qui pouvait y attirer et y retenir une si brillante société. --Il faut bien passer l'été quelque part, avait dit Blanche à son mari. Vos électeurs seront charmés de vous voir. --Alors, emmenons le plus de monde possible! avait répondu Guy, qui ne comprenait pas la campagne sans une douzaine d'invités. --Faites vos invitations, dit Blanche. Pour ma part, j'emmène la comtesse Praxis. C'est un très-bon chaperon. --Un chaperon à vous? Après sept ans de mariage! avait failli dire cet excellent de Dreux. Mais par une prudence nouvelle, qui coïncidait avec sa situation nouvelle d'homme politique, il s'était abstenu, et il avait bien fait. La comtesse Praxis était en effet un très-bon chaperon, sinon pour Blanche, qui n'avait besoin d'aucune protection, au moins pour l'apparence générale que les invitations de Guy devaient donner à la maison. Meillan, cela allait de soi; comment vivre sans Meillan dans un endroit aussi perdu que ce fond de Bretagne? Les petits Lecomte, ceci était une invitation de Blanche; très-bien! Madeline était jolie, Gérard s'était fort humanisé dans ces dernières années et se montrait un agréable camarade, d'autant mieux qu'en temps de chasse, il avait un coup de fusil étonnant. De plus, il y avait des hommes dans le voisinage: Guy se rappelait avoir vu, deux ans auparavant, deux lycéens qui promettaient d'assez jolis hobereaux, et puis des hommes, cela se trouve toujours. M. de Fresnes venait d'acheter une propriété à un kilomètre de là... A quoi bon, disait Guy, puisqu'il est ministre? Il n'a plus besoin d'habiter la province et de cajoler des électeurs! J'aurais acheté, moi, du côté de Chantilly ou de Rambouillet, dans un endroit habitable, enfin! Mais à chacun ses goûts. Donc, sous le rapport des hommes, le Mesnil se trouvait suffisamment pourvu; c'étaient les femmes qui manquaient. La comtesse Praxis ne comptait plus guère; Madeline, férue de son mari, ne comptait pas du tout; Blanche... enfin c'était sa femme; mais tout cela ne faisait pas une réunion brillante. Guy revint un jour de la Chambre»--c'était aux derniers temps de la session,--enchanté. --Figurez-vous, dit-il à sa femme, que dans les tribunes, pendant un discours assommant à propos de la loi sur les céréales... --Avez-vous parlé? interrompit madame de Dreux. --Moi? fit le député d'un air surpris, non, pourquoi? Je n'y ai même pas songé. Avec un soupir d'aise, Blanche lui fit signe de continuer. --Eh bien, pendant cet interminable discours, je ne m'amusais pas follement et je regardais dans les tribunes pour me désennuyer: qu'est-ce que je vois? Madame Rovery avec un chapeau rose, et sa soeur avec un chapeau blanc; jolies comme deux coeurs, à croquer, je vous jure! Elle a quitté le deuil, madame Rovery, vous savez? --Je le présume, puisque vous parlez d'un chapeau rose... --C'est juste, je vous demande pardon; à la sortie, je les retrouve! Il y a de ces hasards surprenants! Elles me demandent où nous passons l'été, je leur fais la même question; elles n'avaient pas choisi de villégiature, alors vous comprenez, elles adorent la mer... --Vous les avez invitées? --Oui. Cela vous contrarie? --Pas absolument. Mais vous voyez que j'ai bien fait d'emmener la comtesse Praxis en qualité de chaperon. A moi toute seule je n'aurais pu suffire pour ces deux dames. Guy resta tant soit peu interdit. Au fond, après avoir fait son invitation, il s'était senti convaincu que sa femme n'en serait pas satisfaite, mais il avait espéré que, dans sa grande politesse, elle s'abstiendrait de le lui manifester. Un peu penaud, il fit ses excuses, que Blanche interrompit avec un sourire. --Celles-là ou d'autres du même genre, peu importe, mon ami, dit-elle; je sais que vous aimez la société des femmes brillantes et coquettes... --Il faut les excuser du contraste que leurs manières forment avec les vôtres, ma chère, dit galamment M. de Dreux; vous êtes trop parfaite pour ce monde: toutes les femmes ne peuvent pas vous ressembler. Blanche avait accepté le compliment avec un de ces sourires énigmatiques qui avaient le don de troubler son mari. Au fond, il avait ce qu'il désirait, et ne s'en préoccupa plus. Madame Rovery, bien décidée à se dédommager des six années de réclusion que lui avait valu son mariage avec un Anglais splénétique, ne demandait pas mieux que d'accepter les hommages d'un si aimable garçon. Sa soeur Amy, qui lui servait de contenance, n'avait plus guère d'illusions. Elles s'installèrent triomphalement au Mesnil, sans s'inquiéter autrement de la maîtresse de la maison. Elles étaient toutes deux bien sûres de s'amuser n'importe où, car elles apportaient dans leurs malles une atmosphère de dissipation qui faisait leur joie et hors de laquelle elles n'eussent pu vivre. Le dîner fut très-gai, comme de coutume. Blanche avait à sa droite Gérard Lecomte, qui lui parlait de cent choses intéressantes; Madeline, en face, suivait des yeux et même de l'oreille leur conversation discrète, coupée à tout moment par les interpellations joyeuses, parfois saugrenues, des autres hôtes. Madeline était heureuse, quand elle ne pouvait pas avoir son mari près d'elle, de le sentir auprès de madame de Dreux. Il y avait dans le voisinage de Blanche quelque chose de calmant et de serein; aucune mesquinerie, aucune faiblesse ne saurait émaner de cette femme tranquille, dont la mélancolie pouvait passer pour de la réserve. Au moment où les domestiques se retiraient, suivant l'usage de la maison, après avoir servi le dessert, Guy s'écria imprudemment: --Ah! mes amis, voici notre dernier soir de folie! --Pourquoi donc? demanda miss Amy en montrant les plus belles dents du monde. Elle était Française, comme sa soeur; mais depuis que celle-ci avait épousé un Anglais, elle se croyait tenue d'imiter les manières anglaises, et même d'indiquer un léger accent exotique. --N'est-ce pas demain que M. notre tuteur de Grosmont vient nous rendre sa visite annuelle? continua de Dreux en s'adressant à sa femme. Elle inclina la tête pour toute réponse. --Il va falloir être sérieux, miss Amy, et vous aussi, madame, reprit Guy en s'adressant à Madeline, qui, au lieu de lui répondre, lui rit au nez c'était un de ses arguments favoris. Il faudra nous conduire tous très-bien, sans quoi nous aurions des mauvais points, et chacun sait que ce n'est pas une petite affaire. Madame Rovery éclata de rire, et les deux petits voisins lui firent écho, avec miss Amy; Madeline avait regardé Blanche et ne riait plus. Elle sentait que son amie n'était pas contente. Un léger, très-léger silence suivit cette explosion d'hilarité, et Blanche se leva, pour quitter la salle à manger. On passa en désordre au salon, où miss Amy s'assit au piano pour jouer des airs de danse. --Pas de danse après dîner, fit Madeline d'un air dogmatique, mais une tasse de café, si vous le voulez bien. Le café fut servi par les belles mains de madame Rovery, qui avait trouvé ce moyen ingénieux de se rapprocher de Blanche deux fois par jour. Madame de Dreux versait le liquide dans les tasses; debout près d'elle, la jolie veuve les prenait de sa main en lui disant quelques banalités; miss Amy s'emparait du sucrier, et elles faisaient ainsi le tour du salon, après quoi leurs rapports avec Blanche étaient finis jusqu'au prochain repas. Ayant accompli ce devoir quotidien, grâce auquel elle se trouvait libérée envers Blanche de toute obligation, madame Rovery s'assit à son tour au piano. Elle avait une voix charmante qu'elle mettait au service des opéras-comiques en vogue. L'opérette n'était pas encore inventée, sans quoi elle n'eût pas chanté autre chose. Les flonflons les plus mélodieux se succédèrent pendant une heure, puis elle quitta le piano et se jeta dans une grande berceuse en osier placée à l'entrée de la terrasse, de façon à permettre de s'éloigner insensiblement du salon. Le groupe des jeunes l'y accompagna. Inutile de dire que Guy en était. --Et maintenant, dit doucement Gérard Lecomte, un peu de musique, s'il vous plaît! Blanche fit un geste de dénégation; sans se l'expliquer, elle était lasse à en mourir. Madeline s'assit au piano, ouvrit un vieux cahier de sonates, et commença une de ces oeuvres exquises qui ne vieillissent pas et qui résument, pour ceux qui savent les comprendre, les jouissances les plus vives de l'art musical. --Ah! ma chère enfant, dit la comtesse Praxis, qui était une mélomane forcenée, vous me rajeunissez d'un demi-siècle! --Oh! comtesse, vous vous vantez! fit Meillan, qui s'était glissé tout contre le piano. Lui aussi aimait les belles oeuvres et savait les comprendre. Les amis écoutèrent longtemps Madeline. Elle avait su trouver dans son piano le moyen de converser avec son mari, sans lui prendre rien de son temps. En s'apercevant qu'il aimait passionnément et profondément la musique, elle avait fait de son talent superficiel de jeune fille élégante une véritable étude du grand art; Gérard travaillait sans l'écouter, mais non sans l'entendre, et nul ne sait combien de fois, lorsqu'elle interprétait avec toute son âme un passage hors ligne, il avait levé la tête pour échanger un regard avec sa femme. Ces regards étaient la récompense de Madeline. Elle ne les eût pas troqués contre les plus bruyants applaudissements. Les jeunes gens avaient peu à peu déserté la terrasse. La nuit, merveilleusement belle d'ailleurs, prêtait aux promenades dans le jardin. Meillan, un peu inquiet de ne pas voir reparaître de Dreux, se déroba pendant un morceau et s'en alla en exploration prudente aux alentours du château. Il revenait bredouille de son expédition, quand il entendit les rires joyeux de la bruyante société qui rentrait par le perron, après avoir fait un grand tour. Un coup d'oeil lui permit de constater que madame Rovery en faisait partie, mais que M. de Dreux ne s'y trouvait point. Comme Meillan revenait au salon, en traversant le vestibule, une ombre effarée se dressa devant lui avec un geste désespéré. C'était Guy qui se frottait les yeux. --Comment, tu dormais ici? fit son ami d'un ton de reproche. --Eh, mon Dieu, oui! ce n'est pas ma faute. Cette bienheureuse musique classique ne me manque jamais. O Euterpe, voilà de tes coups! Et cette petite Rovery qui me boude pour une fantaisie que je lui ai refusée... je me suis bellement endormi d'ennui et de dépit. Mais nous nous raccommoderons... Meillan eut bonne envie de lui dire quelque chose absolument désagréable, mais Guy se dirigeait vers le salon, et Blanche eût pu l'entendre; il se contint. Blanche entendait tout: ce n'était pas sa faute; il y a des êtres dont l'ouïe délicate saisit les moindres bruits. Ceux qui la connaissaient bien, qui l'avaient étudiée et qui l'aimaient, avaient remarqué cette particularité. Son mari l'ignorait; aussi plus d'une fois s'était-il laissé prendre en faute, mais cela ne le corrigeait pas, il aimait mieux croire à des hasards, à des coïncidences. Il rentra dans le salon un peu ébloui par la clarté des bougies, ait sortir de la douce obscurité somnolente; Madeline quittait le piano. Madame Praxis enthousiasmée déclarait qu'elle n'avait jamais rien entendu de plus beau; Blanche jeta un coup d'oeil sur son mari, et haussa imperceptiblement les épaules. --Que voulez-vous! dit-il, vous savez, la musique sérieuse... --Oui, je sais, vous n'aimez que l'opéra-comique, dit-elle avec ce sourire énigmatique qui tracassait si fort son mari. Mais un homme qui s'occupe des destins de son pays a le droit de préférer un simple délassement à ce travail que nous autres nous appelons écouter les classiques... A présent que vous voilà réveillé, je crains seulement que ce ne soit pour toute la nuit... Son oeil cherchait au delà de la porte les promeneurs attardés qui se chamaillaient dans le vestibule. Madame Rovery parut sur le seuil, le teint nacré, les joues roses, les yeux brillants, les cheveux légèrement emmêlés. Le regard de Blanche alla de cette femme à son mari à deux reprises avec quelque dédain. Guy tressaillit. Est-ce qu'elle se douterait?... Mais les yeux de madame de Dreux avaient repris leur expression habituelle. --N'oubliez pas, dit-elle, que M. de Grosmont arrive de bonne heure; je pense qu'il sera ici dès neuf heures du matin. Il aime à voyager en poste la nuit, pour éviter la poussière... --Seigneur! s'écria la comtesse Praxis, quand nous délivrerez-vous de la poste et des voyages de nuit? --Il faut coucher à l'auberge, dit doctement Meillan. --Et je ne veux point coucher à l'auberge! riposta la vieille femme. Dans un lit qu'on ne connaît pas, où l'on peut vous assassiner! --Alors demandez à de Dreux qu'il vous obtienne un chemin de fer! On en fait partout, c'est le moment. --Le tracé passe par ici, dit négligement de Dreux. Mon prédécesseur avait obtenu cela... c'est du député que je parle. --Quand sera-t-il construit, ce précieux chemin de fer? dit miss Amy d'un air endormi. --Dans deux ans, je pense, répondit Guy en étouffant un bâillement. Mille pardons... je crois que je tombe de sommeil. On se dit bonsoir, et la procession des hôtes s'achemina, la bougie à la main, dans le vaste escalier, suivi de vastes corridors. On se redisait bonsoir sur les portes. Blanche s'arrêta à la sienne. --N'oubliez pas, dit-elle à son mari, qui lui baisait la main, que vous avez promis d'aller visiter l'emplacement de la maison d'école du Mesnil. Vous avez rendez-vous avec le maire demain à une heure. --C'est vrai, pourtant, fit Guy d'un air convaincu. Je n'y pensais plus du tout... Vous avez tort de vanter ma mémoire, Blanche; c'est une simple mémoire de perroquet... Vous êtes ma providence. Madame de Dreux sourit, mais ce ne fut qu'un éclair. Sur le seuil de sa porte, à l'autre bout du corridor, madame Rovery causait avec sa soeur, et ne pouvait se décider à rentrer chez elle. --Qu'est-ce qu'il va me conter, ce brave homme? demanda Guy avec indifférence. Quelque baliverne... Nous verrons bien. --Bonsoir, dit Blanche en rompant brusquement cette conversation qui menaçait de s'éterniser. Elle rentra chez elle et referma sa porte. Elle fut longtemps avant de s'endormir. Elle dormait peu, d'ailleurs, préoccupée de mille questions générales ou personnelles. Elle se mit au lit, cependant, espérant y trouver au moins une détente matérielle pour ses membres fatigués. Comme le sommeil commençait à la gagner, elle entendit tout à coup un léger grincement semblable à celui d'une porte. Toujours inquiète pour ses enfants, elle écouta attentivement. Un bruit discret de pas étouffés retentit faiblement dans le corridor. Tout autre ne l'eût point distingué au milieu des échos vagues qui composent le silence de la nuit, dans une maison habitée. Le bruit léger dépassa la porte de Blanche et se perdit dans l'éloignement... Une porte s'ouvrit prudemment, puis rien... Madame de Dreux laissa retomber sur l'oreiller sa tête qu'elle avait soulevée pour mieux écouter. --Celle-là ou une autre! se dit-elle, répétant inconsciemment les paroles qu'elle avait dites à son mari le jour qu'il avait invité madame Rovery à passer l'été au Mesnil. Qu'importe, puisque... Elle n'osa terminer sa pensée. Cinq ans auparavant, lors de la première trahison, qu'elle avait ignorée, bien qu'en la pressentant, son coeur avait failli se briser à la seule pensée de l'abandon... Depuis, bien d'autres épreuves l'avaient assaillie, mais non accablée. Blanche était de ceux qui ne se rendent pas. Parmi ceux-là, quelques-uns meurent, d'autres résistent et font superbement face au malheur: madame de Dreux devait lutter jusqu'au dernier soupir contre sa destinée. Après le regain de bonheur qui avait accompagné l'entrée de son mari dans la nouvelle voie où elle l'avait poussé, était venue une saison pénible, une sorte d'automne de la vie conjugale, qui ressemblait fort à un hiver. Cette fois, Blanche était retombée sur la terre de toute la hauteur de ses illusions, blessées une fois déjà, et qui n'avaient repris leur essor qu'à grand'peine. Lorsque ce refroidissement arriva, madame de Dreux n'était plus la jeune femme ignorante et timide qu'il avait été facile de tromper; elle tenait toujours à son bonheur, mais elle n'y croyait plus. Un peu de clairvoyance lui prouva bien tôt que l'indifférence de Guy coïncidait avec l'introduction dans leur société d'une aimable femme, dont le mari voyageait constamment à l'étranger. L'épouse délaissée acquit la preuve de la bonne entente de M. de Dreux avec cette charmante personne; quand on a l'esprit en éveil, les petits hasards de la vie ne sont jamais longtemps à vous apporter de ces preuves. Trop fière pour se plaindre, trop profondément blessée pour aimer encore celui qui la trompait ainsi, sans motif, avec une femme incontestablement moins jeune, moins belle et moins intelligente, Blanche éprouva alors un de ces découragements qui atteignent la vie dans sa source même. Elle fut si gravement malade qu'on crut la perdre, et si elle vécut, ce fut parce qu'elle avait un fils, qu'elle ne voulait pas laisser orphelin. Lorsqu'à la première aube de la convalescence, elle aperçut M. de Dreux à son chevet; quand, les jours suivants, elle le vit assis auprès d'elle, s'occupant de prévenir ses désirs, lui donnant à tout instant des preuves d'indubitable affection, elle se sentit plus découragée encore. --Il m'aime, se dit-elle, il m'aime autant qu'il en est capable, et cependant il ne peut s'empêcher d'aimer ailleurs! Quelle faible nature, inconstante et sans principes!... Et je l'ai tant aimé, et j'en avais fait un dieu! Hélas! il n'avait du dieu que l'enveloppe! Guy savait fort bien quel avait été le point de départ de la maladie de sa femme. Des indiscrétions domestiques lui avaient révélé la connaissance qu'avait Blanche de son infidélité. Il l'avait toujours soupçonnée d'être nerveuse et susceptible: une maladie grave succédant à une telle découverte n'avait rien qui pût l'étonner. Comme c'était un très-honnête garçon et qu'il avait une véritable affection pour sa femme, il sentit le besoin d'une explication. Profitant d'un beau soir où Blanche, à peu près remise, se reposait après une première sortie en voiture, il lui fit sa confession tout entière. --J'ai péché envers vous, lui dit-il en terminant, mais le ciel m'est témoin que je ne sais pas pourquoi! J'ai pour vous, ma chère femme, la plus profonde tendresse: si je vous perdais, je serais inconsolable, et cependant je vous afflige... Faites-moi au moins l'honneur de croire que j'ai toujours pensé que vous n'en sauriez rien. Et maintenant, pardonnez-moi, ma Blanche adorée, si vous ne voulez pas me voir malheureux à jamais. Il parlait avec chaleur, avec une conviction sincère, les yeux humides, les lèvres tremblantes... Oui, vraiment, il regrettait d'avoir offensé cette femme si digne de son amour; de bonne foi il maudissait son erreur... Blanche sentit un grand détachement entrer dans son âme. --Mon pauvre ami, lui dit-elle, en appuyant ses deux mains sur les épaules de son mari, agenouillé devant elle, vous m'aimez comme vous pouvez... je ne saurais vous en vouloir. Elle plongea ses yeux au fond des beaux yeux noirs qui parlaient si éloquemment de repentir, et détourna la tête pour ne pas se laisser gagner par les larmes. --Vous me pardonnez! s'écria Guy en lui baisant la main avec transport. Ah! vous êtes bonne, vous êtes au-dessus des autres femmes, comme les étoiles sont au-dessus de nous. Blanche sourit tristement. C'est bien beau d'être une étoile, mais par la supériorité même de leur position les étoiles sont aimées de très-loin et à de rares intervalles. On leur apporte de temps en temps le témoignage enthousiaste d'une admiration sans limites, mais on ne les recherche pas pour en faire sa société habituelle. Pendant quelques semaines, Guy sembla avoir des ailes. Son éloquence ordinaire s'étant doublée, grâce à sa joie sincère, il fut irrésistible, entraînant, et le charme de sa parole gagnant même les indifférents, il se vit nommé député de la façon la plus inespérée; tout le pays avait voté pour lui. --Il parle si bien! disait-on; c'est un orateur hors ligne! Quel honneur pour nous d'être représentés à la tribune par cet incomparable talent! Blanche triomphait. Sa joie fût courte. L'enthousiasme, l'amour et l'éloquence de son mari, tout cela allait de pair, et ne dépassait pas l'épiderme. Elle acquit bientôt la certitude douloureuse que Guy manquait de profondeur. C'était l'homme des premiers mouvements, sans jugement, sans réflexion, de même que c'était l'homme des brillantes paroles qui ne recouvrent rien du tout. --Je me suis trompée, pensa-t-elle; au lieu d'épouser un homme supérieur, j'ai épousé un homme ordinaire. Mon erreur est irrémédiable; mais fût-il possible de la réparer, jamais je ne mettrai les étrangers dans le secret de mon imprudence. J'ai choisi mon lot, je l'ai voulu, c'est ma faute. Ce n'est pas celle de ce pauvre Guy, s'il n'est pas l'être idéal que j'avais rêvé. Il n'est pas méchant, il m'aime à sa façon; je serai pour lui une épouse dévouée, résignée, au lieu d'être triomphante comme je l'avais rêvé... Ah! l'orgueil, quel ennemi de notre bonheur! L'orgueil est certainement un ennemi du bonheur, mais parfois aussi il nous rend de grands services. Pour Blanche, il fut un sauveur. A mesure qu'on lui faisait compliment de son mari, jusque-là méconnu, elle éprouvait un besoin toujours plus pressant de le hisser sur le pavois où il aurait dû monter seul, de l'imposer, en un mot, à tout son entourage, comme l'homme supérieur qu'il aurait dû être. Bientôt ce ne fut plus assez pour elle de lui pardonner sa déception, elle voulut qu'il fût considéré, admiré, envié: le premier article du journal qui attaquait son mari lui fit verser de douces larmes d'orgueil satisfait. --Il a des ennemis! se dit-elle; le voilà donc enfin passé homme de mérite. Mais Guy n'était pas aussi maniable qu'il l'eût fallu pour ce rôle difficile. A force de se l'entendre répéter, bientôt il se crut du génie; les conseils de Blanche, si prudemment donnés cependant, lui parurent gênants et importuns. Il voulut voler de ses propres ailes, et comme ce n'étaient celles ni d'un aigle ni d'un cygne, il s'abattit lourdement dès son premier essor. Heureusement, cette faute n'avait pas été trop publique; c'était un simple discours, lu dans un banquet, et pour lequel il avait soigneusement évité de consulter sa femme. En ce temps-là, déjà passablement éloigné, on le voit, le reportage n'existait pas, et les orateurs le plus souvent étaient réduits à envoyer un abrégé de leur prose au journal de la localité. Meillan, qui assistait à titre de curieux à ce qu'il appelait «ces petites fêtes de famille», s'empressa de prévenir Blanche de la mésaventure de son époux. --Je ne sais trop ce qui l'a pris, dit-il en terminant son récit; mais à coup sûr il leur a dit tout le contraire de ce qu'il avait promis lors des élections. Il se sera trompé sans doute. Par bonheur, excepté lui et moi, tout le monde était plus ou moins gris. Ils ont applaudi à s'arracher la peau des mains, et ce n'est pas étonnant, Guy parle si bien! Mais s'il fait imprimer son discours, gare de dessous. Le lendemain, quand le rédacteur en chef de la feuille locale vint demander à M. de Dreux de bien vouloir lui communiquer le texte de son discours de la veille, il emporta une profession de foi conforme à celle qui avait motivé l'élection du député. Cette fois-là, Blanche ne se donna pas autant de peine que d'habitude pour persuader à son mari que c'était de lui qu'émanaient tant de belles choses. --Vous n'avez point autant de mémoire que vous le croyez, mon ami, lui dit-elle un peu sèchement, ou du moins votre mémoire est purement superficielle. Un député ne doit jamais rien dire sans se reporter à ses discours précédents, afin d'éviter, soit les redites, soit, ce qui est plus grave, les contradictions. --Mais c'est assommant alors, s'écria de Dreux vexé. S'il faut que je compulse tout un dossier, chaque fois que je dois ouvrir la bouche... --Si vous ne pouvez pas vous astreindre à le faire vous-même, dit Blanche, je vous jetterai quelques notes sur le papier, mais avouez que ce serait plutôt à vous de le faire... Car, au bout du compte, je n'entends rien à la politique, et tout cela m'ennuie plus que vous, croyez-le. Pour la première fois de sa vie, Guy eut le vague soupçon que sa femme se moquait de lui. Mais une telle pensée était éminemment désagréable: il la repoussa aussitôt, et s'accrocha à l'autre idée, celle qui flattait sa paresse. --En agissant ainsi, fit-il d'un air gracieux, vous me rendriez un véritable service... --J'essayerai, répondit sa femme; mais il ne faudra pas m'en vouloir si j'y renonce: c'est que la tâche serait au-dessus de mes forces. Cet accord conclu, la sérénité régna entre les deux époux. Guy sacrifia désormais tout son temps à ses devoirs politiques, et se trouvant en règle de ce côté avec sa femme et sa conscience, il se permit, à titre de dédommagement, quelques excursions hors du domaine conjugal. Blanche le sut, et n'en dit rien. Puisqu'elle ne pouvait pas refaire le caractère de son mari, à quoi bon l'ennuyer de ses reproches? Il y avait d'ailleurs dans le reproche, aux yeux de madame de Dreux, quelque chose de bourgeois et de mesquin, qui répugnait absolument à son esprit. Elle subit toutes les infidélités sans en parler, même lorsque Guy repentant,--car le côté singulier de cette nature était de se repentir toujours,--revenait un peu confus... Le regret de sa faute était d'ailleurs la preuve que son nouveau caprice avait assez duré; il redoublait d'attentions et de petits soins pour sa femme, qui les acceptait sans faire d'allusions. Il eût mieux aimé parfois qu'elle lui fit ce qu'on appelle vulgairement une scène; cette implacable magnanimité le troublait toujours et le taquinait parfois. --Vous devriez me faire quelques reproches, lui dit-il un jour, peu de temps avant leur départ pour le Mesnil. Votre supériorité m'accable, et votre pardon est très-lourd à porter, quand vous l'accordez tacitement. C'est ce qu'on appelle en anglais amasser des charbons brûlants sur la tête de son ennemi. Me traiteriez-vous en ennemi, Blanche? --Moi! pas le moins du monde! Vous parlez anglais, à présent? Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu madame Rovery? Guy se mordit les lèvres, et trouva une réponse à peu près sortable. Néanmoins, il invita madame Rovery et sa soeur quinze jours après. C'est pour lui que le chemin de l'enfer était pavé de bonnes intentions. Par bonheur, sa femme n'avait pas la moindre envie de le pousser dans le feu éternel, et comme il était jeune, il espérait avoir le temps de se repentir, mais sérieusement, pour le coup. VIII M. de Grosmont arriva à l'heure annoncée par Blanche; c'était un voyageur très-exact en toutes choses, et qui n'exigeait pas moins de ponctualité chez autrui que chez lui-même. Miss Amy eut le don de lui déplaire dès le premier instant, pour s'être fait attendre au coup de cloche du déjeuner. Mais comme c'était un homme fort bien élevé, il n'en témoigna rien, et son ancienne pupille fut seule à le deviner. Madame de Grosmont était morte depuis deux ans, ce qui avait couronné la carrière de joies et de prospérités de son époux. En effet, il aimait sa femme juste assez pour vivre avec elle dans les meilleurs termes, mais pas au point de souffrir de sa mort; d'autre part, il avait eu un désir de locomotion que madame de Grosmont ne partageait que médiocrement. Veuf à soixante ans, bien portant, vert et dispos, quoi de plus charmant que de se mettre en route et de courir le monde? Ainsi faisait-il depuis son veuvage, au grand contentement de ses domestiques, qui vivaient au logis comme des rats dans un fromage, et au grand désespoir de son valet de chambre, qui eût de beaucoup préféré une vie sédentaire. Le soir, à l'heure du dîner, ce fut madame Rovery qui se fit attendre; du coup, les deux soeurs furent jugées par le digne homme, qui connaissait son monde. Avec le plus grand sérieux il ne cessa de les observer pendant le repas, et quand on se fut dispersé pour se dédommager un peu de la contrainte qu'un personnage aussi sévère apportait dans les épanchements joyeux de la jeunesse, M. de Grosmont dit à Blanche: --Eh! ma chère enfant, où avez-vous été chercher de si étranges commensales? --C'est mon mari, allait dire Blanche, désireuse de se disculper; mais elle était trop habituée à refréner son premier mouvement. Ce sont d'aimables femmes, dit-elle, un peu bruyantes sans doute, mais la mode anglaise excuse ce laisser-aller... --Elles sont Anglaises? dit le tuteur. --Non! elles sont Françaises de nationalité, mais elles ont vécu en Angleterre; les moeurs britanniques, vous savez, mon cher tuteur... --N'importe! fit-il en levant ses sourcils d'un air majestueux. Je n'ai pas de conseils à vous donner, Blanche, mais il me semble que dans une maison aussi sérieuse, aussi remarquée que la vôtre, vous devriez éviter la société permanente de ces jeunes femmes coquettes, et, si j'ose le dire, mal élevées. Entre elles et vous, il n'y a rien de commun... --Eh bien! et mon ami de Dreux? faillit dire Meillan, qui avait l'air de lire une Revue, dans un coin. Blanche accepta le sermon avec toute la componction possible. --Vous avez raison, mon cher tuteur, dit-elle: j'aurais dû y penser; je vous assure qu'à Paris elles étaient plus convenables; c'est la liberté de la campagne qui leur a donné ces apparences évaporées. Je tâcherai une autre fois de mieux choisir mon monde. --Vous auriez dû prendre les conseils de votre mari, ma chère; je suis persuadé qu'il ne l'eût pas permis! Meillan leva sur le vieux gentilhomme des yeux si extra ordinairement écarquillés, que Blanche frémit; mais Meillan aussi était très-bien élevé. Il se replongea dans sa Revue avec un grand bruit de couteau à papier, afin de ne pas laisser ignorer sa présence. --A propos de votre mari, mon enfant, reprit M. de Grosmont sans s'émouvoir, je voulais précisément vous en parler aujourd'hui. Vous savez combien, dans le principe, je me montrai hostile à votre mariage avec de Dreux: je n'ose espérer que vous l'ayez oublié... Oh! non, elle ne l'avait pas oublié! Avec un demi-sourire inquiet, Blanche regarda son ex-tuteur, qui continua: --Je trouvais ce jeune homme léger, superficiel... en un mot, je l'avais mal jugé. Depuis quelques années, il a su montrer un caractère nouveau qui l'a rendu méconnaissable, et il promet de devenir une des illustrations de notre temps... C'est fort bien, mon enfant! Autant, jadis, je me suis fais un devoir de vous exprimer mes doutes, mes craintes, mon mécontentement même, autant je me vois forcé, heureux de l'être, de vous faire part de mes nouvelles impressions, cette fois durables, et même définitives. Blanche avait écouté cette harangue les yeux baissés, l'esprit plein de pensées confuses. En effet, jadis elle avait dû lutter pour obtenir le consentement de M. de Grosmont à son mariage... Les arguments qu'il lui présentait alors, c'est elle aujourd'hui qui eût pu les retourner contre lui. Cependant elle était fière d'entendre louanger son mari, car ce Guy nouveau, c'est elle qui l'avait fait de ses mains, de son souffle... elle seule savait combien l'idole était creuse, combien sa gloire était vaine!... --Pourvu que je ne meure pas avant lui! se dit-elle, effrayée tout à coup par la pensée que l'échafaudage si péniblement construit pouvait s'écrouler subitement. On saurait alors que je m'étais trompée, que j'ai employé ma vie à mentir au monde... Quelle honte! quelle humiliation! Et les enfants, que penseraient-ils de leur père? que penseraient-ils de leur mère? --Eh bien! Blanche, vous m'en voulez encore? fit M. de Grosmont. Ce que je vous ai dit ne suffit pas? Il vous faut des excuses formelles? --Pardonnez-moi, mon cher tuteur, répondit madame de Dreux; je suis si touchée de vos bonnes paroles, si touchée du mouvement qui vous les a dictées... Ce moment est en vérité très-doux pour moi... Je vous remercie de toute mon âme... --Oui! reprit-il en posant affectueusement sa main sur celle de la jeune femme. Je sais combien vous aimez votre mari, et je partage votre admiration pour son beau talent d'orateur. Il ira loin, ce jeune homme, il ira loin; mais je ne saurais trop vous recommander, ma chère enfant, de veiller soigneusement à vos actions, d'épurer la société qui vous entoure... Plus haute sera votre fortune, plus vous serez tenue à cette rigoureuse observation des convenances qui fait les maisons respectables et qui assure le maintien des bonnes moeurs. Les éclats de rire des jeunes femmes retentirent au dehors, et la comtesse Praxis entra essoufflée dans le salon. --Ils sont fous! dit-elle en se laissant tomber dans un fauteuil; fous, je vous le jure! Ils m'ont forcée à courir avec eux. Meillan, pourquoi n'étiez-vous pas là pour me défendre? Le jeune homme émergea de derrière le vaste abat-jour de la lampe. --Ah! comtesse, dit-il, soyez persuadée que si j'avais pu prévoir... Mais c'était à de Dreux de vous protéger... Où était-il pendant ce temps? --Je n'en sais rien. Il a disparu depuis le dîner. Meillan, craignant quelque maladresse de la part de son ami, se mit à sa recherche, et le trouva plongé dans un doux sommeil, non loin du salon, mais dans un coin tranquille, où personne n'allait jamais. --Tu te fais donc une habitude de dormir après dîner? lui dit-il. Et pendant ce temps-là, M. de Grosmont fait de toi un panégyrique dont tu ne peux te représenter qu'une faible image. --Eh oui! grommela de Dreux, je m'endors quand je m'ennuie... et notre tuteur ne m'amuse pas... --Sache, mon ami, que tu es une des illustrations de l'avenir, et sois prudent quant à l'heure de tes siestes, fit Meillan. Si tu avais entendu ce qu'il a dit à madame de Dreux! Tu en serais mort de joie! --Pauvre Blanche! cela a dû lui faire bien plaisir! dit naïvement Guy. Son ami le regarda pour voir s'il l'avait dit exprès. Pas un muscle du visage du député n'avait bougé; sa figure exprimait le contentement paisible de l'homme qui vient de faire un petit somme. --Allons! se dit Meillan, il y a des grâces d'état! Tout le monde était rentré; on causait bruyamment dans le salon. Madeline vint s'asseoir auprès de M. de Grosmont; de tout temps elle avait trouvé grâce devant ses yeux. Mais toute la gentillesse, toute la câlinerie de la jeune femme ne parvinrent pas à dérider le vieillard. Il regardait madame Rovery et sa soeur de tous ses yeux, comme deux êtres extraordinaires, deux sortes de monstres japonais, faits pour exciter la curiosité la moins flatteuse. Après un quart d'heure de ce manège, il se leva, se déclarant fatigué. Guy se hâta de se présenter pour le conduire à son appartement, et il accepta ses services avec beaucoup d'affabilité. Au haut de l'escalier, arrivé devant sa porte, il se retourna vers son hôte. --Voyez-vous, mon jeune ami, lui dit-il d'un ton paternel, j'en ai touché un mot à votre femme, qui n'a pas paru attacher à mes paroles toute l'importance qu'elles méritaient; c'est à vous, au chef de famille, que je m'adresserai. Ne permettez pas à Blanche d'attirer auprès d'elle des femmes comme cette Anglaise et sa soeur; ces sortes de femmes sont extrêmement nuisibles à la bonne apparence d'une maison. Guy l'écoutait, abasourdi, ne comprenant pas. M. de Grosmont continua: --Arrangez-vous pour congédier le plus vite possible ces deux effrontées, qui n'ont ni tenue ni manières, et vous agirez sagement. Une autre fois, surtout, soyez plus sévère, au risque de contrarier un peu votre femme; il faut parfois avoir le courage d'imposer sa volonté, quand c'est pour le bien général. Bonsoir, mon jeune ami! Il entra chez lui, et Guy descendit l'escalier, fort penaud, très-ennuyé, et cependant tellement frappé du côté comique de l'aventure qu'il ne put s'empêcher d'en faire part à Meillan. Si M. de Grosmont les avait entendus rire! Mais les murailles étaient épaisses, et il logeait d'ailleurs dans l'aile opposée. Blanche se garda bien de la moindre allusion aux conseils de son tuteur; pendant toute la matinée du lendemain, Guy fit devant elle assez sotte figure. Si elle avait eu l'esprit porté au rire, elle pouvait tirer des ennuis que lui infligeait parfois son mari, la vengeance la plus innocente et la plus légitime; mais elle dédaignait cette sorte de plaisirs. La nature l'avait faite magnanime. Meillan, lui, ne fut point si généreux; de temps en temps, il vengeait ainsi les droits de madame de Dreux, en criblant Guy de ses brocards; celui-ci y était accoutumé et ne s'en formalisait plus. Quelqu'un cependant parut s'amuser de cette aventure: ce fut la comtesse Praxis, qui, après un conciliabule secret avec Meillan, prit une si singulière façon de regarder madame Rovery, M. de Grosmont et de Dreux lui-même par-dessus son lorgnon, que le pauvre garçon en était tout ému. Mais c'était une discrète personne, et elle garda son secret. Une heure après le déjeuner, les maires des cantons se présentèrent au château, ainsi qu'il avait été convenu. Le temps était affreux; une de ces pluies battantes si fréquentes sur les côtes de l'Océan, et qui durent vingt-quatre heures, enfermait les hôtes dans l'enceinte du château; les murs suintaient l'ennui, les arbres du parc, noyés dans la brume, avaient l'air de pleurer le beau temps; par instants, des rafales violentes s'engouffraient dans les corridors, dans les hautes cheminées, parcouraient les greniers avec un bruit lugubre et des soufflements de menace. Les dames s'étaient groupées dans le salon, armées des ouvrages à l'aiguille relégués au fond des malles, et qui ne voyaient le jour que dans de semblables occasions. Meillan faisait un piquet avec la comtesse Praxis, qui le battait haut la main, ce qui la rendait fort joyeuse. A vrai dire, l'intarissable douairière était l'âme de la société: c'est elle qui avait la jeunesse réelle, celle d'un caractère que les événements de la vie ne parviennent pas à troubler. Les vrais jeunes ne sont jamais de mauvaise humeur. Madeline s'était discrètement glissée auprès de son mari. Celui-ci avait eu bien envie d'aller travailler dans sa chambre et d'y passer une bonne journée, telle qu'il n'en avait pas goûté depuis son arrivée au Mesnil; mais sa jeune femme jeta sur lui un regard de supplication si touchant, qu'il aima mieux renoncer au travail que de l'abandonner seule au milieu de tout ce monde. Il prit donc un livre, afin de le parcourir, et elle s'installa tout près de lui, de façon à pouvoir le regarder et même lui parler bas sans attirer l'attention. Ce coin-là était le coin des heureux. Blanche, que ses devoirs de maîtresse de maison appelaient souvent hors du salon, n'entrait et ne sortait jamais sans appuyer sa main amicale sur l'épaule de la jeune femme, ou tout au moins sans lui sourire. C'était la vue de ces époux-amants qui réchauffait son coeur: Blanche n'était pas égoïste, elle aimait le bonheur d'autrui; on eût même dit qu'elle leur savait gré d'être heureux. --Voilà les maires qui enfilent l'avenue, dit Meillan en jetant ses cartes. Dieu! que de parapluies! Il y en a de toutes les formes, de toutes les couleurs et de tous les âges. Madame Rovery fit entendre un rire aigu. Blanche sonna et ordonna de faire du feu dans le cabinet de M. de Dreux. --Du feu, en août? s'écria miss Amy: c'est donc pour les faire cuire? --C'est pour les sécher, mademoiselle, dit sévèrement M. de Grosmont. Miss Amy prit un air mortifié, très-comique, mais qui ne fit rire personne. Le groupe approchait, sans grande majesté, il faut l'avouer, sautillant et se dispersant, pour éviter autant que possible les flaques d'eau. Ils atteignirent le perron, et Guy se rendit dans le vestibule pour les recevoir. --Si l'on pouvait les entendre, ce serait amusant, dit la comtesse Praxis. Je suis sûre qu'ils viennent demander quelque colossale absurdité. --N'en doutez pas, madame, répondit Meillan. L'homme est fait d'absurdités; oui, miss Amy, ce n'est pas moi qui l'ai dit: c'est un poëte latin. Et la femme aussi, d'ailleurs; il n'y a pas de quoi se montrer jalouse! A l'inexprimable horreur de M. de Grosmont, elle répondit une impertinence... Le digne homme tourna vers Blanche ses regards indignés, mais elle avait disparu. Désespérant de se faire comprendre, il alla remplacer Meillan à la table de piquet. Les maires, réunis dans la vaste pièce qui servait de cabinet de travail au jeune député, s'étaient casés sur différents sièges, d'un air respectueux et vexé, vexé, car leur apparence était fort compromise par l'inclémence de cette néfaste journée. Leurs souliers boueux, leurs vêtements mouillés leur étaient beaucoup de leur assurance. C'étaient pour la plupart de petits propriétaires ruraux, vivant sur leurs terres, assez lettrés pour lire un journal deux fois par semaine, et le comprendre presque en entier. L'aspect majestueux du Mesnil, un beau bien qui rapportait quarante mille livres de rente, contribuait à les intimider au moins autant que la bibliothèque magnifique qui occupait toutes les parois du cabinet, bibliothèque rarement consultée, sauf par Blanche, qui y cherchait souvent des citations. --Messieurs, dit M. de Dreux en s'appuyant à la cheminée où flambait une énorme bûche de Noël, je vous remercie de l'honneur de votre visite; je suis profondément, oui, messieurs, profondément touché de la confiance qui vous amène ici pour m'exposer vos désirs, peut-être même vos besoins. Soyez persuadés, messieurs les maires et adjoints, que j'apporterai tous mes soins à vous satisfaire, que je dirigerai tous mes efforts vers cet accomplissement des voeux du pays, qui est le seul but que doivent se proposer ceux à qui le pays confie ses destinées. Un murmure flatteur parcourut le groupe municipal; les souliers boueux s'agitèrent un peu sur le tapis, puis, honteux de leur audace, rentrèrent immédiatement sous les chaises. Tous les regards se tournèrent vers le maire de Manicamp qui, plus lettré que les autres, avait traduit le _De vîris illustribus_ à grand renfort de dictionnaire, il y avait de cela quelque quarante-cinq années. --Monsieur le député, dit-il du haut de sa voix de fausset, nous sommes venus, envoyés par nos administrés, hem! par nos administrés qui sont bien inquiets, et qui attendent de votre bonté un mot qui leur rende l'espoir. Il s'arrêta. Évidemment il avait appris son discours par coeur, mais la mémoire semblait devoir lui faire défaut. Il reprit cependant: --Monsieur le député, vous qui êtes le protecteur de toutes nos institutions, vous savez combien dans cette contrée nous sommes attachés à ce qui vient de nos pères; on veut corrompre le pays, monsieur le député, vous ne le permettrez pas sans doute, et vous joindrez vos efforts aux nôtres. Il s'agit de la pureté des moeurs, de maintenir des vieilles coutumes, vous serez le premier à nous défendre! L'orateur se tut, pour jouir de l'effet de son discours. Guy, toujours contre la cheminée, regrettait par moments de ne pouvoir s'y adosser, mais c'était impossible à cause de la hauteur de cet édicule véritablement monumental. Il mit une main dans son gilet néanmoins, suivant la mode du jour, mode qui a duré longtemps, et proféra d'un ton digne les paroles suivantes: --Personne plus que moi, messieurs, n'a à coeur de maintenir la pureté des moeurs, ce privilège des nations honnêtes, ce garant de la moralité publique. Parlez donc sans crainte, vous me trouverez disposé à vous appuyer de toute mon autorité! Les maires, enhardis, ouvrirent la bouche plusieurs à la fois, ce qui amena un moment de confusion, mais l'ordre fut bientôt rétabli. --Voilà ce que c'est, monsieur le député, dit un autre en devenant rouge comme un coquelicot; nous avons appris qu'on veut nous envoyer un chemin de fer par ici; plusieurs communes sont menacées, et nous sommes venus vous prier d'empêcher ce malheur. --Un malheur? fit Guy étonné, mais il me semble au contraire que c'est une faveur du ministère! assez généralement les provinces considèrent la construction d'une voie ferrée comme un bienfait! --Ailleurs, monsieur le député, on pense ce qu'on veut; ici, voyez-vous, nous savons ce que nous voulons, et nous ne voulons point de ces inventions du diable. Ces machines-là, on ne sait pas avec quoi ça marche d'abord, et ça ne peut être rien de bon, reprit le Breton avec l'opiniâtreté proverbiale de sa race. Notre curé dit que c'est Satan qui mène sa danse; bien sûr, nous ne savons pas ce que c'est, mais nous n'en voulons pas. Le maire lettré, qui avait fait du latin jadis, reprit la parole que son collègue lui avait ravie. --S'il n'y avait que cela, fit-il avec un air de supériorité dédaigneuse, on verrait encore, mais il y a bien pis. Ce sont des ouvriers étrangers au pays qui viennent construire ces machines-là, et ils ont des habitudes qui font frémir. Ils boivent et jurent comme des païens. Vous comprenez, monsieur le député, qu'on tient aux bonnes moeurs dans une commune qu'on a l'honneur d'administrer. --Et puis, interrompit un troisième, ce n'est pas ça. Quand ils ont fait ce qu'ils appellent leur tracé, il n'y a pas! il faut donner, qui sa maison, qui son champ, qui sa grange... C'est une abomination! Tenez, moi qui vous parle, j'ai un clos à pommiers, un beau clos, je vous le jure! où je récolte pour six cents francs de cidre tous les ans, avec l'aide du bon Dieu! Eh bien, ils veulent me le couper en deux! Je vous demande ce que je ferai de mes deux moitiés de clos, quand leur voie ferrée, comme ils disent, passera au milieu! Non, monsieur le député, nous n'en voulons pas. C'est à vous de le dire au ministère; c'est pour ça qu'on vous a nommé, et il faut que vous nous fessiez enlever cette abomination-là. --Oui, c'est pour ça qu'on vous a nommé, répétèrent les maires en choeur; ils s'étaient fort apprivoisés et n'avaient plus honte de leurs souliers. Debout autour de Guy, ils l'entouraient et se pressaient pour l'approcher. Guy fit un léger mouvement pour se dégager, et ils reculèrent. --Je ne comprends pas bien, mes amis, leur dit-il en reprenant sa forte position contre la cheminée; vous voulez que je demande au ministère des travaux publics de détourner le tracé et de le faire passer plus à l'ouest? --A l'ouest ou à l'est, ça nous est bien égal, s'écrièrent les fonctionnaires tout d'une voix, pourvu qu'il ne passe pas chez nous! Nous n'en voulons pas. Puisqu'il y en a qui aiment ça, qu'on le leur donne. --C'est votre prédécesseur qui nous a valu cela, ajouta un rougeaud à l'oeil gris et rusé; on lui avait dit de s'en méfier, que ça ne ferait plaisir à personne; il n'a voulu en faire qu'à sa tête, sous prétexte que c'était pour notre bien... Heureusement pour lui, il est mort, car sans ça il n'aurait pas été renommé, bien sûr! Ça nous a procuré l'honneur et le plaisir de vous avoir pour député, monsieur de Dreux, vous qui êtes un brave et digne homme, et qui comprenez les goûts de vos électeurs. Guy fronça le sourcil. On approuvait le gros rougeaud: Bien parlé, lui disait-on. La menace contenue dans cette phrase artificieuse avait porté. Si les prochaines élections devaient le laisser sur le carreau, ce serait pour lui une aventure fort désagréable. Il s'était attaché à sa position, qui avait bien ses avantages, et n'être pas renommé lui aurait paru un coup fort sensible. --Enfin, mes amis, dit-il, après avoir réclamé le silence par un geste majestueux, je ne puis vous donner de réponse définitive, je verrai le ministre... Le bruit d'une chaise renversée dans la pièce voisine fit tressaillir M. de Dreux. C'était par là que venait ordinairement Blanche quand elle travaillait avec lui; son petit salon communiquait ainsi directement avec le cabinet de son mari. --Ma femme est là, se dit-il; tant mieux, elle entendra tout, et cela m'épargnera la peine de le lui raconter. Je verrai le ministre, reprit-il à haute voix, et je lui soumettrai vos observations. --Il n'y a pas de ministre qui tienne, fit un mutin; si on nous envoie les ingénieurs, nous démolirons tout! --Pas de violence, pas de violence, mes amis, fit Guy avec autorité. Le calme et la raison sont de bien plus puissants arguments. Je m'occuperai de cette demande, vous dis-je, et j'espère... Un domestique entra avec une lettre sur un plateau. --Communication ministérielle, dit-il, à haute voix. On attend la réponse. Les maires s'entre-regardèrent, pris d'un respect soudain pour cette lettre, qui leur paraissait une sorte de firman. A cette époque reculée où les paysans détruisaient les chemins de fer et où les curés exorcisaient les locomotives, une lettre ministérielle était un document de la plus haute importance, et peu pouvaient se vanter d'en avoir vu. Guy décacheta la lettre, et sur un papier qu'il connaissait bien, il lut ces mots de la main de sa femme: --Venez me parler à la minute, n'ajoutez pas une syllabe à ce que vous avez dit, avant de me voir. M. de Dreux sentit une commotion intérieure, et se demanda ce qu'il avait fait. Il devait avoir fait quelque chose pour que Blanche lui enjoignit ainsi de venir la trouver. Prudent, cependant, car on ne saurait être un homme politique, même très-imparfait, si l'on n'est d'une extrême prudence, il répondit au domestique qui attendait respectueusement: --C'est bien, j'y vais. Ces messieurs consentiront à m'excuser pour un instant, ajouta-t-il; les ordres d'en haut ne souffrent point de retard dans leur exécution. Il sortit avec dignité, envoya des rafraîchissements à ses maires, et faisant le tour par le corridor de service, il revint au salon, où l'attendait madame de Dreux. --Qu'y a-t-il donc? fit-il en entrant. Elle l'entraîna dans une pièce écartée, ferma la porte et lui dit: --Mon cher, vous alliez vous laisser entraîner par votre bon coeur à une promesse que vous auriez regrettée avant la fin du jour. Je vous connais, Guy; en vous prenant par les sentiments, on peut tout obtenir de vous, mais il faut être raisonnable et montrer de la fermeté. --Quoi donc? parce que ces imbéciles ne veulent pas de leur chemin de fer? Eh! mon Dieu! tant pis pour eux, la belle affaire! Blanche consternée laissa retomber ses deux mains sur ses genoux. Si son mari ne comprenait pas à demi-mot, tout était perdu, son avenir politique, sa renommée naissante et tout le reste. On ne pardonnerait jamais à de Dreux d'avoir refusé un chemin de fer pour sa circonscription. Ce bienfait que tous les gens intelligents en France réclamaient comme la manne, ce bienfait qu'un autre, mort à la peine, avait obtenu aux prix de tant d'efforts, Guy allait le répudier! Mais c'était se faire classer d'un coup parmi les incapables, parmi ceux qui n'ont ni le moindre flair ni même le plus simple bon sens! Le geste désespéré, le regard plein de reproches et de désolation disait éloquemment toutes ces choses. Guy, heureusement, n'en lut qu'une partie. --Cela vous contrarie donc beaucoup? dit-il. Vous teniez à cette station? Le chemin de fer, il est vrai, rapprocherait considérablement la distance; mais entre cette mince satisfaction, toute matérielle, et la perspective de n'être point renommé aux prochaines élections... --Mon Dieu! fit Blanche impatientée, il ne s'agit pas de cela! Si vos imbéciles d'électeurs sont mécontents de vous, vous vous présenterez ailleurs, à Rémecy, par exemple, et le député sacrifié dans cette circonscription pour avoir maintenu un chemin de fer sera nommé à l'unanimité! L'avenir du monde est dans les chemins de fer. Lecomte le disait encore hier, et vous savez que celui-là ne se dépense point en vaines paroles. Vous êtes éloquent; prouvez à ces pauvres nigauds que leur fortune est là, qu'on leur achètera très-cher leurs champs expropriés: ils aiment l'argent, faites vibrer cette corde! Les ouvriers logeront chez l'habitant: autre source de revenus. Les produits du pays doubleront de prix; et puis, ils détestent les gens de Mirabois; il y a une haine héréditaire entre les deux arrondissements; dites-leur que le chemin de fer passera par Mirabois... Mais vous savez tout cela mieux que moi. Vous me parliez encore la semaine dernière des avantages que cette ligne apporterait au pays. --Moi? fit Guy, qui n'y avait jamais pensé. --Oui, en revenant de Manigamp, le jour de la fête communale... Allons, Guy, soyez fidèle à vos convictions, portez le drapeau du progrès qui amène la richesse, et dans vingt ans, ces mêmes imbéciles vous dresseront une statue avec ces mots: Il inaugura le premier chemin de fer breton! Allez, mon ami, je vous écoute, et je suis fière de vous! Elle le poussa dans le petit salon, qu'il traversa rapidement, puis elle revint s'asseoir contre la porte ouverte, masquée par des rideaux, qui communiquait avec le cabinet. Les mains croisées, affaissée sur une chaise, elle poussa un soupir d'inexprimable angoisse, qui ressemblait à une supplication. --Toujours mentir, pensa-t-elle, toujours feindre... Et pourquoi? pourquoi? Ah! que je suis lasse, mon Dieu! La voix de Guy s'éleva dans le cabinet, riche et sonore, pleine de modulations enchanteresses. Elle écouta, inquiète. --Je vous disais tout à l'heure, messieurs, que je prenais bonne note de votre demande et que j'en parlerais au ministre. Vous voyez par là quelle est l'étendue de mon dévouement, et jusqu'à quel point je tiens à me rendre digne de la confiance que vous me témoignez. Mais, messieurs, la main qui donne les bienfaits ne s'ouvre pas toujours pour les reprendre. Un murmure désapprobateur s'éleva du sein du groupe. Guy agita la main avec grâce, on se tut. --Supposez un instant, messieurs, que malgré mes efforts, je n'arrive pas à détourner le tracé qui nous menace, comme vous le disiez tout à l'heure. Faudrait-il pour cela, par des actes de rébellion, répréhensibles à tous les points de vue, nous rendre indignes des faveurs de l'administration? Le temps approche où les travaux vont commencer; il se peut que prochainement, dans un mois peut-être, les premiers pionniers apparaissent dans cette paisible contrée. Serait-ce pour cela une preuve concluante que ma demande est repoussée, et que le malheur est consommé? Non, messieurs. On a vu des travaux commencés être abandonnés, et, dans ce cas, les propriétaires lésés recevaient une indemnité qui les désintéressait amplement. Ne craignez pas pour vos administrés, pour vos familles, le contact dangereux des ouvriers du dehors; soyez persuadés que les principes de morale et de religion inculqués par vos soins paternels, j'ose le dire, sauront préserver nos communes des inconvénients que pourrait entraîner le séjour passager de ces hommes, après tout, peut-être moins pervertis qu'on ne se plaît à le dire. Ces ouvriers, dont la présence ne serait en ce cas que momentanée, seront un danger d'un autre genre, contre lequel, messieurs, je veux vous mettre en garde. L'insuffisance des auberges les obligera sans doute à chercher un asile chez l'habitant... --Par exemple! murmura un maire grinchu, qui se tenait au second rang. --Oh! messieurs, soyez sans crainte, il ne s'agit pas ici de billets de logement. Les paysans, les petits propriétaires qui voudront loger les terrassiers, et en général tous les travailleurs qu'enrégimente une grande exploitation comme celle qui nous occupe, les propriétaires, dis-je, ne le feront qu'à bon escient, et au taux d'une rémunération relativement considérable. La présence de ces étrangers sera momentanément une source de bien-être pour le pays; s'ils devaient y rester plusieurs années, comme dans le cas où une ligne est entièrement construite, ce serait une source continue, et l'exploitation de la voie ferrée ne ferait qu'affirmer cette prospérité. Car, messieurs, vous l'ignorez peut-être, il est un fait patent: c'est que tout pays traversé par une ligne de chemin de fer s'enrichit sûrement et rapidement; mais, connaissant vos principes et votre désintéressement, je m'abstiendrai de développer devant vous ces considérations d'un ordre secondaire... --Comment cela se fait-il, monsieur le député, dit le maire rougeaud, qu'un chemin de fer enrichisse un pays? --Simplement en le rapprochant de Paris, ce centre des affaires, ce gouffre qui dévore toujours, et où le beurre que vous vendez ici douze sous, se paye couramment deux francs la livre. --Deux francs! répéta le groupe pris d'un saint respect. --Sans doute! mais qu'importe? Vous préférez votre honnête pauvreté à une fortune rapide dont les moyens vous répugnent? Je respecte trop vos principes pour essayer de les modifier. Voilà M. Grindaud, par exemple,--Guy désignait le maire rougeaud,--qui fait sur sa ferme six cents livres de beurre tous les ans; il préfère perdre l'énorme bénéfice que pourrait lui rapporter l'établissement de ce chemin de fer, avec une station à sa porte... Vous n'ignorez pas, messieurs, que la station projetée est à une grande lieue à peine du Mesnil, et à la porte même de M. Grindaud... --Ça ferait douze cents francs de rente, murmura celui-ci. Et les oeufs, monsieur le député, sont-ils chers à Paris? --Le double de ce que nous les payons ici, mon cher monsieur, répondit Guy d'un air indifférent. Eh bien! messieurs, je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Les habitants de Mirabois sont en instance depuis deux ans pour obtenir que le tracé du chemin de fer soit dirigé de leur côté; j'espère, grâce à cette heureuse circonstance, obtenir que nous en soyons délivrés. Ils ont fait construire à cet effet une halle considérable pour la centralisation des produits de leur canton, et les terrains devant doubler de valeur à cette occasion, il est aisé de prévoir... --Pardon, monsieur le député, les terrains doublent donc de valeur, quand il y a un chemin de fer! --Évidemment! Parfois même, leur importance est triplée, décuplée... Supposez, vous, monsieur Morest, qu'on vous achète votre maison pour construire la gare sur l'emplacement, ainsi que le porte le projet; on vous la payera bien six ou sept mille francs, tandis que vous n'en trouveriez pas deux mille si vous vouliez la vendre... Les maires s'entre-regardaient, indécis. Le plus hardi prit la parole. --On ne nous avait pas dit tout cela, monsieur le député, fit-il, et cela demande réflexion. Il me semble, ajouta-t-il, en se tournant vers ses collègues, qu'avant de nous décider, il faudrait peut-être penser un peu aux bons côtés de la question, comme aux mauvais... --Certainement, firent les paysans matois; il y a du pour et du contre, il faut réfléchir. --Vous en êtes les maîtres, dit M. de Dreux étouffant un léger bâillement, car tout cela commençait à l'ennuyer. En attendant, tant que vos boeufs et vos moutons n'ont pas triplé de prix, tant que vous ne concourez pas encore à la nourriture de ce grand Paris, si pervers, si gourmand et si lointain, permettez-moi de vous souhaiter de bonnes affaires à tous pour la prochaine foire qui se tiendra le 30 de ce mois, si je ne me trompe. --Grand merci, monsieur le député, dirent les maires en choeur. --Le bétail ne se vend guère par ici, fit l'un, tout le monde en a... --Ceux de Mirabois n'en auront pas longtemps, répliqua de Dreux; mais c'est leur affaire. Ce sont des gars rusés, qui savent tourner leur voile du côté d'où vient le vent... Cela leur fera achever leur cathédrale, pour laquelle ils manquent d'argent. Ce fut comme un coup de fouet qui cingla les jarrets de MM. les maires de l'arrondissement de Manigamp. --La cathédrale de Mirabois! Oh bien! quand celle-là sera finie! Ils sortirent sans avoir rien résolu, pendant que Guy les accablait de ses assurances «d'en parler au ministre». Dans la cour, ils ouvrirent leurs parapluies et tinrent un colloque animé. Au bout d'un temps assez court, le gros rougeaud se détacha et demanda à parler à Guy. Celui-ci les admirait, de la fenêtre de son cabinet, et ne se privait pas d'échanger avec Blanche, restée derrière lui, des réflexions humoristiques sur l'attitude de ces braves gens. Admis en présence du député, le rougeaud parla avec assurance. --Nous avons pensé, monsieur, dit-il, qu'il serait plus prudent de ne rien précipiter. Si vous vouliez bien attendre avant d'en parler au ministre... nous aurions le temps de voir... --Je suis là pour vous obéir, répliqua Guy en se mordant les lèvres afin de dissimuler un sourire. Quand vous serez décidés, vous me le ferez savoir. --C'est ça, monsieur le député, nous vous remercions bien. Les parapluies s'éloignèrent en sautillant dans l'avenue. --Eh bien, fit Guy en se retournant vers sa femme, il me semble que j'ai gagné la bataille. --Vous avez parlé d'or, répondit-elle; je vous en fais mon compliment sincère. --En vérité, reprit-il, ces bonnes gens avaient perdu la tête, pour refuser une concession si précieuse! Mais que voulez-vous, c'est le clergé qui les fanatise! Blanche le regarda: il parlait sérieusement. Elle eut peur de descendre au fond d'elle-même et d'y rencontrer sa pensée toute nue. Il lui sembla qu'elle n'aurait pas le courage de la regarder en face. --Rentrons au salon, dit-elle; ils doivent se demander ce que nous sommes devenus. Fort content de son discours et du résultat obtenu, Guy passa devant elle, et elle le suivit avec soumission, comme un chien suit son maître. IX Une semaine entière s'écoula avant que M. de Dreux fit mine d'arrêter le flot d'éloquence qui avait jailli de ses lèvres vraiment athéniennes, au moins par leur forme. Son discours aux maires campagnards avait ouvert les sources des plus beaux mouvements oratoires, et, peut-être parce qu'une fois lancé sur une pente, Guy se laissait volontiers rouler jusqu'au bout, peut-être parce qu'ayant l'oreille délicate, il se plaisait à la musique de ses propres paroles, pendant quelques jours, les hautes voûtes du Mesnil retentirent des mots sacrés: affranchissement des masses, progrès, travail, liberté! Ces discours eurent des effets certains, mais divers, sur les hôtes du château. Gérard Lecomte écoutait en silence et se demandait ce que tout cela voulait dire; Madeline ouvrait de grands yeux et pensait que décidément, ou bien on lui avait changé son Guy de Dreux, ou bien c'est lui qui s'était changé tout seul, et chacune de ces suppositions lui paraissait aussi peu vraisemblable que l'autre, mais cet étonnement n'était point sans douceur. Madame Rovery et sa soeur ne dissimulaient point un ennui qui n'avait rien d'affecté, d'ailleurs; la comtesse Praxis s'arrêtait parfois dans la confection de ses réussites pour l'écouter d'un air perplexe et plein d'admiration; Meillan riait dans ses moustaches, et Blanche témoignait une telle froideur, que M. de Grosmont se crut tenu de lui en marquer sa surprise. --Je ne comprends pas, mon enfant, lui dit-il un jour, pourquoi vous affectez un tel détachement des idées généreuses pour lesquelles votre mari montre tant d'enthousiasme. Ces idées ne sont plus de mon temps: la génération à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir, et qui compte d'illustres noms, avait d'autres soucis; mais au moment où les grands travaux sont à l'ordre du jour, où l'on se préoccupe de porter le flambeau de la civilisation au sein des populations les plus rétrogrades, comme le disait si bien tantôt M. de Dreux, je ne comprends pas, je vous le répète, cette indifférence pour les principes qui régissent sa conduite, et qui lui inspirent de telles paroles! En vérité, Blanche, ma chère enfant, si je ne vous connaissais, je penserais que vous avez une tendance à vous replier sur vous-même, à vous détacher de ce qui intéresse vos proches, tendance qui,--pardonnez-moi ce vilain mot,--ressemble un peu à de l'égoïsme. Blanche reçut ce coup sans sourciller. Elle en avait ressenti bien d'autres! Heureuse enveloppe de froideur apparente, qui cachait aux yeux du monde entier ce qu'elle voulait lui cacher! Qu'on la crût indifférente, égoïste, qu'importait! L'essentiel, la condition première de sa vie était de parer son mari de tout ce qu'elle pouvait ôter d'elle-même. Les impulsions généreuses, les travaux concentrés, tous ces éléments dissemblables qui concourent à la personnalité d'un homme supérieur, tout appartenait à Guy: pour elle, passive, soumise, effacée, elle marcherait dans son ombre. Un beau jour, elle errait dans le parterre, émondant ses rosiers, qu'elle aimait comme des enfants. Guy vint à sa rencontre: --J'ai quelque reproche à vous faire, lui dit-il avec un sourire qui démentait ses paroles. Vous aimez trop vos fleurs, ma chère Blanche, et cela vous empêche de songer à vos devoirs de bon voisinage. Elle le regarda d'un air indécis. --Oui; vous savez combien il est important pour moi d'être bien avec le conseil des ministres, vous n'ignorez pas non plus quelle gravité les questions d'amitié personnelle prennent dans les affaires de l'État; cependant, nous avons la chance inespérée d'avoir pour voisin M. de Fresnes, et vous ne l'avez pas encore invité à dîner. Blanche attendait la fin de la phrase comme si elle l'avait lue d'avance dans un livre ouvert devant elle; pourtant, une légère rougeur passa sur ses joues, et elle coupa deux pousses gourmandes à son plus beau rosier avant de répondre. Pour cette fois, il n'y avait rien à répliquer. Guy avait absolument raison. --Vous déplaît-il? reprit celui-ci avec insistance; avez-vous quelque objection à faire à ma proposition? --Non, dit Blanche, je n'ai pas d'objections. --Voulez-vous alors que nous l'invitions la semaine prochaine? Lundi? --Lundi, soit, fit Blanche. Je serai en mesure. Guy lui baisa la main pour la remercier, et tourna sur ses talons. Cependant un remords de conscience le ramena. --Je crains, fit-il avec beaucoup de grâce, que vous ne m'ayez pas dit le fond de votre pensée; si vraiment M. de Fresnes vous déplaisait... --Il ne me déplaît pas, répondit Blanche avec une nuance d'impatience. Je vous l'ai dit, c'est la vérité: je ne suis pas éloquente, moi, mon ami, je dis les choses tout bonnement, afin qu'on les prenne de même. Vous pouvez inviter M. de Fresnes pour lundi; il sera traité comme il convient. Guy la remercia chaleureusement,--chaleur toute superficielle, qu'un thermomètre des sentiments se fût trouvé bien en peine d'indiquer,--et retourna à ses occupations, lesquelles, pour le moment, consistaient à fumer de délicieux cigares sur la terrasse, à l'abri d'une tente de coutil rayé. Blanche continua machinalement la visite de ses rosiers, mais sa pensée était absente. Elle avait peur, comme à l'approche d'un péril qu'on n'est pas sûr de pouvoir éviter, et pourtant elle n'osait s'avouer quel était ce péril. Ses enfants venaient à elle; elle courut à leur rencontre et les embrassa passionnément. Ensuite elle rentra, et envoya à Paris les indications nécessaires pour le dîner du lundi suivant. X --Tâchez de bien vous tenir, mesdames, dit Meillan après le dîner, en se croisant les jambes d'un air tout à fait supérieur. Nous avons un ministre à dîner, ne faites pas d'inconvenances! --C'est pour moi que vous dites cela? fit miss Amy d'un air délicieusement impertinent, en levant le bout de son petit nez retroussé. --Du tout, mademoiselle, c'est pour ma vénérable amie, la comtesse Praxis! --Vénérable vous-même! gronda la douairière. Quel âge me donnez-vous donc, jeune blanc-bec? --Mais, chère et respectable amie, l'âge que vous paraissez: celui de la plus aimable sagesse unie au plus charmant caractère. Moi, que voulez-vous! j'ai la bosse de la vénération. --Moi pas! s'écria Amy. --Tant pis pour vous, mademoiselle, fulmina M. de Grosmont, qui se replongea aussitôt dans la lecture de son journal. --Je ne le lui ai pas fait dire, murmura Meillan en se penchant vers la jeune personne insoumise. C'est donc lundi le grand jour! J'espère que vous êtes tous préparés à l'événement? --Est-il marié, ce monsieur? demanda languissamment madame Rovery, en laissant tomber le long de son fauteuil ses beaux bras nus, cerclés d'or. --Non, madame, pas encore, riposta Meillan. Et il est de bonne prise, car je ne connais point d'avantages qu'il ne possède. Mais vous en jugerez vous-même. Guy se leva et fit un tour sur la terrasse; il trouvait Meillan rude avec ses amies, mais le moyen de l'en empêcher! --C'est moi qui l'épouserai, ce phénix des ministres, déclara madame Praxis. Oui, jeunes folles, riez à votre aise. Je l'épouserai pour empêcher qu'on ne le prenne mal à propos, et quand j'aurai trouvé la femme parfaite qui lui conviendra, fille ou veuve, je m'en irai gentiment dans l'autre monde avec la noble fierté du devoir accompli, comme dit mon ami de Dreux. Depuis quelque temps, de Dreux, vous êtes trop éloquent! Je vous assure! Ça me gagne! --Heureux, fit le jeune député en s'inclinant, trop heureux de pouvoir vous être utile à quelque chose... --A mon perfectionnement, mon cher! Que voulez-vous? Tout est perfectionné maintenant: les charrues, les engrais, les machines à battre le beurre, les tire-bouchons, tout enfin, excepté l'homme! --Oh! l'homme! fit Meillan d'un air dégoûté. --Et la femme! conclut triomphalement la comtesse. Aussi bien, si votre ami de Fresnes approche la perfection de si près... --Il la frise, insista Meillan. --Eh bien, il faut tâcher de le conserver, de peur qu'il ne se gâte dans une société trop évaporée. --C'est cela, fit Amy; on nous mettra à la petite table. --On ferait joliment bien! gronda M. de Grosmont; mais Blanche avait déplié si bruyamment son journal, que cette dernière réflexion fut perdue pour la jeune fille. --Après tout, dit philosophiquement Meillan, ce n'est pas notre faute si nous sommes imparfaits, nous autres; tout le monde ne peut pas friser la perfection! Pour ma part, je me contente de la regarder de loin avec l'admiration qu'elle mérite, sans même essayer de l'imiter... Je n'ai jamais aimé à me prodiguer en efforts inutiles... Son regard cherchait discrètement Blanche, assise à l'autre bout du salon. C'est elle qui, pour lui, représentait la perfection; elle qu'il entourait d'une sorte d'atmosphère idéale, afin que sa pensée ne pût l'approcher qu'en s'épurant, pour ainsi dire. C'est un étrange sentiment qu'éprouve un homme d'esprit cultivé pour la femme qu'il a aimée, qu'il n'a pas cessé de voir assidûment, et qui est restée à ses yeux l'image inviolable de la pureté. Il y a un peu de tout là dedans: respect, amitié familière engendrée par les habitudes de la vie, admiration passée à l'état de tradition, regret de ce qui n'a pas été, satisfaction secrète cependant, tout au fond, que ce n'ait pas été, cette satisfaction intérieure qui provient de ce que les anciens appelaient pompeusement, et que nous appelons plaisamment un sacrifice à la vertu; et brochant sur le tout, une jalousie mystérieuse, une sorte de flair canin, qui s'en prend à tout ce qui pourrait porter atteinte à cet idéal acheté par des sacrifices, et auquel, n'ayant pas su inspirer de remords, on ne saurait permettre d'en éprouver à l'occasion d'un autre. Meillan n'aurait pu dire pourquoi il entretenait à l'égard de M. de Fresnes une sorte de méfiance, d'ailleurs pleine d'égards et d'estime. Il sentait parfaitement combien cet homme était supérieur à la moyenne de ceux qui les entouraient; il savait qu'une honorabilité extrême, poussée jusqu'aux scrupules les plus délicats, présidait à toutes les actions du jeune ministre. Il savait qu'âgé de quarante ans à peine, celui-ci ne devait sa haute position ni à des intrigues, ni à des services rendus, de ceux qu'on ne désigne pas, et qui dans la diplomatie ne sont pas les moins nécessaires: non, il savait que Lucien de Fresnes avait été presque unanimement désigné pour le poste qu'il occupait, au moment où l'on sentait de toutes parts le besoin de se reposer, de vivre dans la sécurité du lendemain, au moment d'une sorte de trêve des partis, où chacun avait besoin d'être sûr, pour avoir le temps de se recueillir, que le pouvoir était dans des mains honnêtes, incorruptibles, qui le rendraient tel qu'on le leur confiait. Cette méfiance ne provenait donc pas de la personnalité de M. de Fresnes. Mais, avec ce flair des amoureux éconduits, Meillan sentait que si Lucien rencontrait madame de Dreux, s'il pouvait la connaître telle qu'elle était, il l'aimerait sans doute. Et elle? l'aimerait-elle? Aurait-elle vécu cinq ans dans l'isolement réel d'une vie en apparence heureuse, sans éprouver un besoin de sympathie plus ardent, plus vibrant que la sympathie amicale et toute d'habitude qui la portait à faire de Meillan un des êtres nécessaires à sa vie? Voilà ce que Meillan ne voulait pas admettre. L'élévation morale du sentiment qui l'avait poussé, lui, à s'effacer au moment où une vengeance bien féminine des trahisons de Guy aurait pu précipiter Blanche dans ses bras, lui faisait redouter comme un malheur toute faiblesse dans cette femme qu'il avait assez aimée pour la préférer pure. En un mot, et pour tout expliquer, Meillan était dans la situation d'un amateur qui voit un ignorant maladroit porter la main sur un vase de Chine qu'il sait fragile, et auquel lui-même n'ose toucher de peur de le voir tomber en poussière à ses pieds. Une chose eût dû le rassurer; elle l'inquiétait, au contraire. Madame de Dreux, au lieu de témoigner à M. de Fresnes la bienveillance que méritaient sa personnalité distinguée et sa haute position, le recevait avec une sorte de froideur, laissant à son mari le soin d'être aimable et de l'encourager dans ses assiduités. Pour une femme si fine, si experte dans les nuances de la diplomatie, c'était une faute politique; Blanche ne pouvait la commettre qu'à bon escient. Détestait-elle le nouveau ministre? Meillan l'eût bien voulu; il essaya de se le persuader; mais sa raison ne consentit point à se payer de sophismes. Blanche évitait M. de Fresnes, donc elle avait peur de l'aimer, il n'y avait point à sortir de là Et c'était vrai. A plusieurs reprises, en écoutant Lucien de Fresnes, car Blanche écoutait beaucoup et parlait peu, elle avait senti un frisson lui passer près du coeur. --Voilà ce que je pense, se disait-elle, en recueillant avidement ses paroles, c'est ainsi que je sens, que je comprends la morale, la vie, tout enfin! Il me semble m'entendre moi-même, mais avec combien plus d'éloquence et d'autorité! Une autre femme moins sévère pour elle-même se fût laissé entraîner à la séduction de cette sympathie; madame de Dreux n'eut pas un instant d'illusion sur ce qu'elle éprouvait. Avant toute comparaison avec son mari, elle comprit que cet homme, dont l'idéal ressemblait au sien, était un danger pour elle. Avant qu'elle eût rencontré son regard plein d'une admiration respectueuse, elle savait que s'il la regardait, elle se sentirait frappée; elle ne connut même pas ces joies si tendres et si vagues, cette sorte de bercement du coeur qui précède les grandes passions. Elle ne voulut jamais fermer les yeux, elle se contraignit à entendre la voix de sa conscience qui l'avertissait du péril... Mais Blanche était prédestinée à toutes les amertumes. Heureux ceux qui ignorent, heureux ceux qui se laissent entraîner vers des rives inconnues. S'ils abordent un rivage fatal, ils ont du moins savouré la douceur de l'abandon, ils ont vogué, pleins d'ivresse, vers le danger, irresponsables envers eux-mêmes, envers les autres, et quand vient le choc qui les fait sombrer, ils périssent en disant: «Je ne savais pas!» Dernière douceur: ils se défendent d'avoir voulu le mal, et le monde s'apitoie en disant comme eux: «Ils ne savaient pas!» Mais ceux qu'une ferme raison défend de ces faiblesses, quand leur destin les entraîne vers le malheur, n'ont aucune de ces consolations suprêmes. Avant d'être jugés par eux-mêmes, ils sont condamnés par autrui. --Une personne si sage, si raisonnable, dit-on. Vraiment cela n'a pas d'excuse! Et c'est fini: les voilà condamnés, jugés, exécutés; de sorte que pour avoir été meilleurs que les autres pendant toute une existence, et pour avoir succombé sans joies, avec l'amertume de celui qui connaît l'horreur de la faute et ne peut y résister parce que l'homme est faible, ils sont plus cruellement blâmés que les insouciants, les débiles, les ingrats, qui ont roulé en se jouant dans le même précipice... Mais cette rigueur, pour beaucoup, s'appelle vertu, et c'est pourquoi il y a des gens vertueux qui sont si complètement détestables. Blanche mesura l'abîme bien avant d'être au bord. L'homme qu'elle avait voulu associer à son existence, celui qu'elle avait vraiment aimé dans les rêves enthousiastes de sa jeunesse, ce n'était pas Guy, c'était Lucien. Guy n'avait été que le fantôme de son amour, le mannequin sur lequel elle avait drapé ses souhaits, ses aspirations, sa tendresse, comme un vêtement splendide. Celui qui incarnait ses rêves était maintenant devant elle, à présent qu'il était trop tard. La pauvre femme se prit la tête dans les mains et maudit sa jeunesse aveugle qui l'avait trompée. Mais madame de Dreux n'était pas femme à s'arrêter longtemps en contemplation devant une situation sans issue. Ne pouvant rien changer à sa destinée, elle résolut de voir M. de Fresnes le moins possible et de paraître, à ses yeux surtout, une femme parfaitement heureuse. Son orgueil lui avait fait prendre ce rôle vis-à-vis du reste du monde. Vis-à-vis de celui-là, plus que jamais elle devait se placer sur un piédestal inaccessible. Être aimée de lui par pitié! c'eût été le coup le plus cruel pour elle; et puis, tout au fond de son coeur, elle sentait que s'il venait à l'aimer, elle souffrirait amèrement pour lui... on souffre tant quand on aime sans espoir! Et soudain, à l'idée qu'il pouvait souffrir à cause d'elle, elle fondit en larmes. La froideur de Blanche avait éloigné M. de Fresnes du Mesnil; il craignait de se montrer importun, il craignait surtout de paraître abuser de sa situation politique pour s'imposer dans la maison d'un homme qui aurait certainement besoin de lui. Comme tout le monde, il croyait aux mérites de Guy; mais, plus perspicace, il sentait, tout en dessous, un défaut dans la cuirasse de ce lutteur si bien armé. Dans la chaleur d'une discussion, les arguments préparés, les phrases sonores peuvent en imposer; mais dans les conversations de l'intimité mondaine, un homme intelligent finit par sentir une dissonance... Cet excellent Guy parlait très-bien politique, mais les hasards de la vie lui faisaient parfois proférer d'étranges aphorismes... C'est à ces moments-là que de Fresnes surprit le regard fixe de Blanche attaché sur son mari comme une tunique de Nessus. Guy n'en paraissait pas incendié cependant; mais quand il s'en apercevait, il rompait les chiens et gardait un silence prudent. --Se pourrait-il, pensa de Fresnes, que cet homme éloquent fût une simple serinette? A cette question en succéda une autre, inévitable: --Alors ce serait sa femme qui l'inspirerait? Quelle femme extraordinaire! Et elle ne parle jamais! Un peu de réflexion prouva à Lucien que si elle inspirait son mari, elle était tenue de se taire elle-même. Il tomba alors dans une méditation profonde qui se termina par un soupir. Il avait acheté, au printemps, un petit bien peu éloigné du Mesnil, en partie parce que la situation lui convenait, mais beaucoup aussi parce que le voisinage de M. et de madame de Dreux l'attirait comme une énigme. La beauté recueillie de Blanche, son absence de toute coquetterie, lui avaient déjà inspiré une tendre admiration; mais si cette femme silencieuse était un esprit supérieur, le cas était assez rare pour qu'il fût intéressant de s'en occuper. Il fit deux ou trois visites, puis n'osa revenir. L'invitation inattendue de Guy lui causa un plaisir véritable. Dans la vie de campagne, les moindres incidents prennent une grande importance. Depuis trois semaines, M. de Fresnes dînait seul dans sa grande salle à manger, tapissée d'un affreux papier à sujets représentant des pirates marocains, qu'il n'avait point encore trouvé l'occasion de faire remplacer... La pensée que, le lundi suivant, non-seulement il serait délivré pour un soir des pirates marocains, mais qu'il dînerait en compagnie de jeunes et jolies femmes, le remplit d'une joie si vive, qu'il demanda son cheval favori et ne fit qu'une traite jusqu'au Mesnil. --M. de Fresnes! annonça le domestique en ouvrant la porte du salon. Un léger bruit de garnitures froissées, d'étoffes soyeuses caressées de la main, salua ce visiteur inattendu. --Quand on parle du loup... murmura Meillan, en se tirant à grand'peine de son fauteuil. Blanche s'était levée et attendait droite devant sa chaise; Lucien s'inclina devant elle et souleva cérémonieusement jusqu'à ses lèvres la belle main glacée qu'il fut obligé de demander du geste. Guy se coula dans un fauteuil auprès de «son ministre», et la conversation partit grand train, comme un bon cheval à qui l'on a rendu la main. --Enfin! il faut vous inviter pour vous voir, dit madame Praxis d'un air de reproche amical. Elle connaissait tout le monde, et jouissait sur tout le Paris intelligent du libre exercice de sa langue. --Cette réserve, que nous trouvons excessive, fit gravement M. de Grosmont, n'en est pas moins à votre louange, monsieur, mais il nous est permis de la regretter... --Oui, fit étourdiment madame Rovery, on est si souvent embarrassé de gens qui viennent vous voir malgré vous! Cela fait compensation. Les yeux de M. de Grosmont se fixèrent sur la belle veuve avec une intensité d'attention qui attira les regards de Guy lui-même. --Bien! pensa Meillan; je m'étais toujours douté qu'elle était un peu bête, mais je lui faisais tort, un peu n'est pas assez. Blanche ne put réprimer un sourire; l'air vexé de son mari, les yeux ronds et stupéfaits de son tuteur, la satisfaction évidente de Meillan, formaient un ensemble si harmonieux, et au milieu de tout cela madame Rovery promenait des yeux si innocents de tout méfait, qu'elle eut peur de se sentir prise d'un accès de gaieté intempestive. Avec l'arrivée de M. de Fresnes, un je ne sais quoi de jeune et d'impétueux était entré dans sa tête; elle avait envie de rire, de courir, de faire quelque joyeuse folie, un peu comme les chiens de chasse au retour de leur maître. Elle se mit à causer tout à coup avec une grâce, un abandon, qui firent songer Meillan aux premiers temps du mariage, lorsque la jeune femme, à peine émancipée des étroites conventions qui l'avaient enchaînée jusque-là, livrait à ses amis la fleur de son esprit original et gai. La comtesse Praxis eut la même idée, car leurs regards se croisèrent avec un sourire; mais celui de Meillan n'était pas exempt d'ironie. --Ce n'est pas ma visite qui lui a jamais donné cet esprit-là! pensait-il. Guy n'avait pas l'air étonné; il connaissait aussi sa femme à ce point de vue, et de plus il n'avait pas la mémoire des dates. Quand, une demi-heure après, Lucien de Fresnes se retira, il emporta la singulière impression d'un homme qui aurait passé un instant au théâtre et qui s'en irait sans avoir vu le commencement ni la fin de la pièce. --Quelle femme extraordinaire, se dit-il, et comme elle a de beaux yeux qui ont pleuré! XI C'est toujours une jolie chose qu'un beau dîner dans une vaste salle, surtout quand la toile de fond de ce festin est un soleil couchant sur l'Océan. Les portes-fenêtres donnant de plain-pied sur la terrasse, largement ouvertes, laissaient entrer les rayons d'or, tamisés par de légers nuages cuivrés, tels qu'il s'en produit sur l'Atlantique presque chaque soir à cette heure merveilleuse; la lumière entrait dans la salle tapissée d'arbustes verts, s'accrochait de ci de là à l'extrémité d'un rameau pelucheux, à la surface polie d'une feuille luisante comme un morceau de métal verni, puis se glissait jusqu'aux longues jupes soyeuses des femmes rangées contre leurs chaises, en cascades de rubans et de dentelles, et détachait, comme un point lumineux, une perle, un bijou d'or ciselé; les fleurs naturelles sur la table ou dans les cheveux, vues par transparence, prenaient des nuances délicates de porcelaine... On a dit qu'un dîner devait avoir lieu seulement aux lumières, afin de donner tout son éclat; ceux qui l'ont dit n'aimaient sans doute ni le bord de la mer, ni le soleil couchant. M. de Fresnes savourait le charme de cette fête, donnée en son honneur. Les jeunes femmes avaient fait assaut d'élégance: on est bien aise, si loin de Paris, d'avoir une occasion de revêtir ses plus beaux atours. On ne part pas pour six semaines sans emporter une robe «qu'on ne mettra pas, maïs enfin s'il arrivait quelque chose?» Ce quelque chose arrive toujours, et la précieuse robe voit la lumière, autorisant pour l'accompagner quelque bijou trop beau pour l'ordinaire des champs. Aussi madame Rovery, en descendant un instant avant le dîner, «pour la première fois de sa vie», avait grommelé M. de Grosmont, avait-elle fait une petite grimace à la vue de Madeline, tout de blanc vêtue, si fraîche et si jolie avec ses noeuds cerise, que la toilette la plus brillante perdait son éclat auprès d'elle. Cet assaut d'élégance et de charme auquel, dans lç tourbillon de Paris, un homme est si bien habitué qu'il n'y prend plus garde, profitait de la loi des contrastes pour emprunter un vif attrait à son cadre grandiose, presque sauvage. Le repas fini, on passa sur la terrasse, où le soleil, maintenant disparu derrière une épaisse banquise de vapeurs, offrait le spectacle magnifique d'un immense incendie. Les tours chancelantes, les palais croulants, amusèrent un instant l'attention des hôtes du château, puis insensiblement les groupes se formèrent suivant les lois de l'habitude. Miss Amy, qui depuis longtemps avait renoncé à taquiner Meillan, s'arrangea pour n'être pas trop loin de M. de Fresnes, et prit une pose gracieuse qui dessinait sur le ciel sa silhouette élégante. --Cette fois, ma petite, vous perdez votre temps! lui glissa charitablement dans l'oreille la comtesse Praxis, qui rentrait pour faire son bésigue avec M. de Grosmont. Miss Amy ne broncha pas, et pourtant elle n'était pas sourde. --Il vous tarde sans doute de rentrer à Paris? dit Lucien à madame de Dreux. --Non, dit-elle, j'aime ce pays, j'aime surtout le repos... Sans s'en apercevoir, elle avait baissé la voix; une sorte de lassitude perçait dans ce ton atténué. --Mais vous-même, reprit-elle, cette solitude doit vous peser? Il sourit. --Non, dit-il, j'aime la campagne, j'aime la mer et j'aime aussi le repos, bien que pour nous autres hommes ce soit un vain mot, le plus souvent. Blanche pensa qu'elle avait beau être femme, elle n'en connaissait pas moins les mêmes tracas; mais c'était un de ces secrets qu'elle devait garder pour elle. En ce moment, elle s'étonna de sentir pour la première fois, comme une gêne, la nécessité d'être prudente. Jusqu'alors elle l'avait été par instinct. --Oui, reprit-elle, vous avez embrassé une carrière difficile, où, quoi qu'on fasse, on est à peu près certain de mécontenter tout le monde... --Surtout si l'on agit suivant sa conscience, répliqua M. de Fresnes en souriant. C'est une carrière périlleuse, en effet; beaucoup y perdent le peu qu'ils avaient de sens moral; par bonheur, il en est au contraire qui s'y fortifient, chez qui le sentiment du devoir s'affirme avec les épreuves... ceux-là sont une gloire pour leurs proches, un honneur pour leur pays... Il s'inclina à demi, et Blanche sentit qu'il faisait allusion à son mari. Elle s'inclina légèrement à son tour, mais sans paraître attacher d'importance à ce que les paroles de M. de Fresnes contenaient de flatteur. --Le couronnement de tout cela, dit-elle, c'est l'ingratitude le plus souvent; heureux encore quand ce n'est pas de la haine! --Qu'importe! dit M. de Fresnes d'un ton grave. Lui aussi avait baissé la voix, comme si cet entretien eût été confidentiel. C'est souvent de la haine, parfois du mépris, de l'ingratitude toujours; mais si quelques-uns vous encouragent vivant, vous pleurent mort, si ceux-là sont des âmes d'élite, des esprits élevés, des coeurs généreux,--pour ces quelques amis, qui représentent tout ce qu'il y a de bon dans la nation, ne vaut-il pas bien vivre et mourir dans l'accomplissement du devoir, dans l'espérance, pour son pays, d'un avenir qui réalise tous nos rêves? --Nous n'y serons plus, dit Blanche. --Qu'importe encore! Le progrès n'a pas d'âge; nous sommes les pierres avec lesquelles il bâtit ses murailles... --Les pierres ne souffrent pas, répondit madame de Dreux, et le progrès se fait si lentement! Un silence s'ensuivit; le jour éteint avait fait place à la nuit. A l'horizon, à droite, un phare de la côte brillait par intervalles égaux. Blanche le regardait; chacun de ses éclats éclairait un instant l'immensité sombre, et l'obscurité paraissait ensuite plus épaisse et plus impénétrable. M. de Fresnes suivit le regard de la jeune femme. --Le progrès, dit-il, est semblable à ce phare. Après avoir fait un pas en avant, l'humanité retombe, et il lui paraît, dans le désespoir de sa chute, que jamais elle n'a été si bas; cependant chacun de ses efforts est un éclat de lumière, et le tout fait une lueur certaine qui nous écarte du péril, qui nous guide vers le port... Miss Amy se leva et rentra. Décidément, madame Praxis avait raison, il n'y avait rien à faire pour elle. Cet homme était insupportable avec ses conversations métaphysiques. Sur la porte, elle croisa Guy. --M. de Fresnes? lui demanda-t-il. --Vous ne me l'aviez pas donné à garder, répondit-elle avec sa brusquerie habituelle. Cependant, je veux bien vous dire qu'il est sur la terrasse avec madame de Dreux, en train de s'enrhumer, en causant des phares. --Des phares? répéta Guy fort surpris. --Oui, mon bon monsieur. C'est une conversation éminemment politique, à ce qu'il paraît. Elle disparut, et de Dreux vit à deux pas devant lui sa femme, qui se rapprochait du salon avec le jeune ministre. Tout près de lui, Blanche tressaillit --Je ne vous voyais pas, dit-elle à son mari. Elle l'avait pourtant vu avec les yeux de son corps; mais les yeux de son âme étaient tournés vers d'autres horizons. Ils rentrèrent; on fit de la musique, on eut de l'esprit, tout le monde fut charmant, et M. de Fresnes s'en alla à minuit, pénétré du désir de revenir le plus tôt possible. Jamais les Marocains de sa salle à manger ne lui avaient paru aussi horribles que le lendemain matin, quand il se trouva seul devant son déjeuner. --Emportez cela dans mon cabinet, dit-il à son valet de chambre. Je ne veux plus manger ici; cette pièce est odieuse. Son cabinet donnait sur la mer. Il s'installa près de la fenêtre; en se penchant un peu, on voyait le Mesnil. Il se pencha plus d'une fois avant la fin du jour. Il retourna au château dans le courant de la semaine: simple visite de politesse, où il n'eut que le temps de dire et d'entendre quelques aimables babioles. Ce n'est pas là ce qu'il voulait, il voulait causer avec Blanche, l'amener à livrer la clef de son âme, si jalousement fermée. Il revint souvent, sut faire oublier qu'il était ministre, et, par un trait de génie bien digne de ses fonctions d'homme politique, il se lia d'une façon particulière avec Gérard Lecomte, qu'il invita souvent à déjeuner avec lui. Il n'y avait plus à s'en dédire, M. de Fresnes était devenu l'ami de la maison. Guy en témoignait une joie si évidente, que Blanche ne put s'empêcher de l'admonester. --On croirait vraiment, à vous entendre, lui dit-elle, que la protection de ce monsieur est indispensable à votre bonheur. Eh! mon cher, vous le valez! --Oh! fit Guy, avec un geste de protestation indignée. --Vous n'en savez rien, tout au moins! Comme homme politique, veux-je dire. --Vous croyez? dit M. de Dreux avez une naïveté innocemment cruelle. --Puisque je vous le dis! Faites-en votre ami si vous pouvez; il vous plaît, je n'ai rien à redire à cela, mais n'affichez pas vos sentiments. --Blanche, ce n'est pas parce qu'il me plaît, fit Guy d'un air suppliant, c'est parce que son amitié me sera si utile!... Sa femme lui avait tourné le dos avant que la phrase fût finie. Un peu contrarié, il alla conter ses peines à Meillan, son confident ordinaire. --C'est bien malheureux, en vérité, dit-il en terminant ses épanchements. Je me lie avec un homme influent, aimable, bien élevé, un homme auquel on ne peut rien reprocher, enfin! Et ma femme ne peut pas le souffrir! Elle l'a pris en grippe! --Voyons, dit Meillan, ne te fais pas des monstres de tout, sois raisonnable! Tu exagères, elle peut le souffrir! --Si peu! Sais-tu ce que j'ai pensé parfois? --Non, dit le jeune homme, tremblant que, par un hasard contraire à toutes les vraisemblances, son ami, pour une seule fois, eût deviné juste. --Eh bien, j'ai pensé qu'elle était jalouse de lui! --A quel point de vue? Je ne saisis pas... --Elle le trouve trop influent; elle est jalouse de sa position relativement à moi. --Oh! pour cela, répliqua Meillan, je crois que tu te trompes. Madame de Dreux est trop intelligente... --Pourquoi? fit curieusement le jeune député. --Pour ne pas comprendre qu'un débutant comme toi ne saurait, d'ici quelques années, prétendre à... Tiens, laisse-moi tranquille! Tu me contes des histoires à dormir debout. Je suis bien bon de les écouter! --Meillan, sois gentil; toi qui as de l'influence sur ma femme, fais-lui comprendre que son obstination à détester ce pauvre de Fresnes est un obstacle à mes travaux, que je n'arriverai jamais si elle ne s'humanise pas un peu... --Bien; je le lui dirai, répondit Meillan; et maintenant ne m'en rebats plus les oreilles, car cela devient fastidieux. Meillan tint sa promesse. Se trouvant seul avec Blanche, le lendemain, il lui dit tout à coup: --De Dreux vous en veut de ne pas être plus aimable avec son ami de Fresnes... --Vous aussi? fit la jeune femme en se tournant vers lui avec un geste impatient. --Moi aussi. Serez-vous très-étonnée si je vous conseille d'être en effet plus aimable? Blanche le regarda. Un souvenir du passé, bien oublié, oh! si bien oublié! lui revint à l'esprit. --Oui, dit-elle d'une voix ferme, j'en serais fort étonnée. --Vous auriez tort, chère madame. Il lui prit affectueusement la main. --Je suis un vieux routier de la vie, moi, dit-il; j'ai passé par bien des chemins où d'autres avaient laissé de la laine, et j'y ai appris pas mal de choses. Permettez-moi de vous dire que je vous aime beaucoup, beaucoup en vérité, sans quoi je n'aurais pas passé sept ans de ma vie dans vos bagages, comme une valise fidèle et inusable. Au nom de cette affection, qui,--vous l'avez oublié sans doute, mais moi je m'en souviens,--a eu de mon côté quelques moments orageux, je vous conseille de ne plus contrarier votre mari sur ce point. Il s'en plaint à moi aujourd'hui, plus tard il s'en plaindrait à d'autres, et comme une antipathie pour l'aimable garçon qu'il veut vous imposer n'est point une chose si naturelle que l'idée en vienne immédiatement à tout le monde, on penserait que votre froideur n'est qu'affectée... Soyez sage, ma sage et chère amie, évitez les extrêmes... Eh! je crois que je vous donne une leçon de sagesse! Moi à vous! Qui l'eût cru? Il plaisantait; mais il parlait un peu plus vite que de coutume, et l'on sentait l'émotion percer malgré lui. --Allons, dit Blanche, puisque c'est une conspiration, je me rends. Priez seulement mon mari de ne plus m'en parler, car l'entendre revenir sur ce point serait au-dessus de mes forces. --Il en sera ce que vous ordonnerez, répondit Meillan. Madame de Dreux, restée seule, étendit les bras et respira largement. --Mensonge, mensonge, mensonge! dit-elle en repliant devant elle ses belles mains, avec un geste lassé. Mentir toujours, aux autres, à moi-même, mentir par devoir, comme d'autres mentent par faute... Pour la première fois depuis tant d'années, vais-je avoir le droit de ne pas mentir? Le lendemain, vers six heures, M. de Fresnes passa sous la terrasse du Mesnil. A un coin qu'il connaissait bien, une forme svelte se tenait accoudée, les yeux perdus au loin, s'enivrant des splendeurs de la mer, qui semblait une coupe de métal embrasé. Bien des fois, il avait regardé de loin l'élégante silhouette appuyée sur la balustrade rongée par le vent et la pluie; il s'était arrêté souvent, à l'abri d'un arbre où d'un rocher, pour contempler la sérieuse châtelaine. Mais à son approche elle s'éloignait lentement, sans affectation, et quand il arrivait assez près du château pour la saluer, elle était trop loin pour recevoir son salut et son regard. Ce jour-là, elle sembla ne pas l'avoir aperçu, tant elle se tenait immobile. S'il avait pu lire dans ce coeur qui battait contre la pierre du mur, s'il avait su ce que ce silence et cette immobilité coûtaient à la fière jeune femme!... Mais il ne pouvait s'en douter. Surpris et charmé, il s'approcha jusqu'à pouvoir toucher de la main une main qu'elle avait laissée pendre contre les balustres; elle ne fit aucun mouvement. --Bonsoir, madame, dit-il en saluant respectueusement. --Bonsoir, monsieur, répondit Blanche. Vous rentrez? Il retint son cheval impatient. --Oui... La belle soirée! --Superbe. Quand viendrez-vous dîner au Mesnil? --Je suis à vos ordres, madame. --Demain? --Demain, si vous voulez bien le permettre. Ils restèrent muets tous les deux, chacun sentant quelque chose d'étrange sous l'apparente banalité de la conversation. --Vous aimez cette place? dit-il enfin en levant les yeux sur elle. Je vous y ai vue tant de fois... Blanche fit un mouvement pour se reculer. Elle avait déjà peur d'avoir laissé entrer trop avant dans son intimité cet homme, contre lequel elle voulait à tout prix se défendre. --De loin... reprit M. de Fresnes. Cette terrasse a besoin d'une châtelaine pour animer sa froide régularité. Il se tut. Ce n'est pas cela qu'il voulait dire. Soudain, il se sentit le coeur pris comme dans une douce main de femme, qui se serait resserrée insensiblement jusqu'à l'étouffer. Il regarda Blanche, elle regardait la mer; une rougeur fugitive allait et venait sur ses joues pâles, suivant les pulsations irrégulières de son coeur. --A demain! dit-il en rendant la main à son cheval. Elle lui fit un signe d'adieu. Au détour du chemin, il se retourna, avec un dernier salut. Elle se jeta vivement en arrière. --Oh! mon Dieu! se dit-elle, que fais-je? Est-ce moi que je déshonore, en obéissant à la volonté des autres?... Je ne sortirai donc pas de ces mensonges? Je le verrai demain... demain... Oserais-je dire que j'en suis mécontente? Elle mit la main sur son coeur pour en arrêter les battements, puis s'assit, appuya la tête sur le vieux granit breton qui avait essuyé tant d'orages, et pleura comme une enfant. La journée du lendemain fut bien longue pour Lucien de Fresnes. En rentrant chez lui, il s'était assis dans un fauteuil, près de cette fenêtre qui regardait le Mesnil, et il écoutait une voix qui chantait en lui-même. Blanche avait eu beau se défendre, elle n'avait pas tout dérobé à ce visiteur curieux de la connaître. Si bien cachée que fût son âme, si fermé que fût son coeur, si discrètes que fussent ses paroles, sous tous ses voiles, ainsi que dans une de ces statues chastement drapées, chefs-d'oeuvre de l'antiquité, la perfection se faisait sentir, la forme merveilleuse se révélait vivante. Lucien sentait que madame de Dreux cachait une autre femme, celle que Madeline appelait Blanche; il avait remarqué combien les yeux d'améthyste de la jeune femme changeaient de couleur et d'expression lorsqu'elle parlait à ses enfants, ou lorsqu'elle causait avec son amie. Il avait compris que pour quelques-uns, privilégiés du sort, cette femme était bien différente de ce que voyait le monde. Un désir ardent s'éveilla en lui d'être un de ceux-là, de ceux qu'elle aimait... A quel titre? Il ne se le demanda pas. L'invitation de Blanche, tombée de ses lèvres à elle pour la première fois, lui ouvrait, à ce qu'il crut, une entrée dans ce coeur fermé. Mais tel était son respect pour madame de Dreux, qu'il n'osa s'en prévaloir comme d'une faveur. Il vint le lendemain et trouva Blanche, non pas ouverte, elle ne pouvait changer si vite, mais accessible. Il causa avec elle et madame Lecomte pendant une heure. Madeline savait faire parler son amie; devant celle-ci, madame de Dreux se trouvait sans défense. Elle lui avait toujours parlé avec tant d'abandon! --Enfin, dit M. de Fresnes, je voudrais connaître votre définition du bonheur. --Le bonheur! s'écria Madeline, c'est d'aimer son mari, quand il vous aime. --Parfait! approuva le jeune ministre. C'est en effet un idéal complet. Et vous, madame? ajouta-t-il en s'adressant à Blanche. Elle hésita un instant. --Le bonheur, dit-elle enfin, c'est d'être libre de parler et d'agir à sa guise, sans être obligé de dissimuler ou de mentir. --Ah! s'écria Meillan, qui se tenait à peu de distance; on voit bien, chère madame, que vous n'êtes pas une femme politique! Tout le monde se mit à rire, Guy plus fort que les autres. Si quelqu'un au monde soupçonnait Blanche d'entendre quelque chose à la politique, à coup sûr ce n'était pas lui. --Le bonheur, dit miss Amy, que personne n'interrogeait, c'est d'avoir beaucoup d'argent, et un petit mari bien gentil. --Vous méprenez ma définition, fit Madeline. --La moitié seulement, riposta la comtesse Praxis, et encore ce n'est pas du tout la même chose. Pendant un instant tout le monde parla à la fois. --Et vous, monsieur? dit Madeline à M. de Fresnes, qu'appelez-vous le bonheur? --Le bonheur, dit-il sans regarder Blanche, d'une voix étouffée à dessein, c'est de rencontrer sur la terre la perfection de toutes les vertus, et de l'adorer sans même le lui dire, afin de ne pas la troubler par l'aveu de nos faiblesses. Madeline n'avait pas compris. Blanche détourna la tête avec un sourire tremblant. Elle avait senti s'enfoncer dans son coeur une pointe aiguë qui ressemblait déjà à un remords. XII A la tin d'août, une série de bourrasques vint s'abattre sur les côtes de Bretagne, au grand dommage des marins de toute espèce et au grand ennui des hôtes des châteaux. Ceux-ci n'aiment pas le mauvais temps: à l'époque de la chasse, on accepte volontiers la brume et la pluie; on revient le soir au logis harassé, trempé, mais allègre, pour peu que le carnier fasse bonne figure; mais, en plein été, quand aucune distraction ne vient remplacer la douce vie en plein air, qui pourrait conserver sa sérénité, montrer une humeur égale et trouver l'emploi de ses heures? Dès la seconde journée de pluie, madame Rovery reçut une lettre importante qui la rappelait à Paris. C'est ce qu'elle dit du moins, et personne ne s'avisa d'ouvrir une enquête pour savoir seulement si elle avait reçu une lettre ce jour-là. Chose étrange! depuis la sortie de M. de Grosmont contre les jolies coquettes, la belle veuve avait perdu cent pour cent de son charme aux yeux de Guy. Certains propriétaires se défont de leurs chevaux quand leurs amis les blâment. Guy eût peut-être gardé ses chevaux, mais il ne tenait pas à conserver longtemps les bonnes grâces de madame Rovery. Ils se querellèrent probablement: ce n'est pas cela qui était difficile. Une belle dispute officielle avec miss Amy fut suivie d'une autre, celle-ci plus discrète, avec sa soeur; le vent et la pluie firent le reste: une bonne voiture bien close emmena à la ville voisine les deux dames, qui prirent la poste et s'envolèrent vers des cieux plus cléments. M. de Grosmont assista à ce départ avec la satisfaction du sage qui a prévu les événements. Il félicita chaudement M. de Dreux d'avoir su trouver un prétexte habile pour rompre sans affectation des relations si peu recommandables, et lui conseilla de veiller à ce que Blanche ne fût pas tentée de les renouer lors de son retour à Paris. Guy se porta garant que les relations ne seraient pas reprises. Sur cette assurance, M. de Grosmont, satisfait d'avoir vu de ses propres yeux combien le bonheur de sa pupille était désormais certain, se fit aussi donner des chevaux et partit pour l'Italie! où il comptait passer l'hiver. Lui non plus n'aimait pas le mauvais temps. En revanche, Gérard et Madeline étaient enthousiasmés. Ils partaient dès le matin pour le bord de la mer et revenaient à la nuit tombante, juste, bien juste à temps pour la cloche du dîner. Ils rentraient frileusement serrés l'un contre l'autre, mouillés de la tête aux pieds, même quand il ne pleuvait pas, aspergés par les grandes vagues qu'ils allaient défier jusque dans le petit port du Mesnil. Le village du Mesnil abritait une pauvre population de pécheurs qui, en temps d'orage, retirait ses bateaux à terre, s'enfermait chez elle et ne bougeait plus jusqu'au retour du calme. Conseillé par Blanche, Guy leur avait donné un bateau de sauvetage, de même qu'il avait donné une pompe à incendie. Celle-ci ne servait pas du tout, et personne n'en connaissait la manoeuvre. Soigneusement rangée dans un hangar attenant à la mairie, la pompe, recouverte de sa toile goudronnée, servait à loger quelques milliers d'araignées. Le bateau de sauvetage était moins délaissé. Sa construction le rendait impropre à tout autre service que celui pour lequel il avait été créé; on ne pouvait l'employer ni pour la pêche, ni pour la fraude, ce grand moyen d'existence des populations maritimes; on le respectait cependant, car c'était un bateau, et les pécheurs respectent tout ce qui tient à la marine; on le tenait même assez proprement en état de prendre la mer en cas de besoin. M. et madame Lecomte ne pouvaient se rassasier de voir les grandes vagues accourir du large, hautes et furieuses, comme si elles allaient engloutir la terre, puis s'écrouler à quelques mètres d'eux, les couvrant de poussière humide, sans jamais dépasser un endroit marqué d'avance. Il y avait là quelque chose d'énigmatique, malgré toutes les explications de la science, et Gérard s'y laissait intéresser aussi bien que Madeline. Quand la tempête augmentait de force, quand les vagues montaient à l'assaut de l'enrochement fruste qui servait à protéger le pauvre petit port de pêche, et que, sapées à la base par la résistance de la pierre, elles jaillissaient dans les airs à cent pieds de haut, s'épanouissant en gerbes blanches et lumineuses comme le bouquet d'un feu d'artifice, le même cri d'admiration sortait en même temps de leurs poitrines, et ils se regardaient avec un sourire qui leur suffisait pour s'entendre. Cinq années de bonheur leur avaient appris à se connaître, ce qui est la meilleure manière de s'aimer. Dans les commencements d'un mariage, il y a toujours entre les époux une certaine hésitation. C'est quelquefois de la modestie, quelquefois de la méfiance. Ces deux êtres qui se sont liés pour la vie ignorent tout l'un de l'autre, sauf ce que les convenances sociales leur ont permis de laisser entrevoir. L'esprit de la jeune fille est plus secret pour ceux qui l'environnent que ne l'est le corps le plus chaste, caché sous de triples voiles. Après le mariage, elle s'abandonne et laisse son mari lire dans son âme, heureux s'il sait, en la déchiffrant jusqu'au bout, y trouver le germe des vertus qu'il arrivera à développer! Mais le mari se réserve, lui; il veut vivre avec ses pensées, avec sa science, avec tout ce qu'une éducation solide, tout ce que l'expérience de la vie lui ont donné de sujets de méditation... Il aime sa femme et la préfère à toute autre, et cependant, elle n'est pas sa compagne, dans le sens élevé de ce mot. Tel n'était pas le cas entre Madeline et Gérard; leurs caractères, leurs goûts, et surtout la haute idée qu'ils s'étaient faite du mariage, les avaient jetés corps et âme dans les bras l'un de l'autre. Ils avaient les mêmes pensées et les exprimaient souvent par un même mot, au même moment. Aussi n'étaient-ils jamais plus heureux que lorsqu'ils pouvaient s'isoler et passer quelques heures seuls ensemble au fond des bois ou au bord de la mer. --Tu devrais venir avec nous, dit un soir Madeline à son amie pour s'excuser d'être rentrée un peu en retard. Tu ne peux pas te figurer combien c'est beau! --Je le sais, fit Blanche avec une ombre de regret dans la voix; autrefois, avant mon mariage, j'ai passé une saison ici avec mon tuteur et sa femme... C'était fort beau... --Viens donc demain... Pourvu que l'ouragan continue! Oh! c'est mal, ce que je dis là! ajouta-t-elle, honteuse de ce petit mouvement d'égoïsme. --Je tâcherai, répondit madame de Dreux. Il y a si longtemps que je n'ai vu de tempête! Pas de navires en vue? --Rien que le soleil et l'eau. Quel ciel et quelle eau! M. de Fresnes, cette après-midi, était aussi ridicule que nous; il ne pouvait pas se décider à s'en aller! Un ministre, pourtant, ça devrait être blasé sur toute espèce d'orages! --M. de Fresnes se trouvait là? fit Blanche avec une sorte d'inquiétude. --Oui, sur son grand cheval, qui a l'air d'un cheval de bataille. --C'est un sage, fit Meillan; il s'exerce à faire face aux masses en fureur. C'est un très-bon exercice parlementaire. --Il ferait mieux de venir ici nous distraire un peu, gronda madame Praxis. Vous n'êtes pas divertissants du tout, mes bons amis! Guy a sa correspondance, les amoureux Lecomte courent les chemins, Meillan lit les revues, Blanche est muette comme une tombe, les voisins ne viennent pas parce qu'il pleut... Savez-vous que, depuis trois jours, j'ai recommencé cent dix-huit fois une patience très-compliquée qui s'appelle la Belle-Alliance? Si vous croyez que je m'amuse! --Nous vous emmènerons demain, dit Blanche avec douceur. Je vous demande pardon, mon excellente amie, de vous avoir négligée. Je ne le ferai plus. Dans la soirée, un pécheur vint annoncer qu'il venait des épaves à la côte. Guy avait eu bien de la peine à obtenir que les épaves ne fussent pas partagées entre les villageois avant qu'on les eût examinées. A force de distribuer des pourboires et des menaces, cependant, il y était èi peu près parvenu; c'est-à-dire qu'on lui donnait connaissance de ces événements lorsqu'il habitait le Mesnil. Pour le reste du temps, il n'y fallait pas songer. --La nuit sera bien mauvaise, ajouta le marin. Heureusement, tout le monde est à terre, les douaniers aussi. Une idée traversa l'esprit de Blanche. --Le canot de sauvetage est-il en bon état? --Je vous en réponds, madame! En voyant le mauvais temps, nous l'avons nettoyé lundi. --C'est bien, dit Blanche en le congédiant avec un peu d'argent. La nuit fut effroyable. Les coups de mer frappaient dans les anfractuosités des roches comme des coups de canon, et la falaise tremblait jusque sous le Mesnil, qui était pourtant assez loin du rivage. Le vent soufflait en foudre, faisant craquer et gémir les arbres du parc, dont plus d'un se trouva le lendemain couché par terre. Dès six heures du matin, maîtres et domestiques, tout le monde était sur pied, après une nuit sans sommeil. --Si cela dure encore vingt-quatre heures, déclara la comtesse Praxis, je retourne à Paris et je vous emmène tous. Il n'y a pas de bon sens à habiter un pays pareil, quand il fait un temps de damnés, comme celui-là. J'ai rêvé toute la nuit de l'_Enfer_ de Dante. Blanche, le front appuyé à la vitre d'une fenêtre du grand salon, regardait le ciel bas et l'horizon confus: au delà de la terrasse, qui lui masquait la vue du rivage, elle voyait s'étendre au loin l'Océan glauque et troublé. A cette distance, les vagues apparaissaient comme de simples rides; mais les énormes sillons blanchâtres qu'elles laissaient en se heurtant semblaient les cicatrices de monstrueuses blessures. Tout était gris; le jour même, triste et jaunâtre, semblait venir à travers un verre dépoli d'inégale épaisseur. --Ce doit être superbe en bas, dit Madeline en touchant légèrement le bras de son amie. Viens-tu? Sans répondre, madame de Dreux fit un mouvement brusque et murmura tout bas: --Oh! mon Dieu! les malheureux! Madeline effrayée la regarda d'abord, puis suivit la direction des yeux de Blanche, qui exprimaient une douloureuse pitié. --Un navire! dit-elle en joignant les mains. --Un navire qui vient à la côte» fit Blanche en se retournant vers le groupe qui accourait. Allons, messieurs, faites votre devoir; nous aussi, mesdames. Il faut essayer de sauver ces hommes en péril. Elle parlait d'une voix brève, à peine plus haute que de coutume, mais si nette et si impérieuse, que chacun se sentit tenu d'obéir. En un clin d'oeil, les femmes de service apportèrent du linge, des cordiaux, des médicaments, des couvertures de laine, en un mot tout ce qui est nécessaire à des naufragés. Ce paquet fut emporté au village, et les habitants du château, bien enveloppés, descendirent rapidement l'avenue qui conduisait à la grève. Il ne pleuvait pas, et même, par intervalles, on voyait à travers les nuages une éclaircie jaune qui indiquait le soleil. Quand ils quittèrent l'abri de la colline, qui les protégeait contre le vent d'ouest, ils faillirent être renversés par la violence de l'ouragan. A cent mètres et plus du rivage, ils recevaient à la figure l'embrun des vagues furieuses; de grands flocons d'écume jaunâtre se déposaient sur leurs vêtements, sinistres papillons des tempêtes. Ils approchèrent cependant et se tinrent sur le galet, où toute la population du Mesnil était déjà rassemblée et regardait le navire, qui approchait rapidement. --Qu'en pensez-vous? demanda Blanche au chef pilote, vieux marin qui avait fait plusieurs fois le tour du monde. --Madame, je pense que le brick va venir à la côte avec hommes et chargement; le courant l'y porte. Malheureusement, la mer baisse; il n'y aura pas assez d'eau pour qu'ils aillent jusqu'au sable. --Et alors? --Eh bien, alors, ils vont cogner sur quelque roche... C'est mauvais par ici; la côte n'est pas faite pour qu'un brick s'y promène par un temps pareil. Le vieux marin éteignit sa pipe, qu'il avait ôtée par respect. --C'est un français? demanda Guy. --Un français; oui, monsieur. Il porte son pavillon... Je crois bien qu'il ne le portera pas longtemps. Madeline se serra en frissonnant contre son mari. Elle avait peur, ses dents claquaient d'émotion autant que de froid. Il la fit asseoir sur le galet et se tint debout près d'elle. --Combien sont-ils? demanda Meillan au pilote, qui essuyait les verres de sa lunette. --Neuf, monsieur, si j'y vois clair. --Peuvent-ils se sauver? dit Blanche d'une voix étranglée. Le vieux marin hocha la tête. --Ça se peut, madame; pourtant, il n'y a pas bien des chances... Ils ont perdu leur embarcation... Les spectateurs restèrent muets. Le navire était à peine à deux cents mètres du rivage et se dirigeait vers l'enrochement, où il devait venir se briser. La voix de Gérard se fit entendre, sonore comme un clairon, au-dessus de l'effroyable tumulte du vent et de la mer. --Au canot de sauvetage! dit-il. On peut essayer, n'est-ce pas, pilote? --On peut toujours essayer, monsieur, répondit le marin avec déférence. --Allons, alors, fit le jeune savant en se dirigeant vers l'embarcation. --Gérard! cria Madeline en se levant, tu n'y vas pas? Il revint à elle et la rassura d'un regard et d'une caresse. --Il n'y a aucun danger, ma chérie, dit-il, aucun. Tu vois ces ceintures de sauvetage, le bateau est insubmersible... --Gérard, je t'en supplie, n'y va pas. Il lui murmura quelques mots à l'oreille. Elle regarda tour à tour Blanche et Guy, puis resta toute pâle et cessa d'insister. --Combien d'hommes? demanda Guy. --Douze. --Où sont-ils? --Nous sommes dix, monsieur; répondit un pécheur en s'approchant. Il y en a un de malade, et l'autre est parti à Manigamp hier soir. --Vous ne pouvez pas aller dix? --On le peut tout de même, monsieur; mais plus on est d'hommes solides, mieux ça vaut. Les pauvres diables, là-bas, sont en piteux état, je crois. Poussé par vingt bras vigoureux, le canot était déjà roulé jusqu'au bord du sable; les dix hommes y entrèrent et prirent leur place. --Qui est-ce qui vient? cria le pilote, en regardant tout le monde. Personne ne répondit. Les gens du village n'avaient pas envie de se déranger; et puis, ce n'était par leur service, ils n'étaient pas marins. Gérard grimpa dans l'embarcation par l'échelle, qui vacillait à chaque vague. --Guy, venez-vous? dit-il en se tenant debout à l'arrière. De Dreux hésita. --Allez, lui dit Blanche, à voix basse. --Est-ce bien nécessaire? répondit-il avec humeur. Je vais me mouiller, attraper un rhume; peut-être une fluxion de poitrine... --Et ces hommes vont peut-être mourir! répliqua Blanche. Allez! --Voyons, Blanche, vous n'êtes pas raisonnable, vous demandez des absurdités... Que diable! Ce n'est pas le danger, je me suis battu dix fois; mais je ne connais rien de bête comme un rhume. --Allez donc! dit-elle avec une telle autorité qu'il se sentit vaincu. Gérard y va, en amateur, et vous le député du pays, vous refusez... Ils vont vous mépriser! Guy s'élança d'un bond à l'échelle. Un tour de rames, et le canot flotta. --A la grâce de Dieu! cria le patron en prenant la barre du gouvernail. Sous l'impulsion des rames, le canot bondit, enlevé par les vagues. A cinquante mètres du rivage, Gérard se leva et agita son chapeau. Au même instant, M. de Fresnes déboucha sur la plage au grand galop de son cheval. --Trop tard! fit-il avec regret en s'arrêtant près de madame de Dreux. Ils sont partis sans moi. Blanche l'enveloppa d'un regard. Admiration, reconnaissance, regret, honte peut-être, tout s'y trouvait mêlé. L'homme d'État reçut ce regard comme un bienfait et le garda dans sa mémoire. Madeline s'approcha de son amie. --Il n'y a pas de danger pour eux, dis? fit-elle avec angoisse. --Non, ma chérie, aucun danger. La jeune femme respira péniblement, et son regard chercha à reconnaître Gérard parmi les points noirs qui dominaient le canot, à chaque instant masqué par les vagues. Meillan avait assis la comtesse sur un gros caillou. Elle se tenait cramponnée à son bras et lui faisait mal; mais ni l'un ni l'autre ne s'en apercevaient. --Ah! si je savais nager! dit-il entre ses dents serrées. Mais je n'ai jamais pu apprendre. --Vous aussi? fit la vieille femme. Une nichée de terre-neuves alors? Eh! mon ami, qu'il en reste au moins un, pour nous secourir en cas d'évanouissement. Elle plaisantait, mais ses lèvres étaient pâles et tremblantes. Le brick, porté par les vagues, s'était à deux ou trois reprises approché de l'enrochement à faire croire qu'il allait s'y briser; mais, à chaque fois, le flot le remportait. Enfin, une lame énorme, que les spectateurs haletants suivaient des yeux depuis un instant, souleva le navire et le jeta sur l'amas de roches. Un craquement effroyable, qui se fit entendre au milieu des bruits de la tempête, retentit au fond du coeur des assistants, et le brick resta fixé entre deux pointes. La gorge serrée, ils n'osèrent même pas crier. Le canot de sauvetage parut alors derrière l'enrochement, qu'il avait doublé à grand'peine. Malgré le ressac furieux qui secouait le navire brisé, malgré les lames monstrueuses qui passaient au-dessus de la petite jetée avec un rejaillissement de trente mètres, un va-et-vient fut établi: un à un, les naufragés passèrent du brick dans le canot. Le dernier, c'était le capitaine, au moment de quitter son navire, se tourna avec regret vers le pavillon qu'il n'avait point amené. Un mouvement de la coque démembrée lui fit faire un faux pas, et il tomba à l'eau. Gérard se précipita pour lui tendre la main; comme il se penchait sur le bord, la tête en avant, afin de saisir le naufragé, un choc eut lieu, et le bordage du canot donna violemment contre les flancs du brick. Le capitaine avait disparu sous les flots; de Dreux se retourna et vit Gérard immobile. Il le secoua par le bras, l'attira à lui. Le bras céda, et à l'inexprimable horreur de Guy, la belle tête de Gérard, livide, les yeux fermés, retomba en arrière sur le bordage. Une légère raie sanguinolente à la tempe indiquait un coup... mortel. Le canot rentra au port, silencieusement. Les naufragés n'osaient même pas exprimer leur reconnaissance; Guy, les yeux fixés sur son hôte, se demandait ce que dirait Madeline. Ils arrivèrent enfin, et aux questions pressées, aux paroles de bienvenue, Guy seul osa répondre. --Un accident, dit-il; il faut envoyer chercher un médecin. Quelqu'un partit à cheval, c'était M. de Fresnes; on ne s'en aperçut qu'après. Madeline, droite, immobile, regardait le canot, où elle ne voyait pas son mari. On le descendit et on l'étendit sur le galet. Blanche voulut se jeter entre elle et le cadavre; elle résista doucement, s'approcha de celui qui, l'instant d'auparavant, était pour elle l'essence de la vie même, et qui maintenant n'était plus rien. --Je savais que ce serait comme cela, dit-elle à voix basse. Quand il m'a dit adieu, tout à l'heure, j'en étais sûre. Le convoi funèbre reprit lentement le chemin du château, où les naufragés devaient trouver asile. M. de Fresnes revint deux heures après avec un médecin; mais celui-ci n'avait plus rien à faire. Madeline s'assit auprès du corps de Gérard, et jusqu'à l'heure de l'enterrement, ne proféra ni une plainte ni une question. Quand la dépouille du jeune savant eut reçu les derniers honneurs et qu'elle fût ensevelie dans le cimetière du Mesnil, Blanche, craignant une effroyable explosion de douleur, interrogea son amie, qui lui devenait cent fois plus chère. --Que veux-tu faire? lui dit-elle. Use de moi, fais ce qui te plaira, je n'aurai d'autre volonté que la tienne. --Laisse-moi vivre ici, dit Madeline avec un sanglot, le premier depuis l'instant horrible qui l'avait rendue veuve. Je ne pourrais pas rester ailleurs. Je ne vous dérangerai pas... mais je voudrais rester avec lui... Je l'aime tant!... --Madeline, tout ce que tu voudras; mais est-ce prudent? La jeune femme secoua la tête. --Je l'aime toujours, dit-elle. Il n'est pas tout à fait perdu, puisque je peux l'aimer; c'est lui qui ne m'aime plus... mais ce n'est pas sa faute. Ah! si tu savais comme je l'aime, tout mort qu'il est! Blanche regarda, en frissonnant, dans son âme. C'est Guy qui aurait dû être à la place de Gérard, Guy, l'époux infidèle, égoïste, l'homme passif, incapable des hautes émotions, des dévouements absurdes... Elle eut peur de sa pensée et en même temps fut prise d'une indicible douleur. Son amour pour son mari était bien mort, plus mort que Gérard, qui dormait sous les fleurs d'automne... La vraie veuve, ce n'était pas son amie, c'était elle. Elle pleura sur elle-même et envia Madeline. XIII Une particularité des grandes catastrophes, c'est de rapprocher jusqu'à l'intimité des êtres qui, suivant les lois ordinaires du monde, seraient toujours restés à une distance respectueuse l'un de l'autre. La mort de Gérard Lecomte avait rassemblé étroitement tous les habitants du Mesnil autour de la jeune veuve, et M. de Fresnes, poussé par un mouvement spontané, auquel l'égoïsme n'avait nulle part, s'était empressé, en ce qui dépendait de lui, d'apporter aussi, non des consolations, mais tout ce qu'une pitié respectueuse peut suggérer d'attentions délicates et de prévenances discrètes. Ces marques de compassion n'étaient pas destinées à attirer l'attention de madame de Dreux; le plus souvent, elle n'en avait pas connaissance; mais l'attitude réservée, pourtant pleine de bonté, de son voisin de campagne, alla droit à son coeur, mieux que n'auraient su le faire des hommages plus directs. Dans l'isolement de la vie de château, les strictes lois du veuvage ne pouvaient être rigoureusement observées; Madeline se fit un scrupule, après la première semaine, d'accaparer Blanche, qui passait avec elle, dans sa chambre, la plus grande partie du temps; elle reparut donc aux repas, s'astreignit à rester quelques heures le soir au milieu de ses amis, et fut bien récompensée de ce sacrifice par les marques de la plus vive et de la plus touchante sympathie. Lucien de Fresnes venait parfois pour une heure; Blanche ne pouvait plus lui témoigner de froideur; désormais il existait entre le jeune ministre et les hôtes du Mesnil un lien réel qui autorisait une grande détente dans les rapports. Mais ce n'est pas à madame de Dreux que Lucien consacrait ses attentions, c'était à la jeune veuve. Madeline aimait à l'entendre parler de Gérard, qui, dans les derniers temps, avait été le compagnon assidu de M. de Fresnes; ils trouvaient là un inépuisable sujet d'entretien; pendant ce temps, Blanche brodait silencieusement auprès de la lampe; Meillan faisait la partie de madame Praxis, et Guy, caché derrière un journal, s'endormait le plus souvent au murmure des voix contenues. Le coeur de Blanche s'épanouissait à ces entretiens auxquels elle ne prenait part que rarement. Quand il s'adressait à elle-même, une sorte de trouble l'envahissait et lui ôtait une partie de son contentement. Sa conscience toujours inquiète ne trouvait rien à se reprocher, et pourtant instinctivement Blanche sentait que quelque chose, tout au fond, n'était pas tout à fait bien. Mais quand il parlait de Gérard à Madeline, elle pouvait écouter sans scrupule, et sans scrupule aussi admirer cet esprit si droit, si juste, et ce coeur si tendre qui connaissait la pitié comme celui d'une femme. Lorsqu'au moment du départ Lucien se levait, quand elle se voyait forcée de lui tendre la main et de le regarder, le même trouble reparaissait. Pourtant les yeux de M. de Fresnes n'exprimaient rien qui pût la choquer... Elle s'astreignit à devenir calme, à rencontrer ce regard honnête, qui ne lui disait rien qu'il ne dût dire. Elle eut honte de l'avoir évité, d'avoir prêté à cet homme loyal des pensées qu'il n'avait sans doute jamais eues, et après s'être fait une sévère leçon, elle leva sur lui des yeux assurés... Mais ce jour-là, elle vit dans le regard de son ami une tendresse qui lui fit peur et la rejeta dans toutes ses craintes; si respectueuse que fût cette tendresse, n'était-ce pas trop? Madame de Dreux se dit alors que la saison s'avançant, ce n'était plus pour elle qu'une question de jours. Huit jours, sept, six... puis deux seulement la séparaient de l'époque fixée pour le retour de M. de Fresnes à Paris... A la pensée que ces relations journalières allaient cesser, elle s'applaudit et se promit de mettre bon ordre, dès qu'elle aurait repris sa vie mondaine, à cette intimité envahissante... En attendant, il était parti, et le Mesnil lui parut plus grand, plus triste et plus glacé que même le jour de la mort de Gérard Lecomte. Les hôtes du Mesnil se décidèrent aussi à le quitter: Guy n'aimait pas à chasser seul, et Meillan, rendu dangereux par sa myopie, s'était juré de ne plus toucher un fusil en compagnie, serment fait jadis après une aventure qui avait criblé de plomb les mollets d'un garde-chasse, pour son malheur trop voisin d'un lièvre. Blanche avait fini par décider Madeline à s'éloigner du château pour aller passer quelque temps dans sa famille; un beau jour, tout ce monde s'en alla à la fois, comme des oiseaux qui émigrent, et le Mesnil resta triste et gris, dans sa solitude au bord de l'Océan, avec la tombe de Gérard au pied de la petite église de granit. Les tracas inséparables d'un pareil voyage et d'une réinstallation à Paris absorbèrent Blanche pendant quelques jours. En arrivant à son hôtel, elle avait trouvé une carte de M. de Fresnes. Il en déposa encore une ou deux; le hasard voulut que ces jours-là elle eût précisément fait défendre sa porte. Un vif sentiment de regret la saisit quand elle apprit qu'il avait été si près d'elle... Sans se rendre compte du motif qui la poussait, elle donna ordre pendant une semaine entière de recevoir tout le monde. Elle vit défiler chez elle une multitude de visages indifférents, mais Lucien de Fresnes ne revint pas. Une grande impatience la saisit alors. Cette vie de Paris allait-elle redevenir pour elle, comme autrefois, un grand désert peuplé de visages importuns? La comtesse Praxis demeurait à l'autre bout de la ville. Meillan venait tous les jours, mais Meillan avait, depuis son retour, des arrière-pensées qu'il tenait cachées, comme on tient caché ce qui doit être remarqué. Blanche en était mécontente, et cependant ne se reconnaissait aucun droit de demander une explication. Un grand découragement tomba sur elle comme un manteau de neige. --Que vais-je devenir? se dit-elle. Nous étions si heureux au Mesnil! Je ne pourrai jamais m'habituer à voir tant de gens qui ne me sont rien! Elle se mit alors à s'occuper passionnément de ses enfants. Edmond avait besoin d'un précepteur: ce fut une affaire importante; quand le petit garçon fut pourvu, la toilette d'hiver des deux bébés absorba encore une huitaine de jours; puis la jeune mère se trouva vis-à-vis de ses pensées et de cet incommensurable ennui qui lui faisait redouter également le monde et la solitude. Un jour, au moment où elle rentrait en voiture d'une promenade avec ses enfants, elle aperçut sur le perron de l'hôtel une silhouette bien connue. Le visiteur déposait sa carte dans les mains d'un valet de pied, après y avoir écrit quelques mots au crayon. Blanche se hâta tellement d'ouvrir la portière, qu'elle sauta à terre avant que le domestique eût le temps de la prévenir. --Monsieur de Fresnes! dit-elle en montant rapidement les cinq marches de pierre. Il se retourna vivement et resta devant elle, la tête découverte. Elle, tout essoufflée, le regardait en souriant. Les bébés venaient derrière, conduits par la bonne anglaise, et eux aussi levaient leurs yeux vers leur ami du Mesnil. --Entrez donc, dit-elle, rappelée à la réalité par le piaffement des chevaux sur le pavé. Il y a des siècles qu'on ne s'est vu. Elle rejeta sa pelisse et passa devant, se dirigeant vers le salon. Elle marchait vite, avec une élasticité longtemps oubliée; le visage rosé par le grand air et aussi par l'émotion, les cheveux légèrement en désordre, la démarche alerte et souple, elle paraissait étonnamment jeune. M. de Fresnes la suivit jusque dans le grand salon solennel, où deux lampes allumées parvenaient à faire une éclaircie. Elle se laissa tomber dans un fauteuil près de la cheminée, lui indiqua du geste un siège en face, et lui répéta tout d'une haleine: --Qu'il y a longtemps qu'on ne s'est vu! --Ce n'est pas ma faute! répondit-il. Je suis venu trois fois. Mais vous vous enfermez! --J'ai tenu maison ouverte pendant huit jours, fit-elle en riant, et vous ne vous êtes pas montré... --Si j'avais su... --Je ne pouvais pas, pourtant, vous le faire dire! Leurs yeux se rencontrèrent, et ils sourirent. Ceux de Blanche exprimaient une joie enfantine. --C'est la fatalité, dit-il. Elle répéta gaiement: --C'est la fatalité! Tout lui paraissait rose et charmant à cette heure clémente de son existence. Ils se mirent à rire tous les deux: l'air qui les environnait semblait avoir quelque chose de jeune et de gai. Les meubles sombres, les grands rideaux aux plis sévères ne parvenaient pas à effrayer leur gaieté. Pendant un moment, tout leur fut prétexte à plaisanterie. On eût dit des écoliers libérés d'un pensum. Comme Lucien se levait au bout de dix minutes: --Vous n'allez pas rester vingt ans comme cela, sans venir nous voir! dit-elle. --Y a-t-il seulement vingt ans que nous n'avions causé ensemble? répondit-il joyeusement. A vous regarder je ne puis le croire, mais, pour ma part, il me semble qu'il y en a bien quarante! Elle sourit, et il se pencha un peu vers elle pour la mieux voir. --L'air de Paris vous va bien, dit-il, vous êtes jeune, vous êtes gaie... --Pas tous les jours, fit-elle; puis elle rougit de son imprudence et baissa les yeux. Jamais il ne l'avait vue si jolie. Tout à coup, il eut peur. Cette gaieté, cet air de jeunesse... Se serait-il trompé? Cette femme inaccessible aurait-elle distingué quelqu'un? Serait-ce la joie d'avoir revu l'absent qui lui donnerait cette exubérance de vie? Le coeur de M. de Fresnes se serra douloureusement à cette pensée. Faudrait-il trouver une tache à cette étoile si respectueusement adorée? --Avez-vous repris un jour? demanda-t-il avec un vague désir de passer en revue ceux que madame de Dreux admettait chez elle. --La semaine prochaine, le mardi... --Je serai fidèle, dit-il en s'inclinant. --Oh! mais, fit-elle vivement, ce n'est pas pour vous... venez à six heures, je suis là tous les jours... Une émotion délicieuse remplit le coeur de Lucien, et il eut l'impression d'une joie débordante dans laquelle baignait son âme renouvelée. Dans cet élan se trouvaient tant de choses, tant d'aveux, tant de promesses!... Un fat s'en fût prévalu pour commettre quelque impertinence. Plus sage, M. de Fresnes n'y vit qu'une préférence avouée, avouable, mais il y avait là de quoi le rendre heureux pour plus d'un jour. Il n'était pas de ceux qui n'ont d'autre désir que de dégrader leur idole. Il resta muet: Blanche eut peur de ce qu'elle venait de dire, et entama sur-le-champ une histoire mondaine très-compliquée, assez comique, mais qu'elle raconta de façon à la rendre presque lugubre... la voix lui manquait, elle avait envie de pleurer, elle se sentait sotte, nerveuse, peut-être ridicule... Elle s'arrêta court. --Enfin, dit-elle d'un ton bref, je ne sais pas pourquoi je vous raconte ces cancans, vous ne les aimez pas, moi non plus; mais dans le monde où nous vivons, il ne faut pas se singulariser, n'est-ce pas? M. de Fresnes recueillit le regard qui accompagnait ces paroles, regard plein de larmes, de honte, de regrets... A son tour, il fut honteux de l'avoir soupçonnée, d'avoir été un moment jaloux d'une chimère. Cette précieuse demi-heure de six heures serait à lui seul, bien à lui, il en était sûr désormais. --Je viendrai souvent, dit-il, n'en doutez pas. Je ne suis pas maître de mon temps ici comme à Mesnil; mais quand je ne viendrai pas, soyez certaine que je serai retenu malgré moi. --Vous n'allez pas venir tous les jours! failli dire Blanche dans son effroi. Il la comprit, et sourit avec un peu de mélancolie. --Je n'abuserai pas de votre autorisation, dit-il; c'est à peine si je pourrai m'échapper la moitié aussi souvent que je le voudrais... Meillan entra sans être annoncé; il dînait à l'hôtel ce jour-là. A la vue de M. de Fresnes, il réprima visiblement un léger mouvement d'humeur. Les deux hommes échangèrent néanmoins des compliments affables. Quand Lucien fut parti, Meillan s'assit sur un autre siège que celui que le visiteur avait occupé, et suivit le regard de Blanche fixé sur ce fauteuil, qu'elle ne voyait pas. --Chère madame, lui dit-il doucement, vous voilà repartie pour le pays des chimères? Elle tressaillit. Mais sa gaieté ne s'était pas envolée; elle répondit avec son joli rire de femme heureuse: --C'est un beau pays, où l'on ne fait que des rencontres agréables. Je vous y vois parfois. Le moyen d'en vouloir à cette charmeresse? Si elle se mettait à redevenir ce qu'elle avait été jadis, les coeurs n'avaient qu'à bien se tenir! Il le lui dit, et elle le menaça du doigt en riant. Guy rentra sur ces entrefaites. --Voilà Meillan qui me fait la cour! lui dit sa femme. Vous devriez y mettre bon ordre. --Eh! ma chère amie, répondit M. de Dreux, il ne fait que son devoir! --Si c'est comme cela que vous me protégez contre les entreprises! fit Blanche toujours rieuse. --Je suis là, moi, gronda Meillan; je veille, et je suis un bon chien! --Le chien du jardinier! dit inconsidérément Blanche. Là-dessus, les trois amis éclatèrent de rire ensemble et passèrent dans la salle à manger. XIV Dans la vie, il semble parfois que le destin, lassé de nous pousser précipitamment vers la fin de toutes choses, nous permette un instant de repos, nous ménage un temps d'arrêt où tout concourt à une impression de joie et de paix. Alors, les moindres circonstances apportent leur tribut de contentement, nos amis sont plus affectueux, notre esprit plus brillant, la nature plus souriante... Une de ces accalmies de l'existence fut réservée à madame de Dreux au commencement du mois de novembre. Le soleil lui-même voulut dorer ces belles journées de sa vie; une arrière-saison splendide donna quelques jours de grâce aux rosiers de Bengale qui tapissaient un des murs du jardin de l'hôtel; à cette trompeuse chaleur qui parlait de printemps, Blanche put s'asseoir l'après-midi, ses enfants à ses pieds, comme sur la terrasse du Mesnil; elle put revivre par le souvenir les semaines précédentes, dont les ennuis, effacés par l'éloignement, ne la troublaient plus, et dont la douceur lui revenait avec un enivrement capiteux semblable à l'odeur des feuilles mortes chauffées par le soleil, qui montait des allées et la grisait sans qu'elle s'en aperçût. L'âme de Blanche avait toujours eu des ailes; mais les désenchantements de la vie les lui avaient fait bientôt replier. A cet heureux moment de son existence, il sembla à la jeune femme qu'elle pouvait les déployer et prendre un large essor vers tout ce qu'elle avait aimé jadis, tout ce que les soins qu'elle s'était imposés lui avaient fait négliger. Elle lut en quinze jours dix volumes de poésie, les vers étaient alors à la mode, et trouva quelques pages exquises qui la firent sourire et pleurer. Elle alla aux Italiens, y retourna, prit un jour à l'Opéra, s'enivra de musique, et découvrit à chaque soirée de nouvelles beautés dans des oeuvres qu'elle savait par coeur. Elle acheta trois paysages, remplit un portefeuille d'eaux-fortes, découvrit un pastel de Latour, l'enleva à prix d'or aux amateurs jaloux, et passa trois jours en contemplation devant son emplette, rayonnante de joie, elle qui ne s'était jamais occupée de peinture. Ses enfants étaient charmants, ses amies enchantées de la revoir, tous les hommes lui faisaient la cour, tant elle était aimable et jolie, et, pour couronner ces petits bonheurs, M. de Dreux, ayant une peccadille nouvelle à se faire pardonner, se montrait plein d'attentions aux heures des repas, et disparaissait ensuite pour ne plus reparaître que le lendemain. Tout le monde était enchanté... Meillan seul restait morose. Il sentait que cette fête de la vie à laquelle s'abandonnait la jeune femme ne se donnait point en son honneur, bien que Blanche fut avec lui d'une amabilité qui frisait la coquetterie Dans l'insouciance du regard, dans l'abandon de la pose, il y avait un renoncement à tout ce qui pour madame de Dreux n'était pas la pensée secrète, la vraie joie de son coeur. Elle était heureuse, elle rendait tout heureux autour d'elle, on s'extasiait partout sur tant de grâce unie à tant de beauté, et lui, le chien du jardinier, comme avait dit un jour sa charmante amie, sentait gronder en lui des révoltes terribles contre celui qui tenterait sans doute un jour de lui dérober ce qu'il gardait si jalousement. --Qu'est-ce que ça me fait? se demanda-t-il vingt fois. Quand Guy aurait ce qu'il mérite, le grand malheur! Mais cette philosophie ne parvint pas à le contenter. Ce n'était ni pour Guy ni pour lui qu'il gardait Blanche, c'était pour elle-même. M. de Fresnes était venu deux ou trois fois; il n'avait pas trouvé seule madame de Dreux. Guy se faisait désormais un devoir inéluctable de venir à six heures précises, afin de passer dans la compagnie de sa femme la demi-heure qui précédait le dîner. C'est à ce moment qu'il prenait ses inspirations politiques devant le feu du petit salon de Blanche; il emportait de là des vues extraordinaires, qui l'eussent bien surpris une heure auparavant s'il avait eu l'occasion d'y penser. Heureusement pour son cerveau, qu'un tel excès de travail eût surmené, il n'y pensait pas, et trouvait bien doux de recueillir dans ces aimables entretiens des opinions toutes faites, toutes méditées et prêtes à affronter au besoin le grand jour de la tribune. M. de Dreux était si inconscient de ce petit travail, qu'il l'aurait continué en présence de M. de Fresnes, si Blanche n'y avait mis bon ordre. Un peu surpris de voir brusquement tomber une conversation qu'il trouvait intéressante au plus haut degré, il essaya, la première fois, de la remettre dans le bon chemin, d'où sa femme venait de la détourner brusquement. N'y pouvant réussir, il maudit un peu, dans le secret de sa pensée, l'esprit féminin, frivole et volatil, qui ne sait se fixer sur rien, et se résigna à attendre au lendemain pour émettre ses idées sur les choses du jour, car il croyait vraiment les émettre, et c'est là ce qui devait le sauver devant Dieu et devant les hommes. La seconde fois, par un mystère inexpliqué, ce fut M. de Fresnes qui aborda le terrain de la politique. Il en parla tant et si bien, que Blanche frémit d'être devinée. Mais l'homme d'État avait un air si peu didactique, il parlait si légèrement de choses graves, qu'elle se rassura peu à peu. --Ce sont tout à fait mes idées, tout à fait! conclut Guy d'un air convaincu. Madame de Dreux se mit à tisonner doucement. C'était sa ressource dans les cas désespérés. Une bûche s'écroula, M. de Fresnes retira les pincettes des mains de Blanche et se pencha vers le foyer; Guy se précipita aussitôt pour le prévenir, et ils se trouvèrent tous les trois, au même moment, dans la cheminée. La jeune femme ne put s'empêcher d'en rire, mais elle se rejeta en arrière avec un petit mouvement nerveux. A se trouver si près de ces deux hommes, dont l'un était son mari, elle avait senti une émotion bizarre et désagréable, une sorte d'avertissement de sa pudeur, qui la rendit soudain pensive. M. de Fresnes se retira quelques instants après, et elle ne lui dit pas adieu avec son enjouement ordinaire. --C'est un homme profond, dit M. de Dreux, quand la porte se fut refermée. Je suis bien heureux de l'avoir pour ami. Je vous rends grâce chaque jour, ma chère Blanche, d'avoir vaincu vos premières répugnances et de l'avoir admis à une intimité qui est pour moi, vous en conviendrez vous-même, aussi flatteuse qu'utile. --J'en conviens, répondit sa femme avec un geste d'ennui, mais nous n'en parlerons pas, si vous le voulez bien. Ce fut pour Blanche le dernier jour de cette extase délicieuse où elle avait vécu trois semaines. Le lendemain, une bise aigre soufflait dans le jardin, en faisant tourbillonner les feuilles mortes, et sa conscience réveillée lui murmurait des reproches encore vaguement formulés, mais pourtant incisifs. Ces sortes de réveils sont cruels, après tant de molles douceurs; la jeune femme, si accoutumée qu'elle fût à des émotions pénibles, en ressentit toute l'amertume. Elle cessa de rire, et son mari se plaignit à Meillan d'avoir pour épouse un être dont l'humeur inégale et capricieuse n'avait pas la moindre stabilité. Un jour de la semaine suivante, vers six heures, Guy se trouvait retenu à la Chambre par une séance plus longue que de coutume, la porte du petit salon s'ouvrit, et Lucien entra sans être annoncé. En le voyant, Blanche ne put réprimer un petit mouvement où la frayeur entrait pour une part. --Je n'ai vu personne dans l'antichambre, dit-il en s'excusant; suis-je importun? je me retire. --Non, répondit Blanche avec un grand effort; mon mari va rentrer, je pense. --N'y comptez pas, fit M. de Fresnes en souriant. Je les ai laissés au milieu d'un interminable discours; ceux qui ne sont pas sortis avant le commencement et qui ont eu la faiblesse d'écouter, ne dîneront pas avant sept heures. Instinctivement, Blanche regarda la pendule, qui marquait six heures moins cinq minutes. --Nous aurons le temps de causer, continua-t-il; la vie est trop courte! On se voit à peine, on fait tout ce qu'on n'aime pas faire, on ne peut pas faire ce qu'on voudrait, on parle politique, on dîne, et l'on s'ennuie, puis un jour on s'aperçoit qu'on est vieux, qu'on va bientôt mourir et qu'on n'a pas eu le temps d'être heureux... Blanche regarda cet ami de nouvelle date qui, si vite, lui était devenu si cher. En effet, il paraissait fatigué, attristé peut-être; elle éprouva un grand désir, un impérieux besoin de le consoler. Elle souffrirait après, si sa conscience le voulait, mais elle ne pouvait pas le laisser partir sans lui avoir un peu réchauffé le coeur par quelques bonnes paroles. Elle sonna et donna l'ordre de retarder le dîner; puis, quand le domestique eut disparu, elle se tourna du côté de son hôte, avec un sourire attendri sur les lèvres et dans les yeux. --C'est vrai, fit-il, répondant à ce sourire, je deviens triste; j'ai des ennemis. --Vous! s'écria Blanche d'un ton si bouleversé, que Lucien se mit à rire. --Cela vous semble étonnant? Eh! chère madame, d'abord on a toujours des ennemis, surtout quand on a une ligne de conduite bien tracée. Ceux qui n'ont pu vous dévoyer ne vous pardonneront jamais l'inutilité de leurs efforts... --Et puis le bien qu'on a fait se tourne contre vous, continua Blanche. --Précisément. Ajoutez à cela les fous qui ont demandé des choses impossibles, les ambitieux mécontentés, les rapaces inassouvis, ceux qui se croient des droits à votre place, et vous trouverez pour l'homme le plus inoffensif un beau total d'ennemis qu'il ne connaît pas, et auxquels, le plus souvent, il a rendu service, même au delà de ses moyens. Blanche ne répondit pas. Jusqu'alors, elle ne s'était jamais demandé ce que M. de Fresnes pensait de l'existence. En le voyant beau, intelligent, dans la plénitude de la vie, riche et puissant, elle avait supposé, comme une chose toute naturelle, que cet homme envié devait être heureux. La légère teinte d'amertume qui se trahissait dans la conversation présente inspira à la jeune femme une déférence plus tendre pour ce grand coeur qui souffrait d'une blessure cachée. Sa bouche resta muette, mais ses yeux parlèrent, car il s'inclina un peu en avant et dit tout bas: «Merci.» Elle se rejeta au fond de sa causeuse, avec ce léger frisson d'appréhension qui la prenait parfois. Lucien lut cette impression passagère sur ce visage qu'il connaissait seul, mais qu'il connaissait si bien; il se recula imperceptiblement, et se mit à parler de choses et d'autres. Blanche se remit bientôt; elle eut honte de son émotion, mais il lui resta néanmoins un peu de trouble, qu'elle déguisa sous une feinte gaieté. Ce n'était plus cet élan joyeux d'une âme contente, qui la rendait si brillante quelques jours auparavant; de Fresnes s'en aperçut dès les premiers mots, et, à son tour, devint triste. Il se reprochait d'avoir troublé la sérénité de cette femme, sinon heureuse, au moins tranquille. Il eût peut-être donné sa vie pour entendre Blanche lui dire qu'elle l'aimait, mais il l'eût donnée à coup sûr pour lui épargner un remords qui empoisonnerait son existence. Peu à peu, une tristesse profonde les envahit tous deux, et leurs discours s'en ressentirent. On ne fait jamais tant de philosophie que lorsqu'on a du noir dans l'âme; les gens heureux se contentent d'être heureux et ne s'occupent point des effets et des causes. M. de Fresnes s'était promis beaucoup de joie de cette entrevue, et lorsqu'il se leva pour partir, au moment où la pendule sonnait la demie, il avait le coeur serré comme à la veille d'un malheur. --Enfin, lui dit Blanche, résumant ainsi cette conversation mélancolique, vous avez au moins le pouvoir de faire du bien; bien ou mal récompensé, qu'importe, si votre conscience vous approuve! --Ce pouvoir, je ne l'aurai pas longtemps, dit-il avec un sourire résigné. En ce moment même, on m'attaque à la Chambre, je suis peut-être condamné à l'heure qu'il est. Un ministre tombé! vous figurez-vous quel néant? --Et vous êtes ici pendant ce temps? s'écria Blanche, oubliant ses frayeurs. --Je suis venu pour me consoler, répondit-il en s'inclinant respectueusement. Elle resta pensive; un monde d'idées tourbillonnait dans sa tête. Elle ne pouvait concevoir que cet homme, menacé dans sa position, fut près d'elle au lieu de se défendre. --Ce n'est pas sérieux, n'est-ce pas? dit-elle subitement. --Tout ce qu'il y a de plus sérieux, répliqua-t-il. Vous verrez avant peu! --Pourquoi ne quittez-vous pas vous-même une position qu'on va vous rendre intolérable? M. de Fresnes garda le silence un moment. --On me l'a proposé, dit-il enfin. J'ai des amis qui m'estiment et qui m'aiment... On m'a offert de m'envoyer comme ambassadeur à Vienne... Blanche sentit un coup si violent au coeur, qu'elle s'appuya à la cheminée pour se retenir. --Vous n'acceptez pas? dit-elle d'une voix qui résonna étrangement à ses propres oreilles. Il fit un signe de tête négatif. Elle n'osa lui demander les motifs de son refus, mais il ajouta de lui-même, en baissant la voix: --Je ne veux pas quitter Paris. Une faiblesse envahit tout le corps de Blanche. Ses jambes fléchirent sous elle, le salon lui sembla tourner, et elle eut l'impression d'une chute dans un gouffre sans fond, mais une chute voluptueuse, où ses ailes la soutenaient en battant l'espace... Elle se rassit tremblante, les yeux fermés, n'osant plus les ouvrir, tant elle craignait de lire dans le regard de M. de Fresnes quelque chose qui l'obligerait à une parole, à une action irrémédiable. Elle entendit sa voix, toujours douce, mais assurée; rien chez lui ne trahissait la conscience de l'état où Blanche se trouvait plongée. --On ne peut vivre loin de Paris, n'est-ce pas, madame? A moins que ce soit au Mesnil? Son ton enjoué calma madame de Dreux. --Le Mesnil, dit-elle, c'est bien loin! --Mais puisque vous allez avoir un chemin de fer? M. de Dreux en hâte la construction de tous ses efforts. Il ne raillait pas; il n'avait jamais eu connaissance de l'incroyable erreur de Guy. Seule au monde, Blanche était confidente de cette preuve d'inintelligence. Elle acheva de se rassurer et trouva la force de plaisanter sur l'effet que produirait l'arrivée de la première locomotive dans ce pays encore si peu civilisé. M. de Fresnes était resté debout; il s'inclina et prit congé. --Vous viendrez bien dîner un de ces jours? dit madame de Dreux sans le regarder. --Hâtez-vous de m'inviter alors, répondit-il, car lorsque je serai déchu, je serai un hôte trop dangereux pour vouloir compromettre mes amis. --Après-demain? dit Blanche. --Soit. Merci. Il sortit; elle écouta le bruit de ses pas décroître, la porte retomber sur lui, et se réveilla alors comme d'un rêve. Trois minutes seulement s'étaient écoulées depuis que Lucien lui avait dit: «Je ne veux pas quitter Paris», et elle avait vécu tout un siècle d'émotions et de tortures. Elle resta assise, immobile, écoutant le balancier de la pendule, incapable de formuler une pensée. --Que faire, mon Dieu! que faire? se dit-elle enjoignant les mains avec un geste désespéré. La voix de Guy se fit entendre dans l'antichambre. Il parlait plus haut et plus bref que de coutume. Blanche se redressa, composa son visage et attendit, les yeux tournés vers la porte. Son mari entra, l'air soucieux, le geste brusque. --Eh bien? lui dit-elle. --Nous voilà dans de beaux draps! fit-il d'un ton maussade. En vérité, avant de se lier avec les gens, il faudrait un peu savoir... --S'ils sont assurés de rester longtemps au pouvoir? interrompit Blanche d'un ton agressif. Il la regarda, surpris de voir pénétrer sa pensée. --Ce n'est pas cela, répondit-il en hésitant; mais il y a des malheurs qui n'arrivent qu'à moi. --Vraiment? Contez-moi donc cela! fit Blanche en s'asseyant après avoir pris un écran. Elle pensait entendre des choses si extraordinaires, qu'un jouet lui serait utile pour lui servir de contenance. --Figurez-vous que l'opposition a attaqué de Fresnes avec une telle violence, que je ne lui donne pas huit jours pour remettre son portefeuille. --Ah! fit Blanche d'un air tranquille. Eh bien? --Vous trouvez que ce n'est rien? Nous qui avons été très-bien avec lui, car enfin, cet été, n'est-ce pas, nous étions très-bien? --Je le présume, dit madame de Dreux toujours calme. --Eh bien, s'il est renversé, cela va me faire du tort! C'est très-désagréable, ces choses-là! Blanche regarda son mari de bas en haut avec une singulière expression de dédain. Il n'y prit pas garde. --Nous sommes des gens de progrès, nous autres! Je suis un homme de progrès! Je ne puis pas abandonner mon parti dans une circonstance aussi délicate... --Délicate me plaît, fit remarquer Blanche. --Délicate ou épineuse, comme il vous plaira, je ne suis pas d'humeur à jouer sur les mots, reprit Guy avec quelque emportement. Ce qu'il y a de positif, c'est qu'il m'est presque impossible de voir de Fresnes pour le moment sans me brouiller avec mon parti. Enfin j'espère qu'il aura l'esprit de ne pas se montrer... --Il sort d'ici, dit madame de Dreux d'un air placide. Quand Lucien n'était pas là, elle était brave et se sentait capable de tenir tête à toute une armée. --Ah! fit Guy stupéfait. Et... --Et je l'ai invité à dîner pour après-demain. --Voilà de l'à-propos! s'écria M. de Dreux en frappant du plat de la main sur le dossier d'une chaise. Il va falloir trouver un prétexte pour le désinviter. Ma foi, ma chère, c'est vous que cela regarde. Blanche se leva lentement et alla se mettre en face de son mari. --Je ne ferai pas cela, dit-elle. Il la regarda étonné. L'acier dont sa femme était faite disparaissait ordinairement sous la soie, et si parfois il avait eu un vague soupçon de sa force de résistance, ce n'avait été qu'une illumination passagère, un simple éclair bientôt oublié. --Pourquoi? répondit M. de Dreux déjà ébranlé par le regard ferme et froid que sa femme attachait sur lui. --Parce que ce serait une... elle chercha un mot, ne voulant point se servir du seul qui lui vînt aux lèvres... une indélicatesse, dit-elle en souriant avec un peu d'amertume. Vous avez été heureux et fier d'être l'ami de cet homme quand il était ministre; que penserait-on de vous si vous l'abandonniez à la veille de sa disgrâce? --Mais les devoirs que j'ai envers mon parti... commençait Guy. Blanche tourna deux ou trois fois dans ses mains l'écran qu'elle tenait, et le jeta ensuite au hasard à travers le salon. --Écoutez-moi, dit-elle; vous savez que je vous donne rarement un conseil; mais aujourd'hui, il faut m'entendre et me croire. M. de Fresnes n'est pas un homme ordinaire. Je ne sais ce que disent maintenant ses ennemis, mais je sais ce que dira de lui l'histoire, oui, Guy, l'histoire. Quand nous serons tous morts et oubliés, les historiens parleront de lui comme d'un homme intègre, intelligent, sincère; un homme qui aimait son pays mieux que lui-même, et la vérité suprême plus encore que tout. Dans cinquante ans, ce sera un honneur que d'avoir été l'ami de cet homme. --Dans cinquante ans, fit piteusement Guy, ah! ma chère, c'est si loin! Blanche haussa les épaules. --Dans deux ans, trois tout au plus, ceux qui l'attaquent aujourd'hui parce que, plus sage qu'eux, il veut éviter les coups de tête et les engagements irréfléchis qui entraînent un pays dans des aventures dont on n'est pas sûr de sortir indemne, ceux-là mêmes le supplieront de quitter sa retraite et probablement de réparer leurs fautes. M. de Fresnes est un de ces ministres qu'on appelle au pouvoir toutes les fois qu'une partie semble perdue, parce que sa haute personnalité est par elle-même une garantie d'honneur et de sécurité. --Vous croyez? fit Guy indécis. --Je vous l'affirme. Eh bien, ceux qui auront su rester les amis de M. de Fresnes, au prix même d'une défaveur momentanée, ceux-là seront les puissants de l'avenir. Je dis cela pour vous, Guy; vous êtes ambitieux, ne seriez-vous pas fier de rester l'ami d'un homme à qui la postérité fera une si belle part dans l'histoire de son siècle? Guy ne se souciait pas beaucoup de l'histoire ni de la postérité; il aimait bien les ministres, parce qu'à vivre à leur ombre salutaire on obtient plus facilement des faveurs pour ces chers et insatiables électeurs, qui considèrent un député comme une sorte de commissionnaire bon à employer en toute occasion. Il avoua à sa femme que, dans le ministre, ce n'était pas précisément l'homme qu'il recherchait, mais le dispensateur de tant de grâces. --Qu'il en soit ce que vous voudrez, dit enfin Blanche, dont le courage venait de tomber subitement. Au fond, tout cela m'est fort égal. Guy réfléchit une minute. --Voici, je crois, dit-il d'un ton important, la solution la plus sage: puisque vous avez invité M. de Fresnes, nous l'aurons après-demain, mais tout à fait dans l'intimité, avec Meillan et la comtesse Praxis. Comme cela, ce sera une invitation privée, sans caractère officiel. --Ah! mon Dieu! comme vous voudrez! je n'y tiens pas! fit Blanche d'un ton profondément dégoûté. En effet, elle eût renoncé à tout en ce moment, tant elle était lasse de cette lutte. XV Après le dîner, Guy s'envola vers les lieux que, le soir, il favorisait volontiers de sa présence. Blanche avait annoncé son intention de rester chez elle; elle s'était retirée dans un petit salon avec une pile de livres nouveaux et trois ouvrages d'aiguille plus intéressants les uns que les autres. Elle feuilleta ceux-là, chiffonna ceux-ci, et finit par dire d'atteler. La vaste maison silencieuse, avec les enfants endormis et les valets éloignés, lui paraissait trop triste. Le trajet de l'hôtel à la demeure de la comtesse Praxis, en forçant le corps de la jeune femme à secouer sa torpeur, réveilla aussi son esprit engourdi. Une pensée importune se mit à lui revenir h intervalles égaux comme les coups d'un balancier. M. de Fresnes lui semblait insulté par la manière dont Guy avait consenti à le recevoir le surlendemain. Madame de Dreux avait beau chasser cette idée, elle ne pouvait l'écarter que pour un instant; l'instant d'après, la pensée reparaissait avec la taquinerie des choses mesquines et blessantes. Blanche avait placé M. de Fresnes si haut dans son esprit, l'irrésistible entraînement qui la poussait vers lui était fait de sentiments si nobles et si purs, que la pensée de voir son ami toléré par Guy, là où elle considérait sa visite comme un honneur, provoquait en elle une espèce de sourde colère sans objet. Elle ne pouvait s'en prendre à son mari: on ne refait pas sa nature. A qui s'en prendre, alors? A son mouchoir, qu'elle froissait fiévreusement dans ses mains brûlantes, et qui fut bientôt déchiré. Elle se sentait humiliée, humiliée pour lui, cet homme tranquille qui marchait d'un front serein au-devant de l'ingratitude. Il n'en saurait rien, jamais, mais n'était-ce pas trop cent fois que, même à son insu, un être médiocre comme M. de Dreux eût pensé à lui retirer cette douce consolation de ceux qui succombent dans les luttes de la vie, une maison amie où, vaincu, on est plus estimé, plus aimé qu'on ne l'était vainqueur? Sa colère grandit d'instant en instant. Elle arriva chez madame Praxis, monta l'escalier en courant et se présenta au seuil du salon la tête haute, les joues couvertes de carmin, l'oeil brillant, presque hautain; elle avait envie de trouver quelqu'un pour lui tenir tête et de jeter à la face d'un autre ce qu'elle n'avait pas pu dire à son mari... --Vous, chère invisible? s'écria la comtesse en abandonnant ses cartes. Vous venez me surprendre, toute seulette? C'est gentil. Il y a si longtemps que vous ne venez plus me voir! --C'est depuis qu'on trouve invariablement Meillan dans le fauteuil à droite au coin de votre cheminée, répondit madame de Dreux en lançant à celui-ci un regard étrange où il entrait un défi. --Grand merci! répondit-il en s'inclinant gravement. Comment dois-je prendre ce discours? c'est une déclaration, évidemment, mais de guerre ou de... --Ni l'un ni l'autre, mon cher ami, répondit Blanche en s'asseyant. C'est une déclaration d'indépendance, tout simplement. --Vous êtes mauvaise ce soir, dit Meillan tout bas en se penchant vers elle. On vous a fait de la peine, dites? Sans cela vous seriez bonne. Madame de Dreux ne répondit pas. En effet, pourquoi s'en prenait-elle à cet honnête garçon, à cet ami dévoué qui la servait fidèlement, sans arrière-pensée? Elle sourit, et ce sourire effaça ses paroles hostiles. --Je suis venue vous inviter tous les deux, dit-elle; nous avons après-demain à dîner M. de Fresnes... --Une protestation? dit madame Praxis en levant jusqu'au milieu de son front ses beaux sourcils tout noirs sous ses cheveux tout blancs. --Si vous voulez! Blanche lança ces trois mots comme une provocation. Meillan pencha un peu la tête, ferma aux trois quarts ses paupières et la regarda attentivement sans paraître y attacher d'importance. Madame de Dreux porta à ses lèvres son mouchoir lacéré; Meillan remarqua les éraillures de la batiste. --Eh bien, fit madame Praxis, je trouve cela brave! A la place de Guy, j'en aurais fait autant! Il faut savoir défendre ses amis quand ils sont attaqués... --Injustement, fit observer Meillan. --Et même justement! s'écria la douairière. J'ajouterai même que c'est lorsqu'ils sont justement attaqués qu'ils ont le plus besoin d'être soutenus! --Voyez un peu, dit Meillan de sa voix la plus douce, il se trouve ici des gens pour prétendre que c'est moi qui profère des paradoxes! Blanche éclata de rire, un rire nerveux, qui s'éteignit comme une fusée manquée. --On ne prête qu'aux riches, répliqua sentencieusement la comtesse. Laissez-le dire, Blanche, c'est bien, ce qu'il a fait là, Guy; c'est très-bien. Je le lui dirai, n'en doutez pas! Et je mettrai ma plus belle robe pour votre dîner, ma petite. Blanche resta un moment immobile. --Non, dit-elle en hésitant; ne faites pas cela; j'ai déconseillé M. de Dreux, qui voulait faire de cette réunion une sorte de protestation, puisque vous avez dit ce mot. Nous serons cinq: M. de Fresnes, vous deux, mon mari et moi... --Une protestation à huis clos, murmura Meillan, les yeux à demi fermés, comme un chat qui fait la sieste. Les sourcils de la comtesse remontèrent au plus haut qu'il leur fut possible. --Cinq? dit-elle; mais alors ce n'était guère la peine, en un moment comme celui-ci... Blanche ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase. --Mon mari doit trop à l'amitié du ministre pour ne pas tenir à lui donner dans l'intimité les marques les plus positives d'estime et de dévouement. Mais, mon excellente amie, croyez-vous qu'il fût prudent d'attirer sur nous les foudres de ceux qui vont vraisemblablement s'emparer du pouvoir? --Ah! Blanche! vous n'avez pas le courage de votre opinion, s'écria madame Praxis. Meillan, qui regardait toujours la jeune femme à travers ses paupières demi-closes, fut effrayé par l'intensité de l'amertume qui passa sur ses traits soudain amincis et tirés. La situation lui parut grave, et afin de mieux observer encore, il se releva du fond de l'abîme capitonné où il se laissait volontiers glisser. --Après tout, dit lentement madame de Dreux, il n'est pas sûr que M. de Fresnes soit vaincu dans la lutte... il n'a pas encore parlé... --Ah! ma chère enfant, vous ne connaissez pas la vie! Comme si les honnêtes gens ne restaient pas toujours sur le carreau! --Il y a des défaites qui sont des victoires, riposta Blanche. --Eh! sans doute. Enfin, si vous tenez absolument à ce qu'il soit vainqueur, je ne veux pas vous priver de penser à cette hypothèse. Pauvre cher de Fresnes! Ils pourront en essayer, des ministres, avant d'en trouver un semblable. Faisons-nous une partie? Un whist avec un mort? --J'aimerais mieux une tasse de thé, répondit la jeune femme, en se dirigeant vers le plateau qu'on apportait. Meillan se leva, fit deux tours dans le salon, et sans affectation il choisit une place en face de Blanche, afin de ne perdre aucune expression de ce visage, autrefois si mobile, maintenant le plus souvent imperturbable. --Que se passe-til dans Paris? dit-elle en se versant du tbé. Je suis dehors toute la journée, mais je ne sais rien de ce qui se dit; mes fournisseurs et fournisseuses ne sont guère instructifs... --Il se passe des histoires, dit Meillan. --Édifiantes? --Non, au contraire; mais il n'y a que celles-là d'instructives... --Meillan! fit sévèrement la comtesse, quand vous êtes seul avec moi, je vous permets de manquer de respect à mes vieilles oreilles, mais respectez, je vous prie, celles de mes jeunes amies. --Madame de Dreux connaît toute l'étendue de mon respect, dit Meillan d'un ton pénétré. Blanche rougit. Ce garçon bizarre était plein de sous-entendus, et l'on ne savait jamais trop s'il les faisait volontairement ou non. --Il y a trois histoires pour le moment, reprit Meillan en s'installant dans le meilleur endroit de son fauteuil. La première est une histoire de chevaux... --Passons! fit Blanche avec dédain. --Vous n'aimez pas les chevaux? Vous m'étonnez! dit Meillan d'un ton tragique. Se peut-il qu'on n'aime pas les chevaux! Enfin, soit! La seconde est une histoire d'amour. --Légitime? demanda la comtesse. --Oui et non: il était légitime de la part du mari, qui aimait sa femme, et il était illégitime de la part de la femme... --Qui n'aimait pas son mari? --Ça, c'est légitime, de ne pas aimer son mari, répliqua Meillan avec bonhomie; mais elle en aimait un autre, sans le savoir! --Ceci, Meillan, touche à la légende, fit remarquer madame Praxis. --D'aimer un autre homme que son mari? Mais, comtesse, c'est de l'histoire, de l'histoire élémentaire, la première chose que les garçons apprennent au collège! --C'est de ne pas le savoir, que je trouve fantasmagorique, répondit l'opiniâtre vieille femme. On sait toujours quand on aime! --Pas toujours; quelquefois on ne veut pas le savoir... Enfin, la dame a fini par être éclairée sur ses véritables sentiments... --Eh bien? fit Blanche un peu pâlie, le coeur légèrement serré. --Eh bien, elle est partie, laissant un enfant orphelin, un mari qui est veuf et qui n'est pas veuf. --C'est une misérable! dit la comtesse avec animation. Comment la nommez-vous? --Les journaux donnent des initiales; ce sont des petites gens, de simples bourgeois, dit Meillan. C'est une âme honnête, ajouta-t-il avec une douceur particulière dans la voix. Tant qu'elle ne savait pas, elle a résisté; quand elle a su la vérité, elle a eu honte de mentir. Elle n'a pas voulu rougir devant son mari, devant son enfant... Elle est bien à plaindre, allez! --Ah! si elle est à plaindre, alors, c'est très-bien, dit madame Praxis abasourdie. Vous avez fait de nouveaux principes; je n'y entends plus rien! Un instant après, Blanche se retira, refusant obstinément de se laisser reconduire par Meillan. Toute compagnie lui semblait importune; elle avait besoin d'être seule et de se recueillir. --Non! je ne l'aime pas! s'écria-t-elle quand le mouvement de la voiture lui eut appris qu'elle était bien seule entre les murs capitonnés de son coupé. L'aimer? pourquoi? comment? J'ai aimé mon mari... Grand Dieu! si c'était cela de l'amour, à coup sûr l'amitié tendre, irrésistible que je porte à M. de Fresnes n'a rien de commun avec l'amour, cette impure erreur de ma jeunesse abusée! Non! En me purifiant, en m'élevant au-dessus de moi-même, je n'ai pas préparé le chemin à une chute nouvelle, à une seconde déchéance de ma dignité de femme, cette fois sans cause, car elle n'aurait pas pour se couvrir la protection de mon ignorance de jeune fille! Blanche rentra chez elle, pleine du sentiment très-pur, très-exalté, de sa dignité de femme. Elle traversa ses appartements déserts, de l'air d'une reine qui parcourut la double haie de ses courtisans, et pénétra dans sa chambre avec une sérénité parfaite en apparence, un peu fiévreuse au fond. Dans la causeuse, au coin de la cheminée, elle trouva son mari qui lisait le journal. --Guy! dit-elle d'un ton accablé. Toute sa dignité, toute la grandeur de ses sentiments s'écroulait comme un château de cartes à cette présence importune. Que venait-il faire là? Depuis plus de six mois qu'il n'avait franchi le seuil de cette porte, quelle fantaisie, quel caprice humiliant pour elle l'attirait à ce foyer qu'elle s'était doucement habituée à considérer comme un asile inviolable? --A votre accent, ma chère, dit M. de Dreux avec un sourire, je vois que je suis importun. Rassurez-vous, je ferai ma visite courte. Je voulais vous parler du dîner d'après-demain. --Encore? fit Blanche en fronçant les sourcils. --A mon grand regret, oui, encore. Blanche s'assit d'un air profondément ennuyé; Guy, par contre, se leva pour mieux parler, adossé comme de coutume à la cheminée. --J'ai appris ce soir que de Fresnes fera un discours demain. --Ah! Blanche sentit son coeur battre vite, mais resta impassible. Elle avait tant désiré entendre un discours du jeune ministre! Fallait-il que cette joie lui lût donnée le jour d'une défaite? --Il est possible que ce discours le sauve, continua Guy, comme il peut aussi rendre sa chute plus éclatante. Ce malheureux dîner me rend fort perplexe... N'y aurait-il pas moyen?... --J'ai invité Meillan et la comtesse Praxis, dit Blanche d'un ton bref. --C'est dommage, murmura Guy, toujours hésitant; j'avais pensé à prétexter une petite indisposition... --Pour vous? dit Blanche d'un air détaché. --Non... pour vous, ma chère! Est-ce qu'un homme a le droit d'être indisposé? --Je me porte très-bien, répliqua Blanche. Son mari la regarda; un vague soupçon qu'elle se moquait de lui traversa son esprit soudain illuminé. Elle haussa imperceptiblement les épaules. --Il sera toujours temps d'être malade demain après le discours, dit-elle. Pour n'avoir pas le courage de risquer une défaveur passagère, vous mériteriez que M. de Fresnes, plus populaire que jamais, eût été désinvité par vous ce soir. Auriez-vous l'aplomb de le réinviter la semaine prochaine? --Mais certainement! s'écria Guy avec une chaleur qui n'avait rien de factice. C'est cela la politique, ma chère amie! --Heureusement, fit Blanche d'un ton sec, je n'y entends rien. Cependant, si peu que j'y entende, croyez-moi, ne faites aucune démarche avant demain soir. --Soit, répondit Guy, enchanté de donner à sa soumission réelle l'apparence d'une concession. Il lui souhaita le bonsoir et se dirigea vers la porte. Elle le reconduisit, le plus poliment du monde, et quand il fut sorti, tira doucement un joli petit verrou qui la mettait à l'abri des surprises; puis elle revint vers son foyer, qui lui paraissait pour le moment aussi banal que celui d'une chambre d'auberge. Cependant Guy était parti, si bien parti qu'elle entendit les roues de sa voiture grincer discrètement sur le sable de la cour. Il n'était pas minuit; il y a à Paris beaucoup de maisons où l'on s'amuse passé minuit, même dès le mois de novembre. Blanche soupira par habitude. Au fond, elle était enchantée. --Demain, demain la grande bataille! se dit-elle n s'endormant. XVI Le lendemain, madame de Dreux fit atteler de bonne heure; après avoir déjeuné seule avec ses enfants, elle sortit avec eux vers une heure et demie de l'après-midi. Elle avait pris la résolution de dépenser sa journée en courses de toute espèce, afin de tuer le temps jusqu'au dîner, et deux heures s'écoulèrent en excursions variées dans tous les coins de Paris. Cependant quatre heures sonnaient au Palais-Bourbon, quand, par le plus singulier des hasards, la grande voiture de famille déboucha sur la place de la Concorde par la rue Royale. Il ne restait plus à madame de Dreux un marchand à visiter, un tableau à voir chez un artiste, une couturière à prévenir, rien, rien pour terminer cette orageuse journée, sinon la banale promenade aux Champs-Elysées. Les enfants s'en réjouissaient. Blanche en ressentit un ennui mortel. Soudain une inspiration d'en haut vint au secours de son désoeuvrement, et elle tira le cordon du valet de pied. --Au Palais-Bourbon, dit-elle, à la porte noire, rue de Bourgogne. Vous me déposerez, vous reconduirez monsieur et mademoiselle à l'hôtel, et ensuite vous viendrez me chercher. Deux minutes après, le majestueux équipage disparaissait avec bruit, pendant que Blanche s'engouffrait dans le sombre passage. --Tout est bien plein, madame, lui dit respectueusement un vieil huissier qui la reconnut pour l'avoir vue maintes fois; je n'aurai pas une place convenable à offrir à madame. --Peu importe, fit Blanche en ramenant son voile sur sa figure. Je ne tiens pas à voir, pourvu que je puisse entendre. Qui est-ce qui parle? --M. le ministre vient de commencer son discours... Ah! madame, quelle éloquence! Blanche se trouva assise sur un tabouret dans un endroit obscur. Entre elle et la salle se pressaient des têtes de provinciaux, curieuses et inquiètes. Elle s'adossa au mur et écouta de toute son âme. La voix de M. de Fresnes, cette voix si agréable et si douce dans l'intimité de l'appartement, avait en public la sonorité riche de certains instruments de cuivre savamment travaillés par un artiste. Rien de criard, rien de bruyant, pour ainsi dire, mais des sons pleins, amples, qui envoyaient des vibrations sympathiques dans toutes les parties de la salle. La voix seule était un charme. Les paroles étaient dignes de ce merveilleux instrument. L'honneur, la droiture, le sentiment du devoir accompli, la fierté du juste qui ne veux céder ni à la corruption ni à la violence, tout ce qui exalte et remplit le coeur de l'homme politique, quand il aime sa patrie et met l'intérêt de tous au-dessus de sa gloire personnelle, tous ces sentiments si bien faits pour faire battre le coeur de lu France, toujours chevaleresque malgré ses déceptions, vibrait et palpitait dans le discours du ministre. Blanche l'écoutait en extase, les mains dénouées sur ses genoux, les yeux fermés. Les provinciaux s'étaient retournés une ou deux fois pour voir cette femme immobile qui semblait endormie, puis ils l'avaient oubliée. Elle écoutait l'orateur, et de temps en temps un sourd murmure, un bruissement de voix la faisait frémir d'un frisson sympathique. Elle sentait, par ces palpitations contenues de la Chambre, que M. de Fresnes regagnait rapidement le terrain qu'on avait essayé de lui faire perdre. Deux ou trois applaudissements coupèrent une période... --Écoutez! écoutez! cria-t-on de toutes parts. On ne voulait rien perdre de cette parole indignée et contenue, où la grandeur du pays, la dignité du citoyen, dominaient toute autre préoccupation; les oreilles tendues, les têtes inclinées vers l'orateur disaient assez combien des sentiments meilleurs, qui dorment au fond de nous, étaient réveillés par ce discours. --Et maintenant, dit M. de Fresnes d'une voix nette et franche comme un clairon, que le pays choisisse entre ceux qui lui ont dit la vérité et ceux qui l'ont trompé, entre ceux qui l'honorent et ceux qui l'exploitent... Pour moi, je m'en irai les mains pures et le front haut, fier d'avoir pu servir la France. Ce fat un cri d'enthousiasme qui courut les bancs les plus éloignés jusqu'au centre, et qui revint par le même chemin. On vota au milieu du tumulte, mais Blanche n'était plus là. Ramenant les plis de sa voilette sur son visage baigné de larmes, elle s'était enfuie comme une coupable; au premier bruit d'applaudissement, elle avait regagné sa voiture. Elle rentra chez elle et s'enferma quelques instants, les mains appuyées sur son coeur, dans une ivresse folle. Elle ne savait plus rien du présent ni du passé. La voix de Lucien vibrait encore à ses oreilles, retentissait dans son coeur, répétant certaines phrases, certaines inflexions qui lui semblaient une musique délicieuse. Les bruits de la maison la rappelèrent à elle-même. Elle s'assit devant son bureau, prit des cartes d'invitation et, consultant son carnet d'adresses, écrivit cinquante noms choisis parmi tout ce qu'il y avait de plus brillant à Paris. Dix autres lettres furent envoyées pour le dîner. Guy, rentrant au bout d'une heure, la trouva encore occupée à cette besogne. --Vous écrivez? lui dit-il. Il faudrait inviter du monde pour demain. De Fresnes vient d'avoir un de ces succès comme on en voit h peine un tous les dix ans; profitons de la circonstance. --C'est fait, dit madame de Dreux en écrivant la dernière adresse. J'étais à la Chambre. --Vous êtes admirable! lui répondit son mari. Vraiment, parfois je suis tenté de croire que vous avez du génie! XVII Le lendemain soir, les grands salons de l'hôtel de Dreux, splendidement illuminés, s'ouvrirent pour la première fois de l'hiver, et M. de Fresnes eut là, par les soins de Blanche, une ovation discrète et de bonne compagnie, complément de son succès de la veille. Madame de Dreux, vêtue de velours rouge sombre, avait l'air d'un portrait vénitien, et marchait dans la plénitude de sa joie et de sa beauté, comme une déesse sur les nuages de l'Olympe. Elle ne voyait rien au delà de l'heure présente, ne voulait rien voir; plus fière qu'une épouse, aussi tendre qu'une soeur, elle savourait ce triomphe dans toute la sérénité de son âme désintéressée, se leurrant elle-même de ce désintéressement, pour se cacher son sentiment véritable. M. de Fresnes n'avait pas échangé dix paroles avec Blanche. Au milieu de cette foule, ils se faisaient à tous deux l'effet d'acteurs dans un rôle magnifique, devant un public d'élite, et remplissaient ce rôle avec beaucoup de grâce. Pendant le repas, assis l'un près de l'autre, mais séparés par la distance formaliste des dîners d'apparat, ils avaient parlé, répondu, souri, plaisanté même, comme s'ils répétaient des paroles convenues. Blanche avait déjà éprouvé quelque chose de ce genre le jour de son mariage, pendant l'interminable déjeuner de noces; cette fois, l'impression était plus franche et plus nette. Vers onze heures du soir, les groupes s'étant formés, Lucien vint s'asseoir auprès de Blanche, dans un endroit relativement calme. On parlait près d'eux de choses étrangères à la politique, et d'ailleurs n'était-il pas naturel que le ministre fit sa cour à la maîtresse du logis? --Vous devez être heureux! lui dit Blanche en le regardant avec ses yeux violets, pleins de douceur amicale. --Je le suis en vérité, répondit-il, mais c'est de me voir des amis tels que vous! Si vous saviez à quoi ma disgrâce a tenu hier! Un fil d'araignée serait une corde auprès de celui qui retenait l'épée de Damoclès sur ma tête. Le roi me l'a dit ce matin et a ajouté: «Ce n'est pas pour longtemps que vous voilà en possession de votre portefeuille, mon pauvre de Fresnes! mais tant que vous l'aurez, gardez-le, j'en serai bien aise.» --Le roi ne croit pas à la durée de votre ministère? demanda Blanche surprise. --Lui et moi, nous savons parfaitement que je n'en ai pas pour quinze jours. Succès d'orateur et silence de femme... dit-on. Mais, continua-t-il en baissant la voix, ce que je prise par-dessus tout, ce qui me rendra éternellement reconnaissant envers la faveur publique, c'est cette affection précieuse que vous me témoignez, c'est la pensée que je suis pour quelque chose dans votre vie, à vous, qui êtes tout dans la mienne... Il parlait bas, elle l'entendait pourtant, mieux, bien mieux qu'hier dans la salle du Palais-Bourbon. Elle écoutait, les yeux baissés, avec une douceur qui ressemblait à une souffrance. --Tout, pour moi, tout ce que la femme peut incarner de divin, ce que l'âme humaine peut renfermer d'idéal, tout ce qui vaut qu'on vive et qu'on lutte... Hier, en parlant, je pensais à vous, je me disais que si je pouvais triompher, vous seriez contente; vous absente, je vous voyais... --J'étais là, dit Blanche. Il se tut, et leva sur elle des yeux plus éloquents que sa bouche. Elle reçut ce regard en plein visage, et répondit par un vague sourire. Cinquante paires d'yeux les contemplaient peut-être, en ce moment qui nouait leurs vies... --Quand vous verrai-je? lui demanda-t-il en se levant. --Demain, à cinq heures, répondit-elle d'un ton calme. Quelques instants après il se retira. Quand les derniers invités eurent quitté le perron, Blanche se dirigea vers son appartement. Guy l'y suivit en parlant de choses et d'autres. Arrivée sur le seuil de sa chambre, elle se retourna pour lui dire bonsoir. --Vous êtes merveilleusement belle, ma chère Blanche, lui dit-il affectueusement; n'avons-nous pas encore à causer de mille choses ce soir? --Je suis mortellement lasse, répliqua-t-elle; si vous le voulez bien, demain, pendant le déjeuner, nous causerons de tout ce qui vous plaira. --Bonsoir, alors, dit-il d'un ton légèrement piqué. Il se pencha vers elle pour l'embrasser; elle se déroba, et le baiser resta sur ses cheveux. Blanche se laissa déshabiller par sa femme de chambre, qu'elle congédia bientôt. Restée seule, elle frissonna de la tête aux pieds, à la pensée du baiser conjugal auquel elle venait d'échapper. --Lui! pensa-t-elle avec horreur, lui! Mais c'est mon mari! se dit-elle avec une autre horreur, plus profonde, plus amère. La vérité lui apparut soudain tout entière; elle surgit devant elle comme un fantôme menaçant, énorme, monstrueux, qui remplit tout son cerveau, pendant qu'éperdue elle se faisait petite et tâchait d'éviter l'effroyable vision. --Il viendra demain! se dit-elle; mais c'est un rendez-vous que je lui ai donné! Rien ne l'avait éclairée, ni les avertissements de Meillan, ni sa fierté, jadis si méticuleuse! Elle avait permis à Lucien de lui faire une déclaration, de lui demander un rendez-vous! Et pour lui ouvrir les yeux, il avait fallu que son mari... Elle se cacha la tête dans ses mains, essayant de fuir sa pensée, de se nier la réalité à elle-même. Efforts inutiles, une fois les yeux ouverts, elle devait voir jusqu'au tombeau. La chute de son orgueil fut rude et douloureuse. En se comparant à son mari, elle avait acquis la certitude de sa propre supériorité; ce qui la rendait si altière, c'est la conscience qu'elle était sans tache, vis-à-vis de lui comme d'elle-même. Il est dur de s'avouer qu'on vient de déchoir. Cependant, cette âme loyale ne pouvait longtemps fuir devant son devoir. Au matin elle se leva pâle, les yeux cernés, bien différente de la femme triomphante de la veille. Prétextant la fatigue, elle défendit sa porte jusqu'à cinq heures et donna alors l'ordre de recevoir tout le monde. Quelques minutes s'étaient à peine écoulées quand M. de Fresnes se présenta. A son entrée, Blanche le reçut debout, avec la déférence formaliste qu'exigeait la haute situation d'un homme tel que lui. Il allait s'en étonner; elle le prévint. --Vous m'avez dit hier, commença-t-elle sans préambule, que ni le roi ni vous n'étiez certains de la durée de votre pouvoir. --Oui, madame, répondit-il, surpris d'un si singulier début. --On vous avait parlé de Vienne? continua-t-elle. Eh bien, monsieur, vous devriez profiter de la position qui vous est faite par les circonstances pour donner votre démission et partir... --Partir? répéta de Fresnes, douloureusement saisi. Je vous ai donc déplu? Blanche hésita. C'était bien cruel de paraître hostile à cet homme qu'elle aimait de toute son âme. Elle n'en eut pas le courage. --Non, dit-elle bravement. Mais il faut partir, monsieur. L'honneur vous y engage, le devoir l'exige. C'est à vous-même que vous le devez... Il est des résolutions qui coûtent; ce sont parfois les meilleures... On ne peut côtoyer longtemps les abîmes sans y tomber, et certains meurent de leur chute... Monsieur, allez à Vienne; je vous assure qu'il faut aller à Vienne. Il la regarda, pris de pitié. Elle avait grand-peine à contenir ses larmes; ses yeux creusés, ses lèvres tremblantes, en faisaient un objet digne de respect, car elle souffrait cruellement. Il hésita encore. Il l'aimait bien. Depuis six mois qu'elle avait pris lentement possession de tout son être, elle était devenue la pensée dominante de sa vie. Il fallait la quitter, renoncer à un chimérique espoir de bonheur, et cela au moment où elle l'aimait, parce qu'elle l'aimait. --Partez pour Vienne! répéta Blanche en pâlissant. Ses forces l'abandonnaient. --Vous l'exigez! dit-il amèrement --Je vous en supplie? répondit-elle à voix basse en se laissant tomber dans un fauteuil. Il la regarda un instant, puis s'inclina sur la main qu'elle appuyait sur le bras de son siège. --Toujours vénérée, dit-il à voix basse, toujours aimée, toujours pleurée... Je vous aime tant que je veux vous obéir... Je ne veux pas vous causer une larme... Soyez heureuse, chère, chère sainte. --Heureuse! murmura-t-elle tristement. --Tranquille, au moins! Ah! vous serez adorée, si loin qu'il vous plaise de m'exiler. Un pas se faisait entendre dans le salon voisin. --Adieu, madame, dit-il en appuyant avec passion ses lèvres sur la main de Blanche. --Adieu, monsieur, répondit-elle. Le valet de pied apportait une carte. --Trop tard, dit-elle, je ne reçois plus. La voiture du ministre quitta le perron. Blanche s'enfuit dans sa chambre et fut deux jours sans se lever... Huit jours après, à l'étonnement général, M. de Fresnes, démissionnaire, fut nommé ambassadeur à Vienne. Probablement sa mission diplomatique ne souffrait pas de retard, car il partit sans avoir eu le temps de prendre congé de personne. XVIII Jamais les ombrages du Mesnil n'avaient été aussi beaux qu'au printemps de l'année qui suivit le départ de M. de Fresnes. Avant mai, ils étaient déjà pleins de nids et de ramages. Madeline, qui y était retournée dès les premiers jours d'avril, l'écrivit à madame de Dreux, dans l'espoir de l'engager à presser son départ de Paris. Blanche ne demandait rien de mieux. La session était terminée: son mari pouvait désormais parler à ses amis sans risquer de se compromettre; on mettrait sur le compte de sa profondeur d'homme politique, habile à déguiser sa pensée, toutes les imprudences qui lui échapperaient désormais. Guy jouissait maintenant d'une réputation si parfaitement établie, qu'il eût fallu de bien grosses sottises, et bien réitérées, pour l'ébranler le moindre peu. Ne se fait pas qui veut une réputation, de quelque genre qu'elle soit; mais une fois établie, elle défie tous les coups, même ceux du temps, et à son abri, on peut se permettre les choses les plus propres à faire blâmer tout autre. L'attitude de Guy, lors de l'attaque du ministère de Fresnes, lui avait attiré les plus hauts suffrages. Le roi Louis-Philippe avait exprimé en public le contentement que lui inspirait le courage de ce jeune député, qui n'avait pas craint de prendre ouvertement le parti de son ministre favori. Depuis lors, Guy se croyait en passe d'arriver à tout; et pour cette fois il ne se trompait pas. A cette époque surtout, un peu de don quichottisme ne messeyait point en politique, sans exclure d'ailleurs les qualités plus pratiques, et d'un emploi plus journalier, du digne Sancho Pança. Consulté sur l'opportunité d'un départ pour le Mesnil, Guy fit quelques objections, et finit par avouer que, hors la saison de la chasse, et même alors, le Mesnil lui paraissait un peu sauvage, et qu'il ne s'y rendrait qu'à contre-coeur. --Cependant, ma chère, si vous l'exigez..., ajouta-t-il avec la grâce exquise qui était un de ses dons. Personnellement, Blanche ne l'exigeait pas le moins du monde, mais les électeurs de Guy seraient peut-être plus difficiles? Sur ce point, M. de Dreux avait une idée, et même deux idées, ce qui était beaucoup, vu la circonstance. La première était que les élections n'ayant lieu que l'année suivante, il serait complètement inutile de se déranger cette année-là. La seconde, infiniment plus subtile, était que Blanche, avec ses habitudes de charité, qu'elle pouvait étendre encore si bon lui plaisait, leur fortune le permettant, ferait d'excellente propagande au sein des chaumières et partout ailleurs. --Seulement, ajouta Guy, car il connaissait à fond son catéchisme électoral, invitez de temps en temps un maire ou deux à dîner, et quand elle ne sera pas trop impossible, invitez aussi sa femme. --Qu'appelez-vous trop impossible? demanda Blanche qui tenait à s'instruire. --Mais... M. de Dreux hésitait, cherchant un critérium; il le trouva bientôt:--Si elle mange les mets avec un couteau pointu, tiré de sa poche, elle sera impossible; si elle connaît l'usage de la fourchette, vous pouvez l'inviter. Il n'y avait pas à s'y tromper, la ligne de démarcation était toute tracée, Blanche promit d'en faire son profit, et un beau matin du commencement de mai, tout le personnel mobile de l'hôtel de Dreux, empaqueté dans deux berlines, enfants, précepteur et gouvernante compris, quitta l'hôtel, sous une tiède petite pluie qui promettait de faire éclore les muguets au fond des bois. --Comme tu es changée! Ce cri échappa à madame Lecomte, au moment où Blanche mit le pied sur le perron du Mesnil. Étroitement embrassées, les deux amies passèrent à travers le grand vestibule et entrèrent dans le salon, plein de fleurs, par les soins de Madeline. Blanche regarda autour d'elle, ce lieu lui disait tant de choses! et détournant son visage, fondit en larmes. Madeline aussi pleurait, mais sans en faire mystère. Le deuil de son âme était de ceux que l'on se plaît à glorifier. Blanche, au contraire, s'efforça de dévorer ses pleurs, essaya un sourire, prétexta la fatigue de ses nerfs tendus par le voyage, et se mit à ranger les objets de droite et de gauche dans l'ordre qu'ils avaient jadis, ordre troublé par l'absence. --Tu n'es pas malade? demanda madame Lecomte, arrachée à ses propres peines par la vue évidente d'un mal dont elle ignorait tout, mais qui avait ravagé les traits si purs de son amie. --Plus tard, plus tard, fit madame de Dreux, avec un geste de la main qui réclamait la paix et le silence. Les jours passèrent, et Blanche ne fit aucune confidence à son amie, qui ne lui adressa plus de questions. Entre elles, il ne pouvait y avoir de secret volontaire; un jour viendrait où Blanche ouvrirait son coeur, Madeline en était sûre; mieux valait attendre ce jour. La gloire d'aubépines blanches qui entoure au printemps la Bretagne comme une auréole était dans tout son éclat, lorsque madame de Dreux, pour la première fois, songea à une promenade un peu plus lointaine que les jardins du château. Un jour, après déjeuner, elle fit atteler une petite voiture anglaise dont son mari se servait pour visiter ceux de ses électeurs qui demeuraient dans des chemins par trop défoncés, et prenant en main les guides d'un cheval breton, haut comme un chien et doux comme un agneau, elle partit avec son amie, pour cette excursion, qui ressemblait fort à un pèlerinage. Elle évita la côte, dont la vue était trop douloureuse pour Madeline, et prenant par les méandres d'une route ombreuse qui tournait le vallon, elle se trouva bientôt dans les bois, mouillés encore par la pluie de la nuit, odorants à faire mal, des jeunes pousses de chênes et des muguets en fleur; le petit cheval fut laissé libre d'aller à sa guise, et sous le couvert des grands arbres, qui laissaient de temps en temps passer un rayon de soleil, les deux femmes sentirent leur coeur s'ouvrir aux douceurs d'une amitié longtemps muette. --Commences-tu à t'accoutumer à la vie? demanda Blanche en regardant droit devant elle. Elle n'osait porter les yeux vers la jeune veuve. La question était déjà beaucoup, le regard serait trop. --Oui, dit Madeline, d'un ton si ferme que madame de Dreux hasarda à se tourner à demi vers elle, je me suis fait ici une existence assez douce. J'ai apporté tous les papiers de Gérard, et grâce à ses indications écrites, grâce surtout aux conversations que nous avons eues ensemble pendant tout le temps de notre vie, crois qu'une grande joie m'est réservée. Elle parlait d'une voix calme, où perçait un véritable contentement. Surprise, Blanche la regarda attentivement. Il y avait en effet de la joie dans ces beaux yeux cernés par de longues larmes. Quelle joie, mon Dieu! pouvait encore faire battre le coeur de la veuve? --J'ai acquis la certitude, continua-t-elle, qu'en mettant en ordre tous les documents préparés par Gérard sur un certain sujet, en les réunissant par des considérations dont les brouillons sont faits, et ne demandent plus qu'une sorte de révision, je puis arriver à faire publier un livre de lui. Après celui-là il y en aura un autre. De la sorte, tout ne sera pas perdu pour le monde, et son rêve le plus cher, être utile, se trouvera réalisé. Là, continua-t-elle, les yeux perdus dans la profondeur du bois, qui se déroulait lentement devant elle comme un décor de féerie, là je remercie et je bénis tous les jours l'amour de mon cher mari, qui a bien voulu me traiter comme une amie, éclairer mon ignorance en causant familièrement avec moi, et faire de moi un autre lui-même, assez pour qu'après sa mort je puisse terminer son oeuvre, et sauver son nom de l'oubli. Blanche ne répondit pas. Madeline, à son tour, la regarda avec attention. --Tu pleures? lui dit-elle. Les larmes de madame de Dreux coulaient en effet brûlantes et rapides sur ses mains gantées. Elle ne détourna point son visage et n'essaya pas de dissimuler sa douleur. --Je t'envie! dit-elle; c'est toi de nous deux qui as là plus belle part! que ne donnerais-je pas pour avoir, comme toi, une chère mémoire à préserver de l'oubli! Madeline ne dit rien. Elle avait, depuis l'année précédente, mesuré la valeur réelle de Guy. Blanche serra les rênes et les secoua sur le dos du cheval, à moitié endormi, qui reprit sa course. Le bois s'éclaircissait, on voyait les maisons d'un village. Elle tourna avant d'y entrer, et, sur la gauche, se montra un petit manoir dans l'ancien style du pays, bâti en pierre grise, entouré de murs, avec une cour plantée d'arbres. --Qu'est-ce cela? demanda Madeline. --La maison de M. de Fresnes, répondit Blanche, se contraignant à prononcer ce nom pour la première lois depuis son retour au Mesnil. Elles passèrent devant la porte. Un valet de ferme lavait une voiture dans la cour. Blanche n'y prit pas garde; on lave les voitures des maîtres absents. Elle pressa l'allure de son cheval, et le petit manoir resta bientôt derrière elles. Le bois couvrait des routes tranquilles, offrait son ombre propice; les roues ne faisaient pas de bruit sur le sol, doux comme du velours, et les amies gardaient le silence. Un bruit cadencé, un galop de cheval se fit entendre non loin; puis l'allure se ralentit, on entendit les quatre fers frapper le sol l'un après l'autre, dans une marche tranquille. Blanche leva la tête comme pour aspirer l'air; il lui semblait sentir quelque danger. Elle prit le fouet et l'agita au-dessus des oreilles de la docile petite bête, qui prit un trot rapide. Le chemin faisait un coude; au détour d'un buisson de noisetiers parurent la tête et le poitrail d'un cheval noir... Blanche connaissait bien le cheval, elle connaissait aussi le cavalier. --M. de Fresnes! fit Madeline étonnée. Je le croyais à l'étranger! Blanche n'avait rien dit. Elle s'inclina doucement, pour rendre un salut, les yeux presque fermes, n'osant pas recevoir le regard qu'elle sentait sur elle... Le galop du cheval noir retentit derrière la voiture, et elle rouvrit les yeux. Les questions se pressaient sur les lèvres de Madeline, mais elle regarda son amie, et n'eut rien à demander. --Madeline, dit Blanche d'une voix brève, comme elles rentraient au Mesnil, je suis bien malheureuse, crois-moi, je suis plus malheureuse que toi. XIX Après une nuit d'insomnie, madame de Dreux se leva de bonne heure; Madeline dormait encore. Elles avaient veillé tard toutes les deux le soir précédent, silencieuses, ne voulant point échanger de paroles, et pénétrées pourtant du besoin de rester ensemble. Les enfants s'habillaient en jasant. La visite matinale de «maman» dans leurs appartements leur fit pousser des cris de joie, et inquiéta fort le personnel, qui se crut sous le coup de quelque blâme immérité. Ce devoir accompli, Blanche descendit au jardin et fit le tour du parterre. L'air était frais, la mer bleue, avec des écailles d'argent ça et là; les voiles blanches passaient à l'horizon clair. Le phare,--que de fois Blanche avait pensé à ce phare, pendant le long hiver qui venait de s'écouler! le phare, éclairé par le soleil, se dressait sur son rocher comme une colonne d'albâtre rose. Les alouettes de mer volaient au-dessus de la falaise, et les hirondelles tournoyaient autour des combles du château. Une exubérance de vie, de printemps, d'aurore, sourdait de tout, des feuilles, des prés, de l'air même, plein de papillons blancs, qui passaient par vols de quatre ou cinq, et se détachaient sur le fond bleu du ciel et de la mer, comme des fleurs ailées. Blanche quitta le jardin. Elle avait envie de pleurer, devant cette jeunesse de l'année, et une châtelaine ne doit pas avoir les yeux rouges. Elle traversa le salon et gagna la terrasse. Là, du moins, pas de feuilles, pas de verdure; l'immensité seule, et les blocs de granit des falaises. La terrasse offrait d'autres dangers. Blanche alla s'asseoir droit à la place où, l'année précédente, elle avait, pour la première fois, cédant aux instances de son mari, invité M. de Fresnes à dîner. Eh bien! tant pis pour ceux qui l'avaient voulu! Si elle souffrait aujourd'hui, si son coeur se brisait, si elle se sentait éperdue, prête à fuir son chagrin au prix de tout, oui, de tout! ce n'était pas sa faute! Avait-elle assez longtemps résisté! L'avait-on assez blâmée, puis suppliée, puis blâmée encore! M. de Dreux ne lui avait-il pas dit, à cette place même, que son inconcevable prévention contre le ministre serait la ruine dt ses espérances? --Ils l'ont voulu! se dit amèrement Blanche. Ils n'ont pas pu comprendre que cet homme étant au-dessus d'eux, comme le soleil est au-dessus de nos misères, si je le voyais, je l'aimerais, si je l'admettais près de moi, je resterais sans défense! Une main tendre et légère se posa sur l'épaule de la désespérée. Elle se retourna brusquement. C'était Madeline. --Oui, dit la jeune veuve, répondant au regard qui se fixait sur elle, et devinant soudain tout ce qui se passait dans cette âme aux abois, oui, on a préparé ta ruine, on a cherché ta chute; mais, Blanche, celui qui l'a fait n'en avait pas conscience! --En es-tu bien sûre? dit madame de Dreux en faisant un pas en avant, ses yeux plongeant au fond de ceux de son amie. Es-tu certaine qu'on n'a pas escompté l'ignominie? --Je te le jure! répondit Madeline en étendant sa main vers les flots, sous le soleil, témoin de son serment. --Qui te l'a dit? dit Blanche irritée. --Gérard. La veille même de sa mort, nous parlions de toi, nous parlions d'un autre aussi. Gérard avait deviné ce que tu ignorais toi-même, ma pauvre chère et noble amie, et tout en déplorant l'aveugle entêtement de ton mari, il l'a jugé loyal jusqu'à l'absurdité. --Aussi loyal qu'on peut l'être quand on est ambitieux! fit Blanche avec un rire amer. --Loyal toujours, Blanche. Ne t'aveugle pas à ton tour. Si ton mari était capable de ce que tu supposes, une faute de toi serait pardonnable, mais sa loyauté t'interdit de l'outrager. Blanche laissa tomber le long de sa robe ses mains lassées. En effet, tout l'hiver, elle s'était demandé s'il n'y avait pas eu au fond de ces indulgences quelque effroyable complicité. En se voyant délivrée de son soupçon, elle poussa un soupir de soulagement, mais son irritation cachée ne fit que s'en accroître. --Pourquoi est-il revenu? dit Madeline, tout bas. --Eh! le sais-je? s'écria Blanche en se tordant les mains. A moins que ce ne soit pour torturer une pauvre âme lasse de combattre, lasse de souffrir... Madeline la regarda un instant; des rougeurs fugitives passaient sur les joues de madame de Dreux, la laissant ensuite d'une pâleur de cire. --Viens dans ma chambre, dit-elle en l'entraînant doucement; viens, je te montrerai les papiers de mon mari. Blanche comprit. La jeune veuve voulait évoquer, entre le mal et son amie, l'image d'un amour honoré, d'un devoir accepté courageusement, jusque par delà la tombe... Pourquoi affliger cette amie dévouée, ce coeur tendre, qui saignait de son mal? Elle céda. XX La grande horloge du Mesnil sonna lentement deux coups. Dans le parterre plein de rosiers encore en boutons, le soleil répandait une lumière aveuglante. Les domestiques allaient et venaient dans la cour voisine, vaquant aux besoins du service; un aide-jardinier ratissait consciencieusement le sable de la grande allée, et son râteau grinçait avec une régularité irritante. Blanche, le front appuyé aux vitres d'une porte-fenêtre, battait du doigt les carreaux verdâtres avec une impatience nerveuse. Elle attendait... Il viendrait sans doute; sinon, pourquoi serait-il revenu de si loin? --Blanche? fit la douce voix de Madeline, allons sur la terrasse. Madame de Dreux obéit. Elle était si complètement décidée à résister quand cela en vaudrait la peine, qu'elle pouvait céder sur tous les points de détail. Elles s'assirent sous une tente, qui les protégeait contre le soleil: avec intention peut-être, madame Lecomte l'avait fait dresser de façon qu'elle masquât le manoir de M. de Fresnes. --C'est quelque chose, vois-tu, dit Madeline, continuant ainsi la conversation commencée le matin dans sa chambre, c'est quelque chose que de vivre pour une idée, une belle grande idée! Mon mari vivait pour ses travaux; moi, sa veuve, je vis pour les faire connaître à nos contemporains... Cela soutient, vois-tu! Eh bien, toi?... --Moi! dit dédaigneusement Blanche, j'ai vécu pour l'orgueil! --Orgueil, soit; moi, je donne un autre nom au mobile de ta vie. Je crois que tu as toujours eu grand souci de ta propre dignité, que tu as redouté les moindres éclaboussures plus que d'autres ne redoutent un bain complet dans la boue, et que c'est ce grand respect de toi-même qui t'a faite ce que tu es, si fort au-dessus du vulgaire. Blanche laissa dire. Il est toujours très-doux de savourer le lait de la louange, surtout quand on sent la louange méritée. --Les femmes comme toi, reprit Madeline, se sont fait une vie tellement à part, qu'elles ne peuvent plus agir comme les autres; on les a mises sur un piédestal; bon gré, mal gré, il leur faut y rester, sans quoi tous ceux qu'elles ont dominés jadis de leur supériorité les lapident avec une joie féroce quand elles tombent. --Qu'importe! fit Blanche. Le bonheur vaut bien qu'on le paye. --Le bonheur! dit Madeline à voix basse, est-ce cela le bonheur? N'est-ce pas plutôt la considération de tous, la joie de la famille, l'honneur des enfants? --Tais-toi, s'écria madame de Dreux, c'est avec de tels sophismes qu'on enivre les femmes hindoues et qu'on les amène à se laisser brûler sur le cadavre de leurs maris! --L'honneur des enfants, est-ce un sophisme? dit Madeline, de la même voix douce et sans modulations. Un bruit de roues sur le gravier traversa l'air. Madame Lecomte pâlit. Blanche se leva, écoutant... Un domestique traversa la terrasse du pas majestueux qui convient en pareille circonstance, et présenta à madame de Dreux la carte de M. de Fresnes. --Recevez, dit-elle. Le domestique s'en retourna du même pas. --Que vas-tu faire? fit Madeline, troublée. --Je n'en sais rien! répondit Blanche avec un geste d'abandon. Elle se dirigea à son tour vers le salon. Lucien l'attendait, debout sous le grand lustre de cristal. Horriblement pâle, il gardait une tenue irréprochable, et s'inclina respectueusement. A travers les fenêtres qui donnaient sur la cour, Blanche vit une voiture de voyage attelée de quatre chevaux. --Je suis revenu, dit-il d'une voix brève, coupée de pauses fréquentes par une insurmontable émotion. Je ne pouvais plus vivre sans vous. Il m'a semblé que vous m'aviez banni sans bien comprendre ce que vous faisiez... Je sais tout ce que vous allez me dire, c'est inutile. Je ne viens pas vous offrir les hontes de l'adultère clandestin... Je vous veux tout entière et pour la vie... Ma voiture nous emmènera n'importe où... Blanche, je vous aime de tout mon être... Partons ensemble, tout de suite, pour toujours! Elle trembla, recula un peu. --Et mes enfants? dit-elle. Il fit un geste d'impatience. --Quoi qu'on fasse, répliqua-t-il, la vie est pleine de douleurs. Vos enfants appartiennent à leur père... Nous n'avons pas le droit de les lui enlever. Blanche, je vous aime! Ce que j'ai souffert de vous voir méconnue, délaissée, outragée... je ne puis vous le dire ici, mais j'ai résolu de ne pas le souffrir davantage. Dans l'absence, vous m'êtes devenue tous les jours plus chère, plus précieuse. Vous m'aimez, n'est-ce pas, je ne l'ai pas rêvé? --Je vous aime, dit Blanche d'une voix endormie. Elle ne savait plus bien si elle était vivante ou non. --Nous vivrons heureux, reprit de Fresnes, on nous oubliera bien vite, car nous ne demanderons rien à personne... Ah! Blanche, si j'osais, si j'osais, à genoux devant vous, forcer vos yeux à regarder dans les miens, vous ne pourriez plus hésiter... Mais je ne peux pas... Regardez-moi, je vous en supplie! Les portes toujours ouvertes du salon la gardaient mieux qu'une légion de protecteurs. De crainte d'être surpris, il n'osait s'approcher d'elle, même assez près pour lui parler bas. --Je sais ce que je vous propose de quitter, continua-t-il, je sais toutes les amertumes qui accompagneront notre fuite, mais vous serez si heureuse, Blanche! Je ferai de votre vie un enchantement perpétuel... Le bonheur, n'est-ce pas au-dessus de tout? Madeline parut sur le seuil de la terrasse. --Pas au-dessus de l'honneur, dit-elle de sa voix douce. --Va-t'en! fit Blanche en tournant vers elle ses yeux pleins de colère. Elle répondit par un signe négatif. --Pense, continua la jeune femme, au jour où tu resterais veuve, avec un nom déshonoré, où la tutelle de tes enfants passerait entre des mains étrangères, parce que les tiennes seraient souillées. Moi, qui suis veuve, je sais ce que c'est que d'être respectée! Peux-tu deviner ce que serait le mépris? --Tais-toi, dit Blanche, tais-toi, je ne veux pas t'entendre. --Non, dit M. de Fresnes, laissez parler votre amie; elle a raison: avant de partir avec moi, vous devez envisager tous les dangers, tous les chagrins qui vous attendent. Je ne veux pas vous entraîner malgré vous. Ces dangers ne sont rien, les chagrins seront vite oubliés; je vous aime assez pour anéantir tout cela! Blanche lui tendit les bras. Il fit un pas vers elle et s'arrêta, retenu par le respect que lui inspirait Madeline. Il prit les deux mains de madame de Dreux, les réunit sur son coeur et lui dit, transfiguré par la joie: --Partons! --Et si ton mari le tue? dit Madeline en mettant sa main glacée sur leurs mains unies. Blanche s'arracha violemment à l'étreinte de Lucien, courut au bout du salon et s'appuya contre le mur. --Ah! dit-elle douloureusement, ah! Madeline, tu es la plus forte. Je ne veux pas qu'on le tue! --Ne l'écoutez pas! s'écria Lucien en courant» à elle. D'un mouvement rapide, madame Lecomte ferma les deux portes du salon, puis elle revint. --M. de Dreux vous tuera, dit-elle à Lucien, ou bien vous le tuerez. S'il vous tue, pensez au destin de Blanche. Si c'est lui qui succombe, vivrez-vous tranquille avec la mère des deux orphelins? Allez, monsieur, la vie a de rudes combats, et vous aurez livré vaillamment votre bataille; mais ne forcez pas cette pauvre femme à lutter avec le déshonneur; ce n'est digne ni d'elle ni de vous! --Est-ce votre avis? dit M. de Fresnes en s'inclinant respectueusement devant madame de Dreux. --Partez, dit-elle. Je veux que vous viviez! Je vous aimerai toujours, je ne serai jamais à vous. Il saisit sa main et la pressa longuement contre ses lèvres, mais il n'avait plus le pouvoir sur elle. Saluant Madeline, il traversa le salon; sur le seuil, il se retourna. --Adieu pour toujours? dit-il. --Pour toujours! répondit-elle. Il sortit; l'instant d'après la voiture s'éloigna du perron et prit la route de Paris. --Tu es pourtant sauvée! dit Madeline en prenant Blanche dans ses bras. --Au prix de toute ma joie! répliqua-t-ellr sans lui rendre son étreinte. XXI Elles restèrent longtemps silencieuses. Blanche s'était laissée glisser sur un fauteuil, inerte, brisée par cette épouvantable secousse. Madeline n'osait la quitter ni se rapprocher d'elle. C'est longtemps après que nous remercions nos amis de nous avoir empêché de commettre une faute; dans le premier moment, malgré toute notre raison, nous ne pouvons nous défendre de leur en vouloir. L'après-midi s'écoula ainsi dans la torpeur; à deux reprises, Madeline se leva pour donner des ordres et dispenser ainsi Blanche de rentrer trop rudement dans la vie réelle. Une femme moins sensée, amie de la mise en scène, eût été chercher les enfants; elle les écarta au contraire, voulant laisser son amie sur l'impression, bien plus forte en ce moment que tous les sentiments du monde, qu'en partant avec Lucien elle aurait inévitablement causé soit sa mort, soit celle de Guy. L'heure du dîner approchait, lorsque le roulement d'un équipage réveilla toutes les craintes de madame Lecomte. Blanche, plongée dans une sorte d'engourdissement, n'y prenait pas garde. Madeline courut au perron, pour s'opposer par tous les moyens à une nouvelle visite de M. de Fresnes, si celui-ci, après réflexion, se décidait à revenir sur ses pas. Une voiture s'arrêta en effet au bas des degrés, mais ce n'était pas celle qui venait de les quitter; c'était une petite calèche couverte de poussière, et au lieu de la belle tête de Lucien, les moustaches rousses de Meillan émergèrent de dessous la capote. --Vous! s'écria Madeline stupéfaite. --Moi-même, chère madame. --Et d'où venez-vous, ainsi fait? --Je suis poudreux? C'est possible. Je viens de Paris, en poste, doubles guides. Un mouvement nerveux agitait les moustaches rousses. Leur propriétaire acheva de descendre et se secoua rapidement avant d'entreprendre l'ascension des cinq marches du perron. --Un peu moulu aussi, dit-il. Cent dix lieues, c'est long. Avez-vous du monde au château? --Personne. --Madame de Dreux est chez elle? --Évidemment! fit Madeline, que l'air hérissé des moustaches rousses commençait à troubler. --Ah! j'en suis charmé. Je précède mon ami de Dreux de quelques heures seulement; quelques heures, que dis-je? Je les avais en quittant Paris, ces heures d'avance, mais je les ai perdues en route, et comme je traversais, vous savez, cette ville en entonnoir? en sortant par une porte, j'ai vu sa voiture arriver sur l'autre versant... C'est très-commode, ces entonnoirs. Mais j'avais de bons chevaux, j'espère l'avoir distancé. Ils étaient dans le petit salon qui précédait le grand. Meillan s'arrêta court, et prenant Madeline par la main, il la regarda dans les yeux. --M. de Fresnes? dit-il à voix basse. --Il est parti aujourd'hui vers trois heures pour un long voyage, après avoir fait à madame de Dreux une courte visite. J'étais là. --Parti? Pour tout de bon? --Je vous l'affirme. Meillan passa à deux reprises sa main gauche sur son front. --Fort bien, dit-il d'un ton calme. J'en suis enchanté. Ce n'est pas absolument pour mon plaisir que je fais avec mon ami de Dreux cette course au clocher de cent dix lieues, je vous prie de le croire. Il lâcha la main de madame Lecomte que, pendant ce dialogue, il avait serrée assez fort pour lui faire mal, sans qu'ils s'en aperçussent l'un ou l'autre. --Elle va être bien surprise, dit-il, sans désigner Blanche autrement, mais il faut la prévenir. Guy me suit, vous dis-je, à un demi-relais, moins peut-être. Ils entrèrent dans le salon, dont Madeline avait rouvert les portes après le départ de Lucien. Blanche se leva brusquement et resta pétrifiée. --Meillan! dit-elle. --J'en conviens, répondit-il. Je précède votre mari de fort peu de temps. --Mon mari? fit Blanche interdite; il va venir? --Dans une heure. Cette idée l'a pris subitement avant-hier soir en rentrant de je ne sais où; il était venu causer un brin avec moi; il comptait partir hier matin; ma foi, j'ai pris les devants... Blanche le regardait attentivement; tout à coup elle le saisit par le bras. --Une délation? dit-elle entre les dents. Meillan haussa les épaules, quoique les doigts crispés de Blanche fussent serrés comme des tenailles. --Les gens oisifs! dit-il; l'oisiveté est la mère de tous les vices... --Ne plaisantez pas, fit madame de Dreux en le regardant avec des yeux où flamboyait la colère. On lui a dit que M. de Fresnes était ici. --Oui, dit Meillan, prenant son parti. --Et vous n'avez pas honte, à vous deux, de venir me surveiller ainsi? commença-t-elle... Il l'interrompit avec un geste fort digne: elle desserra les doigts et resta immobile devant lui. --Nous ne sommes pas venus vous surveiller, chère madame, dit-il. Guy s'est mis en route pour casser la tête à M. de Fresnes, et je l'ai précédé pour lui épargner cette peine, soit en faisant la besogne moi-même, s'il était nécessaire... Il hésita, et quittant le ton de persiflage qui lui était habituel: --Soit, continua-t-il, en agissant auprès de notre ambassadeur, de façon à éviter une catastrophe regrettable à tous les points de vue, soit enfin, s'il ne restait plus d'autre ressource, à ce qu'il ne trouvât point ici de victimes pour son emportement. Blanche humiliée, vaincue, resta les yeux baissés devant cet ami, si sûr à l'heure du danger. Madeline avait disparu. --Suivant ce qui m'aurait paru juste et convenable, madame, reprit-il avec une douceur inaccoutumée, j'aurais fait tel ou tel autre mauvais coup. Mais pour vous servir, rien ne me coûte... Je suis heureux de voir que les émotions qui m'ont fait accomplir si vite un si long voyage étaient de pures chimères. --Mensonge! fit Blanche en redressant la tête. J'aime M. de Fresnes! --Je le sais, répliqua-t-il, je le savais avant vous. Seulement, croyez-moi, ne le dites pas à Guy, trop directement intéressé dans la question: il n'apprécierait pas la grandeur chevaleresque d'un tel aveu. Pour moi, c'est autre chose, je suis l'ami des mauvais jours, je puis tout entendre, tout comprendre... et tout admirer... ajouta-t-il à voix basse. Il ne reviendra pas, n'est-ce pas? Elle fit un signe négatif. --Vous êtes grande, dit-il ému. --Non, fit Blanche, en indiquant Madeline qui entrait, c'est elle. XXII Une heure après, la grande calèche de M. de Dreux roula bruyamment sur le pavé de la cour; les domestiques prévenus coururent à la rencontre de leur maître, et Guy, le front soucieux, les sourcils froncés, traversa une haie de serviteurs sans songer que cet accueil marquait plus de défiance que de surprise. Guy fronçait le sourcil, parce qu'il avait croisé deux heures auparavant la calèche de M. de Fresnes, parce que celui-ci lui avait adressé un salut fort poli, et parce que tout cela compliquait une affaire déjà peu claire; il se sentait prendre pied dans un abîme de perplexités. --Où est madame? demanda-t-il à un domestique. --Dans la salle à manger, monsieur; on dîne, répondit respectueusement le serviteur. On dînait au Mesnil, mon Dieu, oui! tout comme si ce jour n'avait pas été plein d'orages effroyables! M. de Dreux se dirigea vers la salle à manger, dont la porte ouverte laissait passer une appétissante odeur de bonne chère, et sous la lumière de la grande lampe qui éclairait si largement la nappe, le premier visage qu'il aperçut fut celui de Meillan. Guy ne croyait pas beaucoup aux apparitions, pourtant il s'arrêta pétrifié. Meillan qu'il avait laissé l'avant-veille à Paris, dans un fumoir tranquille, rassasié de confidences et à sec de bons conseils! --Bonsoir, cher, lui dit son ami en reposant sur la table le verre dans lequel il venait de boire. Les domestiques approchaient une chaise du couvert mis par avance. Guy s'assit machinalement et déplia sa serviette, en regardant tout le monde. On avait l'air paisible. Les yeux de Blanche étaient cernés, ceux de Madeline brillaient d'un éclat extraordinaire. Meillan avait dans l'oeil un scintillement malicieux, comme un chat qui guette une pelote de fil... On mit devant M. de Dreux une assiette de potage fumant. Revenant alors à lui et s'apercevant de son inconvenance, il se leva précipitamment. --Veuillez me pardonner ma distraction, dit-il; la rapidité de ce voyage m'a étourdi. J'ai eu un moment d'absence. Il fit le tour de la table avec beaucoup de grâce, baisa la main des deux femmes et secoua celle de Meillan; après quoi s'étant rassis, il regarda les convives et formula ainsi sa pensée: --C'est ta présence qui me confond, Meillan, dit-il; je te croyais à Paris; comment te trouves-tu ici? --C'est extrêmement simplet répondit son ami. Quand tu m'as annoncé ton départ, l'autre soir, je me suis parié à moi-même que j'arriverais avant toi; j'ai gagné, tu le vois, d'une demi-longueur seulement, je l'avoue. Guy, très-vexé de ne pouvoir se mettre en colère, avala son potage sans mot dire. Personne n'avait envie de causer, sauf Meillan qui trouvait la situation d'un comique achevé. Après les angoisses de son voyage, après les catastrophes redoutées, la présence de son ami à cette table tranquille, au milieu de ces domestiques solennels, lui donnait des envies de fou rire, et de plus la pensée que M. de Fresnes, à l'heure présente, courait en poste sur la route de Paris tout seul! tout seul! ô volupté indicible! lui causait les plus riantes émotions. En ce moment, la vie entière paraissait couleur de rose à l'heureux garçon, qui n'eût pas troqué ses moustaches rousses contre les plus beaux lauriers. En pensant à lui-même, il se trouvait beau, aimable, intelligent: jamais il ne parviendrait à se témoigner toute la satisfaction que lui inspirait sa propre conduite. Guy, lui, ne pouvait se remettre du choc que lui faisait éprouver cet accueil inattendu. Quand on est monté en voiture à Paris avec l'intention de tuer quelqu'un au bout de sa route et qu'on tombe dans un paisible dîner de famille; quand, pour couronner le tout, on a acquis la certitude, par ses propres yeux, que l'être qu'il fallait exterminer s'en va au diable, tournant le dos à l'endroit où l'on croyait le rencontrer, il y a de quoi être honteux de sa déconvenue. Ne se met pas qui veut au niveau des grands caractères de l'antiquité; mais quand on s'est hissé jusque-là, s'y trouver tout seul paraît un peu ridicule. Le dîner terminé, Meillan tira de sa poche un étui où il prit un délicieux cigare qu'il examina avec onction; puis présentant l'étui à son ami: --Tu es parti vite, dit-il. Je parierais bien que tu as oublié de prendre des cigares. M. de Dreux accepta d'un air bourru. Ils sortirent ensemble sur la terrasse. La nuit était noire, le phare brillait régulièrement à l'horizon, mais sa vue ne disait rien aux amis. --Me feras-tu la grâce de m'expliquer, dit enfin le député, ce que signifie ton voyage? Je n'aime pas qu'on se moque de moi, et... --Tu tombes mal, répondit Meillan en passant sous le sien le bras de M. de Dreux. Je suis venu précisément pour me moquer un peu de toi, et tu es trop mon ami pour me refuser cet innocent plaisir. Je t'ai vu avant-hier, coiffé de l'armet de l'ambrin, prêt à pourfendre un ou plusieurs moulins à vent. Je me suis pris de belle peur, non pour eux, mais pour toi; tu sais qu'en général ce ne sont pas les moulins à vent qui pâtissent de ces rencontres. Je suis venu t'empêcher d'être ridicule en tout cas, et peut-être pis que cela... Guy fit un mouvement pour se dégager. --Pourquoi M. de Fresnes est-il venu ici? dit-il d'une voix creuse. --Probablement pour déterrer quelque cassette cachée dans une des caves de ton manoir; autrement il serait impossible d'expliquer son voyage et son départ subit. --Il aime ma femme, j'en suis sûr! proféra Guy sans se dérider. --C'est une femme qui t'a dit cela, riposta Meillan. --Qu'est-ce que ça fait, puisque c'est vrai? dit M. de Dreux avec irritation. --Qu'est-ce que ça fait que ça soit vrai, si ta femme ne l'aime pas? Si elle l'aimait, serait-il parti tantôt, à trois heures.... --Je l'ai rencontré, dit naïvement Guy. Meillan lâcha le bras de son ami et leva les mains vers le ciel. --O candeur! fit-il, ô simplicité divine! Et moi qui m'évertue à lui parler raison! Tu l'as rencontré sur la route de Paris, cela prouve sans doute qu'il s'entend avec ta femme pour te trahir. Un plus malin serait resté ici, je pense, où nul ne soupçonnait ton arrivée! Vas-tu croire aussi que c'est moi qui l'ai fait partir? --Non, dit loyalement Guy, tu n'as pas pu arriver assez tôt pour cela, j'y ai déjà pensé. --Tu penses à tout! fit Meillan en indiquant un point d'exclamation. Voyons, à présent, ne consomme point ta faute. N'aie pas la présomption de présenter des excuses à ta femme, voilà ce qu'elle ne te pardonnerait pas! --Pourquoi? dit Guy; je lui ai manqué, je ne rougirai pas de m'excuser. J'aurais tué cet homme si je l'avais trouvé coupable; je ne dois pas hésiter davantage à m'accuser d'une erreur. Meillan haussa les épaules. --L'homme est naturellement aveugle et sourd, dit-il; mais quand il est député, le suffrage de ses concitoyens achève de le rendre incapable de jugement! Comprends donc que madame de Dreux peut feindre d'ignorer que tu l'as soupçonnée; ce sera infiniment délicat de ta part de ne pas aller lui dire ce que tu as eu la folie de t'imaginer. Cela seul serait une offense, et je t'assure que ton dossier conjugal est déjà assez chargé! --Tu crois? fit de Dreux ébranlé. --Puisque je te le dis! Seulement, mon cher ami, ne recommence pas! Je te jure que je suis moulu de mon expédition. --Moi aussi, soupira Guy. Après un silence, il ajouta: --Qu'est-ce que je dirai à Blanche pour lui expliquer mon arrivée? --Dis-lui que l'air de Paris ne vaut rien pour tes nerfs dès que viennent les beaux jours. Cela suffira; je te réponds qu'elle ne t'en demandera pas davantage. De Dreux, réconcilié avec Meillan, avec M. de Fresnes et avec la vie, aurait bien voulu se réconcilier avec sa femme. Mais le temps de la miséricorde était passé, et il sentit sous l'apparence affectueuse de Blanche une si ferme volonté de le tenir à distance, que quinze jours après il repartit pour Paris. XXIII L'été suivit son cours, et le Mesnil reçut comme d'habitude quelques invités. M. de Grosmont vint faire sa visite annuelle à sa pupille, et la complimenta de la belle conduite de son mari lors de l'affaire de Fresnes. A ce nom, Blanche fronçant légèrement le sourcil, son ex-tuteur, qui s'en aperçut, ajouta: --Je regrette seulement, ma chère enfant, que vous n'ayez jamais su rendre justice au mérite de cet homme d'État, qui est de plus un homme aimable. Votre froideur envers lui a toujours été un des soucis de la vie parlementaire de votre époux. Du reste, la chose a maintenant moins d'importance, puisque M. de Fresnes s'est consacré à la diplomatie, et d'ailleurs les sympathies ne se commandent pas, bien qu'on soit parfois fondé à le regretter. Blanche écouta ce discours sans sourciller. Rien ne l'étonnait plus. La comtesse Praxis vint passer deux mois, sous prétexte de tirer les oreilles à Meillan qui s'était enfui de Paris sans la prévenir, de sorte qu'elle avait manqué son bésigue pendant plus de huit jours. C'était une femme intelligente et fine, et au fond de son vieux coeur de douairière, elle avait eu plus d'une inquiétude pour Blanche, l'hiver précédent. Le seul homme qu'elle n'eût jamais soupçonné d'être dangereux pour sa jeune amie était précisément M. de Fresnes. L'honneur de madame de Dreux se trouva donc sauf; les deux amis qui avaient son secret feignirent de l'avoir oublié, et elle put s'accoutumer peu à peu à porter la tête aussi haut qu'avant cette rude épreuve. Elle garda les apparences de l'orgueil; mais en réalité, son âme était humiliée et vaincue. Ce qui lui avait toujours manqué, c'était l'indulgence pour les pécheurs. Aux jours de son impeccabilité, femme délaissée sans motif, elle avait si bien senti sa supériorité sur les autres femmes, qu'elle les avait regardées de haut et de loin, comme appartenant à une espèce inférieure. L'approche du danger, qu'elle avait effleuré de si près, la conscience que sans madame Lecomte elle serait à son tour tombée dans cet abîme si méprisé jadis, lui inspirèrent une tendre pitié pour celles qui succombent. Elle avait beau se dire que M. de Fresnes était bien différent des autres hommes, que sa faute à elle eût été bien différente des autres fautes, son esprit juste ne consentit pas à se payer de ces mauvaises raisons; elle fut obligée de descendre jusqu'au fond de son âme et de s'avouer que si l'erreur n'était pas devenue un crime, c'est parce que Madeline s'était mise entre elle et le gouffre. Il y avait donc une femme supérieure à elle, une femme qui n'avait jamais songé à se targuer d'aucune supériorité, et qui tout à coup s'était trouvée plus instruite que Blanche, plus vertueuse, plus courageuse... Ce fut une grande leçon pour madame de Dreux. La seule vertu chrétienne qui lui manquait, l'humilité, entra dans son âme repentante et la rendit désormais douce à ceux qui tombent dans la lutte. L'automne ramena l'anniversaire de la tempête où Gérard avait péri. Accompagnées de tous les habitants du Mesnil, les deux femmes assistèrent au service funèbre, puis elles laissèrent s'écouler la foule venue des villages voisins pour cette solennité, et, quand le cimetière fut rendu à sa tranquille solitude, elles se dirigèrent vers la tombe. Les rosiers avaient envahi tout le chevet de la pierre, et les roses du Bengale, pâles et à demi effeuillées, tombaient en grappes sur le nom du jeune héros. --Vois-tu, dit Madeline, d'abord j'avais cru que tout était là... J'étais alors bien malheureuse, et la mort m'eût été douce. Lorsqu'en lisant ses oeuvres, j'ai vu que je les comprenais, que je pouvais les faire comprendre à d'autres, je l'ai vu, mon cher mari, ailleurs que dans sa tombe. Il vit dans ses ouvrages, il y parle avec moi à toute heure de travail, et la pensée qu'il survivra, grâce à moi, m'a donné un grand désir de vivre. Pour arriver au but que je me propose, j'ai beaucoup à travailler... j'ai tout à apprendre, car au fond je suis une ignorante, mais j'apprendrai tout ce que je dois savoir... Me croiras-tu si je te dis que je n'ai plus qu'une terreur: celle de mourir avant d'avoir terminé mon oeuvre, avant d'avoir publié ces deux volumes qui sont Gérard tout entier? Blanche serra la main de son amie. --Je te comprends, dit-elle, et malgré ton malheur, je sens que la vie a pour toi de grandes joies. Ah! ajouta-t-elle avec un soupir, mon existence n'a point de but si noble, ni de si grandes consolations! Mon rêve est mort,--ou doit mourir,--et la réalité! Madeline, tu la connais, la réalité! Quelle épouse suis-je? quel avenir puis-je attendre? --Fais comme moi, travaille, répondit madame Lecomte. Elles reprirent le chemin du château. Blanche méditait. Après un long silence, elle se tourna vers son amie. --Travailler, oui, reprit-elle, tu as raison. Mais j'ai organisé ma vie de telle sorte qu'il m'est impossible à présent de travailler pour moi-même. Le jour où l'on saurait que j'ai produit quelque oeuvre, littérature, science ou politique, digne d'attirer l'attention, tout ce que j'ai fait depuis dix ans pour persuader à l'univers que mon mari était un aigle, serait perdu en un moment. Je n'ai pas le droit d'infliger cette humiliation à ce pauvre Guy. Il n'est pas méchant, il m'aime à sa façon; ce n'est pas sa faute s'il n'est pas l'aigle que l'on croit, c'est la mienne. Il y aurait une méchanceté gratuite à le précipiter de son empyrée. Je l'y ai mis, il y restera. Il ne me plaît pas, après tout, d'apprendre au monde qu'il y a dix ans j'ai commis, en me mariant, la plus vulgaire, la plus terrible erreur que puisse commettre une femme. Je ne veux pas avouer que ni mon éducation, ni mon intelligence n'ont su me préserver d'épouser un homme uniquement parce qu'il était beau, qu'il parlait bien et qu'il avait de bonnes manières. C'est là ce qui serait pour moi la plus cruelle des humiliations. Guy passe pour un homme supérieur, et il conservera sa réputation jusqu'à la fin. --Et si tu meurs avant lui? dit Madeline. Blanche sourit avec une indulgence infinie. --On dira que le chagrin a troublé son esprit, répondit-elle. Je t'étonne? Tu ne me croyais pas, à l'égard de mon mari, de si charitables sentiments? C'est qu'en faisant mon examen de conscience, je me suis reconnue coupable envers lui. Le monde excuse si facilement l'adultère du mari, qu'il serait injuste d'exiger d'un homme élevé suivant les lois du monde un rigorisme qui le rendrait presque ridicule. Quelques-uns vivent avec un amour unique... Ton mari aurait ainsi vécu à tes côtés jusqu'à l'extrême vieillesse... Ceux-là sont des heureux, on les admire avec un peu d'étonnement, mais peu sont capables de les imiter. Mon pauvre mari est donc parfaitement logique avec lui-même, en papillonnant du haut jusqu'en bas de l'échelle, aussi bien que lorsqu'il a quitté Paris, en poste, pour venir ici tuer l'homme qu'il supposait agréé par moi. Ce n'est pas lui qui agit, c'est l'homme extérieur façonné par le monde, et je ne saurais lui en vouloir. Après un silence, elle reprit: --Je suis coupable envers lui. J'ai presque supposé un instant, tu t'en souviens, qu'il fermait les yeux sur ce qu'il aurait dû voir... Tu sais combien cette accusation était injuste; je lui dois quelque dédommagement pour cette injustice, et je payerai ma dette en dévouement. Elles avaient atteint le château, et le grand salon s'ouvrait devant elles. --Tout mon bonheur est parti, continua madame de Dreux, le jour où l'être supérieur qui m'aimait et que j'aimais a quitté ce salon, où je crois toujours le revoir. Toi, tu vas sur la tombe de ton mari; moi, je viens ici, je regarde à cette place, sous le lustre, et j'ai envie de pleurer, de m'agenouiller, de me prosterner à cet endroit, où il m'est apparu comme un ange libérateur... Mais ne crains rien, Madeline, ma vie est tracée, ma résolution est prise. J'irai jusqu'au tombeau sans faiblir. En effet, madame de Dreux reparut dans le monde, aussi belle et plus brillante que jamais. M. de Fresnes, qui n'avait fait que toucher barre à Paris, était reparti bien loin pour une mission diplomatique des plus délicates. Le léger bruit, sans consistance, qui avait lancé si précipitamment M. de Dreux sur la route du Mesnil, s'était trouvé démenti dès le lendemain par la présence du jeune ambassadeur; il s'évanouit comme tous les propos de ce genre. L'hôtel de Dreux donna cet hiver-là des fêtes exquises qui furent très-remarquées. Rien de ce que faisait Blanche n'était vulgaire, et elle acheva de conquérir sa réputation de femme de goût. Cependant, dans le nouveau charme de sa beauté plus touchante, dans l'indulgence nouvelle qui présidait à sa conduite comme à ses discours, beaucoup d'hommes sentirent un attendrissement de cette âme hautaine dont ils espéraient profiter pour eux-mêmes. Ce fut autant de peines perdues. Madame de Dreux passa au milieu de tous ces hommages, aussi sereine, moins dédaigneuse qu'autrefois, avec une sorte de bonté qui la rendait plus aimable, mais impénétrable et inaccessible à tous. Meillan avait renoncé à son rôle de chien de garde; il savait qu'il n'avait plus rien à garder; le trésor qu'il avait tant surveillé, cette âme d'élite, qui seule pouvait faillir, s'était envolée bien loin, et suivait dans ses voyages lointains l'absent à qui elle s'était donnée, à qui elle ne se reprendrait pas. Cinq ans plus tard, à l'Opéra de la rue le Peletier, un soir de gala, Blanche attendait sa voiture à la sortie, sur l'escalier encombré de jolies femmes et de toilettes étincelantes. On causait là comme chez soi, entre amies du même monde; Guy faisait la cour à une nouvelle mariée, extraordinairement belle, et d'une naïveté qui exigerait de son mari la plus active des surveillances. Blanche n'y prenait pas garde, et écoutait d'une oreille distraite les compliments alambiqués d'un vieil habitué qui n'avait jamais pu dire deux mots à une femme sans y mettre au moins une fadeur. Elle promenait ses yeux un peu fatigués sur la foule parée, rendant un petit salut çà et là... Tout à coup elle arrêta son regard sur un homme dont elle ne voyait que le profil, sur l'escalier opposé, et son coeur se mit à battre comme aux plus beaux temps de sa passion. Elle la croyait bien morte, cette passion sans joies, qui l'avait consumée intérieurement et avait fini par s'éteindre, comme un feu qui manque d'air. Son coeur semblait maintenant vouloir lui prouver le contraire. L'homme qu'elle regardait se tourna lentement et lui adressa un salut respectueux. Elle inclina la tête, et d'un mouvement irréfléchi prit le bras de son mari. Un vide s'était fait en bas, et l'on descendit quelques marches. --De Fresnes! dit Guy en regardant devant lui. D'où vient-il? Il y a un siècle qu'on ne l'avait vu. Peste! il a fait collection d'ordres étrangers. Voyez donc. Blanche, il a sur son habit au moins autant de diamants que vous-même à vos épaules. Les deux hommes échangèrent un salut. Si quelqu'un avait dit à Guy qu'il avait fait cent dix lieues en poste pour tuer celui qui était en face de lui, sur l'autre escalier, il eût été bien surpris! Pour de Fresnes, il n'avait aucune idée de ce voyage belliqueux. Les dames qu'escortait le diplomate descendaient assez vite; il dut les accompagner; mais avant de s'engager sous la porte, il adressa à madame de Dreux un dernier regard et un dernier salut, puis disparut. Blanche ne dormit guère. Une singulière jalousie s'était emparée d'elle à la vue des deux femmes inconnues qu'escortait Lucien. Elle aurait voulu savoir ce qu'elles étaient pour lui... Rien n'était plus facile; un mot eût suffi. Elle ne voulut point le dire, et resta avec cette pensée irritante. Vers la chute du jour, à l'heure où M. de Fresnes venait jadis, elle fut tentée de donner l'ordre de recevoir; elle n'osa pas. Elle resta dans sa chambre, au premier étage, d'où elle voyait les visiteurs monter le perron. Assise près de la fenêtre, un livre à la main, sans lire, car elle n'y voyait plus, elle vit s'allumer les lanternes du péristyle; qui jetaient une vive lumière sur les arrivants. On sonna à la petite porte, entrée ordinaire des piétons; un homme élégant, de haute stature, entra dans la cour et monta les degrés... Elle le reconnut dès le premier coup d'oeil. Il remit sa carte à un valet, puis regarda avec inquiétude les fenêtres noires et muettes de cette façade... Blanche eut peur qu'il ne la vit, malgré la nuit, à travers le rideau qu'elle écartait à peine; mais il redescendit lentement, comme à regret, traversa la cour et disparut... --Tout mon coeur, cria Blanche, lorsqu'il fut parti, toute mon âme, toute ma vie! Il emporte tout, il ne le saura pas! Et moi qui croyais l'avoir oublié! Est-ce qu'on oublie? Est-ce qu'on cesse jamais de souffrir quand on aime? Le voir, passer une heure auprès de lui à causer doucement les mains dans les siennes... Non, c'est trop peu! m'enfuir avec lui, n'importe où... Je l'aime! Elle sonna avec violence. --Courez après le visiteur qui sort d'ici, et qui a remis une carte. Dites que c'était une erreur, et que madame le prie d'entrer. La femme de chambre qui recevait cet ordre restait stupéfaite; la chambre était obscure, elle ne voyait pas les traits bouleversés de sa maîtresse. --Allez donc! dit durement celle-ci, et dépêchez-vous! La jeune fille obéit, courut à travers la cour et s'arrêta sur le seuil, indécise. Une forme élégante disparaissait au tournant de la rue, il faisait froid, une petite pluie fine commençait à tomber, elle rentra à l'hôtel. --Madame, le monsieur était trop loin, dit-elle à Blanche, je n'ai vu personne. --C'est bien, répondit celle-ci. La femme de chambre sortit pour chercher de la lumière, et madame de Dreux remit précipitamment en place un châle, un chapeau et sa bourse qu'elle avait tirés de son armoire, pendant qu'on cherchait M. de Fresnes. Elle avait instinctivement préparé sa fuite. Si, comme cinq ans auparavant, il lui avait dit: Partons, elle serait partie. --Je suis folle! se dit-elle quand sa chambre éclairée lui rendit l'impression de la réalité. A quoi bon tant de résignation, si sa vue me trouble ainsi la raison! Elle pleura longtemps, plus sur les jours écoulés que sur l'heure présente; puis le lendemain, elle reparut devant le monde comme si rien ne s'était passé. M. de Fresnes n'était à Paris que pour un temps limité: peu de jours après, elle apprit qu'il était reparti. XXIV Les années passent, nos cheveux blanchissent, et au milieu des travaux de la vie on ne s'apercevrait pas que la vieillesse arrive, si les enfants qui grandissent n'étaient là pour marquer la fuite du temps. Blanche était toujours belle, Guy toujours éloquent et aimable, mais leur fils Edouard avait vingt-sept ans et songeait à se marier; leur fille Claire était mère à son tour de deux garçons qui ressemblaient à Blanche trait pour trait. La comtesse Praxis était morte depuis longtemps; madame Lecomte avait publié les oeuvres de son mari, et Paris, qu'on prétend frivole et sans coeur, n'avait pas eu assez d'admiration et d'hommages pour les déposer aux pieds de la noble veuve, consacrée ainsi tout entière à la mémoire de Gérard Lecomte. Quant à Meillan, il se faisait un peu goutteux, mais il était adoré des enfants de Claire, et ne réclamait pas, disait-il, d'autre bonheur en ce monde que d'être ainsi grand-père par procuration. Un jour, Guy rentra souffrant. On ne l'avait jamais vu malade, il ne croyait pas à la maladie; cependant le lendemain il dut s'aliter, et trois jours après, son état était si grave que le médecin se crut obligé de prévenir madame de Dreux de l'imminence du danger. Elle baissa la tête avec la résignation qui, depuis si longtemps, lui tenait lieu de tout le reste. Au fond elle avait toujours craint de mourir avant son mari; la préoccupation de cette réputation usurpée, qui pouvait s'écrouler après elle, mettant à nu son mensonge perpétuel, avait été l'un des graves soucis de sa vie. Guy lui avait occasionné bien souvent des ennuis, surtout à mesure que, avançant en âge, il se carrait de plus en plus dans la bonne opinion qu'il avait de lui-même. A maintes reprises, Blanche avait dû le prendre de très-haut pour empêcher son mari de commettre quelque affreuse bévue, et les troubles politiques, depuis 1847, n'avaient pas peu contribué à rendre difficile la conduite d'une tête aussi peu solide que celle du mari de Blanche. Pourtant elle était attachée à cet époux, quel qu'il fût, par les liens d'une longue habitude et aussi par l'amour de leurs enfants qui ne les séparaient pas l'un de l'autre. Jamais, depuis le jour de leur naissance, les enfants n'avaient entendu parler du moindre dissentiment entre leurs, parents. Blanche, qui plaçait très-haut les devoirs des parents envers leurs enfants, estimait à juste titre que l'union des deux époux, fût-elle purement apparente, est la première, l'unique base du respect filial. Aussi, quel que fût le désaccord entre elle et M. de Dreux, elle avait eu soin de le cacher rigoureusement à tous, aux enfants plus encore qu'au reste du monde, afin qu'ils fussent respectueux envers leur père; pour elle-même, elle était sûre de leur amour. Auprès du lit de cet homme qui sans méchanceté aucune, et même avec les sentiments d'une affection sincère, bien qu'intermittente, avait fait de sa vie, si rayonnante au début, une vie d'abnégation et de sacrifice, Blanche n'eut d'autres sentiments que ceux qui convenaient à une épouse fidèle et dévouée. Pendant la maladie, qui fut courte, elle répondit à tous les billets, à toutes les questions, sut trouver un mot de remercîments pour toutes les paroles flatteuses à l'égard de son mari. Quand elle entendait déplorer autour d'elle la perte que ferait le pays dans la personne de cet homme intelligent et loyal, elle sut répondre sans trahir l'inanité de cet esprit tant vanté. A ses enfants, que la pensée de perdre un tel père plongeait dans la plus amère douleur, elle sut cacher que ce père ne s'était jamais occupé réellement de leur éducation ni de leurs intérêts, et qu'elle seule avait porté ce fardeau si lourd pour une femme. Au notaire, appelé au lit de mort, et qui s'étendait en éloges sur l'admirable rédaction d'un testament, si clair qu'il ne laissait de place à aucune erreur possible, elle ne dit pas que ce testament était son oeuvre et que les articles les plus importants lui avaient coûté des semaines, souvent des mois, de luttes acharnées avec Guy, qui ne voulait pas comprendre. Ainsi, jusqu'à la dernière heure de l'existence de M. de Dreux, elle maintint son mensonge et le fit passer pour un des hommes les plus remarquables de son temps. Guy mourut sans souffrances, inconscient de la sollicitude de sa femme à son lit de mort, comme il l'avait été de sa vigilance pendant une si longue suite d'années; il n'eut pas le temps de la remercier; il l'eût eu, l'aurait-il fait? Ce n'est pas sûr, car il ne voyait là rien d'extraordinaire. La cérémonie funèbre eut lieu en grande pompe, comme il convient aux puissants de ce monde. Lorsque le cercueil eut disparu, Blanche, que l'étiquette enfermait chez elle, parcourut d'un pas lent ces vastes appartements où sa vie s'était écoulée, libre en apparence, en réalité cloîtrée étroitement, par la nécessité de soutenir à toute heure du jour une écrasante imposture. Laissant de côté la pensée de celui qu'on venait d'emporter, et auquel en ce moment même l'Église et le monde apportaient le plus brillant tribut d'hommages et de gloire, elle songea à elle-même. M. de Dreux avait été parfaitement heureux, en ce qui dépendait d'elle; depuis le jour de son mariage où elle lui avait apporté la fortune, jusqu'à ce jour où elle lui consacrait le plus fastueux monument funéraire, elle avait rempli son devoir et au delà de son devoir. --Enfin! soupira-t-elle, je vais être libre! Je pourrai être moi-même, agir en mon nom, vivre en un mot, vivre sans mentir! Sa poitrine, élargie, respira fortement. Il sembla à madame de Dreux qu'un être nouveau venait de naître en elle, une Blanche délivrée, qui serait une personnalité, qui pourrait se permettre d'avoir des idées à elle! Elle passa deux heures dans cet état singulier, qui n'était qu'une sorte d'ivresse calme, telle que peuvent en ressentir les prisonniers rendus à la liberté, quand l'âge et la longue captivité ont tempéré les mouvements fougueux de leur âme. Un bruit de voitures la tira de cette extase, qui n'était pas de la joie, mais bien plus que de la joie. Revenant à elle, elle se prépara à recevoir les dernières nouvelles de son époux. --Chère mère, lui dit son fils en entrant, nous savons tout ce que vous avez perdu; nous savons de quel être supérieur vous êtes veuve! Nous vous aimerons afin de remplacer par notre amour ce qui nous manque en lumières! --Nous parlerons de mon père tous les jours, ajouta sa fille; vous nous raconterez sa noble vie, ses grands travaux, tout ce qui faisait de lui un grand citoyen... Sous les caresses de ses enfants, Blanche sentit tomber en poussière l'avenir qu'elle venait d'édifier pour elle-même. Comment trahir ses propres mérites sans prouver au monde que des deux époux l'être supérieur, c'était elle? Ne retrouverait-on pas à chaque acte de sa vie la preuve qu'elle seule avait agi, combattu? Qu'avait fait le père de si coupable envers ses enfants, pour qu'après sa mort elle lui ravit leur respect? --Nous parlerons de lui, mes enfants, dit-elle, afin d'entretenir en vous l'amour et la vénération que vous devez à sa mémoire. Madame de Dreux se contenta d'être une aimable femme, une irréprochable grand'mère. Parmi les familiers de sa maison, on parle encore souvent des mérites de son mari défunt. Une ombre de sourire glisse alors sur les lèvres de Madeline et de Meillan, qui échangent un regard, mais Blanche reste impassible. Lors de son premier retour à Paris, après la mort de Guy, M. de Fresnes pria madame de Dreux de lui accorder sa main. --Nous sommes trop vieux, dit-elle, j'ai des cheveux gris! Et mes enfants m'accuseraient de n'avoir pas assez de respect pour la mémoire de leur père. Restons amis, ce sera moins ridicule. Ils sont amis, mais se voient peu; ils craignent, tout vieux qu'ils sont, de trop souffrir s'ils se voyaient davantage. FIN. ________________________________________________________ PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. [Fin de _Madame de Dreux_ par Henry Gréville]